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L’ouvrage de Janette Davies — chercheure associée à l’Institut d’anthropologie sociale et culturelle [Institute for Social and Cultural Anthropology] à l’Université d’Oxford, anthropologue et infirmière — se situe au coeur de l’héritage anthropologique, celui de l’ethnographie classique. L’auteure nous transporte dans une autre dimension, cachée et isolée du monde extérieur, celle de la grande vieillesse, des personnes âgées fragilisées, vulnérables et malades. Et, aussi, dans la réalité de celles qui en prennent soin ou, du moins le comprend-on, travaillent auprès d’elles. Cette ethnographie du grand âge se déroule dans un centre d’hébergement (nursing home) au Royaume-Uni, il y a quelques années, le positionnement éthique de Davies l’ayant poussée à attendre que tous les résidents rencontrés soient décédés avant de publier son ouvrage.

L’idée de cette ethnographie est née alors que la chercheure travaillait elle-même dans une institution de soins comme infirmière et que des vagues de dénonciation du traitement réservé à la vieillesse faisaient rage dans les médias locaux. Elle souhaitait étudier l’expérience et la qualité de vie des résidents et travailleurs en centre d’hébergement, examiner la construction sociale de la vieillesse, observer le traitement des personnes âgées fragilisées et documenter la marginalisation des personnes du grand âge et des soignants au sein de cet établissement.

Le contenu de l’ouvrage est basé sur les observations faites par l’auteure, les récits de vie collectés, ses notes de cas détaillées et les discussions informelles ayant eu cours lors de son immersion d’une année. Son approche est éminemment interactionniste. Davies documente de façon détaillée et quotidienne les dynamiques relationnelles entre les différents acteurs, les tensions, les conflits, les alliances et les résistances. L’auteure situe ces interactions dans l’« institution totale » de Erving Goffman (1991 [1961]), décrivant finement la force de la structure sur les individus qui y vivent et y travaillent.

Les histoires de vie décrites au début de l’ouvrage amènent le lecteur à situer les situations de crise qui ont conduit les résidents, souvent déments, à l’institutionnalisation : le désir de protection de leurs proches, de leur communauté, et le souci de leur offrir un environnement sécuritaire. Ce déracinement et cette dépossession de leur vie sont d’autant plus marquants qu’ils s’inscrivent dans un processus de deuils multiples : deuil de leur maison, du fait de vivre en famille, de leurs capacités, de leurs activités, de leur liberté et de leur autonomie. Cette « institution totale » prive non seulement les résidents de leurs biens, mais aussi des détails de leur quotidien. À ce propos, l’auteure donne de nombreux exemples éloquents de la désindividualisation dont ils sont victimes et décrit l’infantilisation qu’ils subissent.

Ces conditions de vie des personnes du grand âge sont régulées par une routine de travail stricte et rigide performée, en majorité, par des préposées aux bénéficiaires (care assistants) dont les conditions de travail ne sont guère plus satisfaisantes. Ce monde particulièrement féminin et blanc suggère la domination au travail, illustrée par de nombreuses contraintes auxquelles les travailleuses sont soumises. Cette domination prend racine dans le stress au travail, la gestion du dégoût et des corps en désuétude, le manque flagrant de personnel, d’équipement, de formation et de reconnaissance. Ces travailleuses sont considérées comme étant facilement remplaçables alors que l’auteure soutient que c’est justement par leur connaissance des histoires de vie et des préférences des résidents qu’elles arrivent à faire une différence dans leur vie. L’adage « ailleurs comme chez soi [home from home] » tant promu par le centre d’hébergement est rendu impossible par les conditions structurelles.

C’est à travers cinq chapitres équitablement répartis que l’auteure aborde ces différentes réalités. Cet ouvrage pourrait être qualifié d’hymne à l’importance de l’humain dans son entièreté, son individualité et ses besoins, tant en ce qui concerne les résidents que les travailleuses. C’est dans la prise en compte des détails du quotidien que la vie devient plus agréable à vivre, tout comme le travail.

Le lecteur peut parfois deviner l’indignation de l’auteure face à certaines situations en tant que personne, mais aussi en tant qu’infirmière. Son éthos professionnel teinte certaines de ses observations, descriptions et analyses. Son souci du détail rend quelquefois la lecture longue et ardue, même si la nécessité de traduire le plus finement possible les scènes dont elle est témoin est compréhensible.

Cet ouvrage s’adresse à un public averti qui s’intéresse aux conditions de vie des personnes du grand âge et aux conditions de travail des soignants en centre d’hébergement. Les concepts utilisés sont facilement traduits, permettant ainsi au lecteur profane d’en profiter pleinement malgré la difficile réalité transcrite.