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Le 27 décembre 2019, un musulman du nom de Mohammed Anaz, de l’État du Kerala, au sud de l’Inde, a publié sur Twitter une vidéo où l’on voyait une foule chanter la chahada, la profession de foi musulmane, lors d’une manifestation. « Dites-le sur les barricades : la ilaha illallah/Dites-le pendant la charge des policiers (lathi charge) : la ilaha illallah/Dites-le dans les gaz lacrymogènes : la ilaha illallah » scandaient les manifestants dans cette vidéo. Sur les dernières images apparaissait le texte : #rejectrnc, #rejectcaa[1].

Ce tweet et ces slogans faisaient partie d’un mouvement contestataire acéphale aux quatre coins de l’Inde contre deux dispositifs législatifs discriminants envers les musulmans. Pour la première fois depuis l’indépendance de l’Inde en 1947, un groupe diversifié de musulmans indiens sont descendus en grand nombre dans les rues pour manifester. Durant la période postcoloniale, un grand nombre d’oulémas (érudits islamiques) ont manifesté pour défendre la loi musulmane relative aux personnes, la loi qui régit le mariage, le divorce, l’héritage et la succession chez les musulmans, en s’opposant à sa réforme ou à son absorption dans un code civil uniforme. Bien que les musulmans subissent une pauvreté tenace, qu’ils soient exclus des emplois de la fonction publique et de l’enseignement et qu’ils soient surreprésentés dans la population carcérale, durant les soixante-dix ans qui se sont écoulés depuis l’Indépendance, on n’avait jamais vu un tel mélange de musulmans, religieux et laïcs, manifester pour leurs droits[2].

Les manifestations se déroulaient en réaction à deux mesures législatives : la modification à la Loi sur la citoyenneté (MLC)[3] et le Registre national des citoyens (RNC)[4]. La MLC, votée en décembre 2019, permettait aux réfugiés non musulmans d’obtenir rapidement la citoyenneté indienne, ce qui constituait ainsi une discrimination envers les musulmans[5]. La MLC était la dernière mesure législative restreignant l’accès à la citoyenneté indienne[6], et elle coïncidait avec une tentative du gouvernement de créer un « Registre national des citoyens » exigeant que tous les habitants fournissent un document attestant de leur citoyenneté dans l’État d’Assam, au nord-ouest. Les résultats de l’enregistrement pour l’exercice 2019 ont montré que deux millions de personnes (6 % de la population de l’État d’Assam) avaient été déclarées des résidents illégaux[7]. Parallèlement aux exigences de preuve de citoyenneté, le gouvernement indien s’affaira à construire des centres de détention en Assam pour y incarcérer les gens nouvellement apatrides[8]. Contrairement à toute attente, la plupart de ceux qui furent déclarés apatrides étaient des non-musulmans. La MLC, promulguée en décembre 2019, leur procurait cependant une échappatoire, car ils pouvaient grâce à elle demander le statut de réfugié et devenir candidats à la citoyenneté. Les musulmans ne disposent pas d’un tel recours. Par conséquent, les contestataires allèguent que ces manoeuvres servent le projet du gouvernement hindou, de droite nationaliste (parti BJP), consistant à purger les musulmans de l’Inde ou à les priver de leurs droits.

Remarquables pour les formes de solidarité dont elles ont fait preuve — entre les musulmans laïcs et les oulémas, entre les activistes dalit (intouchables) et les musulmans, entre les aînés et les étudiants — et pour le fait qu’elles étaient surtout dirigées par des femmes, les manifestations ont également ravivé des questions au sujet de l’appartenance religieuse et de la citoyenneté. Au coeur des manifestations elles-mêmes a surgi le paradoxe insoluble de la citoyenneté laïque, comme en un écho des débats qui agitaient le mouvement nationaliste anticolonial du début du 20e siècle, mais qui avaient par la suite disparu de la scène du débat politique. La question était : quel type de religiosité peut être acceptable au sein de l’État laïc ? Plus spécifiquement, au nom de quoi un Indien musulman peut-il revendiquer la citoyenneté ?

Dans cet article, j’examine les deux éléments de discours controversés qu’on a le plus entendus lors des manifestations pour avancer que, sous la surface de la protestation solidaire contre la MLC et le RNC, les contestataires ont deux conceptions distinctes, peut-être incompatibles, de la citoyenneté. Le premier type d’acte discursif était la poésie ourdoue que l’on entendait dans les manifestations et aux alentours. Bien que tant des poètes bien établis que des novices en la matière aient versifié spécifiquement pour les manifestations et en réaction à celles-ci, je me pencherai ici plus particulièrement sur un poème contestataire, « Hum Dekhenge » (« Nous verrons »), composé par le poète pakistanais Faiz Ahmed Faiz en 1979. Le second acte discursif est en quelque sorte rendu par le tweet d’Anaz : la profession de foi musulmane en tant que discours contestataire. En plus de la chahada, certains manifestants scandaient : « Allahou Akbar » (Dieu est grand). Tant la poésie ourdoue que les discours des fidèles étaient codés comme musulmans ; cependant, bien que la première ait été immédiatement incorporée par la plupart des manifestants, mais décriée par certains oulémas et autres personnes dénigrant les manifestations, les seconds furent largement controversés parmi les manifestants eux-mêmes.

J’avance que la raison de cette différence dans la réception de ces deux actes discursifs réside dans le type de citoyenneté que propose implicitement chacun d’eux. La première, la citoyenneté solidaire, est une revendication politique d’égalité qui peut accommoder la religion publique à titre de revendication (secondaire) d’identité. Dans la controverse qui entoure le poème « Hum Dekhenge », il est possible de constater le paradoxe de la citoyenneté minoritaire : les musulmans doivent demander l’inclusion et l’égalité en soulignant leur différence par rapport à la communauté majoritaire. Pour la seconde, la citoyenneté fédérée, la religiosité est constitutive des citoyens (du moins, de certains d’entre eux) et exige une forme de citoyenneté qui ne contraint pas à la mettre entre parenthèses. La controverse parmi les manifestants qui scandaient la chahada éclaire les formes de religiosité qui peuvent être incluses dans une vision laïque de gauche de la citoyenneté. Les tensions entre ces conceptions de la citoyenneté sont issues des impasses de la laïcité en Inde et au-delà, et elles les soulignent.

On comprend souvent la laïcité comme étant principalement composée de deux choses : la séparation de « l’Église » et de « l’État » (désétablissement), et la neutralité de l’État envers les différentes religions (liberté religieuse). Cependant, à l’instar d’autres chercheurs travaillant sur la laïcité, je ne la comprends pas comme étant le retrait de l’État de la religion, mais comme la pratique toujours en cours de réglementation de la religion et de son positionnement exact vis-à-vis des politiques de l’État moderne (voir, par exemple, Asad 2003). Saba Mahmood a formulé cela ainsi : « la laïcité politique est le pouvoir souverain de l’État moderne de réorganiser certaines caractéristiques importantes de la vie religieuse, stipulant ce qu’est ou devrait être la religion, lui assignant le contenu qui lui convient, et diffusant des subjectivités concomitantes, des cadres éthiques et des pratiques quotidiennes » (2016 : 3). Bien qu’Asad, Mahmood et d’autres aient eu tendance à soutenir que la laïcité est avant tout un projet de l’État, j’avance ici qu’elle définit tout autant les termes de l’opposition aux politiques étatiques. La laïcité est incontournable puisqu’elle constitue le cadre dominant de l’approche de la différence religieuse dans le contexte de l’État libéral. Tel est le cas, en particulier, lorsque les commentateurs critiques soutiennent que l’État a trahi son caractère ostensiblement laïc. Dans de tels cas, ils plaident pour une pleine concrétisation de la laïcité. Pour cette raison, il est particulièrement utile de reprendre la suggestion d’Hussain Agrama voulant que la laïcité soit « un pouvoir qui interroge », une exigence continuelle de définir comment et en quoi les formes de la religion devraient se rapporter à la vie publique et politique (2012). Les gens qui manifestaient contre la MLC étaient tout aussi fortement impliqués dans ce mode d’interrogation que l’État laïc qu’ils critiquaient. Pour cette raison, les débats au sujet des actes discursifs religieux pouvant être politiquement acceptables nous procurent un aperçu des contradictions de la laïcité elle-même. Ainsi que l’a éloquemment formulé Mayanthi Fernando, ces contradictions sont inhérentes aux exigences simultanées de la laïcité de « séparer le religieux de la vie politique d’un côté, et de réglementer la religion de l’autre, de rendre la religiosité privée d’un côté, et de la surveiller de l’autre » (2015 : 130). En attirant l’attention sur les contradictions de la laïcité, les débats dont je parle ici reformulent la question de Marx : quelles pourraient être la base de « la critique finale de la question [musulmane][9] et sa véritable résolution en la “question générale de l’époque” » (Marx 1843 : s. p.).

Cet article se base avant tout sur des sources textuelles allant de la poésie aux journaux, en passant par les médias sociaux. Je n’ai pas participé aux manifestations, mais j’ai participé à d’importantes conversations à leur sujet, en particulier au sujet du discours contestataire dont je parle ici. Ces conversations se sont déroulées avec des personnes de situations sociales très différentes : des journalistes de Delhi, des membres du clergé (oulémas) du Bihar, des universitaires de l’Inde et d’autres pays. Certaines de ces personnes, mais pas toutes, avaient participé aux manifestations. L’objectif de cet article, par conséquent, n’est pas de rapporter ce qui s’est passé durant les manifestations, mais d’envisager les conséquences du discours contestataire et sa réception. Ainsi que l’avait avancé Akhil Gupta, il y a longtemps, on devrait considérer que les artefacts écrits tels que les journaux, et à présent les médias sociaux, font partie des archives de l’anthropologue, de pair avec l’observation participante et les entrevues. J’entretiens l’espoir que l’analyse qui suit contribuera à notre analyse collective de cet important mouvement politique, qui a été, par malheur, abruptement interrompu par le confinement lié à la COVID-19 en mars 2020.

Faiz Ahmed Faiz et le paradoxe de la citoyenneté minoritaire

La MLC et le RNC n’étaient pas les premiers cas de législation antimusulmane en Inde durant le mandat de Narendra Modi comme premier ministre. Depuis que le parti nationaliste hindou de Modi est arrivé au pouvoir, des musulmans ont été lynchés en toute impunité, au prétexte qu’ils avaient tué des vaches[10]. Le gouvernement a amendé la Constitution pour en finir avec le statut spécial semi-autonome de l’État du Cachemire[11]. Non seulement la forme du divorce musulman connu sous le nom de « triple talāq » a-t-elle été interdite (geste fortement approuvé par les féministes musulmanes, entre autres), mais elle a également été criminalisée[12]. Et la diminution générale des droits des musulmans a continué rapidement[13]. Mais la MLC et le RNC ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ; leur promulgation a galvanisé les musulmans et, ainsi que l’ont remarqué certains, les a fait sortir dans les rues pour exiger des droits pour la première fois depuis l’Indépendance — non pour la loi musulmane relative aux personnes (personal law), mais pour l’égalité politique. Cette législation a également mené à des alliances entre les étudiants musulmans et non musulmans, les musulmans jeunes et vieux, les musulmans religieux et laïcs, les activistes dalits et les partisans des classes moyennes et supérieures.

Les premières manifestations contre la MLC et le RNC se sont déroulées dans deux universités traditionnellement musulmanes, Jamia Millia Islamia (JMI) à Delhi, et l’Université musulmane Aligarh (AMU) dans l’Uttar Pradesh, le 15 décembre 2019. Dans les deux villes, la police a répondu aux manifestants par la force, matraquant et gazant les manifestants pacifiques[14]. Durant la même soirée, plusieurs femmes du quartier de Shaheen Bagh, voisin de l’université Jamia Millia Islamia, ont organisé une grève d’occupation (sit-in) qui allait bloquer un carrefour important au cours des trois mois suivants (Moustafa 2020). Les manifestations se sont rapidement répandues dans tout le pays. Le 17 décembre 2019, les étudiants de l’Institut indien de technologie, Kanpur, ont organisé une manifestation contre la MLC et le RNC en solidarité avec leurs homologues de JMI et de l’AMU. Durant cette manifestation, un étudiant a récité le poème ourdou « Wa yabqa wajh-o-rabbik », célèbre pour son refrain « Hum Dekhenge » (« Nous verrons »), de Faiz Ahmed Faiz.

Le fait que cet étudiant ait récité « Hum Dekhenge » a provoqué une controverse qui a marqué les manifestations anti-MLC. À la suite de cette manifestation, Vashi Manth Sharma, professeur à l’IIT de Kanpur, a allégué que ce poème était anti-hindou et que le fait de le réciter lors d’une manifestation en Inde représentait un « méfait délibéré ». L’Institut a créé un comité pour enquêter à ce sujet. Ce comité s’est concentré sur les versets onze à treize du poème : « Quand de la demeure de Dieu (Kaaba) toutes les idoles seront enlevées/Alors nous les fidèles, qui avons été bannis des lieux sacrés/Serons élevés au siège royal ». Sharma et d’autres ont allégué que l’image des idoles détruites qui, en contexte indien, sont le sceau de l’hindouisme, était menaçante pour les hindous et heurtait leurs sentiments religieux[15]. Un professeur de l’IIT de Kanpur a affirmé que l’imagerie de ce poème était anti-hindoue et que, par conséquent, le fait de réciter ce poème constituait une incitation à la violence (collective) interreligieuse. En réaction, les médias sociaux, les journaux et les conversations ont été inondés d’arguments allant dans le sens inverse. Lorsque je suis arrivée en Inde en janvier 2020, les manifestants récitaient régulièrement « Hum Dekhenge » durant les grèves d’occupation, mes amis le fredonnaient en vaquant à leurs tâches quotidiennes et Internet débordait d’interprétations et de traductions de l’ourdou littéraire en hindi et en anglais à l’intention de ceux qui ne connaissaient pas la poésie ourdoue. Tout un chacun, semblait-il, était devenu un expert de la poésie ourdoue. Un consensus s’est rapidement formé parmi les manifestants, les paroliers[16], les journalistes indépendants, les animateurs de radio[17] et d’anciens juges de la Cour suprême[18], à savoir que l’objection du professeur à « Hum Dekhenge » démontrait à la fois une faible compréhension du caractère allusif de la poésie et une réaction inconsidérée à une imagerie issue d’une tradition religieuse minoritaire. Il semble que non seulement un grand nombre de personnes aient conclu que la plainte de Kanpur était sans fondement, mais qu’elle avait suscité un engouement pour le genre de la poésie ourdoue, et pour son histoire politique en particulier[19]. Une autre réaction à ce poème n’a presque pas attiré l’attention : une conception articulée par certains oulémas voulant que ce poème ne soit pas anti-hindou, mais plutôt anti-islam. Dans cette section, après avoir présenté le poème « Hum Dekhenge » lui-même, j’analyse ces trois points de vue sur le poème pour interroger ce que chacun d’entre eux évoque au sujet de la place de la religion dans un État laïc. J’avance que la controverse illustre un paradoxe de la citoyenneté minoritaire tel qu’on peut le voir depuis les situations suivantes : majoritaire, laïque de gauche et minoritaire.

Le poète qui a composé « Hum Dekhenge », Faiz Ahmed Faiz (1911-1984), était né en Inde à l’époque coloniale, au Penjab, et du fait de la région où il vivait, il est devenu citoyen du Pakistan lorsque cet État a été créé en 1948. Le spécialiste de la littérature Aamir Mufti pense que Faiz est « largement (quoique certainement pas universellement) considéré comme le plus important poète ourdou de la période postcoloniale » (2007 : 210). Il est célèbre au Pakistan et dans le nord de l’Inde ; la cartographie de la diffusion de sa poésie « paraît effacer les frontières nationales qui sont l’héritage territorial de la Partition » (Mufti 2007 : 210). La poésie de Faiz est applaudie pour sa beauté formelle, et les critiques relèvent qu’il utilise la langue comme « un médium délicatement orné qui rétablit la relation de l’ourdou avec les langues sémitiques et iraniennes » (Narang 1991 : 111). De nombreux spécialistes sont d’avis que Faiz a employé le langage de la poésie lyrique traditionnelle pour écrire des versets révolutionnaires (Pritchett 1994 ; Narang 1991), contrairement à Iqbal, qui recourait au langage poétique pour en appeler à un islam renouvelé et au nouvel État musulman du Pakistan.

          « Hum Dekhenge »

          Texte en ourdou

 

ہم دیکھیں گے

لازم ہے کہ ہم بھی دیکھیں گے

وہ دن کہ جس کا وعدہ ہے

جو لوح ازل میں لکھا ہے

جب ظلم و ستم کے کوہ گراں

روئی کی طرح اڑ جائیں گے

ہم محکوموں کے پاؤں تلے

جب دھرتی دھڑ دھڑ دھڑکے گی

اور اہل حکم کے سر اوپر

جب بجلی کڑ کڑ کڑکے گی

جب ارض خدا کے کعبے سے

سب بت اٹھوائے جائیں گے

ہم اہل صفا مردود حرم

مسند پہ بٹھائے جائیں گے

سب تاج اچھالے جائیں گے

سب تخت گرائے جائیں گے

بس نام رہے گا اللہ کا

جو غائب بھی ہے حاضر بھی

جو منظر بھی ہے ناظر بھی

اٹھے گا انا الحق کا نعرہ

جو میں بھی ہوں اور تم بھی ہو

اور راج کرے گی خلق خدا

جو میں بھی ہوں اور تم بھی ہو

 

فیض احمد فیض

                                       

                                                           « Hum Dekhenge »

Traduction phonétique

Traduction en français

  • 1. Hum Dekhenge

    Laazim hai ki hum bhi dekhenge

    Woh din jiskaa ke waada hai,

    Jo lau-e-azl mein likha hai

  •  

  • 5. Jab zulm-o-sitam ke koh-e-garaan

    Rooi ki tarah udd jaayenge,

  •  

  • 7. Hum mehkoomon ke paaon tale

    jab dharti dhad dhad dhadkegi,

  •  

  • 9. Aur ahl-e-hukam ke sar oopar

    Jab bijli kad kad kadkegi,

  •  

  • 11. Jab arz-e-khudaa ke kaabe se

    Sab but uthwaaey jaayenge,

  •  

  • 13. Hum ahl-e-safaa mardood-e-haram

    Masnad pe bithaaey jaayenge.

  •  

  • 15. Sab taaj uchaaley jaayenge.

    Sab takht giraaey jayyenge.

  •  

  • 17. Bas naam rahega Allah kaa,

    Jo ghaayab bhi hai, haazir bhi,

    Jo manzar bhi hai, naazir bhi.

  •  

  • 20. Utthegaa ‘An-al-haq’ kaa naara

    Jo main bhi hoon, aur tum bhi ho,

  •  

  • 22. Aur raaj karegi Khalq-e-Khuda

    Jo mai bhi hoon, aur tum bhi ho.

  • 1. Nous verrons

    C’est certain nous verrons le jour

    Qui nous a été promis

    Sur les tablettes de l’éternité

  •  

  • 5. Lorsque les sombres apogées du tourment et de la tyrannie

    seront soufflés au loin comme des duvets de coton

  •  

  • 7. Lorsque le coeur battant, battant de la terre

    pulsera sous nos pieds brisés

  •  

  • 9. Lorsque les éclairs crépitants, fracassants,

    frapperont la tête de nos bourreaux

  •  

  • 11. Lorsque de la demeure de Dieu (Kaaba)

    Toutes les idoles seront enlevées

  •  

  • 13. Lorsque nous les fidèles

    Qui avons été bannis des lieux sacrés serons élevés au siège royal

  •  

  • 15. Toutes les couronnes seront jetées à bas

    Chaque trône sera renversé.

  •  

  • 17. Seul Son Nom restera ;

    Lui qu’on ne voit pas et qui est partout

    Lui qui est à la fois la vision et celui qui observe

  •  

  • 20. Lorsque le cri résonnera « Je suis la Vérité »

    La vérité que je suis et que tu es aussi

  •  

  • 22. Toutes les créatures de Dieu règneront

    Ce que je suis et que tu es aussi.

Faiz a composé « Hum Dekhenge » en 1979 pour protester contre la dictature militaire de Zia al-Haq. Il s’agit d’un nazm, une forme de poème ourdou créée à la fin du 19e siècle pour traduire les maux politiques et sociaux de l’époque et donner à réfléchir[20]. De façon caractéristique, le poème est rédigé en ourdou teinté de persan et évoque l’histoire islamique même s’il présente, du moins superficiellement, une affirmation de foi directe que « nous », le peuple, renverserons le tyran. Le titre du poème, Wa yabqa wajh-o-rabbik, renvoie au verset 26 de la sourate « Al-Rahman » (« Le Miséricordieux ») du Coran qui dit « pour toujours restera Celui qui est par Lui-même, rempli de majesté et de gloire »[21]. Plus littéralement, le poème renvoie à l’histoire du prophète Mahomet regagnant paisiblement le contrôle de La Mecque en l’an 630 et entrant dans la Kaaba. Il avait détruit les idoles dont son peuple avait rempli la Kaaba et déclaré : « la Vérité est venue et la fausseté a disparu » (Esposito 2021). « Hum Dekhenge » a gagné en popularité lorsque, en 1985, un an après la mort de Faiz, le chanteur de ghazal Iqbal Bano a chanté ce poème, deux fois, dans un stade bondé à Lahore, en portant un sari noir en signe de protestation contre le régime du moment de Zia al-Haq.

Ceux qui se portaient à la défense de « Hum Dekhenge » lors des manifestations anti-MLC soutenaient que le message du poème était un appel à mettre un terme à la tyrannie qui fonctionnait dans un idiome musulman, mais qui ne s’appliquait pas uniquement aux musulmans. Le fait qu’il se base sur un vocabulaire symbolique islamique était important parce que les manifestants cherchaient à attirer l’attention sur le critère de la religion pour l’obtention de la citoyenneté qui était contenu dans la MLC et à faire valoir que les musulmans avaient eux aussi droit à la citoyenneté. De cette façon, ils exigeaient l’égalité politique et la neutralité de l’État envers la religion. Mais puisque la MLC effectuait déjà une discrimination fondée sur la religion, en ne conférant la citoyenneté qu’aux non-musulmans, les protestataires devaient présenter leurs demandes en attirant l’attention sur l’exclusion des musulmans et, par conséquent, sur la différence des musulmans. L’exigence d’une citoyenneté universelle devait être présentée comme l’exigence d’une communauté particulière, tâche à laquelle « Hum Dekhenge » convenait parfaitement.

Le paradoxe de l’exigence des manifestants, et l’ire qu’elle a provoquée, n’est pas propre à l’Inde ou au nationalisme hindou ; c’est au contraire une contradiction éculée de la laïcité. Mayanthi Fernando a produit une analyse élégante de cette contradiction dans son travail sur les citoyens musulmans français. Fernando avance qu’afin d’être tolérés, les citoyens minoritaires (musulmans) doivent demander une reconnaissance sur la base de leur différence.

Ce faisant, cependant, ils confortent leur musulmanité — et leur non-abstraction et leur non‑universalité —, reproduisant leur différence idéologique incarnée par rapport à la communauté des citoyens et à leur volonté générale. Leurs exigences sont subséquemment comprises comme des exigences purement musulmanes pour des droits culturels, et comme un signe de communautarisme inacceptable.

Fernando 2014 : 87

La demande d’inclusion dans une citoyenneté universelle exige paradoxalement l’affirmation d’une différence et d’une particularité, le contraire de l’universalité.

Mais si la réaction du professeur de l’IIT Kanpur rejoue ce paradoxe de la citoyenneté minoritaire, les défenseurs du poème ont démontré que la controverse portait en même temps sur la lecture des pratiques qui conviennent aux politiques laïques. Tandis que le professeur de Kanpur comprenait le poème littéralement et trouvait donc son imagerie menaçante, les défenseurs du poème affirmaient qu’une lecture si littérale était inappropriée pour ce genre. Dans des interprétations du poème largement diffusées, le verset du Coran, « Al-Rahman », duquel provient son titre, est devenu le fondement d’une allégorie. À l’instar de la plainte initiale, ces défenseurs du poème se concentrent sur les vers onze à treize, mais ils plaident pour que l’on replace cette imagerie dans les propres convictions marxistes de Faiz et sa critique du régime de Zia al-Haq, et encore plus fortement, pour qu’on lise ce poème comme un appel universel au renversement de la tyrannie[22]. Un autre élément clé des lectures qui se portent à la défense de la place du poème dans les manifestations se concentre sur l’ironie, en faisant remarquer que Faiz avait recouru à l’imagerie religieuse pour soutenir que Zia était non seulement un tyran, mais qu’avec ses efforts d’islamisation, ce dernier trahissait l’islam et les gens ordinaires du Pakistan. Il est ironique de constater que les nationalistes hindous se méprennent, croyant que cette critique intramusulmane est dirigée contre l’hindouisme, alors qu’elle l’est contre les dirigeants nationalistes hindous qui sont les homologues des tyrans musulmans contre lesquels s’élevait Faiz[23].

Toutes ces interprétations se basent sur une pratique de lecture littéraire et séculière. Le spécialiste des littératures comparées Michael Allan a soutenu que l’ascension de la littérature mondiale a produit à la fois un canon et une discipline de lecture particulière, laïque, qui « oeuvre à consolider un discours humaniste au-delà des particularismes culturels » (2016 : 90). Les lectures de Faiz qui mettent l’accent sur la mobilité de ces thèmes à travers le temps et les lieux reposent sur un tel discours. Allan soutient en outre que la compréhension littéraire est par nature critique, en ce qu’elle opère à distance de son objet d’analyse, ce en quoi elle diffère des formes de lectures non littéraires, dans lesquelles le lecteur partage des points communs avec le texte. Le type ultime de lecture non littéraire, l’approche de la lecture qui, selon Allan, se juxtapose et s’oppose à celle-ci, est la lecture religieuse[24]. Dans ces termes, les lecteurs laïcs du poème de Faiz sont des lecteurs critiques. Ils comprennent le verset du Coran auquel renvoie le titre comme étant le fondement d’une revendication politique humaniste en insistant sur le fait qu’en poésie, ce sont les lectures allégoriques, et non littérales, qui sont appropriées. L’évocation de Mahomet brisant les idoles dans la Kaaba ne porte pas littéralement sur les idoles, voire sur la domination de l’islam ; il s’agit d’une façon d’évoquer la victoire du peuple (n’importe quel peuple) sur son oppresseur. C’est pour cette raison que dans ses premières lectures de « Hum Dekhenge », Asad Haider avait remarqué, à juste titre, que « par l’intermédiaire du langage islamique, Faiz a pu signaler une politique allant au-delà de l’exceptionnalisme, possibilité que lui procurait son marxisme » (2018 : 110).

C’est la possibilité de lire le poème comme un mouvement « traversant » le langage religieux en direction d’une politique de solidarité qui l’a rendu important dans les manifestations anti-MLC. Une telle solidarité — entre jeunes et vieux, musulmans et dalits, étudiants, grands-mères analphabètes et lettrées — est la raison pour laquelle ce mouvement a donné de l’espoir à beaucoup de gens. Il se peut aussi que ce soit une telle solidarité, motivée par le problème de l’exclusion politique, qui ait permis à tant de musulmans (laïcs, religieux, orthodoxes) de se découvrir une cause commune par-delà les différences sectaires ou théologiques[25].

L’enquête du comité de l’IIT Kanpur s’est terminée en mars 2020. Bien qu’il n’y ait eu aucune poursuite à leur encontre, les étudiants qui avaient récité le poème auraient apparemment admis qu’il était inapproprié de l’avoir fait et se sont excusés auprès de ceux qui auraient pu s’en offusquer[26]. Cet aboutissement suggère que, dans l’État d’Uttar Pradesh dominé par le BJP, il n’y a pas de place en public pour l’imagerie musulmane. Devant un tel pouvoir de la majorité, qui sape la promesse laïque de la neutralité envers toutes les religions, la signification de « Hum Dekhenge » pour les manifestants est mise en relief.

La critique de la religion

Ce sont deux points de vue religieux antagonistes qui ont soulevé les critiques à l’encontre de « Hum Dekhenge » et de son utilisation dans les manifestations, et ceux-ci nous donnent un aperçu des exclusions que produit la citoyenneté solidaire. La première critique, formulée par le professeur de l’IIT Kanpur, était que le poème mentionnait l’idolâtrie et que cela en faisait un poème anti-hindou. La seconde objection au poème, voulant cette fois qu’il soit anti-islamique, concrétise une autre critique, qui est celle de la lecture laïque du poème et, implicitement, de la vision de la citoyenneté que prône la laïcité. En janvier 2020, j’étais à Patna, dans l’État du Bihar dans l’est de l’Inde, où j’effectuais des recherches dans une institution islamique de premier plan. L’histoire politique de cette institution, qui propose des services juridiques, médicaux et d’enseignement, remontait également aux années 1920, époque de l’apogée du mouvement nationaliste anticolonialiste. Ses fondateurs s’opposaient à la Ligue musulmane de Muhammad Ali Jinnah et à la revendication du Pakistan, et soutenaient le Parti du Congrès indien de Gandhi, qui à cette époque plaidait pour une Inde indépendante et multiconfessionnelle. En janvier 2020, cette institution a soutenu le mouvement anti-MLC, en fermant ses bureaux afin que ses employés puissent se joindre aux manifestations et aux réunions stratégiques.

Le bulletin hebdomadaire de l’institution a consacré un espace considérable à couvrir tant la législation en cause que les manifestations elles-mêmes. Dans le numéro du 26 janvier 2020, le bulletin faisait paraître une analyse de « Hum Dekhenge » et de la controverse qu’il avait suscitée. L’article se concentrait sur les vers vingt et vingt et un, dans lesquels Faiz écrit : « Utthegaa ‘An-al-haq’ kaa naara/ Jo main bhi hoon, aur tum bhi ho », ce qui signifie « Lorsque le cri résonnera “Je suis la Vérité”/ La vérité que je suis et que tu es aussi ». Pour Sohail Anjam, qui a rédigé cet article, « An-al-haq » est une évocation de Sufi Sarmad, un Juif persan du 17e siècle, qui s’était rendu en Inde comme marchand et y était devenu fakir nu (Ernst 1985 ; Fischel 1948 ; Katz 2000 ; Rai 1978 ; Schimmel 1975 : 362)[27]. Cet article affirme que Sufi Sarmad a élevé ce « chant/mélopée (naara) », ce qui signifie que lui et Dieu sont de la même nature (zaat). Pour Anjam, c’est cela qui est anti-islamique, car cela nie la différence qualitative entre la nature des êtres humains et celle de Dieu ; il nous rappelle que, tandis que les êtres humains ont été créés, Dieu ne l’a pas été. Anjam conclut que les convictions communistes de Faiz l’ont conduit à prendre cette position anti-islamique et à élever « le peuple » au statut de Dieu, voire à prôner que ce sont les êtres humains, et non Dieu, qui devraient en fin de compte être souverains.

La critique d’Anjam se fonde sur une compréhension non laïque du poème de Faiz, et il le critique précisément en raison de la façon dont il rend de manière littéraire (laïque) les textes islamiques. Mais cela montre également que la critique ne se limite pas aux réévaluations laïques des textes religieux ; elle ressuscite aussi des controverses de longue date entre musulmans au sujet de ce qu’est l’islam lui-même. De cette façon, elle nous sert de rappel important, à savoir qu’il n’existe pas de point d’Archimède permettant d’arbitrer de tels différends. Une sphère publique musulmane est tout aussi ouverte et avide de débats et de contestations de l’autorité qu’une sphère « laïque ».

La chahada et la citoyenneté fédérée

Si « Hum Dekhenge » a irrité les nationalistes hindous et les érudits musulmans, ce qui montre la difficulté d’instaurer une citoyenneté solidaire, les débats entre les manifestants au sujet du discours religieux démontrent un autre paradoxe de la citoyenneté laïque : elle exige une délimitation entre les revendications religieuses acceptables et inacceptables. Cela est tout aussi vrai du sécularisme de gauche que de celui de droite. La réaction au tweet de Mohammad Anaz sur la chahada et la déclaration « Allahu Akbar » ou « Dieu est grand », en tant que slogan contestataire, sur lequel s’est ouvert cet article, illustre ce paradoxe.

La controverse au sujet de la chahada est montée en puissance lorsqu’un député du Parti du Congrès, Shashi Tharoor, a retweeté la vidéo de Mohammad Anaz en l’accompagnant du texte suivant : « Notre combat contre l’extrémisme hindutva [de l’hindouité ou indianité] ne devrait pas réconforter l’extrémisme islamiste non plus. Nous qui élevons nos voix dans les #CAA_NRCProtests combattons pour défendre une #InclusiveIndia. Nous ne laisserons pas le pluralisme et la diversité être supplantées par des fondamentalismes religieux de quelque sorte que ce soit ». Lorsque la sphère Twitter a critiqué ce tweet pour avoir qualifié les manifestants musulmans d’extrémistes, Tharoor a tweeté qu’il avait eu pour intention de clarifier le fait que les manifestations se déroulaient au sujet de l’Inde et non pas d’une religion en particulier. Il insinuait par cela que le fait de plaider pour une Inde pluraliste exigeait de débarrasser la sphère publique des signifiants religieux.

Le tweet de Tharoor et les arguments avancés par ceux qui étaient d’accord avec lui indiquent que les proclamations de foi publiques sont clivantes, qu’elles minent plutôt qu’elles ne forgent la solidarité, et qu’elles sont l’antithèse d’un projet de pluralisme et de laïcité. Une telle réaction soulève une fois encore la question sempiternelle de la place de la religion dans les politiques laïques. La réaction de Tharoor attire notre attention sur une situation délicate : la chahada est une proclamation de foi religieuse. Lorsqu’elle est scandée dans le contexte d’une manifestation exigeant un égal accès à la citoyenneté et aux droits qu’elle confère, cela implique qu’une telle égalité politique devrait être accordée même à ceux dont la foi ultime réside en Dieu. De la même façon que Joan Scott a montré que les gens « en état de dépendance » ont longtemps été exclus des droits politiques parce qu’ils ne pouvaient pas être « échangeables » (une exigence de l’égalité politique formelle), les musulmans qui insistent pour être reconnus en tant que musulmans posent un défi à l’État (Scott 2018). Bien qu’il s’agisse là d’une autre variation du paradoxe qui est au coeur de l’opposition à « Hum Dekhenge », la proclamation de foi creuse encore plus profondément ce paradoxe parce qu’elle est qualitativement différente : la déclaration de foi, ici, n’est pas une analogie de l’émancipation politique, elle est une proclamation de foi en Dieu.

Mudasir Amin et Samreem Mushtak poussent l’analyse plus loin, en demandant : « qu’implique le sentiment libéral de solidarité pour un groupe confronté à la violence en raison de son identité religieuse ? »[28] À leur avis, lorsque les musulmans sont marqués publiquement comme religieux, ils sont jugés trop communautaristes, et donc inaptes à bénéficier de politiques de solidarité et de revendications d’égalité. Ils montrent en outre que de telles exclusions ne portent pas sur l’identité musulmane, mais sur la religiosité musulmane. Ils soutiennent que, en tant que marqueurs d’identité, les calottes et les hidjabs sont bien vus, car l’identité musulmane visible renforce les revendications de pluralisme et d’inclusion de la gauche. Pour Amin et Mushtak, la solidarité avec la gauche semble exiger que l’islam soit traité comme une identité et comme une ressource pour l’universalisme non musulman, comme le mettait en évidence l’adhésion des manifestants à « Hum Dekhenge ».

Amin et Mushtak concluent en invoquant un type différent de solidarité, de celle qui, disent-ils, les a amenés à participer aux manifestations anti-MLC. En tant que musulmans du Cachemire, leurs relations sont aussi tendues avec le gouvernement indien qu’avec les Indiens musulmans qui se sont souvent montrés indifférents au long combat des Cachemiris pour la liberté. Mais en tant que musulmans, ils se montrent solidaires non seulement des Indiens musulmans dans les manifestations anti-MLC, mais de tous les musulmans persécutés. Cette forme de solidarité avec les autres musulmans repose sur un universalisme religieux, « qui ne veut et ne peut exiger une totale homogénéité ; au contraire, c’est une exigence de transcender la différence » (Li 2020 : 12). Amin et Mushtak, à l’instar d’autres protestataires qui ont fait publiquement entendre leur voix en invoquant la chahada, plaident pour un pluralisme radical qui permettrait aux musulmans de formuler des revendications politiques en tant que croyants, tout comme cela permettrait aux hindous, aux chrétiens ou aux zoroastriens de formuler des revendications politiques en tant que sujets religieux. Ils suggèrent ainsi que les personnes non religieuses pourraient bien ne pas être les mieux placées pour déterminer quel type de religiosité convient à la sphère publique.

L’analyse de la laïcité par l’anthropologue Talal Asad propose une façon de penser cette difficulté. Pour Asad, toute sphère publique se constitue de sensibilités particulières et de modes d’engagement. De ce fait, l’entrée de personnes ayant une confession et des revendications religieuses remodèle la sphère publique ; elles ne laissent pas « la structure discursive préexistante intacte » (2003 : 185). Au lieu de cela, lorsque de nouveaux discours entrent dans la sphère publique, « ils doivent peut-être perturber les suppositions existantes pour se faire entendre. Loin d’avoir à prouver aux autorités en place qu’elle ne représente pas une menace contre les valeurs dominantes, une religion qui entre dans le débat politique selon ses propres termes pourrait au contraire devoir menacer l’autorité des présupposés existants » (2003 : 185). Scander la chahada dans les manifestations représente un exemple de la religion entrant dans la sphère publique selon ses propres termes. À ce titre, elle remet en question les suppositions concernant l’acceptabilité du discours religieux dans une politique laïque. Elle demande une sorte de liberté religieuse non encadrée, une liberté religieuse qui permet au peuple de revendiquer une citoyenneté égale tout en proclamant sa foi ultime en Dieu.

Le défi posé par la chahada lors des manifestations et la raison pour laquelle il mérite une considération attentive, c’est qu’il s’agit de la revendication non pas d’un État religieux, mais d’une forme radicalement différente de pluralisme religieux, qui ne se fonde peut-être pas sur un droit à la liberté religieuse régi par la loi. Cette conception différente du pluralisme religieux a une histoire en Inde ; je rappelle brièvement cette histoire pour suggérer que les manifestations anti-MLC ont ravivé d’importants et radicaux dilemmes pour l’État en ce qui concerne la pluralité religieuse et ses formes d’appartenance.

Un nationalisme composite pour le 21e siècle ?

Les manifestations anti-MLC semblent avoir constitué parfois un retour sur certaines des questions qui ont défini les mouvements nationalistes anticolonialistes indiens du début au milieu du 20e siècle. Les images de Gandhi, Bhagat Singh, Ambedkar et parfois Maulana Kalam Azad sont apparues sur les pancartes, la Constitution indienne et le drapeau sont devenus des symboles indispensables, et de nombreuses personnes avec qui j’ai parlé m’ont dit que les discussions au sujet de ce que signifiait être Indien rappelaient ces premières luttes. Cependant, un groupe d’acteurs passionnément anticolonialistes a reçu étonnamment peu d’attention, à savoir les musulmans nationalistes anticolonialistes qui rejetaient Mohamad Ali Jinnah et son parti, la Ligue musulmane, et plaidaient au contraire pour la place des musulmans en Inde, parfois en adhérant au Parti du Congrès indien (Qasmi et Robb 2017). Ces nationalistes anticolonialistes avaient une conception d’une politique multiconfessionnelle ne relevant ni d’une minorité nationale ni d’une structure laïque libérale. Ils plaidaient pour une Inde indépendante dans laquelle les musulmans vivraient non pas comme une minorité politique, mais comme les cohabitants d’une même nation.

Parmi les combattants de la liberté musulmans indiens qui s’opposaient à une politique séparatiste figurait Maulana Abul Kalam Azad (1888-1958). Pour Azad, les conflits entre hindous et musulmans devaient être résolus pour que l’indépendance porte ses fruits. Un discours qu’il avait prononcé en 1940 illustre sa conception du pluralisme religieux.

Je suis un musulman, et j’éprouve de la fierté d’être un musulman… Je ne suis pas disposé à permettre que même sa plus petite part soit gâchée. L’enseignement islamique, l’histoire islamique, les arts et les sciences islamiques, la civilisation islamique, cela constitue ma fortune… J’éprouve [aussi] de la fierté d’être Indien [Hindoustani]. Je suis un élément de la nationalité composite indivisible de l’Inde.

Cité dans Mufti 2007 : 161

Dans la formulation d’Azad, être musulman signifie être modelé par certaines formes de savoir, de créativité, d’enseignement et d’histoire. En tant que partie de la nation indienne, Azad ne renonce à aucun de ces aspects de sa formation en tant que sujet musulman, mais il comprend qu’il y a un devoir islamique exigeant à la fois d’être musulman de toutes ces façons et de forger des alliances entre hindous et musulmans.

Azad n’était pas le seul à définir cette base coranique pour une alliance interreligieuse. Maulana Hussain Ahmad Madani (1879-1957) qui, selon l’historienne Barbara Metcalf, « pourrait bien avoir représenté l’intervention la plus influente et la plus significative dans la pensée religieuse de tout érudit islamique du 20e siècle en Inde » (Metcalf 2005), soutenait avec virulence qu’à la base du partage d’une nation (qaum) avec des non-musulmans résidait la vie du prophète Mahomet. Le prophète Mahomet employait le mot qaum pour désigner les musulmans et les non-musulmans qui avaient en commun une même finalité dans le monde, et lui-même avait noué des alliances avec des non-musulmans. Dans leur lutte anticoloniale, les Indiens de toutes les confessions formaient justement un tel qaum.

Dans son texte de 1938, « Composite Nationalism », Madani a précisé que la nation indienne devrait, selon sa conception, instaurer une relation de fédération entre les différentes communautés religieuses. Dans sa vision, les communautés religieuses auraient leurs propres langues, leurs propres institutions juridiques et établissements d’enseignement, et se rassembleraient pour régler les problèmes économiques, agricoles et industriels, de même que dans des conseils et des assemblées politiques (2005 : 103, 124). Comme Azad, Madani s’opposait à la fois à la politique séparatiste de la Ligue musulmane et à la mise en minorité des musulmans qu’elle causerait. Il s’opposait également clairement à la laïcité à l’européenne, dont il pensait qu’elle « assignait [la religion] au domaine personnel d’un individu » afin d’obvier à toute divergence entre les engagements religieux et les politiques étatiques. Au lieu de cela, le nationalisme composite exigerait que la vie publique et politique soit compatible avec l’islam (126). La vision de Madani, par conséquent, était celle d’un État où les dirigeants des différentes communautés religieuses auraient à débattre à partir de leurs propres positions.

Les manifestants qui scandaient la chahada étaient loin d’exprimer clairement cette vision du nationalisme composite. Mais la controverse qu’ont provoquée leurs slogans a en réalité rouvert le champ de débat d’où était issu l’argument de Madani. Une fois encore, la question est : quel type d’inclusion pourrait être accordée aux musulmans de l’Inde ? Autrement dit, comment pourrait être déplacée « la question épineuse de la loyauté des musulmans envers l’Inde, étant donné leur affiliation à la communauté mondiale de l’islam » ? Les manifestants suggéraient que cette question épineuse résulte de la nécessité pour la laïcité libérale de définir ce qu’est une religion acceptable.

Conclusion : la « question musulmane » et l’avenir du pluralisme religieux

Marx (1843) a notoirement répondu à la « question juive » par le communisme : ce ne serait qu’après que le mode de production bourgeois aurait cédé la place à une véritable égalité que la religion cesserait d’être nécessaire. La Question juive présente une critique essentielle des droits libéraux, soutenant que ces droits formels sont présentés comme une véritable émancipation alors même qu’ils perpétuent les conditions d’une servitude et d’une inégalité considérables. Cependant, avec toutes ses limitations, l’émancipation politique a été importante et elle exigeait, dans son essence, un accès égal aux droits indépendamment de la religion. Contrairement à son interlocuteur ventriloque, Bruno Bauer, Marx ne pensait pas que la religion puisse simplement « muer comme un serpent » ou être laissée de côté pour permettre une pleine émancipation. Telle est la position de base, et elle est importante, des manifestants anti-MLC : les musulmans peuvent prétendre aux droits d’une pleine citoyenneté. Cependant, les controverses que j’ai examinées ici montrent que la question de savoir si les musulmans devraient revendiquer des droits égaux en tant que fidèles musulmans ou en dépit du fait qu’ils sont musulmans reste insoluble au sein d’un cadre laïc gérant le pluralisme religieux. Pour cette raison, cette question continuera de se poser. Les débats concernant la réponse à lui apporter représentent un important dossier politique.