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Ellen Hertz et Suzanne Chappaz-Wirthner, s’appuyant sur Mondher Kilani, soulignaient récemment que

[t]out comme un Stradivarius augmente en valeur en fonction de la renommée de ses propriétaires successifs, le concept de don augmente en pédigrée et en épaisseur conceptuelle en fonction des auteurs l’ayant, en quelque sorte, possédé le temps d’une réflexion, au point qu’il suffit aujourd’hui de prononcer le mot « don » dans une assemblée d’anthropologues pour produire l’effet de semi-sacralité que la chose donnée est censée produire dans la société où elle circule.

Hertz et Chappaz-Wirthner 2012

Cette semi-sacralité n’est pas seulement attachée au concept mais aussi à l’auteur qui continue d’être une référence incontournable sur le sujet depuis les années 1920 : Marcel Mauss (1923-1924). Toutefois, alors que l’exégèse de Mauss ne faiblit pas[1], le concept de « don » est l’objet d’un questionnement : pour certains, les principales catégories mobilisées dans les travaux depuis Mauss (don, contre-don, réciprocité, esprit du don, etc.) sont devenues des obstacles à contrecarrer plus que des outils heuristiques dans l’étude des échanges d’artefacts, de personnes et d’informations (Graeber 2001 ; Monnerie 2014). Mauss suscite aujourd’hui des positions intellectuelles et affectives opposées, de celle radicalement critique d’Alain Testart (2007), par exemple, qui faisait de l’Essai sur le don un « brouillon de pensée » à celle radicalement admirative de David Graeber (2001) qui affirme que Mauss a produit le corpus théorique le plus important de l’histoire de l’anthropologie.

Un des points de la critique de l’Essai sur le don porte sur l’opposition entre don et marchandise (Appadurai 1986 ; Testart 2007 ; Callon, cité dans Gregory 2015 : xix). Si tout le monde semble s’accorder sur le fait que l’opposition entre société de don et société marchande[2] ne tient plus à l’heure d’un capitalisme mondialisé, on ne peut dire pour autant que toutes les sociétés seraient désormais organisées selon des rapports économiques similaires. Il existe, à côté de la tradition euroaméricaine de l’économie de marché, quantité d’autres formes d’échanges, de circulations, qui restent à comprendre (Graeber 2001 ; Monnerie 2014) et qui peuvent coexister au sein d’une même société. Pour rendre compte de la diversité des logiques sociales qui organisent les échanges — et de la manière dont ceux-ci structurent les relations sociales —, une possibilité serait d’affiner les typologies utilisées pour les penser, comme le font Testart (2007) ou Christophe Darmangeat (2016) par exemple. Reconnaître la diversité des types d’échange implique en outre d’examiner le caractère « hybride » de certaines pratiques (Gregory 2015) et les formes d’articulation (« juxtapositions, doubles ajustements, interpénétrations, enclavements » [Chave-Dartoen 2014 : 115]) entre des « ordres transactionnels » (Toren, cité dans Chave-Dartoen 2014) ou des « régimes de valeurs » (Appadurai 1986) différents.

À partir de l’ethnographie de cérémonies d’échange tongiennes, je propose d’apporter quelques éléments à la réflexion sur les catégories mobilisées dans l’étude du « don », en particulier en examinant comment, parmi la multiplicité des types d’échange qui sont rapportés par l’ethnographie, les prestations tongiennes peuvent être caractérisées au mieux : les concepts de « don » et de « prestation totale » sont-ils opérants pour en rendre compte ? Le « système de prestations totales » rassemble trois caractéristiques : 1) le fait que ce sont des collectivités, et non des individus, qui « s’obligent mutuellement, échangent et contractent » (Mauss 1923-1924 : 9) ; 2) le fait que les biens échangés ne sont pas seulement des biens matériels et économiquement utiles, mais qu’ils « sont avant tout des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des foires dont le marché n’est qu’un des moments et où la circulation des richesses n’est qu’un des termes d’un contrat beaucoup plus général et beaucoup plus permanent » (ibid.) ; 3) le fait que les prestations revêtent l’apparence de la volonté, mais sont en réalité obligatoires.

Les exemples polynésiens utilisés par Mauss proviennent de Nouvelle-Zélande et de Samoa. Dans les archipels de Tonga, mais aussi à Wallis et Futuna (Chave-Dartoen 2012), voisins de Samoa, des systèmes de « prestations totales » similaires existent. Ceux-ci revêtent la forme d’événements d’envergure nationale, appelés kātoanga (katoaga à Wallis). L’un des points de départ de la réflexion présentée dans cet article est le constat que la musique et la danse sont très présentes dans les grandes cérémonies d’échange tongiennes. Bien que la présence de danse et de musique ait été l’un des éléments utilisés par Mauss pour définir les « systèmes de prestations totales », celui-ci en a fait « délibérément abstraction » (Mauss 1923-1924 : 102), nous dit-il, tout en en rappelant l’importance en conclusion de l’Essai sur le don. L’analyse de la présence des danses et autres aspects « festifs » du don n’a pas non plus été un axe majeur des prolongements et commentaires de l’oeuvre de Mauss, malgré quelques exceptions (Itçaina 2017).

En Océanie, l’imbrication étroite de la performance de danse/musique et de la circulation de biens matériels a été largement notée, dans des travaux qui ne font toutefois pas référence à Mauss. La circulation de biens peut par exemple se comprendre comme une compensation pour l’utilisation d’une composition/chorégraphie, en particulier là où l’équivalent des droits d’auteur existe (Malinowski 1922, cité dans Stern 2013 ; Derlon 1997 ; Smidt et Eoe 1999 ; Stern 2013). À l’inverse, les biens circulent parfois du groupe de danseurs/performeurs à l’assistance, comme dans les sociétés sulka (Papouasie–Nouvelle-Guinée) et yolngu (Australie) (Jeudy-Ballini 1999 ; Tamisari 2000). Plus généralement, dans des contextes cérémoniels, les danses « complètent » ou accompagnent les échanges publics de biens et de nourritures, comme chez les Sulka de Nouvelle-Bretagne (Issac et Craig 1999). Plus récemment, musique et danse sont impliquées dans de nouvelles transactions économiques, liées au développement d’une vision « marchande » de la culture, telle qu’elle est véhiculée dans le Pacifique, notamment, avec la stratégie culturelle Investing in Pacific Cultures 2010-2020 [Investir dans les cultures du Pacifique 2010-2020] (Council of Pacific Arts and Culture/Secretariat of the Pacific Community 2012). Ces politiques, motivées par l’idée selon laquelle musique et danse peuvent être considérées comme des marchandises ou du « capital culturel » pour fonder un développement économique durable, ne prennent pas en compte les transferts économiques qui existent déjà en lien avec ces pratiques.

Cet article a un double objectif : d’une part, approfondir l’étude de l’articulation entre esthétique et don et saisir la spécificité de formes d’échanges qui se distinguent par un caractère que l’on peut qualifier de « spectaculaire » ou « cérémoniel » (Monnerie 2014 : 142) à Tonga ; d’autre part, et en s’appuyant sur cette approche émique de la place des performances dites immatérielles dans les cérémonies d’échange, il s’agit d’éclairer les enjeux très contemporains liés à une marchandisation accrue de la culture, comme envisagé notamment par les organismes internationaux et régionaux. Je m’appuierai sur des observations effectuées lors de mes différents séjours d’enquête à Tonga entre 2008 et 2016, enquête fondée sur un croisement de méthodes, entretiens semi-directifs et observation participante, notamment en ce qui a trait aux danses, lors du couronnement du roi George Tupou V en 2008 et d’autres célébrations d’envergure nationale.

Relations hiérarchiques et échanges

Tonga est un archipel indépendant du Pacifique Sud et une monarchie constitutionnelle depuis le XIXe siècle. Le roi, qui, malgré un processus de démocratisation initié à la fin du XXe siècle (Bataille-Benguigui et Benguigui 1997 ; Campbell 2008 ; Powles 2014), a encore des pouvoirs importants, revendique une ascendance parmi les trois lignées de « chefs suprêmes » (tu‘i) précoloniaux. En Polynésie occidentale, les charges de pouvoir héréditaires continuent bien souvent d’être fondées sur la maîtrise de la production et de la circulation des biens, et par conséquent sur le contrôle de la terre (James 1997 ; Douaire-Marsaudon 1998 ; Pauwels 2015). L’obligation de donner aux « chefs[3] » découle de leur relation particulière au divin et à la terre, qui les rend responsables de la fertilité de cette dernière. Réciproquement, les personnes détenant des charges coutumières ou politiques sont dans l’obligation de donner, la redistribution étant la réciproque de l’autorité (Chave-Dartoen 2014), et le don permettant d’affirmer le prestige (Sahlins 1976 : 189-191).

Ces logiques sont toujours prégnantes et à Tonga les grandes cérémonies — appelées kātoanga —, qui incluent des dons ritualisés, contribuent à la reproduction des hiérarchies sociales. Souvent associées à des événements du cycle de la vie des nobles (nōpele) ou du roi lui-même (anniversaires, mariages, couronnement, etc.), ces kātoanga mettent en jeu deux principales catégories de dons : les ngoue ou tokonaki, les nourritures et produits de la terre, et les koloa, les « biens précieux » fabriqués par les femmes. Aux côtés des principaux koloa historiquement présents dans les échanges, à savoir les tissus d’écorce, nattes, paniers, l’huile de coco, des objets divers sont apparus plus récemment, qualifiés de « koloa si‘i » (« petits koloa »), constitués de paniers de fleurs, couvre-lits tricotés, mais aussi de gâteaux, par exemple (Veys 2009) ; ils sont, comme les autres koloa, fabriqués par les femmes. Une fois donnés, ces biens sont pour partie redistribués, en particulier la nourriture, par la voie hiérarchique. Ces échanges sont décrits dans l’ethnographie des dernières décennies concernant Tonga (Kaeppler 1978 ; Douaire-Marsaudon 1998 ; James 2002 ; van der Grijp 2004 ; Veys 2009 ; Addo 2013). Ces dons ne sont pas à sens unique : ils s’inscrivent dans un cycle de réciprocité dans lequel les dons présentés aux nōpele (notamment nourritures et koloa) sont contrebalancés par des choses immatérielles (la fertilité), mais aussi matérielles. Les transformations vécues par la société tongienne, et en particulier sa « dispersion » liée à un phénomène massif d’émigration (Besnier 2011), modifient mais ne remettent pas complètement en cause ces échanges, lesquels s’étendent à de nouveaux contextes (Addo 2013 : 51).

Outre les dons, ces grandes célébrations sont généralement accompagnées de banquets et de performances de musique et de danse (faiva hiva et faiva haka). Celles-ci marquent tous les événements sociaux d’importance, en particulier lorsque ces derniers concernent la famille royale (Kaeppler 1993). Parmi les styles de danse et de musique, certains sont désignés comme étant « fakatonga » ou « fakafonua », littéralement « à la manière tongienne », « à la manière du pays », bien qu’ils doivent en réalité beaucoup à des influences multiples. On compte environ dix genres de faiva fakatonga. L’une de leurs caractéristiques communes est que la musique est souvent étroitement liée à la gestuelle : dans certaines danses de groupe, l’ensemble des danseurs entonne en choeur les paroles que les haka (mouvements du bras et de la main) illustrent. Leur composition/chorégraphie ainsi que leur préparation pour ces événements importants nécessitent le travail d’experts appelés punake. Au cours de ces cérémonies kātoanga, le lien entre échanges économiques et performance est présent sous diverses formes.

Performances esthétiques et échanges économiques à Tonga

L’expression de l’appréciation esthétique

Tout d’abord, les performances esthétiques à Tonga[4] sont contrebalancées par le don d’objets ou d’argent. Comme ailleurs dans l’aire polynésienne, loin de reposer sur l’opposition entre groupe de performeurs et assistance, les pratiques musicales et chorégraphiques sont prises dans un système de réciprocité qui implique une réaction de l’auditoire (Moyle 2002 : 109). À Tonga, celle-ci revêt des formes diverses : des encouragements sous forme de remarques criées haut et fort (en particulier des « mālie ! », ce qui signifie « beau, superbe, bravo ! ») ou, lorsque le public est séduit, l’excitation peut entraîner certains à se lever pour esquisser des gestes à côté des danseurs. Ces manifestations se déroulent dans le cadre de relations sociales déterminées, les personnes qui se lèvent étant souvent les parentes des danseurs.

La performance, immatérielle, peut aussi être contrebalancée par un bien matériel (Moyle 2002 : 110), une pratique appelée fakapale à Tonga (Condevaux 2010), ce qui fait écho à des logiques présentes dans d’autres archipels polynésiens (Moyle 2002 ; Chave-Dartoen 2006, 2012, 2014 ; Alexeyeff 2009). À Tonga, la chose donnée peut aussi bien être un objet (collier de fleurs, tissu textile, tissu d’écorce, etc.) que des billets de banque (parfois présentés eux-mêmes sous forme de collier). Le plus souvent, les individus donnent à un groupe avec lequel ils entretiennent un lien spécifique et lorsqu’ils sont nommés ou honorés, par le biais d’une dédicace par exemple (Condevaux 2010) ou l’évocation de leur nom dans le chant lui-même (Chave-Dartoen 2006). Les dons sont compétitifs : ce qui est donné est annoncé par le maître des cérémonies et il s’agit de donner plus que les autres. La performance a pour effet de transformer l’assistance en « machine à donner » (Addo 2013 : 184) permettant de rassembler plusieurs milliers, voire des centaines de milliers de dollars en certaines occasions (Moyle 2002 ; Chave-Dartoen 2012 ; Addo 2013), notamment dans le cadre de collectes de fonds.

Le fakapale n’est pas réservé aux kātoanga d’envergure nationale, mais il revêt dans ces contextes des formes particulièrement ostentatoires. Lors du couronnement du roi George Tupou V, par exemple, des liasses de billets de grosses coupures furent jetées par poignées entières dans les airs à la fin de l’une des danses de groupe, certaines s’envolant sans pouvoir être récupérées. Dans ces contextes, le fait de donner peut revêtir une part de spontanéité, mais aussi être anticipé, prévu, voire attendu. Même dans ce dernier cas, l’acte d’exécuter une danse ou d’interpréter une chanson joue en quelque sorte le rôle de « facteur déclencheur » pour que les biens soient mis en circulation. Lors du déjeuner officiel qui suivit le couronnement du roi George Tupou VI en 2015, par exemple, la soeur du roi, la princesse Pilolevu Tuita, se vit remettre, avant de repartir, certains présents : un ngatu — tissu d’écorce — enroulé dans une natte et un imposant gâteau. Bien que le don semblait anticipé, les objets ne lui furent remis qu’après qu’elle ait esquissé un pas de danse.

La performance esthétique du don

Une autre modalité de l’articulation entre performance et circulation des biens se présente lorsque le groupe de donateurs accompagne le don d’une performance, situation inverse au fakapale. Cette association se fait souvent en deux temps : présentation du don d’abord, performance de faiva ensuite, selon un ordre que l’on retrouve dans les distributions katoaga à Wallis (Chave-Dartoen 2012 : 110). Cela s’observe dans des contextes cérémoniels divers. En amont de la préparation du couronnement du roi George Tupou V, par exemple, et plus récemment en amont de celui du roi George Tupou VI, différents groupes présentèrent des dons au palais dans les mois qui ont précédé le couronnement ; cette pratique est parfois appelée hala — ce qui signifie littéralement « route » —, le terme désignant ici le fait d’amener, depuis différents points de l’archipel (et de l’île principale en particulier), de la nourriture et des biens de valeur en vue des cérémonies du couronnement. Les groupes de donateurs sont des collectifs, qu’il s’agisse des membres d’un district ou village — ils sont alors menés par le noble (nōpele) responsable de ce tofi‘a (domaine foncier) — ou encore d’une même paroisse, d’une école, voire d’une administration (personnes travaillant dans un même ministère, par exemple). La présentation des dons de l’Église wesleyenne avant le couronnement du roi George Tupou V, constitués de cochons vivants, d’ignames, de racines de kava et de nattes, fut accompagnée de plusieurs performances de musique et de danse, soit des chants religieux, ainsi qu’un mā‘ulu‘ulu, une danse de groupe dite « fakatonga » (« à la manière tongienne »), exécuté par l’école féminine wesleyenne Queen Sālote College. Dans ce cas, les performances eurent lieu après la présentation cérémonielle des dons.

C’est parfois la présentation du don en elle-même, sur l’espace cérémoniel (malae), qui est accompagnée d’une gestuelle dansée mais non chorégraphiée, au sens où elle ne relève pas d’une séquence de gestes à l’enchaînement préalablement défini. Par exemple, lors de l’anniversaire du Tupou High School en 2013[5], qui est l’une des principales écoles secondaires tongiennes, un groupe de plusieurs dizaines de jeunes écolières apporta un très long tissu textile, porté en forme de U pour qu’il soit vu dans toute sa longueur ; deux représentants plus âgés du groupe de donateurs avançaient en précédant les porteuses, effectuant au son de la musique des gestes du bras et de la main improvisés mais s’inscrivant dans les catégories des mouvements (haka) utilisés dans les danses fakatonga, ainsi que des mouvements ornementaux de tête appelés teki ou fakateki.

D’après les récits des Européens séjournant à Tonga aux XVIIIe et XIXe siècles, cette association entre présentation du don et performance est ancienne. Le 17 juin 1777, près de Mu‘a, par exemple (sur l’île de Tongatapu), le capitaine James Cook rapporte que « Marriwaggy » (Maealiuaki, porteur des titres de Tu‘i Ha‘atakalaua et Tu‘i Konokupolu) avait prévu un divertissement pour accompagner les dons de nourritures qu’il voulait faire aux capitaines James Cook et Charles Clerke (Cook 1967 : 131). Les danses et les chants rassemblèrent plusieurs centaines d’hommes et de jeunes de rang important (« of the first rank in the island »), alors que de chaque côté de l’espace de performance étaient rassemblés en piles des dons d’igname et de poisson (ibid. : 131[6]). Puis les danses se poursuivirent durant la soirée. Un enchaînement similaire est décrit lors de fêtes qui eurent lieu le 21 juin (ibid. : 135-136). Au XIXe siècle, les récits des missionnaires montrent la persistance de ces manières de donner. Le père Monfat — père missionnaire de la congrégation de la Société de Marie — fait par exemple la description suivante d’une fête organisée en décembre 1881 à l’occasion du sacerdoce du père Chevron : « Sur des traîneaux où s’attellent des vingtaines ou des trentaines d’hommes, qui chantent à pleins poumons et qui dansent en marchant, s’avancent d’énormes racines de kava, des morceaux d’ignames, de taro, de bananes, etc… » (Monfat 1893 : 438.)

Parfois, ce sont les danseurs eux-mêmes qui se défont des biens donnés. Il est fréquent que le danseur au rang le plus élevé dans les danses de groupe (appelé vāhenga) ou le danseur solo (qui est aussi, dans ces circonstances, bien souvent un danseur de haut rang) remette à la fin de la danse son kahoa (collier de fleurs) à la personne pour laquelle il danse (l’invité d’honneur ou invité de plus haut rang, fakaafe fakalangilangi). Ceci fait écho à des logiques de désenveloppement décrites ailleurs, en particulier dans les îles de l’actuelle Polynésie française à la fin du XVIIIe siècle (Tcherkézoff 2016). D’après les descriptions des Européens, les jeunes femmes, portant des mètres de tissu, s’en défaisaient à l’issue d’une ou plusieurs danses, invitant parfois le donataire à s’y enrouler à son tour (id. 2004 : 320 ; 2013 : 58 ; 2016 : 334-336). Ces pratiques sont à comprendre dans la logique rituelle du « recouvrement » associé à l’« efficacité » des tissus cérémoniels, qui ont le pouvoir de donner la vie et, dans ces situations, de changer le statut de l’étranger (id. 2016). À Tahiti, le fait de présenter le don de tissu par une personne qui s’en « dévêt » en le déroulant est dépeint par Douglas Oliver comme la manière « la plus cérémonielle » de faire les dons aux visiteurs (ibid. : 332). Si le don de kahoa à Tonga ne recèle sans doute pas la même symbolique que le don de nattes fines à Samoa, par exemple, il n’en reste pas moins que ce parallèle pourrait être approfondi. En effet, le kahoa n’est pas un simple accessoire ornemental : il revêt une dimension symbolique forte, liée notamment aux fleurs utilisées (dont les plus prestigieuses, comme le heilala, sont étroitement associées aux chefs).

À Tonga, ces actes qui pourraient s’apparenter à une forme de désenveloppement/enveloppement sont plutôt l’exception, et jamais on ne verra un danseur se défaire des ngatu ou des ta‘ovala (tissus d’écorce et nattes portées en vêtement autour de la taille), qu’il peut revêtir lors des danses, à l’issue de celles-ci. L’association entre performance chorégraphique et présentation du don y est expliquée par le fait que les danses sont une manière d’exprimer le respect et d’honorer celui à qui on donne. Dans le cadre des préparations du couronnement auxquelles j’ai pu participer, c’était aussi l’occasion d’une répétition, durant laquelle le roi ou ses proches vont exprimer leur satisfaction (ou leurs critiques) vis-à-vis de la performance en cours de préparation, et émettre des recommandations quant à l’ordonnancement des danseurs, par exemple.

Les échanges cérémoniels comme systèmes de prestations totales

La performance comme bien inaliénable

Annette Weiner (1992), remettant en question l’idée selon laquelle il y aurait une autonomie naturelle, mystique, dans le travail de réciprocité, souligne au contraire que certains objets, dont la valeur excède celle de tous les autres objets, sont soustraits au don ou à la marchandisation et permettent à la société de traverser le temps. Ces possessions sont intimement liées au pouvoir : elles viennent authentifier le caractère sacré ou divin du monarque occidental ou du chef polynésien lors du couronnement ou au moment de prendre un titre (ibid. : 37) parce qu’elles représentent l’histoire du groupe, une origine mythique (ibid. : 51). Ces « biens inaliénables » évoqués par Weiner sont très souvent matériels : des os ou des objets en néphrite, mais aussi des vêtements ou tissus, dont le lien particulier avec la corporalité peut expliquer le statut de substituts des personnes. Weiner évoque toutefois elle-même l’idée que les musiques et danses puissent être des biens inaliénables. Cette catégorie a déjà été mobilisée par Monika Stern (2013), par exemple, pour désigner certaines compositions musicales à Vanuatu.

Cette hypothèse peut être appliquée pour interpréter les situations décrites précédemment. La composition et la chorégraphie ne sont pas des « présents » offerts lors de la cérémonie, elles ne sont pas échangées contre les biens qui circulent (contrairement à ce qui est observé dans d’autres régions d’Océanie, tel qu’évoqué en introduction) : au contraire, les chorégraphies et compositions demeurent pendant que le reste circule. Chaque village, ou chaque district, a ses propres compositions et chorégraphies qu’il exécute habituellement dans le cadre des cérémonies de prise de titre, d’anniversaire, etc. Celles-ci sont conservées par les experts (punake) qui, avant l’émergence des enregistrements vidéo, étaient chargés d’assurer la continuité de la pratique. Leur rôle peut être compris comme celui de « gardiens[7] » et non de « propriétaires » des compositions et des chorégraphies déjà créées. Ils peuvent en outre en composer de nouvelles, en particulier pour de grands événements liés à la famille royale et aux nobles : ces compositions viennent alors raconter l’histoire des personnalités qu’il s’agit d’honorer. Elles permettent ensuite, dans le cadre de la cérémonie, de donner à voir l’identité du groupe de donateurs : on montre — par le nombre de danseurs et de danseuses rassemblés — sa puissance. Il faut en effet être le plus nombreux possible — le prestige en dépend —, et des rivalités fortes existent entre les différents groupes afin de savoir qui était le plus important numériquement. Le bien « inaliénable » dans ce cas serait la combinaison entre la performance et le groupe de danseurs et musiciens en lui-même. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le terme koloa peut désigner des personnes, comme dans la phrase « ko e koloa ‘o e fonua ni, ko hono kakai [la richesse de ce pays, c’est son peuple] ».

De plus, la performance, au cours de ces grandes cérémonies, est une manière d’afficher, d’affirmer le pouvoir, et cela contribue à la reproduction des relations hiérarchiques. Les lakalaka et mā‘ulu‘ulu, deux faiva de groupe très pratiqués lors des grandes cérémonies, débutent par un fakatapu — strophe d’ouverture — qui permet de rendre hommage aux personnes de haut rang présentes dans l’assistance. Le reste des paroles laisse place au récit des exploits et événements marquants de la lignée des chefs et nobles ou de la vie particulière de la personne pour laquelle la danse est exécutée (Kaeppler 1993 : 96). Le fait de participer à une performance lors de ces grandes célébrations est une manière de constituer ce collectif qui prête allégeance au roi ou au noble. Le nombre de participants est donc le reflet du nombre de « suiveurs » sur lequel le roi (tu‘i), un noble (nōpele) ou un leader (taki) peut compter[8]. Des témoignages historiques laissent d’ailleurs entrevoir l’importance de l’utilisation de la danse comme arme dans les conflits pour le pouvoir au XIXe siècle (Condevaux 2018 : 138-139[9]).

Enfin, la connexion au divin est présente. La capacité de la performance à susciter l’émotion est en effet associée à des talents ou des inspirations qui sont souvent considérés comme relevant du domaine du surnaturel. Certains punake présentent leur talent comme un don divin, alors que d’autres soulignent que leur inspiration est directement issue de la prière ou transmise par un ascendant lors de son décès. La réussite d’une performance est en outre associée à un état de « grâce » qui n’est pas indépendant du sacré, ou du mana[10], comme nous le verrons ci-dessous.

Ces performances correspondent donc à la catégorie des biens inaliénables (Weiner 1992 : 43). Toutefois, bien que les compositions et chorégraphies ne soient pas cédées au cours de ces grandes cérémonies, elles ne sont pas pour autant la « propriété » du groupe de donneurs. D’abord, parce que cette idée s’applique peu aux faiva (Condevaux 2020, à paraître). De plus, certaines des compositions utilisées par les villageois pour les mā‘ulu‘ulu ou lakalaka (deux faiva de groupe) présentés lors de ces grandes occasions leur ont été « données » — ou confiées — par la reine Sālote Tupou III, qui est reconnue comme la plus grande compositrice que Tonga ait connue. Lorsqu’ils font un lakalaka pour le descendant de Tupou III, les groupes ne revendiquent pas la pleine propriété de la danse au détriment de celui-ci, mais ils rappellent au contraire les liens qui les unissent à cette lignée de rois, ce qui nous amène à l’idée de « totalité ».

Les cérémonies d’échange tongiennes comme « systèmes de prestations totales »

Les dons cérémoniels sont l’occasion de donner à voir les relations sur lesquelles l’ordre social repose, notamment entre hommes et femmes, et les relations hiérarchiques entre chefs et gens du commun. À Tonga, les dons matériels présentés (nourritures, koloa) sont assez fortement sexués[11] (Douaire-Marsaudon 1997) : les koloa sont fabriqués par les femmes (nattes, tissus d’écorce, lolo), les nourritures et le kava sont le plus souvent le fruit du travail des hommes. En même temps, les cérémonies demandent la contribution de tous, hommes et femmes, mais aussi chefs et gens du commun, et montrent le résultat qui est attendu de leur coopération. Comme le dit Sophie Chave-Dartoen à propos des katoaga wallisiens, « les villageois donnent à voir, avec la prospérité générale qu’assure le chef à sa communauté, l’unité qu’ils forment autour de lui et l’autorité qui lui est ainsi reconnue » (2012 : 111).

Les performances de groupe contribuent à renforcer cette complémentarité en réaffirmant les liens de parenté ou d’obligation entre tous. Il ne s’agit pas, en effet, de divertissements offerts par des gens du commun (kakai) pour un noble ou un roi. Les vāhenga (danseurs et danseuses de plus haut rang), ainsi que d’autres danseurs occupant des positions spécifiques au premier rang, sont de famille noble, et dans les circonstances importantes ce sont souvent de proches parents du roi, du nōpele ou ‘eiki pour qui l’on danse. Derrière, avec ces danseurs éminents, se mobilisent des personnes de rangs très divers, dont la contribution est nécessaire pour assurer la beauté du rendu. La performance rappelle donc certes qui est « supérieur » (‘eiki) et « inférieur » (tu‘a) en attribuant aux chefs et parents de chefs des positions de prestige, mais montre aussi qu’il faut le concours de tous pour une performance réussie : la mise en valeur des nōpele ou hou‘eiki aux premiers rangs n’est possible que s’ils sont soutenus par une masse de performeurs constituée de gens du commun. Cela rejoint ce que dit Adnenne L. Kaeppler (1997 : 269) dans son analyse structurale de l’esthétique tongienne : selon une métaphore musicale, les roturiers, dans les lakalaka comme dans l’ensemble de la société, « seraient similaires au bourdonnement et définissent l’espace dans lequel les chefs jouent leur rôle majeur », alors que ceux qui occupent l’une des places les plus importantes au premier rang sont l’ornementation finale (ibid.). Les cérémonies d’échange ne font donc pas que reproduire les relations hiérarchiques et les oppositions sur lesquelles la société est construite. Elles donnent à voir, par le biais du médium esthétique, le travail collectif/collaboratif qui est derrière la fabrique des biens donnés, et font ressentir l’« harmonie » qui résulte de celui-ci. Ce ressenti lié à une performance « réussie » est décrit en tongien par l’expression « haka he langi kuo tau », qui a été utilisée comme titre pour un documentaire de Gary B. Smith, avec la traduction « We Dance in the Ecstasy of Singing » (2000). L’expression tongienne véhicule l’idée que la danse et le chant ont atteint leur but, ont porté leurs fruits, ont « touché juste ». Elle est utilisée pour désigner l’état émotionnel que peut entraîner une performance de musique et de danse particulièrement réussie et qui résulte d’une émulation réciproque entre danseurs et assistance. Comme me le disait une interlocutrice, il ne peut être atteint que si les danseurs effectuent ce devoir (fatogia) avec des sentiments positifs, créant un cercle vertueux d’émulation ou d’excitation avec le public, en particulier les hou‘eiki pour lesquels ils dansent. De la même manière que la qualité des récoltes peut être la preuve du mana du noble ou du chef ou que les biens précieux déployés peuvent être considérés comme des objets efficaces qui manifestent la présence du sacré (Tcherkézoff 2013 : 45), la qualité de la performance est une preuve de la qualité des sentiments qu’inspirent les nobles ou les chefs à l’ensemble de la communauté et de la présence d’une inspiration divine ou surnaturelle. Autrement dit, danse et musique sont véhicules de mana au sens mis en évidence par Roger Keesing (1984), c’est-à-dire non pas d’une chose (le pouvoir, le prestige), mais d’une « condition », d’un état d’efficacité, qui peut être inféré rétrospectivement en fonction du résultat (ici, la qualité esthétique).

Cela nous conduit à prendre en compte ce que Niko Besnier (1995 : 99) a appelé l’« économie de l’affect », désignant ainsi le fait que certaines émotions (qui sont à comprendre comme socialement construites) sont intimement liées au système de réciprocité et de don (ibid. ; Addo 2013) ; les émotions (notamment de ‘ofa — « amour, sympathie profonde » [ibid. : 124, 128] —, faka‘ofa — « sympathie, empathie, voire pitié » —, faka‘apa‘apa — « respect » — ou encore la honte, maa) peuvent être converties en actions économiques, qui à leur tour génèrent d’autres émotions. Cette importance de l’émotion est également perceptible dans les attitudes adoptées par les donateurs : ceux-ci tendent à être exubérants et démonstratifs (poussant des cris en allant déposer des billets dans les vêtements ou sur la peau des danseurs, par exemple) ou, au contraire, à faire une démonstration d’humilité entière, par l’attitude corporelle (regard et haut du corps baissés, larmes) et les mots prononcés, qui visent à diminuer la grandeur du don, même si celui-ci est considérable. En raison de ces émotions, le fait de donner est vécu comme une absolue nécessité ; le geste de don est parfois expliqué comme étant indépendant du contrôle de la personne, notamment dans le cas où il prend des proportions démesurées (par exemple les liasses de billets jetées en l’air à la fin du couronnement de 2008, tel que souligné précédemment). Les performeurs-donneurs sont donc surdéterminés par le groupe de sorte que « même le corps ne peut y échapper (ibid.) » (Tcherkézoff 2016 : 33) et s’éprouvent comme membres d’un collectif qui, le temps de la performance, est plus qu’une somme d’hommes et de femmes. Le fait qu’ils se tiennent debout/droit sur le malae, l’espace cérémoniel où il faut habituellement être assis/courbé en présence des chefs, est d’ailleurs l’un des signes de cet état particulier. Les danseurs interviennent donc à ces occasions comme « être totaux », « dont les “corps et les réactions de ces corps” engendrent et expriment les “sentiments, idées, volitions” du groupe (Essai : 276) » (Tcherkézoff 2016 : 33). Cet état est caractéristique des prestations totales décrites dans l’Essai sur le don.

L’expression « système de prestations totales » est donc particulièrement pertinente pour décrire ces grandes cérémonies[12], non seulement parce qu’on a affaire à la réunion de divers éléments (rituels, économiques, esthétiques, etc.), mais d’autant plus que se joue, dans ces moments, ce qui fait « société ». Les faiva (performances de musique et de danse) sont le moyen d’exprimer, de témoigner et de renforcer les sentiments qui sont sous-jacents à l’action de donner, et qui sont aussi perçus comme ce qui « tient » la société. Ces échanges cérémoniels entrent donc dans une catégorie spécifique de dons que l’on peut dire « sacrés », dans un sens défini par Mauss et sur lequel Serge Tcherkézoff est revenu récemment, qui n’est pas celui de croyance au surnaturel, mais d’« ensemble des symboles de la collectivité et [d’]ensemble des actes qui affirment l’existence et la pérennité de cette collectivité. » (Ibid. : 18.) Le médium esthétique — parce qu’à même de susciter un état d’excitation ou de joie intense — apparaît comme le plus adéquat pour montrer la cohésion sociale et la cohésion avec le divin, dont les produits de la terre (biens précieux et nourritures) sont aussi l’expression. La « totalité » s’observe donc à différents niveaux : celui de la conjonction de domaines divers de la vie sociale et de la complémentarité de personnes de rangs et genres différents, par le fait que c’est l’ensemble de la société qui est concernée par l’événement, et enfin par le fait que la personne éprouve dans ce contexte le sentiment d’être membre du collectif.

Conclusion

Les prestations cérémonielles tongiennes décrites précédemment, dont l’une des caractéristiques est leur connexion étroite avec les pratiques chorégraphiques et musicales, apparaissent à l’issue de cet examen comme étant d’une nature spécifique. L’argument utilisé ici pour dire que l’on a affaire à des « prestations totales » ne renvoie pas à l’opposition schématique entre don — personnalisé — et échange marchand — dépersonnalisé —, mais surtout au fait que, au cours de ces cérémonies, les personnes éprouvent leur sentiment d’appartenance au collectif, et que la société s’y donne à voir comme totalité. La dimension spectaculaire de l’événement et, surtout, son association avec des émotions diverses suscitées ou exprimées par le médium esthétique jouent un rôle central dans cette élaboration. Les danses et la musique fusionnent en un tout l’ensemble des éléments qui la composent, et les personnes interviennent non pas en tant qu’individus, mais en tant qu’« êtres totaux » (Tcherkézoff 2016 : 33). Par l’émotion esthétique qu’elles suscitent, qui peut permettre d’atteindre cet état décrit comme « haka e langi kuo tau », les performances manifestent et concrétisent la présence du mana du chef pour lequel on danse, de la même manière que les objets, les nattes et le tapa qui sont donnés/exposés (id. 2013). De plus, les performances, en tant que « biens inaliénables » transmis à travers les générations, affirment la pérennité de la collectivité, aux côtés de biens mis en circulation.

En montrant le résultat immédiatement et visuellement positif de l’accomplissement des devoirs (fatogia) de chacun, que ce soit par l’intermédiaire des danses de groupe chorégraphiées, des gestuelles improvisées qui accompagnent le don ou encore du fakapale, les cérémonies montrent que la circulation est nécessaire pour le bon fonctionnement de la société et que cette pratique entretient des émotions considérées comme le ciment du social. Les « chefs » ou « nobles » jouent dans ce contexte un rôle central en tant que principaux destinataires de la danse et pivots de la circulation des biens, les deux allant de pair. La performance, avec l’accumulation, « rend sensible l’autorité que la communauté reconnaît à son chef, mais aussi le potentiel d’action qu’ensemble ils peuvent actualiser pour l’occasion. » (Chave-Dartoen 2012 : 111.) Le terme prestation totale de Mauss est heuristique et à même de rendre compte de cette situation et pour la différencier d’autres formes de prestations, qui existent dans la société tongienne comme ailleurs.

En effet, si les émotions ne sont bien sûr pas absentes des pratiques marchandes d’achat dans de nombreuses sociétés, de même que le décorum esthétique qui peut leur servir de cadre, par exemple dans le cas de ventes aux enchères, ce qui est en jeu dans les échanges cérémoniels tongiens concerne la société dans son ensemble : les émotions suscitées sont corrélées à des émotions considérées comme positives pour le bon fonctionnement de celle-ci comme totalité. Devant la complexité de cette imbrication entre transactions économiques et performances esthétiques, on peut s’interroger sur la possibilité de transformer aujourd’hui ces pratiques en un « patrimoine[13] » qui serait aussi une « ressource économique ». Cette économisation de la culture, portée notamment par des organisations internationales (notamment l’UNESCO et l’OMPI[14]), soulève des questions dans la mesure où la circulation de biens et d’argent évoquée précédemment est différente de l’achat de marchandises puisqu’elle est liée à des émotions et des sentiments socialement construits et situés, et s’inscrit dans le cadre d’obligations qui lient les individus sur un temps long. Même si on critique aujourd’hui l’opposition stéréotypée entre don et marchandise parce que les types d’échange se mêlent, que les biens passent d’un circuit à un autre, la « marchandisation » de la culture soulève de nombreuses questions, notamment celle de savoir ce qui se joue lorsque la performance n’est plus faite par devoir (fatogia) mais pour de l’argent ou un engagement contractuel.