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Étudier la notion de citoyenneté en Inde en convoquant l’exemple des musulmans présente nombre d’intérêts, compte tenu de leur singularité : celle-ci tient d’abord à leur poids démographique, puisqu’ils représentent aujourd’hui la plus importante minorité musulmane dans le monde. Ils se distinguent ensuite sur le plan historique et politique : arrivés en Inde dès le 8e siècle, ils furent dominants lorsque sultans de Delhi et empereurs moghols régnaient sur l’Inde (13e-18e siècles). Ces souverains eurent eux-mêmes à réfléchir au statut juridique à accorder aux non-musulmans. Certains d’entre eux firent preuve d’inventivité en octroyant aux hindous le statut de dhimmi alors qu’il n’est en principe destiné qu’aux Gens du Livre (chrétiens et juifs). Conformément à cette législation, les hindous étaient certes des citoyens de seconde zone, mais ils disposaient de leur propre régime juridique et d’une certaine liberté de culte (Gaborieau 1999). Aujourd’hui, c’est au tour des musulmans d’être en situation de dominés. Depuis l’arrivée au pouvoir des nationalistes hindous en 2014, ils ont même été réduits au rang de minorité persécutée tant se sont multipliées les mesures qui leur sont préjudiciables, voire ouvertement hostiles. Pourtant, les pères de l’indépendance de l’Inde, confrontés à l’immense pluralité religieuse du pays après la décolonisation en 1947, avaient opté pour un régime de citoyenneté inclusionniste basé sur l’invention d’une laïcité (ou « sécularisme ») adaptée aux besoins de l’Inde.

La citoyenneté est, par ailleurs, une notion polysémique qui non seulement fait référence au rapport à l’État, mais inclut aussi le sentiment d’appartenance à la communauté nationale (Rosanvallon 2011). De fait, elle ne se réduit pas à sa dimension juridique, mais comporte également des dimensions sociale et affective (Gopal Jayal 2013). C’est ce triple aspect que cet article entend examiner. Plus spécifiquement, je prendrai comme cas d’étude un groupe auquel je m’intéresse depuis plusieurs années : des jeunes réislamisés résidant dans la ville méridionale de Bangalore. Par réislamisation, j’entends ici une forme de conversion interne à l’islam résultant d’un choix personnel. Cette conversion s’accompagne d’une nouvelle appréhension du monde en vertu de laquelle le quotidien est largement pensé et vécu à l’aune de l’islam. Ce phénomène est en partie dû à l’influence des principaux mouvements islamiques qui dominent l’islam sud-asiatique, à savoir la Tablighi Jamaʻat (TJ, centrée sur la prédication), la Jamaʻat-i-Islami (JI, pour laquelle religion et politique sont constitutives l’une de l’autre), le Ahl-i-Hadith (équivalent indien des salafistes) et le mouvement des Barelwi (représentants de l’islam soufi). Les jeunes rencontrés étaient pour la plupart membres ou sympathisants de ces mouvements.

Le choix d’appréhender la citoyenneté des musulmans à partir de jeunes réislamisés qui sont loin d’être représentatifs de l’ensemble, ni même de la majorité, des musulmans indiens peut surprendre, mais c’est précisément leur apparente altérité radicale, à la fois construite comme telle par les intéressés et perçue comme telle par la société dite « majoritaire[1] » (les hindous), qui est intéressante. Les jeunes réislamisés représentent en effet un groupe dont le rapport à la nation est potentiellement plus mis en doute encore que celui de leurs coreligionnaires « ordinaires » (c’est-à-dire ici non réislamisés), et ce, en dépit du fait que les principaux mouvements qui structurent le champ indo-islamique prennent soin de proclamer leur attachement à la nation indienne. Le plus important d’entre eux, le mouvement deobandi, dont est issue la TJ, soutient dès la période coloniale le Parti du Congrès qui a mené l’Inde à l’indépendance et non la Ligue musulmane à l’origine de la création du Pakistan. Les chefs de file de la JI et des Barelwi se rallient au mouvement pour le Pakistan, mais les leaders restés en Inde après la Partition proclament leur soutien à la République indienne, ainsi que leur acceptation de la démocratie et du sécularisme. Quant au Ahl-i-Hadith que la proximité idéologique avec le salafisme expose particulièrement aux soupçons d’un déficit de loyauté à l’égard de l’Inde, il réinscrit le rôle de ses leaders, membres ou sympathisants historiques dans la lutte contre le colonisateur britannique, en le mentionnant explicitement sur la page de présentation de son site web[2].

Sur le plan individuel, et alors que la condition des musulmans indiens s’est considérablement dégradée depuis l’indépendance, quels effets la réislamisation, qui emprunte en partie ses modèles à des référents extérieurs, peut-elle avoir sur le rapport à la nation indienne des jeunes concernés ? Cette interrogation est assez courante chez les observateurs extérieurs, qu’ils soient « citoyens ordinaires » ou individus issus du monde des médias, de la politique ou de la recherche. Une façon de tenter d’y répondre est d’examiner le rapport à autrui de ces jeunes, à partir de quelques indicateurs, ainsi que leur relation au politique. Les différences avec les jeunes musulmans « ordinaires » et avec les autres jeunes Indiens, toutes religions confondues, sont-elles significatives ?

Pour étudier ces questions, j’utiliserai des enquêtes de terrain menées à Bangalore entre 2006 et 2018, durant lesquelles j’ai mené des entretiens avec une cinquantaine de jeunes musulmans. Âgés de 17 à 30 ans au moment des premiers entretiens, ils comprenaient 37 hommes et 18 femmes[3]. Aux entretiens se sont ajoutées des observations en divers lieux : domicile, université, lieu de travail, siège des mouvements islamiques. Si j’ai délibérément privilégié le point de vue des jeunes, je me suis aussi intéressée aux responsables des principaux mouvements dont ils se réclament. Les entretiens ont été complétés par l’étude de la production écrite et virtuelle de ces mouvements (littérature édifiante, vidéos, sites Internet, réseaux sociaux). Selon une démarche compréhensive, j’ai en outre utilisé comme support d’interprétation et d’analyse le sens que les individus accordent à leurs pratiques et conceptions. Cette démarche a pour avantage de ne pas s’attacher à la représentativité de l’étude qui est en tout état de cause difficile à atteindre avec un échantillon limité de personnes.

Afin de mieux dégager les spécificités des jeunes réislamisés, j’ai également mené des entretiens avec de jeunes musulmans « ordinaires » qui ont eu à répondre aux mêmes questions que leurs pairs réislamisés. Ces entretiens ont été enrichis par des interactions régulières avec des musulmans « ordinaires » bien avant le début de mes recherches, car je suis moi-même issue de familles indo-musulmanes. Je suis née en France mais, depuis la petite enfance et jusqu’à l’âge de jeune adulte, j’allais régulièrement avec mes parents passer mes vacances d’été en Inde. Aussi ai-je été confrontée très tôt à la religiosité « ordinaire » de mes familles maternelle et paternelle. Le fait d’avoir moi-même reçu une éducation religieuse « ordinaire » m’a donné d’une certaine manière des clés de compréhension « privilégiée » pour percevoir les différences de conceptions et de pratiques entre musulmans « ordinaires » et musulmans « réislamisés ».

Ces quelques réflexions sont l’occasion d’aborder ma propre position sur le terrain et son incidence sur mes interactions avec les jeunes rencontrés. La perception de mes enquêtés semblait osciller entre le sentiment de s’adresser à « l’une des leurs » (on ne manquait jamais de me questionner sur mes origines) et celui d’avoir affaire à une étrangère venue de France, dont le rapport à l’islam était manifestement différent du leur (je n’étais pas voilée, par exemple). Être une femme a représenté un avantage indéniable, car cela m’a permis l’accès aux hommes comme aux femmes, alors que m’entretenir avec les femmes en tant qu’homme aurait été plus délicat, voire impossible. Par ailleurs, ce type d’études inclut le risque de discours standardisés au prisme de la religion. Or, j’ai été agréablement surprise par la liberté de ton de mes interlocuteurs (concomitante avec des propos formatés chez certains), et aussi par la confiance qu’ils m’ont témoignée en dépit de la sensibilité du sujet. Il est toutefois difficile d’affirmer avec certitude si c’est mon « intériorité » ou, au contraire, mon « extériorité » qui a contribué à instaurer cette confiance. En effet, venir de France a pu aussi représenter un atout pour au moins deux raisons : la première est un possible sentiment de valorisation personnelle à l’idée de rencontrer une personne venant de l’étranger (d’Occident en particulier) et de lui accorder des entretiens ; la deuxième est l’atténuation de la crainte que je puisse travailler pour les services secrets indiens (je ne manquais pas de leur montrer ma carte professionnelle du CNRS). Une autre raison, qui n’a rien à voir avec moi mais avec la façon dont j’ai rencontré les jeunes de mon échantillon, peut aussi expliquer cette relation de confiance : j’étais systématiquement recommandée par une tierce personne qu’eux-mêmes connaissaient.

De mon point de vue, distance et proximité se mêlaient étroitement. La proximité était due à mes origines et à mes fréquentes visites en Inde urbaine depuis la petite enfance. Elle m’a en outre donné accès à nombre de codes culturels que je n’ai pas eu à apprendre lors de mes enquêtes de terrain. Quant à ma distance avec les jeunes réislamisés, elle n’était pas négligeable pour diverses raisons, qui tenaient tant à la géographie et partiellement à la culture (puisque je suis née en France) qu’à l’idéologie. La mention de cette distance idéologique est une constatation de fait et non une façon de prétendre à l’impartialité qui, de fait, est difficile à tenir face à une situation complexe susceptible d’engendrer des sentiments contradictoires. D’une part, en effet, ma trajectoire personnelle, inverse de la leur sur le plan spirituel, instaurait une distance : je partage avec la plupart d’entre eux une éducation religieuse de base assez similaire, mais les évolutions respectives ont été inverses, se traduisant par une réislamisation des personnes étudiées et, au contraire, une sortie du religieux dans mon cas. D’autre part, il n’est guère aisé d’échapper à une proximité affective envers « un groupe d’appartenance » dont je partage doublement les origines (« ethniques » et confessionnelle) et qui, surtout, est stigmatisé. Aussi cette recherche m’a-t-elle posé certains problèmes déontologiques relatifs à plusieurs thèmes sensibles (en Inde comme en France) abordés lors de mes enquêtes (cf. Mohammad-Arif 2019).

La question de la relation entre citoyenneté et régime intense de religiosité (surtout lorsqu’il concerne l’islam) représente indéniablement l’un de ces thèmes sensibles. Avant que je puisse la traiter, une contextualisation juridique et politique du propos s’impose : je m’y attellerai en analysant la tension entre les droits constitutionnels qui garantissent aux musulmans le statut de citoyen à part entière et une réalité sociale et politique marquée par une marginalisation et une stigmatisation croissantes, qui tournent même à la persécution depuis quelques années. Je m’interrogerai ensuite sur les effets d’une construction de soi, par les jeunes réislamisés, comme délibérément distinct des autres sur leur rapport à autrui — à la majorité hindoue tout particulièrement. Enfin, je m’intéresserai à leur rapport au politique, ce qui en retour permettra de jeter un éclairage sur leurs pratiques citoyennes.

Citoyens de droit et citoyens de fait

Selon la Constitution indienne de 1950, les musulmans, qui représentent aujourd’hui 14 % de la population totale de l’Inde, sont des citoyens à part entière, bénéficiant d’une égalité des droits. En vertu d’un « régime multiple de citoyenneté[4] » (Shani 2010), combinant universalisme et différenciation (differentiated citizenship ; cf. Gopal Jayal 2013), ils jouissent à la fois d’une protection à titre d’individus et d’une reconnaissance en tant que membres d’une minorité religieuse. La Constitution indienne articule ainsi la défense de la liberté individuelle et la reconnaissance et la protection des particularismes des communautés religieuses. L’article 15 de la Constitution interdit toute discrimination fondée (entre autres critères) sur l’appartenance religieuse, tandis que l’article 25 protège la liberté religieuse. L’État indien ne reconnaît aucune religion officielle et considère chaque religion avec une égale bienveillance. Le sécularisme est par conséquent une forme d’acceptation tant du pluralisme que de la pluralité religieuse : « l’unité dans la diversité », pour reprendre la formule attribuée à Jawaharlal Nehru (Jaffrelot et Mohammad-Arif 2012).

En dépit de cette protection constitutionnelle, les musulmans représentent aujourd’hui le groupe le plus vulnérable en Inde. Cette vulnérabilité est tout à la fois historique, politique, sociale et morale. Elle plonge ses racines dans la décolonisation du pays qui s’est accompagnée de la Partition, c’est-à-dire la division entre l’Union indienne et le Pakistan en 1947. Celle-ci causa la mort de plusieurs centaines de milliers d’individus et l’exode forcé de plusieurs millions d’autres, provoquant un traumatisme durable de part et d’autre de la frontière. Les raisons de la Partition sont complexes et ne peuvent être attribuées à un seul groupe d’individus, mais elle a notamment été le résultat de la volonté des élites musulmanes, peu désireuses de se retrouver sous domination hindoue après l’indépendance alors qu’elles avaient elles-mêmes régné sur l’Inde, d’avoir un État séparé où les droits et les intérêts des musulmans seraient protégés. Depuis, les musulmans indiens — qui étaient regroupés par Jinnah, le fondateur du Pakistan, sous le qualificatif de « nation » comme pour mieux marquer leur identité distincte — se voient reprocher la responsabilité de la Partition, même s’ils ont fait le choix délibéré de rester en Inde. Le jugement moral en leur défaveur se conjugue souvent avec une suspicion sur leur loyauté à l’égard de la nation indienne qui déjà était exprimée par l’un des pères de l’indépendance, Sardar Patel (Shani 2010 : 163). Cette suspicion, souvent formulée à travers l’expression de « cinquième colonne », redouble d’intensité lorsque l’Inde entre en conflit direct avec le Pakistan : or, quatre guerres ont déjà opposé les deux pays (1948, 1962, 1971, 1998). La mise en doute de l’attachement des musulmans indiens à la nation tend à percoler dans la vie quotidienne. Nombre d’entre eux relatent ainsi lors de discussions informelles ou au cours d’entretiens comment leurs voisins, collègues, voire amis hindous font en leur présence des allusions plus ou moins offensantes sur les allégeances affectives des musulmans durant les guerres entre l’Inde et le Pakistan : comme si leur soutien à l’Inde ne relevait pas pour la société majoritaire de l’évidence morale et politique. La tension entre les deux pays subsistant en dehors des périodes de conflits armés, la suspicion sur les préférences affectives des musulmans indiens demeure latente même en temps de paix. Sur le plan moral et émotionnel se dessinent ainsi des tensions symptomatiques de la vulnérabilité du statut de citoyen des Indiens de confession musulmane.

Cette tension est alimentée par les nationalistes hindous, aujourd’hui au pouvoir, dont la rhétorique fait amplement usage d’une opposition binaire entre bons et mauvais citoyens, voire entre citoyens et non-citoyens. Élaborée au début du 20e siècle par V. D. Savarkar et M. S. Gowalkar, leur idéologie, construite autour de la notion de Hindutva (« l’hindouité »), consiste en une sorte de suprématisme ethnique et religieux. Elle repose sur l’articulation dialectiquement liée de trois notions : la nation hindoue (Hindu rashtra), la race hindoue (Hindu jati) et la civilisation hindoue (Hindu sanskriti) (Jaffrelot 1995).

Pour les fondateurs du Hindutva, l’un des enjeux majeurs est l’identification et la délimitation de la communauté qui forme la nation hindoue. Ils restreignent ce privilège aux membres des religions nées sur le territoire de l’Inde, qu’ils ont sacralisé à travers la figure de Bharat Mata (la « mère Inde »). Ces membres incluent principalement les hindous, mais aussi les bouddhistes, les jaïns et les sikhs, dont les religions respectives ont toutes été fondées en Inde. En revanche, non seulement les ancêtres des musulmans et des chrétiens ont été convertis par des puissances colonisatrices (conquérants musulmans et européens), mais ils ne partagent pas non plus les mythologies et la culture communes aux hindous. Que l’islam et le christianisme aient gagné les côtes indiennes bien avant les conquêtes islamiques puis européennes n’y change rien : musulmans et chrétiens ne peuvent être considérés comme des citoyens à part entière.

D’une certaine manière, les nationalistes hindous détournent ainsi la définition conventionnelle du jus soli (à savoir que la citoyenneté est accordée à tout individu né sur un territoire donné), puisque, selon leur interprétation, ne devrait être légitimement indien non pas un individu qui naît en Inde, mais seulement celui dont la religion est née en Inde : comme une sorte de droit du « territoire sacré » et non simplement un droit du sol. Certes, depuis l’indépendance, l’Inde a nourri un rapport ambigu à la notion de jus soli : des éléments du jus sanguinis étaient déjà détectables dans les débats de l’Assemblée constituante à la fin des années 1940, marqués par l’héritage de la Partition (Gopal Jayal 2013). La Constitution indienne a néanmoins adopté une conception de la citoyenneté fondée sur le droit du sol. Le principe du jus sanguinis est aussi détourné par les nationalistes hindous puisqu’il n’est plus simplement fondé sur l’ascendance, mais aussi sur des conceptions et des pratiques « natives » d’un territoire sacralisé.

La réorientation de la citoyenneté en faveur d’un jus sanguinis a connu une escalade depuis l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi en 2014, et surtout depuis sa réélection. En décembre 2019, le Parlement vote une nouvelle loi, le Citizenship (Amendment) Act (CAA), ou modification de la Loi sur la citoyenneté de 1955, qui régularise les réfugiés hindous, sikhs, chrétiens, jaïns, bouddhistes et parsis arrivés avant 2014 après avoir fui pour des raisons religieuses l’Afghanistan, le Pakistan ou le Bangladesh. Seuls les résidents musulmans sont exclus du dispositif, quand bien même ils appartiendraient à des minorités persécutées au Pakistan comme les Ahmadis et les Hazaras. La nouvelle loi ne concerne pas non plus les minorités opprimées dans des pays non musulmans de la région comme le Sri Lanka, où musulmans mais aussi hindous sont parfois confrontés à la violence de la majorité bouddhiste. À la suite de la pandémie de COVID-19, la loi a certes été suspendue, mais elle reste une première dans l’histoire de la République indienne (Mohammad-Arif et Naudet 2020b). Surtout, elle est symptomatique d’un changement de paradigme selon lequel la marginalisation des musulmans cède le pas à leur exclusion de la nation (Mahmudabad 2020).

Au-delà des rhétoriques idéologiques et des constructions discursives, débouchant ou non sur des politiques étatiques, la lutte des musulmans indiens pour une citoyenneté de première zone s’inscrit aussi dans le quotidien. Les stéréotypes négatifs à leur encontre ont été concomitants avec leur marginalisation progressive, si bien qu’ils constituent aujourd’hui la minorité la plus sous-représentée dans le pays sur les plans économique, social et politique. Cette sous-représentation se donne à voir tout particulièrement dans le secteur formel de l’économie, mais aussi dans l’administration, l’appareil judiciaire ou encore la police et l’armée (Gayer et Jaffrelot 2012). Leur sous-représentation s’est progressivement étendue au champ politique : le nombre de députés musulmans décroît régulièrement depuis l’indépendance. À cela s’ajoutent les taux les plus bas d’alphabétisation et de revenus par comparaison avec les autres groupes socioreligieux. Si ce phénomène est en partie dû à des facteurs endogènes, comme la perte des élites lors de la Partition, la présence d’un leadership aux tendances très conservatrices et/ou à l’incurie notable ou encore le repli sur soi engendré par l’intériorisation d’être une minorité stigmatisée, la discrimination par autrui demeure une variable importante. Enfin, la banalisation de l’association entre islam, fondamentalisme et terrorisme contribue non seulement à créer et à alimenter les stéréotypes, mais aussi à entraver les aspirations des musulmans à une citoyenneté de première zone : les arrestations de jeunes musulmans soupçonnés à tort de terrorisme se sont ainsi multipliées en Inde. Ce faisant, elles montrent que l’obstruction aux aspirations citoyennes des musulmans émane aussi directement de l’appareil étatique, à travers la police et la justice.

Face à un tel constat, quel rapport les jeunes musulmans réislamisés (dont la pratique intense et visible peut s’apparenter à une forme de « radicalisation » religieuse) nourrissent-ils face à une nation indienne où l’accommodation de leur groupe d’appartenance semble de plus en plus confinée au domaine constitutionnel ? Pour tenter d’y répondre, faisons un détour par leurs constructions de soi et de l’autre, car celles-ci permettent de jeter un éclairage sur leur façon d’appréhender la citoyenneté dans sa dimension affective.

Constructions de soi et de l’autre

Chez les jeunes rencontrés à Bangalore, la réislamisation, caractérisée par la volonté de construction d’un soi pieux et éthique à l’aune de l’islam et conjuguée à une condition minoritaire vulnérable, génère une aspiration à la « distinction de soi », au sens où l’entend notamment Michèle Lamont (2000)[5]. Elle s’opère selon deux acceptions, celle de supériorité morale et celle de démarcation. Cette construction de soi singulière, reflet d’une quête d’estime de soi et de dignité, se traduit notamment par la volonté (partiellement impulsée par les mouvements islamiques) de substituer au prestige reposant sur des critères dominants, tels que la caste ou l’argent, une échelle de valeurs subjectivement plus élevée et plus facilement accessible, construite autour de la piété. La volonté de distinction se manifeste aussi par l’adoption de marqueurs vestimentaires et pileux spécifiques : barbe sans moustache, calotte (topi) et pantalon au-dessus de la cheville pour les hommes, burqa et fréquemment niqab pour les femmes. De plus, l’écrasante majorité des jeunes rencontrés ont cessé certaines pratiques associées à l’influence de l’hindouisme, comme le culte des saints. Ceux qui avaient pour habitude, voire tradition, de participer aux célébrations des fêtes hindoues en faisant exploser des pétards lors de Diwali ou en s’aspergeant de couleurs avec leurs amis hindous lors de Holi, par exemple, ont tous arrêté ces pratiques, même lorsqu’elles n’ont pas une dimension spécifiquement religieuse.

Nonobstant cette volonté de démarcation, force est de constater que, dans la construction d’autrui, les hindous n’occupent pas forcément une place exclusive, tant s’en faut. En effet, conceptions et pratiques témoignent du fait que l’édification des frontières s’élabore avant tout avec « l’autre » musulman qui se décline lui-même en deux catégories. La première inclut le musulman « ordinaire » qui continue à s’adonner aux pratiques dites « populaires » de l’islam. En témoignent les vives désapprobations des jeunes réislamisés rencontrés à l’égard de la fréquentation des sanctuaires de saints, de la célébration de l’anniversaire du Prophète (milad) et des fêtes de saints soufis par les musulmans « ordinaires », alors qu’eux-mêmes ont cessé ces pratiques, dont aucune mention ne figure dans les Textes. De même, ils réprouvent la commémoration de Muharram, une pratique chi’ite, mais qui est également très répandue parmi les sunnites sud-asiatiques (auxquels se joignent aussi des hindous), surtout lorsqu’ils appartiennent aux couches populaires (Jalais 2014). La politique de la différenciation concerne ensuite l’Autre réislamisé, comme le donne à voir la vive concurrence que se livrent entre eux les jeunes issus des divers mouvements islamiques. La construction de frontières symboliques qui en résulte s’observe jusque dans certaines pratiques, comme la prière canonique (accomplie de façon légèrement différente par les jeunes salafistes et objet de vifs débats historiques entre courants islamiques[6]) ou le choix des marqueurs pileux et vestimentaires (barbe avec ou sans moustache et pantalon au-dessus ou au-dessous de la cheville, chez les hommes, selon la volonté ou non de donner à voir que l’on se conforme strictement à une tradition prophétique ; port ou non du niqab, voire de gants et de chaussettes malgré la chaleur, chez les femmes, comme signes emblématiques d’un rigorisme revendiqué). Talal Asad (1986) l’a souligné, l’islam est une tradition discursive dans laquelle les débats (et les tensions qui les accompagnent) sont avant tout internes à l’islam.

Au-delà des débats phénoménologiques et herméneutiques, qu’ils soient internes ou externes au groupe d’appartenance, la réislamisation n’a pas fondamentalement modifié les cercles de sociabilité de la plupart des jeunes rencontrés. Si certains jeunes ne fréquentent plus leurs amis hindous (par manque de temps ou d’affinité, disent-ils), d’autres se réjouissent du fait que la réislamisation n’a pas restreint mais élargi leur cercle amical : outre les anciens amis musulmans et non musulmans, ils se sont fait de nouveaux amis musulmans dans les mouvements islamiques. En contexte indien, un autre exemple représente un bon critère d’évaluation des interactions entre groupes religieux : les échanges de nourriture entre voisins. Les échanges de sucreries (mithai) et autres douceurs, à l’occasion des fêtes islamiques comme ‘Id ou hindoues comme Diwali et Holi, représentent une pratique courante en Inde, du moins dans les villes et les quartiers encore (relativement) peu touchés par la polarisation, comme Bangalore. Nombre des jeunes réislamisés rencontrés poursuivent ces pratiques qui relèvent pour eux de traditions transmises par leurs parents, et qu’ils ne réinterrogent pas nécessairement.

Il ne s’agit naturellement pas d’offrir une vision « irénique », pour emprunter à la terminologie chrétienne, des relations entre groupes religieux à Bangalore, les interactions de voisinage marquées par la poursuite d’échanges ne masquant pas les situations de conflictualité réelles ou symboliques. Parmi les jeunes rencontrés, une poignée d’entre eux évoquent des expériences personnelles de discrimination patente ou latente (dans le milieu professionnel notamment) et la plupart font état des stéréotypes négatifs véhiculés par les médias indiens (que nombre d’entre eux continuent de lire après leur réislamisation). Ils mentionnent aussi leur méfiance à l’égard de certaines institutions comme la police et les cours de justice (hormis la Cour suprême qui, tout comme l’armée, bénéficie d’un certain capital de confiance parmi la plupart des jeunes rencontrés). Il est cependant intéressant de constater que ces représentations à l’égard des médias ou de la police ne les distinguent pas forcément des jeunes musulmans « ordinaires », ni même des autres Indiens, toutes religions confondues. En effet, les arguments critiques invoqués par les jeunes rencontrés ne sont pas seulement liés à des soupçons de communalisme structurel dans la police et les cours de justice, mais aussi à l’éthique et à l’efficacité prévalant dans ces institutions : « les policiers, ce ne sont pas des gens bien. Ils ne sont pas sympas. Ils n’ont aucune discipline […] Les lower courts sont très léthargiques, les gens y sont très corrompus. On n’entend pas ça sur la Cour suprême » (Zahir, ingénieur, Barelwi). Or, ces critiques peuvent aussi être exprimées par d’autres groupes non concernés par la réislamisation.

Lors de mes discussions avec les jeunes réislamisés, nous avons aussi évoqué les rêves d’ici et d’ailleurs, à partir notamment de leurs représentations du pays islamique idéal et d’éventuels désirs subséquents d’y habiter. Or, eu égard aux stéréotypes accolés aux musulmans indiens, il est intéressant de constater que nul ne désigne le Pakistan comme un pays « authentiquement » islamique :

Même si on habite un pays à majorité musulmane, comme le Pakistan par exemple, il n’y a pas de lois islamiques là-bas. Il y a juste des gouvernements soutenus par l’Occident qui ne sont pas intéressés par l’idée que l’islam représente un mode de vie total. Donc, où que nous soyons, nous devons juste nous abstenir des choses qui compromettent nos principes.

Unni, journaliste, sympathisant de la JI

Pour la majorité d’entre eux, l’Inde offre une liberté religieuse suffisante pour satisfaire leurs besoins pieux à l’échelle individuelle et collective. La piété n’étant pas contrariée, elle ne représente pas une variable obérant éventuellement le sentiment affectif d’appartenance et d’attachement à la nation indienne. Si projets migratoires il y a, ils ne sont pas liés à la quête d’une autre nation imaginée comme plus authentiquement islamique.

La satisfaction de ces besoins pieux sur le territoire indien se donne aussi à voir à travers les autorités religieuses et autres référents idéologiques que convoquent les jeunes réislamisés rencontrés. L’islam scripturaliste est habituellement associé à l’islam global, mais, même si plusieurs jeunes se réfèrent ou accordent une certaine importance aux prêcheurs internationaux, leurs principales sources d’autorité religieuse demeurent avant tout des figures locales : chefs spirituels (historiques et/ou contemporains) des mouvements islamiques auxquels ils appartiennent éventuellement et prédicateurs individuels, comme le célèbre Zakir Naik.

Mais qu’en est-il de la sphère politique, au sens plus institutionnel du terme, qui représente un espace privilégié d’observation des pratiques citoyennes ?

Citoyenneté en pratique et pratiques citoyennes

La réislamisation en tant que telle est déjà une forme de politisation en ce qu’elle résulte d’une interrogation des individus sur leur propre conduite et sur leur rapport à eux-mêmes, à autrui et à la société globale. Par la « contre-conduite[7] » (Foucault 2014 : 187-205) qu’elle génère à l’égard de nombre de normes de la société globale (comme la mixité des genres ou le consumérisme), elle implique donc une dynamique de résistance. Toutefois, la réislamisation ne représente pas une variable décisive dans la (non)participation à la sphère politique institutionnelle, qui est l’un des espaces privilégiés où peuvent s’exercer les devoirs citoyens. Il est ainsi remarquable que nombre des jeunes rencontrés à Bangalore ne se différencient guère des autres musulmans, voire des autres Indiens non musulmans. Cette absence de singularité s’observe pour commencer dans leurs conceptions de la politique institutionnelle, à travers les émotions qui gouvernent leurs convictions personnelles et irriguent leurs réactions à des événements spécifiques. Tout comme nombre de musulmans, quel que soit le courant religieux auquel ils se rattachent, et tout comme nombre d’Indiens de façon plus générale (deSouza, Kumar et Shastri 2009), plusieurs jeunes rencontrés portent des jugements tranchés sur le « politique », que certains expriment par des émotions comme le dédain, le mépris, voire l’animosité sans ambages. « Je déteste la politique », « les politiciens sont des ordures », ai-je ainsi fréquemment entendu.

Les événements internationaux impliquant des musulmans ne les laissent d’ailleurs pas indifférents. Sentiments de solidarité et de compassion sont palpables, mais ils sont exprimés par l’invocation d’arguments et de rhétoriques qui, une fois encore, ne les distinguent guère de musulmans « ordinaires », ni même d’opposants laïques aux conflits internationaux, particulièrement lorsque des Américains y sont engagés. En témoignent les arguments centrés sur l’idée que les conflits sont avant tout menés pour défendre des intérêts stratégiques et économiques (« l’Amérique essaie juste d’être une superpuissance » ; « c’est une guerre [en Irak] pour le pétrole »). De même, les théories du complot (comme celles concernant l’attentat du 11 septembre 2001), qui vont bon train, n’ont rien à voir avec la réislamisation, tant elles sont populaires en Inde, au-delà de l’engagement pieux ou de l’appartenance confessionnelle. La violence terroriste est condamnée et rejetée par tous les jeunes rencontrés, nombre d’entre eux priant, à l’annonce d’un attentat, « pour qu’il n’ait pas été commis par des musulmans » (Faiza, étudiante en MBA, membre de la JI). De la même manière, les crimes de Daesh suscitent de vives réactions de distanciation et de réprobation.

Il est également intéressant d’observer chez nombre de jeunes rencontrés une forme de « dépolitisation du jihad », qui perd son sens de « guerre sainte » menée au nom de l’islam pour retrouver sa signification première d’effort vers un but :

Le sens arabe réel du jihad est la lutte. Ça ne veut pas dire « allez vous battre ». Vous devez lutter pour la cause d’Allah, c’est le vrai sens du jihad. Se lever pour la prière du matin est un jihad, ne pas regarder la télé est un jihad, ne pas regarder une jolie fille est un jihad.

Zain, analyste financier, proche du salafisme

Ils sont, par ailleurs, une écrasante majorité à considérer le conflit historique au Cachemire, qui représente la principale pomme de discorde entre l’Inde et le Pakistan, comme une lutte pour un territoire, et non comme un combat pour l’islam : « Au Cachemire, ce n’est pas un jihad, car le jihad doit être pour Allah […] Les Cachemiris veulent un bout de territoire […] Ils n’ont pas l’air d’être intéressés par l’islam […] Ils peuvent être de meilleurs musulmans en restant en Inde » (Yunus, ingénieur, sympathisant de la JI). Ce positionnement reflète celui des musulmans indiens dans leur ensemble, qui ont conservé leurs distances à l’égard du séparatisme cachemiri.

Il est aussi remarquable que le décalage du regard des jeunes réislamisés, à la suite de leur changement religieux, par une confessionnalisation à outrance engendrant une forme de dépolitisation, s’observe aussi dans le jugement porté à l’égard de certains événements politiques nationaux marquants comme la destruction de la mosquée d’Ayodhya en 1992 par des nationalistes hindous ou les pogroms du Gujarat de 2002, orchestrés par des groupes de la même mouvance, qui provoquèrent la mort de près de 2000 personnes, essentiellement musulmanes. Tout en admettant, par exemple, que les pogroms résultaient d’une politique d’État, certains les considèrent comme une punition d’Allah en raison d’un déficit de piété des musulmans ou de pratiques mettant en péril la souveraineté divine (comme le culte des saints). Ces explications attribuant la responsabilité d’une catastrophe (politique ou autre) à l’action spirituelle et morale des victimes elles-mêmes contribuent ainsi à édulcorer implicitement la responsabilité des acteurs politiques (gouvernement, police). De fait, pour la plupart des jeunes rencontrés, la dimension contestataire de la réislamisation ne percole pas dans le champ politique.

Cette faible incidence du changement religieux dans le champ politique se donne aussi à voir lors des élections. Nombre de jeunes rencontrés acceptent le jeu électoral, votant généralement en faveur de candidats sécularistes issus du Parti du Congrès ou de « tout autre parti le moins hostile aux musulmans », et ce, selon leurs choix personnels, la tradition familiale ou encore les instructions du leadership des mouvements islamiques auxquels ils appartiennent. À l’inverse, chez certains jeunes, le mépris du politique atteint de tels seuils qu’ils refusent le jeu électoral, tout comme, une fois encore, nombre d’Indiens de leur génération. Une petite minorité de jeunes rencontrés se distinguent de leurs coreligionnaires « ordinaires », d’autres Indiens et de leurs propres pairs réislamisés en habillant du langage de l’islam leurs critiques du politique. Ils ont ainsi recours à l’islam pour justifier, par exemple, leurs objections face au sécularisme :

Dans le sécularisme, il y a une constitution écrite par des hommes et il faut la respecter. C’est inacceptable selon l’islam […], car l’esprit humain est relatif et ne peut offrir que des réponses relatives […] L’islam est tolérant, mais pas de la même façon que le sécularisme qui affiche sa tolérance […] Il est préférable d’avoir un État régi par la sharia.

Unni

Il en est de même de la démocratie :

En islam, il y a une Loi divine : elle seule a une vraie valeur. Tous les autres systèmes, qu’ils soient démocratiques ou autoritaires, sont tous conçus par les hommes et ne sont donc pas acceptables par l’islam […] De tous ces systèmes, la démocratie est peut-être le plus tolérable par rapport au fascisme et au nazisme.

Unni

Ces critiques relèvent cependant surtout d’une rhétorique circonscrite au champ religieux et moral, sans conséquence politique par des actions contestataires.

En tout état de cause, la pratique politique des jeunes musulmans rencontrés a été jusqu’à présent largement limitée au vote. À l’échelle du pays, la marginalisation et les violences structurelles conjuguées à une déception à l’égard des partis sécularistes comme le Congrès tendent à les maintenir à l’écart du champ politique. Les velléités d’engagement et de mobilisation sont transférées vers le champ religieux et social. Outre leur investissement conséquent dans le religieux, certains des jeunes rencontrés sont engagés dans un travail caritatif, essentiellement en faveur des musulmans, mais dont bénéficient aussi parfois des non-musulmans.

Face à un tel constat, la loi sur la nationalité votée par le Parlement indien en décembre 2019 représente-t-elle un tournant en termes de conduite politique ? Il est trop tôt pour y répondre, mais elle a provoqué de nouvelles formes de mobilisation des musulmans, éclairant d’un jour nouveau — au moins pour les observateurs externes — leur rapport à la nation et à la citoyenneté. On l’a dit, l’articulation étroite entre citoyenneté et sécularisme, telle qu’elle figure dans la Constitution, a été mise à mal par cette loi. Bien que celle-ci ait été suspendue en raison de la pandémie, elle a représenté pour les musulmans un « choc moral[8] », pour reprendre l’expression de James Jasper (1997), bien plus important encore que la destruction de la mosquée d’Ayodhya ou que les pogroms du Gujarat. Cette fois, la citoyenneté des musulmans a été mise en péril non plus sur un plan essentiellement symbolique, comme c’était l’usage jusqu’à présent (à travers la mise en doute de leur loyauté), mais aussi et surtout sur un plan juridique : si cette loi était appliquée, elle ferait courir le risque à des millions de musulmans d’être privés de leur citoyenneté s’ils n’étaient pas en mesure de produire un acte de naissance prouvant leur nationalité. Or, nombre d’Indiens (qu’ils soient musulmans ou non), issus en particulier des classes défavorisées, ne possèdent pas d’acte de naissance, soit parce qu’ils n’en ont pas vu jusque-là l’utilité, soit parce que ces documents ont été emportés par des inondations ou perdus lors d’expropriations ou d’autres catastrophes (Mohammad-Arif et Naudet 2020a).

En tout état de cause, le passage de cette loi a provoqué des mobilisations d’une ampleur sans précédent à travers tout le pays, rassemblant musulmans et non-musulmans. Compte tenu de la situation sanitaire, il ne m’a pas été possible de mener des enquêtes de terrain sur cette question auprès des jeunes réislamisés que je connais. Mais les abondantes images qui ont circulé dans la presse et sur les réseaux sociaux ont montré une présence importante de musulmans arborant les signes distinctifs du revivalisme islamique, comme les pantalons au-dessus de la cheville, les barbes sans moustache et certains types de voilement (abaya et hijab) importés du Moyen-Orient. Tout porte donc à croire que des personnes réislamisées, et, partant, gagnées par une interprétation rigoriste du religieux, étaient nombreuses parmi les manifestants[9]. L’indignation et le ressentiment accumulés depuis l’indépendance, conjugués avec la crainte immédiate de se voir juridiquement dépossédé de sa citoyenneté, expliquent probablement ce phénomène inégalé par son ampleur depuis le mouvement pour le Califat des années 1919-1924[10]. Son caractère historique et original réside cependant surtout dans les causes de cette mobilisation. Depuis l’indépendance, les musulmans, qu’ils soient ou non réislamisés, s’étaient presque exclusivement mobilisés autour de questions relatives au religieux (affaire Rushdie, caricatures du Prophète) ou associées au religieux (affaire Shah Bano de 1986[11]). Or, cette fois, la proclamation de l’attachement à la citoyenneté indienne a été au coeur du mouvement, donnant à voir des musulmans brandissant non pas le Coran (comme c’est généralement le cas dans les mobilisations collectives), mais la Constitution indienne[12]. Le symbole le plus éminent de ces mobilisations est incontestablement « Shaheen Bagh », du nom d’un quartier de Delhi que des milliers de personnes occupèrent semaine après semaine, dans un froid vif, en brandissant des pancartes et en chantant des poèmes et des slogans marquant leur attachement à la nation indienne. Les manifestants incluaient une proportion considérable de femmes musulmanes « ordinaires » et, vraisemblablement, réislamisées à en croire leurs marqueurs vestimentaires[13].

Ces mobilisations largement pacifiques de musulmans clamant leur indianité vont à l’encontre des arguments habituellement convoqués par les nationalistes hindous pour justifier leur politique de redéfinition de la citoyenneté. Outre l’assertion que les musulmans représentent des ennemis de l’intérieur, leur régime de justification repose notamment sur l’idée que la puissance de l’islamité des musulmans affaiblit, voire anéantit, leur sentiment national. Par là même, les nationalistes hindous renversent d’une certaine manière l’argument du citoyen de seconde zone, comme si ce statut évoquant une marginalisation d’État relevait en fait du choix délibéré d’un groupe de n’accorder au sentiment d’appartenance à la nation qu’une place secondaire dans la construction de soi. Or, l’indignation des musulmans qui a accompagné ces mobilisations, même lorsqu’ils étaient manifestement influencés par le revivalisme islamique, a mis à mal ce dispositif discursif.

Conclusion

L’exemple des jeunes réislamisés de mon échantillon montre que la congruence entre l’appartenance à une minorité stigmatisée et un régime d’intensité religieuse marqué par une piété visible et affirmée peut contrarier les ambitions citoyennes, en amplifiant, par exemple, les risques de discrimination et les doutes sur leur loyauté. En revanche, le croisement de ces variables ne semble pas obérer de façon significative le sentiment d’appartenance et d’identification à la nation indienne : outre la présence séculaire de l’islam en Inde qui fait que le pays est intimement pensé comme patrie, au-delà des courants religieux, d’autres raisons résident dans le fait que l’État non seulement continue de garantir aux musulmans l’égalité des droits politiques, mais leur offre aussi (ce qui est crucial pour des jeunes gagnés par le revivalisme religieux) les moyens de vivre leur piété en toute liberté. En tout état de cause, l’exemple assez radical de jeunes réislamisés donne à voir qu’une identification marquée à une religion autre que la religion dominante dans le pays, quand bien même elle conditionnerait une grande partie du quotidien des intéressés, n’influe pas de façon significative sur leurs conceptions et leurs pratiques citoyennes, comme le montrent notamment le rapport au politique et au vote. En matière de conceptions et de pratiques, incluant la loyauté et les obligations, les jeunes réislamisés ne diffèrent guère de leurs coreligionnaires « ordinaires », ni même des autres Indiens non musulmans.

Toutefois, la politique de « hindutvaisation » de l’Inde connaît une accélération ininterrompue depuis le second mandat de Modi. Au Karnataka (État dont Bangalore est la capitale), un nouveau conflit opposant des étudiantes voilées et leurs universités a récemment éclaté : plusieurs d’entre ces dernières ont du jour au lendemain fermé leurs portes aux jeunes femmes arborant un hijab[14]. Non seulement cette interdiction est anticonstitutionnelle, mais elle représente surtout l’une des premières menaces directes contre la liberté religieuse des musulmans indiens. Même si elle n’a pas (encore) été validée par l’appareil législatif, elle s’inscrit dans un contexte où l’humiliation de la minorité musulmane représente un pilier central de la politique de « hindutvaisation » du pays[15] : en témoigne un autre exemple récent, celui de la création d’une fausse application[16] qui propose d’acheter des femmes musulmanes aux enchères comme esclaves[17]. Les effets à terme sur les musulmans sont pour l’heure peu prévisibles, mais le sentiment d’indignation semble si largement partagé parmi eux qu’une fois encore il n’est pas certain que le régime d’intensité religieuse représente une variable significative influant sur le mode éventuel de (non-)mobilisation.