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Les universitaires ont peu accordé d’attention à l’imagination de ce que l’expression singulière des plantes pourrait être.

Houle 2012 : 187

Julie Laplante : Comment expliquer l’appel des plantes ?

Kañaa : Lorsqu’on circule dans la forêt à la recherche d’un remède pour un problème spécifique, une plante singulière se rend visible pour rappeler qu’elle peut faire quelque chose dans ce cas particulier. Il faut être attentif.

Cette conversation a lieu dans la forêt de Bassinglègè, au Cameroun, entre une anthropologue et un guérisseur, en l’occurrence les coauteurs de cet article, dans une tentative de comprendre la puissance d’agir des plantes auxquelles on fait appel dans les processus de guérison. En 2018, ayant répondu à l’invitation de Kañaa, guérisseur et fondateur de l’Association pour la recherche en anthropologie de médecine traditionnelle (ARAM[1]), Julie Laplante est venue à Yaoundé pour donner une conférence[2] et est arrivée en amont afin de se familiariser avec les pratiques de l’Association. Ces « savoirs thérapeutiques endogènes » (Kañaa 2018) sont mis au défi face aux pratiques biomédicales auxquelles adhère le ministère de la Santé camerounais, mais aussi au profit de projets d’extraction de bioressources qui fragilisent les forêts. Les pratiques biomédicales naissent au cours d’une présence coloniale allemande (1884-1922), britannique (1946-1954) et française (1914-1960) qui se termine, en théorie, avec l’indépendance du Cameroun en 1960, mais qui perdure dans ses formes de légitimation des savoirs[3]. De multiples formes de médecines africaines persistent néanmoins dans ce que l’on peut qualifier de « pluralisme médical » (Benoist 1996 ; Lado 2011). L’une des difficultés provient du fait que l’avant-projet de loi de 2007 portant sur la légalisation de la médecine traditionnelle, toujours en voie de finalisation à l’heure actuelle, adopte déjà une orientation autour de la posologie et de la conservation (fixité) des plantes, allant « dans le sens d’une individualisation de la médecine rejoignant ainsi la biomédecine » (Kouokam Magne 2011 : 181). Selon Ludovic Lado (2011 : 19), « la médecine traditionnelle au Cameroun n’est pourtant pas en seul positionnement de résistance, mais elle se repositionne et se reconfigure dans un contexte de plus en plus concurrentiel ». L’initiative de l’ARAM peut se comprendre comme l’une de ces reconfigurations contemporaines. À défaut de la reconnaissance de la souplesse nécessaire à la médecine traditionnelle de la part du ministère de la Santé en raison de ses critères trop restrictifs, l’ARAM reçoit néanmoins un appui du ministère des Forêts et de la Faune lui assurant l’accès à la forêt de Bassinglègè et à quatorze hectares de forêt déboisée à proximité pour la poursuite de son travail de guérison avec les plantes vivantes.

Ces thématiques sont au coeur des préoccupations de Laplante depuis plusieurs décennies, d’abord dans le cadre de l’Amazonie brésilienne (2004), ensuite aux deux extrémités de l’océan Indien (2015a, 2015b, 2017), notamment en ce qui a trait à la question de la légitimité des médecines dans les relations intimes qu’elles entretiennent avec le végétal. Au moment de l’invitation de Kañaa, la chercheure explore des approches sonores et phénoménologiques en anthropologie et, au fil des échanges avec le guérisseur, tant en présentiel que virtuellement, il est entendu de porter attention aux rythmes, vitesses et lenteurs, intensités, pauses et mouvements dans les relations de guérison avec les plantes. Ces relations sont centrales dans les pratiques de guérison de Kañaa et échappent habituellement aux préoccupations scientifiques, tant biopharmaceutiques que botaniques. Une approche anthropologique allant dans le sens de l’éducation de l’attention de Tim Ingold (2015) ou de l’art de remarquer d’Anna Tsing (2015) s’avère donc des plus pertinentes. Cela implique de comprendre à la fois la plante et l’humain « non pas comme êtres, mais comme devenirs — c’est-à-dire non pas comme des entités discrètes et préformées, mais comme des trajectoires de mouvement et de croissance[4] » (Ingold 2013 : 8). Il s’agit de se placer au milieu des choses et de rapporter les expressions et les actions sur un plan d’immanence au sens de l’espace lisse (topologique, de voisinage) de Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980 : 447), dans la durée[5]. En d’autres termes, il s’agit de s’intéresser aux rythmes non mesurables du végétal dans leur couplage avec le vent, et avec l’humain, mais pas seulement[6]. Cette approche que l’on peut qualifier d’« anthropologie phénoménologique » procure un terrain commun qui permet de porter attention au caractère éphémère et élusif de la sonorité, notamment par improvisation spontanée, habile et ajustée aux circonstances en continuelle émergence. Kañaa est à l’affût de l’appel des plantes de manière très similaire à la façon dont Laplante a répondu à l’appel de l’ARAM : dans l’un et l’autre cas, il y a captation de l’attention qui résonne et ce qui adviendra n’est pas déterminé, mais ouvre sur des possibles inattendus. Kañaa répond aussi à l’appel du devenir guérisseur en veillant à rendre une santé pérenne de manière générale, humaine et non humaine. Ce travail consiste à élargir, voire à improviser de manière à faire appel aux compétences de tous ceux qui sont en présence afin que tous les domaines des manières d’être et de savoir se dilatent, prennent de l’expansion, ajoutent des possibilités ontologiques et épistémologiques, proposent et mettent en oeuvre ce qui n’était pas là auparavant[7]. Nous mettons ici en exergue certains de ces échanges spontanés.

Les évènements que nous relatons engagent les coauteurs, mais aussi plusieurs autres humains et non humains impliqués dans les processus de guérison ; en l’occurrence, les plantes qui se sont rendues apparentes et les personnes qui se sont sentis interpellées par elles et par cette collaboration entrent aussi dans cette inscription d’évènements. Une dizaine de membres de l’ARAM, d’âge et de professions divers, plusieurs étant d’anciens patients ayant bénéficié des soins de Kañaa, font partie de l’équipe administrative fonctionnelle selon leurs expertises en qualité de bénévoles[8]. Ils participent aux évènements, tout comme les enfants de 17 et 19 ans de l’anthropologue. Des échanges lors d’un cours de recherche terrain sous l’égide du Bureau international de l’Université d’Ottawa en août 2020, impliquant une quinzaine d’étudiants de premier cycle et des cycles supérieurs ainsi que d’autres jeunes camerounais, figurent aussi dans les apprentissages rendus dans cet écrit collaboratif[9]. Les relations avec le végétal qui sont apparues lors de ces échanges, lesquelles entrent en résonance avec la littérature anthropologique et philosophique, retiennent notre attention. Nous les présentons en trois espaces-temps du travail de l’ARAM qui permettent d’approfondir la question des intensités fluctuantes des relations humains-plantes — en l’occurrence, le site opérationnel de l’ARAM dans le quartier Étoa, dans la périphérie nord de Yaoundé, au Cameroun, la forêt reboisée et enfin la forêt ancestrale.

Étoa : le quartier de l’ARAM[10]

C’est à la fin juillet 2018, au milieu de la nuit, autour du feu central, sur le site de l’Association à Étoa, avec une trentaine de personnes dont plusieurs membres de l’ARAM, que débutent les évènements ici racontés. C’est là le lieu où Kañaa habite et reçoit ses patients à toute heure du jour et de la nuit. Plusieurs édifices se trouvent sur le site, des membres de l’équipe administrative et des invités y séjournant tour à tour. Dans la maison principale, les chambres d’hôtes donnent sur un grand salon où de longs échanges à propos de questions de santé, de bien-être et de bien-vivre ont lieu sur une base quotidienne, réunissant patients, familles, membres de l’ARAM et guérisseurs. Ces conversations incluent parfois un dialogue avec des ancêtres qui entrent en scène ; à ces moments-là, Kañaa adopte un autre ton de voix, parfois une autre langue, dont le sens est expliqué par la suite. Les conversations vont du basaá au français à d’autres langues, selon ceux qui sont présents[11]. Une cuisine au plancher de terre battue rougeâtre et une salle de massage et de divination adjacente se trouvent dans une maisonnette située à une vingtaine de pieds devant la maison, autour et à l’intérieur de laquelle sont aussi administrés des traitements spontanés. Près de la maison se situe un petit entrepôt de plantes, écorces, semences fraîches ou séchées, toutes rangées et codées, avec, à l’arrière, un petit emplacement pour faire un feu qui est utilisé lorsque la cuisson est requise pour concocter des remèdes à partir des matérialités végétales. L’entrée du site se trouve au bas du terrain, près du puits, son feu central entouré de bancs sur trois côtés, protégé par un toit de paille, où les gens peuvent à la fois attendre ou être traités dans l’aire ouverte au milieu des autres personnes, des plantes, des animaux (souvent des coqs) présents lorsque Kañaa ressent que c’est le moment opportun pour procéder à des actes de guérison.

Fig. 1

Cuisine du lieu d’accueil de l’ARAM à Étoa, Cameroun

Cuisine du lieu d’accueil de l’ARAM à Étoa, Cameroun
Photo de Julie Laplante (août 2018)

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Des plantes semi-sauvages croissent sporadiquement sur le site. Des minéraux et autres objets temporairement « animés » (tels une bouteille de bière ou d’eau, un papier appartenant au patient ou d’autres objets activés par Kañaa lors des traitements et participant toujours à la guérison à distance, parfois pendant plusieurs semaines) reposent sur la propriété, encombrant souvent des endroits, mais il faut néanmoins éviter de les déplacer (s’ils sont déplacés par mégarde, quelqu’un se précipite pour les replacer). Le lieu vibre continuellement de ces puissances de vie éveillées ou en attente, des personnes arrivent à tout moment du jour, parfois de la nuit, avec de petits cadeaux — souvent des bananes fraîches, des noix, des champignons sauvages, du plantain, de l’eau embouteillée ou du vin de palme — en guise de remerciements ou de monnaie d’échange pour des soins. Le lieu évoque ce que Gregory Bateson (1972) appelle un plateau ou une région d’intensité qui vibre sur elle-même, dans le sens d’un état stable à l’intérieur duquel tout résonne de manière non compétitive (plantes, minéraux, éléments, sons, personnes…) ; rien n’est réifié, Kañaa circule pieds nus et alerte à travers plantes, éléments, ceux à guérir et ceux qui sont présents, prêt à agencer les uns et les autres de manière bénéfique, souvent de façon ludique et surprenante, inattendue. Cela peut constituer un toucher spontané là où une tension est ressentie chez quelqu’un à proximité, pouvant débloquer ou ajuster le passage de vitalités. Si Kañaa touche quelqu’un par mégarde, il fait un geste avec la main par-dessus la tête de la personne afin de laisser passer l’excès d’énergie pouvant autrement causer un mal de tête. Lors de massages, ce qui peut impliquer la consommation de mélanges de plantes en amont, il indique parfois à son assistante de s’éloigner alors qu’il complète son mouvement, dont le rythme accélère et s’accompagne d’expirations profondes et de cris stridents qui signalent la fin du passage des puissances ou du traitement. Les épisodes de guérison sont spontanés, intercalés et sporadiques, s’étirant dans le temps et dans l’espace par-delà l’intervention. C’est vers la vitalité issue du désordre que Kañaa se tourne, notamment en assouplissant la structuration corporelle, mais aussi en fuyant la convention, incluant celle de la religiosité dont il dit qu’elle encombre la puissance vitale[12]. Le végétal s’insère dans ces pratiques de manière tout aussi vivante et imprévisible.

Les lieux d’accueil sont parsemés de plantes, notamment l’« arbre de la paix » (Dracaena fragrans), tel qu’il se nomme communément en pays bamiléké (région de l’ouest du Cameroun), qui se trouve à l’entrée pour délimiter le site de guérison. D’autres s’épanouissent le long des édifices pour usage ad hoc. Il n’y a aucun jardin cultivé en tant que tel. En déambulant dans le quartier vers la rivière, il faut traverser des jardins semi-cultivés où se trouvent de longues perches munies d’un court bâtonnet posé à l’horizontale sur la partie supérieure et attaché avec une corde, que l’on nomme « fétiches » et qui rappellent aux passants que ce qui y pousse est protégé. Ces mêmes fétiches se retrouvent aussi dans la forêt replantée, mais plus dans la forêt ancestrale qui, au contraire, est celle qui procure la protection. Les plantes de tous ces lieux sont utilisées en abondance par l’ARAM, faisant en sorte que tout ce qui est consommé sur les lieux est constitué exclusivement d’aliments frais, plusieurs repas étant qualifiés de « médicinaux[13] ». Lors de l’une des séances du cours terrain à distance, en août 2020, des membres de l’ARAM ont confectionné le mets patrimonial ikok des populations basaá (bantoues). La préparation de ce mets à base de feuilles de Gnetum cuisinées dans l’huile de noix de palme a servi à exprimer l’importance de l’alimentation vivante, des rythmes de sa préparation ainsi que des bienfaits du repas. Il a entre autres été question de l’huile de palmiste faisant partie de cette préparation particulière en lien avec le coronavirus : cette huile, extraite du fruit du palmier selon certains rythmes spécifiques d’écrasement au pilon, permet de ralentir la multiplication virale lorsqu’ingérée, le temps d’aller puiser en forêt ce qui peut guérir. Ainsi, la nourriture est remède et inversement, et Kañaa insiste : il ne faut pas qu’elle goûte trop bon puisqu’elle risquerait à ce moment-là de devenir toxique ou d’être consommée en excès.

En sus de celles consommées fraîches tant pour l’alimentation que pour la concoction de remèdes, certaines plantes sont coupées, séchées et entreposées dans une maisonnette qui leur est dédiée, principalement diverses écorces, mais aussi du feuillage. Ces centaines de plantes sont classées et numérotées non pas sous leurs termes latins, mais selon un mode spécifique propre à leur usage par l’ARAM, évitant peut-être ainsi une appropriation par les instances biomédicales ou biopharmaceutiques susceptibles de paraître prédatrices dans ce contexte. Le cadre classificatoire de Carl Linnaeus qui date du 18e siècle et est toujours d’actualité a de toute manière rejeté la « puissance vitale et l’usage », considérés comme des aspects inutiles pour le botaniste (Hartigan 2017 : 46). Cette manière de privilégier le nom de la plante plutôt que son verbe (ou son action en contexte) a pour conséquence d’éloigner la classification linnéenne des médecines qui favorisent et connaissent les plantes selon leurs puissances, mouvements et croissance dans un contexte donné. Cette attention aux puissances végétales fait en sorte que, tel que Tatiana Chudakova le note en lien avec la médecine bouddhiste (sowa rigpa) en Sibérie, les plantes sont connues non pas en termes de « propriété d’une relation thérapeutique circonscrite, mais comme un processus complexe et incessant, dans une pratique qui est gérée à travers le travail attentif de multiples acteurs, humains et non humains » (2017 : 343), un processus de « pharmacopoïèse[14] » qui

repose sur le travail intense et tout-absorbant consistant à porter attention aux enchevêtrements inconstants : sur l’identification, la collecte, la manipulation, le dé-agencement, l’entreposage, le traitement et le ré-agencement de matières vivantes, sur la mémoire des endroits où les plantes aiment habiter, et auprès de quelles autres plantes.

Ibid. : 352

Il peut suffire de dire, comme le propose Stacey Ann Langwick en décrivant les pratiques avec les plantes par des guérisseurs en Tanzanie, que le travail « repose sur la cultivation de formes de puissances qui rendent les lieux, temps et corps à nouveau vivants (et de nouveau encore) » (2018 : 415). Cela évoque la région d’intensité qui vibre sur elle-même ou le plateau batesonien mentionné précédemment, mais il s’agit aussi de son maintien par un agir avec les plantes dans le sens pratique d’« être capable de faire » plutôt que dans le sens cognitif de « savoir quelque chose » (Kawamoto 2006, cité dans Ishii 2012 : 374). Cette nuance permet de considérer que le cosmologique se crée à travers ces pratiques, non par « croyance » (ou cumul de savoirs), mais par « l’actualisation de relations virtuelles, vitales entre les personnes et les choses, qui émerge seulement à travers leurs coactions contingentes[15] » (Ishii 2012 : 371-372). Cette méthode pouvant correspondre à celle qualifiée de « bricolage » par Claude Lévi-Strauss dans La pensée sauvage, « très proche de l’intuition sensible » (1962 : 19), rend paradoxale toute volonté de fixation des savoirs[16]. Selon cette méthode, certaines recettes souples sont stabilisées[17], et c’est en vertu des usages et des potentiels vitaux actuels que les plantes sont classées, toujours actualisées à travers l’action végétale contextuelle évacuée par la classification modulaire linnéenne. Cette puissance vitale investie qui se mobilise par coprésence ou coaction intime sur le site d’Étoa prend toute son ampleur dans les relations qu’entretiennent les plantes et les humains en milieux forestiers camerounais.

Forêt déboisée replantée

À environ cent kilomètres du site d’Étoa, en sortant de la route qui mène à Douala vers le nord, se situe une base nommée l’antenne Lamal-Pouguè, dans l’arrondissement de Ngog-Mapubi, qui appartient à l’ARAM. Là se trouve une maison d’accueil avec des salles pour entreposer les tubercules et autres récoltes botaniques, et deux membres de l’équipe administrative de l’ARAM y habitent en permanence. C’est là que notre groupe[18] se réunit pour discuter des lieux avant d’entrer dans la forêt déboisée qui se trouve à proximité de la forêt de Bassinglègè, où travaillent des guérisseuses et des guérisseurs depuis des décennies, et que l’on visitera quelques semaines plus tard. En entrant dans la forêt replantée, le spectacle des cacaotiers aux fruits orange-jaune-mauve-rose qui poussent sur les troncs des plants à toutes les hauteurs nous accueille. Kañaa détache l’un de ces fruits pour goûter, suçant les semences enrobées de chair blanche surette, et rencontre peu après l’un des membres de l’ARAM qui habite sur place en train d’apprêter les fruits du cacaotier au-dessus d’un feu lent, qu’il laissera fermenter par la suite. En route, différentes personnes notent l’arbre de l’ananas (Ananas comosus), l’arbre de karité (Vitellaria paradoxa) ; nous goûtons des fruits jaunes cueillis dans des arbres devant vivifier la libido, ramassons un fruit rouge vif camouflé sous les feuillages, sur le sol, et Kañaa fait remarquer « que lorsque mangé par un serpent le fruit sert à requinquer son venin ». C’est l’abondance, tant en matière de nourriture que de remèdes potentiels. Un membre de l’ARAM qui a sa propre pratique de guérison à Yaoundé en profite pour faire ses emplettes ; ses sacs s’alourdissent rapidement, jusqu’à contenir des termitières de fourmis vivantes, utiles pour guérir. Après une heure de marche au long de laquelle ceux qui reconnaissent les plantes au passage nomment, identifient et présentent divers fruits, arbres, minéraux et leurs usages, le rythme jusque-là linéaire de la marche se modifie.

Kañaa bifurque soudainement dans la brousse en direction d’un arbre singulier. À partir de ce moment-là, toutes mentions liées à la fixité de l’entité botanique se dissipent, l’attention revenant aux expressions, structures, vitesses et sensations tactiles du végétal[19]. Kañaa demande la machette rapidement, s’agenouille au pied du jeune arbre Djandian, y pose son front en tapant à l’arrière du tronc dans un moment de pause, et accote ensuite la lame du couteau horizontalement sur le tronc, la glisse doucement vers le bas pour en retirer de fines lamelles. Il pose les lamelles d’écorce dans une grande feuille de l’arbre Hicoño qui sert d’enveloppe qu’un autre membre de l’ARAM attache avec une fine liane trouvée sur place, puis on repart dans une autre direction, rebroussant un peu chemin et sillonnant, aux aguets, comme si nous étions à la chasse. Quelques minutes plus tard, Kañaa bifurque vers un autre endroit, plonge le bras dans la broussaille et saisit certaines feuilles de l’arbre Hicoma qu’il dépose dans la même feuille-enveloppe et erre vers un troisième lieu. Là il demande à Laplante ou à ses enfants de cueillir neuf feuilles d’un jeune arbre Djèe (cacaotier) qui pousse à travers une liane rouge-mauve, expliquant que celles-ci permettront de faire de la combinaison des plantes un mélange homogène : une plante attire l’attention et appelle la rencontre de l’autre plante, l’ordre de cueillette étant indispensable à l’agencement et à la cohésion du mélange. Le remède est préparé pour le fils de Laplante et il est préférable que ce soit lui ou quelqu’un de sa famille, ayant une constitution similaire, qui cueille les feuilles. Ces dernières font partie de la concoction visant à redresser son dos courbé — un traitement que Kañaa a déjà commencé avec des pratiques de massage à Étoa. Poussée par sa fille, Laplante s’approche de l’arbre désigné et cueille neuf feuilles qu’elle dépose dans la même feuille-enveloppe.

Plus tard, Kañaa explique que certaines feuilles d’un arbre n’ayant pas encore atteint sa maturité l’attirent par vibrations inaudibles ainsi que par le sens du toucher lorsqu’il s’en approche, des sensations liées à sa propre constitution ou à son agencement de vie particulier. Ainsi certaines feuilles ressortent ou sont plus visibles par leur nervosité ou leur agitation, souvent celles qui sont sur le point de tomber sur le sol, signalant ainsi qu’elles sont prêtes à se rendre disponibles pour d’autres tâches. De manière un peu surprenante aussi, Kañaa explique qu’il s’agit du Djèe, mais il donne ensuite un nom différent à chacune des feuilles cueillies. Les neuf feuilles devant homogénéiser le tout sont : Lum, Djadian, Ibogi dodogi, Lom évong, Teng, Totom, Ndodong, Bawai (ben) et Titimut. Ainsi l’arbre et ses feuilles singulières, dont les noms diffèrent selon l’ordre de leur cueillette et l’occurrence de leur action dans le mélange, offrent de multiples potentiels selon leur âge, les lieux et les sols où ils croissent, mais aussi selon leurs relations avec les personnes qu’ils attirent ou qui sont attirées par eux. Kañaa explique que d’autres plantes peuvent apparaître utiles tout au long du processus de guérison, leur utilisation n’étant pas prévue ; certaines des plantes utilisées aident d’abord à assouplir afin d’éliminer la courbature, d’autres servent à stabiliser la droiture une fois qu’elle est rétablie. L’écorce d’ananas vert apparaîtra dans le mélange de même que du beurre de karité et, plus tard, de la poudre recueillie à l’intérieur de l’écorce d’un arbre ancien, notable pour sa droiture et son écorce lisse. Ce sont ainsi les plantes qui lancent un appel et qui se rendent visibles ou sonores, attirant l’attention pour rappeler qu’elles peuvent aider dans le cas concerné.

Cette question d’enlacements liés à la puissance inhérente des plantes, visible, audible ou ressentie par la vibration, est aussi notée chez les guérisseurs Ju/ʹhoan en Namibie, qui sont attirés par « leur odeur (tsàʹá) ou essence qui circule à travers l’air, le vent et dans la respiration » (Gibson 2018 : 6). « L’arôme du vent enferme les participants dans un maillage de relations », tel que Chris Low le note auprès des Khoisan d’Afrique australe (2007 : 75). Les bossiedoktors (médecins de brousse, herboristes) rastafari qui apprennent auprès de ces derniers font également appel à ces sensibilités, mais il s’agit aussi là d’un savoir commun non limité aux guérisseurs dans plusieurs régions d’Afrique du Sud : une plante qui apparaît lors de la quête d’un remède est une plante qui manifeste sa présence ; par exemple, une dame de Matzikama explique que ce « bulbe [lui] disait/signalait : “Regarde, utilise-moi !” [hy’t my gesein, “Sien, gebruik my !”] » (Gibson 2018 : 7) ; un médecin de brousse « explique que l’esprit [gees] de la plante “nous tire en arrière” (pulls you back) [trek jou terug] (voir Nathen 2016) » (Gibson 2018 : 7). Il s’agit donc « d’être attentif » (Nathen 2018) à l’expression d’une plante singulière qui attire l’attention, parfois pour mener à une autre plante ou pour signaler directement sa puissance d’agir. À cet égard, les isangoma (guérisseurs) xhosa et les bossiedoktors rastafari au Cap, en Afrique du Sud, s’entendent de manière catégorique sur le fait qu’une plante cultivée, voire contrainte lorsque sous tutelle, a perdu sa vie et donc son efficacité (Laplante 2009a, 2009b, 2012, 2015a). La question des vitalités ou de flots d’énergie (Cohen 2015, cité dans Green 2020 : 97) est immanente au végétal, mais aussi à l’humain. Cette préoccupation au sujet de la santé en termes de vitalités qui augmentent et diminuent remet en question le fait de savoir « si la recherche biochimique doit nécessairement débuter avec la préoccupation première de recherche de molécules pour éliminer les pathogènes » (Green et al. 2015 : 9). La clé d’un traitement bénéfique repose plutôt sur l’habileté à trouver l’agencement ou la combinaison fortuite en matière de vitalités, ce qui se fait par tâtonnements et ajustements constants pour assurer de bonnes correspondances ; un processus qui consiste à la fois à faire appel aux plantes et à entendre leur appel. Notre groupe cherchera par la suite, sur ce même mode, des combinaisons de plantes pour trois autres cas à traiter, avant de retourner à l’accueil.

C’est en 2015 que l’ARAM reçoit l’approbation du ministère des Forêts et de la Faune afin de replanter quatorze hectares de ce terrain dépouillé de ses plantes médicinales originales. Le reboisement s’est amorcé avec la plantation de deux espèces d’arbres, soit le bubinga (Guibourtia tessmannii) et le wengé (Millettia laurentii), auxquelles s’ajouteront quatre autres espèces : le Lovoatrichilioides, le Baillonnella toxisperma, l’Alstonia boonei, le Picralinanitida guareacedrata. Kañaa note cependant que la plantation de plus de neuf autres espèces d’arbres serait nécessaire afin de faire face aux « processus de traitement du paludisme, des maladies cardio-vasculaires et de la maladie d’Alzheimer » (Kañaa 2018 : 67), évoquant ainsi la nécessité de la combinaison d’essences forestières ancestrales avec de nouvelles essences afin de favoriser l’émergence de dynamiques pertinentes. Les plantes médicinales sont replantées non seulement en fonction de leur présence avant le déboisement, mais aussi de leurs interrelations ainsi que des relations entre les plantes, les humains, les minéraux, les animaux ou encore les microorganismes. Il est entendu que la puissance d’agir des plantes saura recréer, avec le temps, les agencements nécessaires à leur efflorescence, outrepassant ainsi l’idée de la plante-espèce ou botanique.

De ces espèces replantées, le bubinga attire l’attention alors que de jeunes plants se retrouvent autour de la maison d’accueil de l’antenne et que la forme de leurs feuilles composées de deux lobes symétriques rappelle les poumons humains (l’un de ses usages est aussi le soin des poumons). Il retient aussi l’attention dans une note de bas de page dans le livre de Kañaa (2018 : 65, note 19) qui illustre l’intensification des relations humains-plantes selon l’ancienneté. Ce qui est raconté est une surprise vécue au moment où des braconniers ont abattu un bubinga vénéré pour ses vertus médicinales par des Pygmées qui cohabitaient avec lui dans la Réserve de faune du Dja, dans la forêt équatoriale, au Cameroun. Lorsque l’arbre est tombé au sol avec un bruit de tonnerre, il a entraîné arbres et arbustes dans sa chute, mais aussi désolation et tristesse. Ce qui est invisible pour les braconniers est le déséquilibre engendré, voire la perte non seulement de plantes, mais de leurs puissances médicinales. La forêt replantée par l’ARAM pallie le déboisement ayant fait perdre la complexité des enlacements végétaux, et s’inscrit aussi comme un lieu de négociation et de travail conjoint. Ce travail, qui peut se comprendre comme une manière de « conspirer » avec les plantes (Myers 2017 : 299), s’intensifie lorsque l’on passe dans la forêt ancestrale qui se présente plutôt comme un lieu de consultation et de révérence. En chemin vers l’entrée de la forêt de Bassinglègè, nous traversons un secteur de coupe forestière où des arbres centenaires, dont le tronc fait plusieurs mètres de diamètre, jonchent le sol. Le guide raconte au passage qu’il se souvient encore du moment de la chute de l’un de ces arbres vers le sol, décrivant l’intensité sonore ayant tout fait vibrer et sombrer dans le désarroi, sachant la richesse perdue, l’effritement d’une relation affective tissée avec la forêt dans la durée. La tristesse profonde exprimée correspond à l’intensité de la joie potentielle que procure la forêt ancestrale.

Fig. 2

Plants de bubinga près de l’accueil de l’antenne Lamal-Pouguè de l’ARAM, Cameroun

Plants de bubinga près de l’accueil de l’antenne Lamal-Pouguè de l’ARAM, Cameroun
Photo de Julie Laplante (août 2018)

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Forêt de Bassinglègè

En entrant dans la forêt ancestrale quelques semaines plus tard, il pleut, et la végétation est beaucoup plus imposante et majestueuse que celle récemment replantée. Des arbres à palabres et de toutes sortes forment une canopée épaisse à plusieurs centaines de mètres au-dessus de nous, les gouttes parvenant à s’y infiltrer tombant sur les feuilles et faisant retentir la densité de la forêt. Deux guides du village nous accompagnent afin que nous ne nous égarions pas étant donné l’immensité du territoire, mais aussi afin de s’assurer que nous y sommes bienvenus. Les guides marchent devant avec Kañaa, en établissant le rythme. Notre groupe s’arrête après quelques heures de marche dans le bassin d’un ruisseau enclavé dans les falaises de la montagne, un lieu prisé par un ancien guérisseur de renommée qui y traitait jadis des patients. Kañaa nous fait traverser le ruisseau à tour de rôle en nous demandant de prendre de l’eau dans notre main, de la boire et de la recracher derrière nous. Une fois tout le monde passé, Kañaa prend à son tour de l’eau, la crache derrière lui et lance un cri strident, manifestant l’achèvement du passage et donnant tous les airs d’une bénédiction ou révérence à la fois au guérisseur et à la forêt. Nous reprenons la marche, mais pour nous arrêter brusquement une dizaine de minutes plus tard avant de pénétrer un secteur plus profond de la forêt où se trouve une grotte surplombant une falaise. Les guides et Kañaa se tournent vers Laplante pour empêcher le passage et expliquent qu’il faut voir si la forêt nous donne la permission de poursuivre notre chemin ou si elle nous refuse l’accès. En faisant signe aux guides qui acquiescent, le guérisseur explique, en montrant la feuille d’un jeune arbre qu’il tient dans sa main : « Vous étiez invisibles, on a travaillé cela tout à l’heure, pour que nous soyons tous invisibles[20]. » Il appose ensuite la feuille sur le front de Laplante afin de voir de quel côté elle tombera. Kañaa explique qu’il s’agit de la feuille de certains arbres n’ayant pas atteint la maturité, peu importe lesquels. C’est la feuille et non l’arbre qui indique sa puissance d’agir, soit celle qui porte la plus grande adversité. Selon Kañaa :

Elle est facilement reconnaissable à travers sa spécificité qui part du tronc à la feuille elle-même. Elle indique avec force et nervosité à travers ses nervures qu’elle a fait un parcours suffisamment important, pouvant excéder en volume les autres feuilles alors qu’elle ne reçoit plus assez d’oxygène, mais rejette beaucoup de gaz pour faire vivre les autres feuilles et l’arbre tout entier. Elle sera bientôt tombée et sera inanimée, mais nécessaire pour l’humus du sol.

Ces feuilles exhibant donc en quelque sorte un excès par un manque ou une indication de leur détachement imminent de l’arbre appellent avec force ou se rendent visibles et prêtes à aider à discerner plus loin dans le temps et dans l’espace. Il faut s’assurer que ce que nous sommes venus faire dans la forêt ou plus généralement auprès de l’ARAM sera utile, portera des fruits ou, du moins, ne fera pas de tort. Pour dissiper les doutes alors que la première feuille tombe sur le côté dos, le guide aîné prend une seconde feuille à laquelle il dédit quelques paroles qui se complètent par « Julie Laplante ». Il souffle sur la feuille puis la pose sur le front de Laplante ; elle doit retomber sur le sol du côté face pour signifier son approbation, mais, dans ce cas, elle tombe du côté dos. Il faudra plusieurs feuilles, ce qui laisse entendre que, dans l’avenir, il y aura plusieurs résistances à surmonter ici, au Cameroun, ainsi qu’au Canada afin de poursuivre notre travail collaboratif. Sept feuilles plus tard, la feuille tombe du côté face sur l’un des pieds de Laplante, ce qui nous permet de traverser le lieu de passage et de poursuivre notre route dans la forêt[21]. Cette forme de « divination », au sens de la confirmation d’un chemin à poursuivre (ou non), à travers la feuille qui vibre en excès, montre la transversalité cosmologique du végétal qui s’étend jusque dans la vie humaine, et inversement.

Fig. 3

Forêt de Bassinglègè, Cameroun

Forêt de Bassinglègè, Cameroun
Photo de Julie Laplante (août 2018)

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Ainsi la feuille détachée de l’arbre peut augmenter la puissance visionnaire, alors que l’arbre ancestral ancré dans le milieu peut être vénéré pour ses puissances protectrices et guérissantes, bien que l’ambivalence végétale demeure dans les deux cas. L’oeuvre classique du prêtre-anthropologue Éric de Rosny (1981), qui a subi une initiation de nganga (guérisseur) à Douala sur une période de près de vingt ans, montre la présence notoire des arbres, de leurs écorces et feuilles dans les traditions des guérisseurs, notant que cela serait le cas depuis longtemps auprès de différents peuples africains habitant le Cameroun. L’arbre au coeur du village, demeure des ancêtres, figure dans la première phrase du livre. Il est présent dans l’ensemble des pratiques, offrant protection (ibid. : 57), et c’est auprès de lui que les ngangas obtiennent ou perdent leurs pouvoirs. Certains de ces arbres sont si puissants que « [p]ersonne ne s’en approche. On sait qu’il y a là des “choses”. Personne ne dit le nom de l’arbre » (ibid. : 130-131). C’est autour de l’arbre que se font certains traitements, parfois pour augmenter la puissance de la personne traitée, parfois aussi pour diminuer celle du guérisseur. Cela laisse poindre un travail dans lequel il faut s’engager agilement lorsque l’on s’empare de ces puissances d’agir des arbres ou qu’on les accepte. En août 2020, lors de la première séance en ligne avec l’ARAM dans le cadre du cours de recherche terrain, Kañaa se trouve au pied d’un arbre ancestral Djab dans la forêt de Bassinglègè avec un patient et plusieurs membres de l’Association. Le traitement alors offert par Kañaa au jeune Camerounais consiste à partager avec lui les puissances de l’arbre, expliquant la possibilité que l’arbre le désavoue ou ne le soigne pas, et même lui nuise, s’il ne s’affaire pas de son côté à rétablir ses relations familiales malsaines. Cette ambivalence affective de la puissance de l’arbre a retenu l’attention de plusieurs étudiants du cours, surtout une étudiante camerounaise ayant habité à Douala qui semblait le mieux saisir l’intensité d’un tel engagement qui perdure dans l’espace-temps. Elle s’inquiétait en particulier des implications de devenir liée à un arbre, n’en questionnant aucunement les puissances réelles ni la possibilité pour le guérisseur d’accomplir ce passage de potentialités de l’arbre à l’humain que Kañaa explique de la manière suivante : « Dans le cas d’un transfert énergétique entre une plante et un être humain, la spécificité réside dans la neutralité et la position de celui qui opère ce travail. Le praticien, qui joue un rôle essentiel dans ce transfert, est un élément qui parle avec la nature terrestre et celle humaine. »

Kañaa décrit aussi ce point « neutre » comme un devenir leste, souple, ouvert aux vitalités énergétiques qui peuvent passer à travers lui, mais aussi se passer aux autres. Ces phénomènes peuvent se comprendre dans le sens du « devenir » deleuzien et ici plus particulièrement dans le sens du devenir-plante (Houle 2012 ; Laplante 2016, 2017, 2020 ; Marder, ce numéro) ; l’humain fait bloc avec le végétal, ou inversement, de manière à ce que quelque chose de nouveau émerge dans l’entre-deux. « Le devenir-plante nous permet de penser des relations comme des alliances transitoires plutôt que des stratégies » (Houle 2012 : 194), une sorte de couplage dans l’acte qui laisse imprévisible la manière dont il fera corps[22]. L’idée spinoziste selon laquelle « on ne sait pas ce qu’un corps peut faire » donne ici tout son sens aux pratiques s’intéressant aux assemblages des corps humains et non humains[23]. La sorte de corps auquel réfère Spinoza en est un non anthropocentrique, composé de plusieurs corps individuels ; ce sont des corps qui se distinguent les uns des autres en fonction de leur potentiel de mouvements et de repos, de vitesses et de lenteurs (distinctions modales entre ses parties affectées de diverses manières) et non en fonction de leur substance, qui est indivisible (2002 : 16-17). C’est là ce que Deleuze et Guattari appellent, suivant Antonin Artaud (1934), le « corps sans organes » (CsO), ou le corps qui n’est pas défini par l’organisme : « il faut en garder assez pour qu’il se reforme à chaque aube » (Deleuze et Guattari 1980 : 199). Le CsO est donc un agencement qui se fait et se refait sans cesse en rapport avec d’autres agencements ; plus un corps est souple et ouvert à une infinité de corps, plus il a de possibilités d’entrer en résonance avec d’autres corps, et ce qui adviendra de la rencontre n’est pas encore anticipé. Devenir leste permet de plus amples correspondances potentielles avec d’autres agencements, domaine où Kañaa navigue habilement. La plante est en ce sens aussi exemplaire dans sa souplesse et sa versatilité alors qu’elle constitue l’un des agencements les plus lousses, desserrés et généreux, pouvant se départir de plusieurs de ses composantes tout en se maintenant en vie, voire proliférer de cette manière, notamment dans son couplage avec le vent, l’eau, le soleil, mais aussi avec l’animal et l’humain, mais pas seulement non plus.

Dans une quête de santé pérenne par ajustement de vitalités, l’attention se tourne vers ce qui est sur le point d’émerger, en l’occurrence des affects — ce que Natasha Myers applique notamment au travail de l’anthropologue, qu’elle décrit comme un devenir « transducteur dans un champ d’affects » (2019 : 97). Dans l’approche du devenir, l’affect est vu comme un champ modulatoire entier et vital de myriades de devenirs à travers l’humain et le non humain[24] : « L’affect n’est pas le passage d’un état vécu à un autre, mais le devenir non humain de l’homme » (Deleuze et Guattari 2005 : 173). C’est à partir de cette notion d’« affect » que Deleuze (2003) s’oppose notamment au pouvoir (celui que le prêtre, le psychanalyste, le juge ou encore le médecin peut posséder en raison de son statut), lequel encombre et divise, voire diminue la puissance d’agir de celui qui est pris en charge. Prendre en charge la vie d’un autre, comme cela se fait en milieu hospitalier, constitue une obstruction au désir et à l’effort de persévérer dans l’existence de celui qui est mis sous tutelle. La réduction en esclavage des plantes en monoculture offre un cas de figure dans le même sens qu’une réduction de leur puissance de vie reliée au fait que quelqu’un d’autre prend en charge leur vie. A contrario, Kañaa vise explicitement à augmenter la puissance d’agir, à la fois du végétal et de l’humain, mais aussi d’autres corps dont il s’agit d’éveiller l’essence plutôt que de l’entraver, lorsqu’opportun. La légèreté, la distraction, des performances ludiques ou des sons qui se démarquent travaillent en ce sens. Un « son » ou une onde sonore peut être compris comme un corps qui s’agence à d’autres corps : « Le resserrement et la dilation du corps peut se comprendre en termes d’affects tristes ou joyeux — un son qui resserre (détresse) négativement nous affecte et un son qui dilate (réjouit) positivement nous affecte, bien que le résultat demeure imprévisible » (Deleuze 1988, cité dans Simpson 2009 : 2568). C’est là que peut se comprendre la joie de la forêt de Bassinglègè, alors que ses essences actuelles ont une toute-puissance et qu’il est possible d’y puiser des vitalités.

Ainsi un corps végétal, humain, animal, minéral, énergétique ou sonore n’est pas bon ou mauvais en soi, mais devient « une cause de joie ou de tristesse […], c’est-à-dire, ce qui augmente ou diminue, favorise ou empêche notre puissance d’agir » (Spinoza 2002 : 158) selon les relations dans la rencontre. Le son du bubinga qui chute provoque des larmes et de la détresse chez certains et de l’incompréhension ou de l’indifférence chez d’autres. Ce détachement face à l’évènement provient de l’imagination d’un environnement extérieur à l’humain — un extérieur qu’il est alors possible d’exploiter pour ses bioressources ou encore de protéger ou de conserver, aussi de l’extérieur. Il en va autrement pour celui qui se sent faire partie de la forêt[25]. Vers la fin de notre marche dans la forêt de Bassinglègè, nous croisons un arbre de plus de soixante mètres de hauteur poussant très droit avec une écorce lisse, son intérieur s’effritant entre les mains pour donner ce qui paraît être une poudre sèche de couleur terre-rouge, mais qui s’avère une poudre fraîche et moite. On met la poudre dans une feuille-enveloppe de l’arbre Hicoño et Kañaa explique que c’est là le dernier ingrédient qui viendra fixer le remède visant à redresser le dos. Cet arbre attire l’attention par sa droiture et son écorce lisse qui offre une poudre fine ; une structuration infiniment souple, mais qui fixe la droiture et assure le maintien du passage permettant au flux de circuler et pouvant ainsi augmenter la vitalité de la personne de manière pérenne. Cet appel de l’arbre est apparu par son expression singulière dans l’entre-deux du cas particulier sous traitement, et ce, moins selon une identification nominale ou propriété fixe qu’à travers une coaction contingente spontanée.

Allègement

Une attention fine aux relations intimes potentielles, fructueuses et soutenables à la vie singulière des plantes est donc de la plus haute importance pour le guérisseur, mais aussi pour l’anthropologue. Elle invite à occuper l’espace lisse ou flux d’immanence propre aux puissances végétales, leurs vitesses et lenteurs. Ces aspects sont imperceptibles lorsqu’on les décompose a priori en entités botaniques ; à cette approche trop étroite, dissociée et distante échappent les potentiels immédiats, affectifs et cosmologiques subtils. L’intensité de la joie dans la forêt de Bassinglègè contraste avec celle, atténuée, de la forêt déboisée et récemment replantée, bien que cette dernière permette toujours d’entendre les plantes et d’y faire appel pour celui qui y est attentif. Les phénomènes du déboisement massif et de la plantation en monoculture appauvrissent la vie, la fragilisent et en diminuent les potentiels de prolifération. C’est ce noeud qu’il faut desserrer, voire dénouer complètement, car il est toxique et tue ; il va à l’encontre d’une médecine et d’une anthropologie qui puisent dans la vie végétale et par-delà, ce qui la renouvelle sans cesse. Le travail du guérisseur et de l’anthropologue ici relatés dans le cadre de leur rencontre a cherché à maintenir ce cap par son approche horizontale qui s’intéresse à ce qui est toujours sur le point d’advenir. Il s’agit de partager les semences de cette conversation qui se poursuit et persiste. Ce qui en ressort est la multiplicité des affects qui débordent celle de l’entité botanique, voire qui laissent fuir cette réduction à la fois dans les pratiques médicinales et dans la manière de s’entretenir avec la forêt. Le site de l’ARAM à Étoa peut se comprendre au sens d’un plateau ou d’une région d’intensité qui vibre sur elle-même de manière aérée, de sorte que ses dimensions spatiotemporelles se renouvellent sans cesse et s’étirent dans le temps et les espaces forestiers. La souplesse des pratiques fait en sorte qu’une anthropologue y soit bienvenue en vertu de ses prolongements potentiels dans le milieu universitaire et par-delà, insufflant du même coup des vitalités à l’imagination anthropologique. Il s’agit d’une tentative de faire sens de l’appel des plantes et de la joie qu’il procure incessamment dans les pratiques de guérison, veillant à la régénération de vitalités par le biais de laquelle nos vies se traversent et se mélangent.