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Introduction. Histoire de la citoyenneté en Inde

La promesse du combat pour l’Indépendance en Inde, que reflète la Constitution rédigée par l’Assemblée constituante entre décembre 1946 et janvier 1950, était celle de la transformation d’une société profondément hiérarchique par l’instauration d’une communauté civile d’égaux. Cela impliquait, comme le dit Niraja Gopal Jayal dans son ouvrage Citizenship and its Discontents: an Indian History, « une idée radicale de la citoyenneté » (2013 : 24) selon laquelle les individus sont les porteurs de droits civils, politiques et sociaux égaux et sont soudés entre eux en une communauté politique, quelles que soient leur ethnicité, leur parenté et leurs autres affiliations. Cet idéal fut compromis dès le début, au sein de l’Assemblée constituante, par les controverses au sujet du statut légal de la citoyenneté — c’est-à-dire qui aurait le droit d’appartenir formellement à la communauté civique — et au sujet de la nature et des termes de cette appartenance à la communauté. La Constitution qui fut promulguée en janvier 1950 renfermait un compromis sur les droits économiques et sociaux, selon lequel ces derniers n’étaient pas reconnus au titre des Droits fondamentaux — qui comprenaient les droits civiques et politiques —, mais étaient relégués dans ce que l’on appelait les « Principes directeurs ». Il s’agit effectivement d’injonctions adressées à l’État pour qu’il fasse de son mieux, et elles ne peuvent donner lieu à des poursuites judiciaires. Il aura fallu attendre ce siècle pour qu’une loi soit votée — à la suite d’importants efforts d’activistes de la société civile —, définissant les droits légaux à la subsistance (nourriture et travail) et à l’éducation (Ruparelia 2013). La Constitution cherchait également à atteindre un délicat équilibre, comme l’explique Jayal, entre la citoyenneté individuelle et la reconnaissance des communautés, s’efforçant ainsi de parvenir à un compromis entre l’idée d’une citoyenneté universelle et ce qu’Iris Marion Young a plus tard qualifié de « citoyenneté en fonction du groupe » (Young 1989) — selon laquelle des droits différenciés visent à répondre aux désavantages propres à différents groupes. La Constitution cherchait à répondre aux désavantages historiques, relevant du système de castes, d’importants groupes de la société indienne, et à garantir les droits particuliers des minorités. Ces mesures de discrimination positive pour les Castes répertoriées [Scheduled Castes, SC], les Tribus répertoriées [Scheduled Tribes, ST] et les « Autres classes en retard » [Other Backward Classes, OBC], et pour les droits des minorités ont continué d’être un terrain de discordes acharnées et parfois violentes ; ainsi que l’atteste Jayal dans son ouvrage, « la seconde moitié du 20e siècle […] a démontré la fragilité du consensus constitutionnel et l’érosion constante de l’idéal civique qui l’avait inspiré » (2013 : 24).

Ce bref résumé de l’histoire de la citoyenneté en Inde postcoloniale nous sert à mettre en exergue ce qu’avait signalé Anupama Roy dans son étude de la citoyenneté en Inde (Citizenship in India), à savoir que la citoyenneté est « une condition qui n’est liée par rien, changeante et toujours incomplète » (2016 : xv) et qu’il s’agit, comme elle le dit aussi, « d’un champ de bataille en perpétuelle reconfiguration » (2016 : 157). C’est ce champ de bataille qui est éclairé — ainsi que le montrent très bien les contributions à ce numéro thématique — par les études anthropologiques de la citoyenneté. Celles-ci ont pour préoccupation centrale, comme le disait la rédactrice d’une anthologie sur ce sujet, « la façon dont nous vivons avec les autres dans une communauté politique » (Lazar 2013 : 1). L’anthropologie de la citoyenneté se préoccupe de la façon dont les individus se rapportent à l’État dans leurs pratiques quotidiennes, et de la façon dont, par cette manière de se rapporter à celui-ci, ils sont aussi concernés par les autres. L’un des thèmes importants des études sur la citoyenneté en Inde se reflète dans le titre de cet essai, « Citoyens, clients ou quémandeurs ? ». Ces termes renvoient tous aux différentes façons qu’ont les individus de se rapporter à l’État et d’être en relation les uns avec les autres. L’idéal est que les individus puissent approcher l’État et puissent s’attendre à être traités par les agents de l’État de façon égalitaire, indépendamment des autres aspects de leur identité. Autrement dit, qui ils sont ne devrait pas avoir d’importance s’ils sont citoyens, et il devrait y avoir un sentiment de solidarité entre les membres de la communauté civique. En pratique, cependant, un très grand nombre d’Indiens sont « marqués » d’une manière ou d’une autre, en particulier en raison de leur statut socioéconomique (lorsqu’on peut les étiqueter comme étant « sous le seuil de pauvreté », par exemple, ou comme des « habitants de bidonvilles »), de leur caste (SC, ST ou OBC) ou de leur religion, et ces marqueurs influencent leurs relations avec l’État et avec les autres. Le fait que l’État ait « marqué » ou sélectionné différents groupes pour leur conférer un traitement particulier a fini par durcir les exclusions — et par diminuer la communauté civique — et l’on a pu dire que c’étaient les individus non marqués qui bénéficiaient des privilèges de la citoyenneté (Jayal 2013 : 18). En pratique, également, de nombreux Indiens se rapportent à l’État et aux autres en tant que clients d’intermédiaires plus ou moins puissants. Puis il y a aussi ceux qui « n’approchent pas l’État en tant que citoyens ayant des droits, ni même en tant que clients d’un régime de protection, [mais plutôt] en tant que quémandeurs dans un marchandage terriblement déséquilibré », ainsi qu’on a pu le dire des habitants d’un bidonville de Delhi :

Ce déséquilibre est défini par leur extrême vulnérabilité et par la menace constante de l’expulsion, et il se reproduit quotidiennement par la surveillance, les actions de harcèlement et les évictions constamment effectuées par les agents de l’État […].

Banda et al. 2014 : résumé

Revendication de la citoyenneté et signification de la médiation

J’ai fait un jour une expérience déterminante dans le cadre d’une recherche comparative que j’avais entreprise avec des collègues spécialistes de l’Amérique latine, dans laquelle nous comparions la participation politique — comprise au sens large, en tant que participation à la résolution de problèmes de la vie publique (comme assurer l’accès aux services urbains de base) autant qu’à la vie associative et aux politiques électorales — à Delhi, à Sao Paulo et à Mexico. Notre argument était que

les capacités des individus de déclencher une action gouvernementale pour résoudre des problèmes concrets affectant leur bien-être représent[aient] une dimension constitutive de la citoyenneté, et, de ce point de vue, les différences entre les sociétés et les groupes sociaux entraîn[aient] des implications considérables pour la qualité et l’étendue de la citoyenneté.

Harriss 2006 : 450

À Delhi, nous avons découvert que plus de la moitié de la population, d’après les évaluations de nos échantillons, s’engageait dans la résolution de problèmes publics, et que ceux qui vivaient dans les zones de bidonvilles (jhuggi jhopris) étaient considérablement plus susceptibles que les autres d’avoir été impliqués dans de telles actions. Les gens s’efforçaient cependant rarement de résoudre les problèmes de leur propre chef. Ce n’est que dans 7 % des cas que les habitants de Delhi approchaient les agences gouvernementales individuellement, et ils entreprenaient en général ce type d’action en compagnie d’autres personnes, amis et voisins — tandis qu’à Sao Paulo, comme nous l’avons découvert, les gens s’efforçaient très communément (48 % des cas) de résoudre leurs problèmes seuls (et cela était vrai également des pauvres de Buenos Aires, dont l’attente qu’impose leur quête de subsides de la sécurité sociale a fait l’objet d’une étude de Javier Auyero [2011]).

Mes collègues spécialistes de l’Amérique latine ont trouvé très étonnante la façon de faire des gens de Dehli, mais pas moi, qui repensais au grand nombre de fois où j’avais eu affaire à l’administration en Inde, lorsque j’y observais ceux qui étaient clairement marqués comme « pauvres » ou de « basse caste » et leurs difficultés à parvenir à se faire entendre. Les nombres sont parlants. Ce qui était aussi très frappant dans nos découvertes au sujet de Delhi comparativement aux deux villes d’Amérique latine, c’est que l’approche de la résolution des problèmes faisait intervenir bien plus fréquemment des médiateurs ou des « courtiers » des partis politiques, et des « grands hommes » ou des « patrons » (notamment des pradhans, chefs informels des bidonvilles, qui ont en général des liens avec l’un ou l’autre des plus grands partis). Il paraissait évident que les différences entre les deux villes latino-américaines et Delhi pouvaient s’expliquer, du moins en partie, par les niveaux bien plus élevés d’alphabétisation et d’éducation dans les deux premières (plus particulièrement à Sao Paulo). Les capacités limitées de nombreuses personnes à Delhi signifiaient que leur relation avec l’État était celle de « clients » ou de « quémandeurs » plutôt que de citoyens. Un autre facteur pouvant entrer en compte dans les différences entre les villes latino-américaines et Delhi est peut-être que relativement moins de gens sont « marqués » dans les premières.

Les distinctions que j’ai évoquées reflètent la distinction plus grande qu’a effectué Partha Chatterjee entre la « société civile » et la « société politique ». Ainsi qu’il le formulait, la plupart des Indiens

ne sont que très faiblement […] des citoyens détenteurs de droits tel que l’imaginait la Constitution. Ils ne sont par conséquent pas véritablement membres de la société civile [sphère dans laquelle les gens se rassemblent librement en tant que citoyens ayant les mêmes droits] et ne sont pas considérés comme tels par les institutions étatiques.

2004 : 38

La société civile, selon Chatterjee, est « restreinte à de petits ensembles de citoyens bien équipés culturellement » (2004 : 41), tandis que les gens tels que ceux des jhuggi jophris de Delhi sont les sujets de la gouvernance, se rapportant à l’État en tant que groupes marqués ou, ainsi que l’a formulé Chatterjee, en tant que « populations » définies — telles que « habitants des bidonvilles ». Ces « populations » font l’objet des politiques et des contrôles de l’État. Celles qui sont ainsi définies luttent pour que l’État entende leurs revendications, parfois par des moyens « contraires au bon comportement civique » (2004 : 40), voire techniquement illégaux, comme l’occupation de terrains publics pour voir se concrétiser leurs droits à un espace de vie et au bien-être. C’est la sphère des politiques subalternes que Chatterjee appelait la « société politique ». Bien que dans certains cas il puisse être tentant de les assimiler à des espaces physiques, comme lorsque nous envisageons la séparation entre les espaces résidentiels protégés de la classe moyenne et les basti des Dalit qui leur sont extérieurs, ces concepts de « société civile » et de « société politique » sont des idées qui aident à penser, ou des appareils heuristiques — comme le dit Sanjeev Routray (2014). Ce sont des idées qui portent sur les différentes façons dont les gens se rapportent à l’État et on ne devrait pas les comprendre en termes rigidement binaires. D’après Chatterjee, la plupart des actions de la société civile consistent en revendications de justice et de responsabilité de l’État, mais nous ne devrions pas éluder le fait que la société politique a un « côté obscur », ainsi que l’a montré Nicolas Martin dans une étude sur les politiques rurales au Penjab (Pakistan) : les liens entre « patron » et « client » qui caractérisent aussi la « société politique » « sapent en réalité la citoyenneté et la démocratie en privatisant de fait l’accès à l’État et le contrôle de celui-ci » (2014 : 420). Bien que le clientélisme puisse permettre à quelques pauvres d’accéder aux ressources de l’État, Martin a découvert qu’il avait pour principale conséquence de renforcer le pouvoir de l’élite et de miner les prestations des services publics au détriment du bien-être de la majorité.

La question que je pose, « citoyens, clients ou quémandeurs ? », est implicite dans les recherches récentes d’Adam Auerbach (2016, 2019) dans les bidonvilles des cités moins importantes de Bhopal (Madhya Pradesh) et de Jaipur (Rajasthan), ainsi que dans les recherches de Gabrielle Kruks-Wisner dans les campagnes du Rajasthan (2018). À Bhopal et à Jaipur, Auerbach a découvert, comme moi à Delhi, que les habitants des bidonvilles n’attendaient pas « passivement que les biens et les services publics découlent des droits acquis des citoyens », mais s’activaient à les exiger de l’État (2019 : 223), et qu’au coeur de leurs actions se trouvaient des chefs informels des bidonvilles. Seulement 12 % des répondants d’un large échantillon élaboré à partir d’un grand nombre de bidonvilles pensaient qu’ils pouvaient arriver à quelque chose en se rendant eux-mêmes dans un bureau gouvernemental. Plutôt que de s’en charger eux-mêmes, ou de s’engager dans une contestation collective, les gens présentaient beaucoup plus fréquemment leurs revendications en groupes sous la houlette de chefs informels, tels qu’un ami d’Auerbach qui était enseignant dans une école privée. Ces chefs informels — qui sont en général alphabétisés et ont reçu au moins un peu d’instruction formelle, et qui peuvent avoir eu une certaine expérience de la bureaucratie — prennent leur place, en échange de quelque compensation matérielle et d’un certain prestige social, et ils sont en concurrence pour s’attirer des partisans en faisant la preuve de leur efficacité. En général, il ne s’agit pas de patrons qui exigent la loyauté au moyen de la dépendance (Auerbach et Thachil 2018). À l’instar des pradhans des bidonvilles de Delhi, ils sont liés à des réseaux de partis politiques où ils ont souvent une place éminente. Auerbach a voulu élucider pourquoi l’accès aux biens et aux services fondamentaux différait considérablement entre des bidonvilles comparables par ailleurs, et il a découvert que la réponse résidait dans les différences de densité des réseaux liés aux partis politiques : les habitants des bidonvilles disposant de réseaux denses parmi les membres de partis pouvaient présenter plus efficacement leurs requêtes à l’État. Auerbach en a conclu que les habitants des bidonvilles « s’engagent dans des formes “actives” de citoyenneté, qui vont au-delà du fait de voter aux élections, depuis la constitution d’associations de quartier jusqu’aux requêtes habituelles qu’ils présentent à l’État » (2019 : 228). En même temps, il reconnaît les limites de cette citoyenneté « active » qui est fragmentée en fonction des quartiers. Elle peut procurer des bénéfices à la localité, mais elle n’aboutit pas à des demandes collectives de changement programmatique. Le verre de la citoyenneté est à moitié plein, au mieux, et, pour les occupants des bidonvilles, la concrétisation de leurs droits dépend dans une proportion considérable de la médiation de leurs chefs qui agissent comme des courtiers auprès des organismes étatiques (ce qui rappelle l’argument de Martin [2014] sur la façon dont le clientélisme sape l’unité politique des classes les plus basses).

Kruks-Wisner définit la citoyenneté active à peu de chose près de la même façon qu’Auerbach, c’est-à-dire comme « les pratiques quotidiennes au moyen desquelles les citoyens négocient leurs droits sociaux vis-à-vis de l’État. La citoyenneté, en ce sens, est à la fois un statut (un ensemble de droits) et un exercice (un ensemble de pratiques) » (2018 : 9). Elle remarque cependant des différences très importantes entre le Rajasthan rural et les bidonvilles de Jaipur et de Bhopal, dont elle discute dans un article co-rédigé avec Auerbach (2020). Elle mentionne que près de 50 % des ruraux interrogés dans ses sondages lui ont affirmé être plutôt assurés, en tant qu’individus, d’obtenir des réponses des agences gouvernementales — pourcentage quatre fois plus élevé que dans les bidonvilles du Rajasthan urbain. Les gens de la campagne avaient également des attentes beaucoup plus élevées envers l’État que leurs homologues des villes, et il était beaucoup moins probable qu’ils se reposent sur des intermédiaires pour approcher l’État. Les différences entre le Rajasthan rural et urbain, argumentent les auteurs, tiennent à la relative « épaisseur » de l’État dans les régions rurales : le gouvernement y consacre relativement plus d’argent pour les dépenses sociales, et ses services y sont plus importants (d’où les attentes plus élevées des gens du monde rural) ; la décentralisation du gouvernement est bien plus profonde dans les villages que dans les villes (les circonscriptions urbaines ont des populations bien plus nombreuses que les gram panchayats[1], aussi les gens des villages ont-ils plus facilement accès au gouvernement — celui-ci est, en ce sens, « plus proche » d’eux) ; et les partis politiques sont moins fortement organisés dans le Rajasthan rural. Je reviendrai sur ces points au moment de présenter mes arguments sur le pouvoir infrastructurel de l’État.

Bien que les Rajasthanis de la campagne se reposent moins sur le rôle d’intermédiaires des chefs locaux et des partis politiques que les gens des bidonvilles, ce rôle d’intermédiaire conserve son importance, et peut-être encore davantage dans d’autres régions du pays où le système du panchayati raj[2] est moins bien implanté et où les partis politiques sont moins fortement organisés. Les différentes façons de présenter les revendications citoyennes dans la société rurale, et leurs implications, sont éclairées par les recherches ethnographiques dans les villages de l’État du Tamil Nadu de Grace Carswell et Geert De Neve, qui ont travaillé sur le terrain pendant plus d’une décennie. Eux aussi relèvent que les villageois ordinaires sont tout sauf passifs lorsqu’il s’agit de leurs droits. Les deux auteurs se penchent plus particulièrement sur la façon dont les gens négocient la paperasse qui est l’interface entre eux et la bureaucratie de l’État. La paperasse fournit la preuve matérielle de leurs revendications de citoyenneté et devient « constitutive des relations sociales et politiques et, en fin de compte, de la citoyenneté elle-même ». La médiation politique qui entoure « la paperasse et la bureaucratie », cependant, « génère une hiérarchie de citoyens plutôt qu’une citoyenneté égale pour tous » (2020 : 495). Carswell et De Neve expliquent comment les villageois — et ils se préoccupent surtout des basses castes, des pauvres et des femmes — s’assurent d’obtenir et d’utiliser : des cartes de rationnement ; les cartes Aadhaar (sur lesquelles figurent le numéro d’identification unique d’un citoyen de l’Inde et des informations biométriques vérifiées, et qui sont de plus en plus indispensables pour avoir accès aux services gouvernementaux) ; les cartes de travail, nécessaires pour obtenir du travail et un revenu sous le régime de l’Assurance nationale d’emploi rural Mahatma Gandhi ; les cartes d’électeurs ; et les certificats de résidence et de communauté qui sont essentiels pour accéder à de nombreux autres programmes gouvernementaux. Pour obtenir ces documents, les gens doivent présenter des demandes, remplir des formulaires et très souvent s’assurer d’être recommandés. Dans tout cela, le président du panchayat joue un rôle essentiel, apparaissant comme un personnage central des récits collectés par les anthropologues. Beaucoup de choses, par conséquent, dépendent des relations des individus avec le président, et, dans ces relations, leurs réseaux personnels, leur caste, leur affiliation politique et l’endroit d’où ils sont originaires dans le panchayat ont tous leur importance. L’une des informatrices des anthropologues leur avait raconté une interaction avec le président, qu’elle avait rencontré avec ses amis, et qui lui avait dit d’emblée « je ne vous connais pas » et d’autres remarques humiliantes, refusant ainsi tout net de reconnaître leur citoyenneté. Les démarches administratives ont une gigantesque importance dans la vie des pauvres, aussi sont-elles associées à l’incertitude et à l’insécurité, et elles suscitent des sentiments d’angoisse et souvent d’humiliation. La méconnaissance de la façon dont fonctionne l’administration « place les gens ordinaires dans la dépendance du bon vouloir des médiateurs locaux » (2020 : 504), ce qui conforte souvent les relations clientélistes. Carswell et De Neve en arrivent à l’importante conclusion qui suit (et qui rappelle à nouveau l’argument de Nicolas Martin au sujet du « côté obscur ») :

Nous nous interrogeons sur la capacité de la société d’élargir les libertés, de produire des citoyens à part entière et détenteurs de droits, et de faciliter l’accès des pauvres et des gens des basses castes aux programmes étatiques de bien-être social. Le rôle de l’intermédiation politique est ambivalent, c’est le moins que l’on puisse dire […] elle reproduit des dépendances et des inégalités le long des lignes de castes, de localités et d’affiliations politiques, entre autres.

Carswell et De Neve 2020 : 510

Des recherches ethnographiques menées dans les quartiers pauvres de Delhi, dont les habitants sont nombreux à être presque tous les jours menacés d’expulsion, parviennent à la même conclusion. Sanjeev Routray présente une analyse des difficultés des gens qui se débattent pour prouver leur identité et la validité de celle-ci, et il attire l’attention sur le fait que les actions des petits employés de bureau peuvent rendre les gens « illisibles » pour l’État, car leurs noms figurent sur différentes listes ou en disparaissent, peut-être parfois à cause d’erreurs d’épellation des noms :

[…] les échelons les plus bas de l’administration locale tirent profit d’une documentation lacunaire ou inexacte, qui résulte souvent de la propre irresponsabilité de l’administration. Toute une foule d’acteurs informels peut alors intervenir, y compris différents « courtiers », des personnes clés dans des bureaux locaux et des chefs autoproclamés. Les dossiers et les cas individuels sont tranchés, les bénéfices pécuniaires s’accroissent et l’on parvient à divers accords, qui peuvent alors procurer un certain répit aux pauvres des villes. Ces intermédiaires entretiennent une culture de la dépendance et peuvent être contrariés si les pauvres essaient d’avoir accès à ces services de leur propre initiative […] [leur rôle] est ambigu. D’un côté, grâce à leurs relations et à leurs services de bienfaisance, ils procurent aux pauvres des documents importants. D’un autre côté, en se posant en individus indispensables, ils créent une atmosphère de dépendance qui contribue à appauvrir encore davantage les pauvres.

Routray 2014 : 2304

Parmi ces intermédiaires, les pradhans, chefs locaux autoproclamés, parfois représentants d’une localité élus de façon informelle (car les chefs locaux peuvent également se trouver dans les bidonvilles de Bhopal et de Jaipur, d’après l’étude d’Auerbach), sont des acteurs de premier plan. Leurs compétences et leur connaissance des arcanes de la bureaucratie locale peuvent leur conférer autorité et respect, mais les habitants dépendent d’eux, et leur rôle est à double tranchant. Ils ont certes une utilité lorsqu’ils rendent l’administration locale plus réactive aux besoins des gens. Saumitra Jha, Vijayendra Rao et Michael Woolcock, qui ont également étudié les bidonvilles de Delhi, affirment ainsi que les habitants de ces bidonvilles « bénéficient d’un remarquable accès aux politiciens et aux autres fonctionnaires du gouvernement » grâce à la médiation des pradhans, et ces trois auteurs se sont réjouis d’entendre la voix des pauvres « dans le discours démocratique » (2007 : 244). Par contre, cette façon de faire permet également aux pradhans d’exploiter les autres, comme le montre Routray, et il existe une hiérarchie de la citoyenneté. Exactement comme l’ont fait remarquer Martin, et Carswell et De Neve, « le rôle de l’intermédiation politique est ambivalent, c’est le moins que l’on puisse dire […] ».

Cependant, Routray montre que les pauvres négocient avec l’État dans les termes moraux de la redistribution, et, ainsi que Veena Das l’a affirmé, l’État peut permettre des revendications de vie biologique — « des revendications dérivant d’idées confuses au sujet de la préservation de la vie qui lient les résidents et l’État » (2011 : 324) — qui priment sur les revendications formelles de la loi. Encore une fois selon Das, et comme le montrent également les travaux de Routray ou ceux de Carswell et De Neve, « la citoyenneté est une revendication plutôt qu’un statut » (2011 : 320), et une revendication qui fait toujours l’objet de négociations.

Dans toutes les études que j’ai mentionnées ici, on remarque un élément sous-jacent, à savoir que la faible alphabétisation rend difficile pour de nombreuses personnes de l’Inde tant urbaine que rurale la négociation avec l’État dans le but de concrétiser leurs revendications en tant que citoyens. L’État leur est moins « lisible » qu’il ne devrait l’être. On peut affirmer que le plus scandaleux des échecs de l’État indien, durant les années qui ont immédiatement suivi l’Indépendance, fut son incapacité d’honorer l’engagement de la Constitution (bien que présent seulement parmi les Principes directeurs) de parvenir à une éducation universelle en 1960. L’indifférence des élites politiques pour l’éducation de base est à présent bien attestée (la référence classique à ce sujet reste Weiner 1991). De là, en grande partie, la nécessité de se reposer sur l’intermédiation de ceux qui disposent d’un peu plus d’instruction et de quelque capital culturel et politique, fait que Routray et moi en ce qui concerne Delhi, Auerbach dans les plus petites villes de Bhopal et de Jaipur, et Carswell et De Neve pour le Tamil Nadu rural — ainsi que d’autres chercheurs (voir par exemple Krishna 2007) — avons tous observé. Kruks-Wisner, au sujet du Rajasthan rural, fait remarquer que « ceux qui franchissent les frontières des castes, des quartiers et des villages [selon toute vraisemblance ceux qui sont les plus instruits] ont, toutes choses étant égales par ailleurs, plus de probabilités de présenter des revendications à l’État » (2018a : 124). L’importance de l’alphabétisation et de l’éducation pour les possibilités de la citoyenneté a d’ailleurs été signalée de manière frappante par Irene Pang, dans une étude ethnographique comparative sur les ouvriers du bâtiment à Beijing et Delhi (2020).

Pouvoir infrastructurel et citoyenneté en Inde

Pang a étudié les luttes des ouvriers de ces deux villes lorsqu’ils cherchaient à obtenir la garantie du paiement de leurs salaires — un problème généralisé dans les deux cas — et elle a découvert que les ouvriers de Beijing, dans ces luttes, ont davantage de possibilités et de capacités de mobilisation dans les espaces de la société civile (le locus de la citoyenneté dans l’analyse de Chatterjee) que leurs homologues de Delhi :

Les ouvriers de Beijing sont capables d’activer des réseaux parmi leurs parents et dans l’industrie pour en faire des réseaux de mobilisation efficaces (dans des évènements de contestation au sujet du travail) [tandis que] les ouvriers de Delhi, en général, ne se mobilisent pas pour se battre pour leurs droits et, même lorsqu’ils le font, ils sont exclus des réseaux étendus de la société civile, qui comprennent des ONG, des avocats et des activistes.

2020 : 3

Ce fait est troublant, dit-elle, si l’on considère l’abondance de la documentation sur l’autoritarisme du gouvernement chinois et la répression qu’il exerce sur l’activisme social, tandis qu’en Inde, il existe au contraire des rapports sur des groupes subordonnés capables de concevoir des formes de mobilisation novatrices. Il s’avère que la réponse à cette énigme tient beaucoup aux différences entre la Chine et l’Inde sur le plan de ce que le sociologue Michael Mann appelle le pouvoir infrastructurel de l’État, dans lequel le réseau des services étatiques centralisés et le niveau d’alphabétisation de la population jouent un rôle important, ainsi que les systèmes de communication, de transport, et de réglementations. Le pouvoir infrastructurel, par lequel l’État pénètre la société, implique un certain type de relation de coopération entre les citoyens et l’État. Cependant, comme l’explique Mann, « le pouvoir infrastructurel est une voie à double sens : il permet aussi à des parties de la société civile de contrôler l’État » (1993 : 59). Tant en Chine qu’en Inde, l’État dispose d’un considérable « pouvoir despotique », selon l’expression de Mann — ce qui signifie que l’élite étatique a reçu le pouvoir d’entreprendre diverses actions sans en référer à la société civile —, mais l’État chinois a un plus grand pouvoir infrastructurel que celui de l’Inde. Il semble possible — si l’on pense à la comparaison que faisaient Auerbach et Kruks-Wisner —, aussi paradoxal que cela puisse paraître, que l’État indien exerce un plus grand pouvoir infrastructurel sur la société rurale en raison de la prestation relativement plus importante de services de bien-être social et du contact plus étroit avec la population que procure la plus grande décentralisation du gouvernement local.

Le fait qu’ils soient plus alphabétisés, les technologies de la communication déployées par l’État et une infrastructure étatique locale profondément implantée permettent aux ouvriers de Beijing de « situer l’État, d’y accéder et de lui présenter leurs demandes », tandis que les ouvriers de Delhi « éprouvent de grandes difficultés à établir un contact direct avec l’État », d’une part parce qu’il leur est « illisible » (ce qui a à voir avec la « distance » observée par Auerbach et Kruks-Wisner) et d’autre part en raison de leur faible niveau d’alphabétisation (2020 : 4). Il est entendu que le pouvoir infrastructurel de l’État chinois à Beijing engendre le pouvoir de l’État, mais il « procure aussi des lieux d’interface entre l’État et les citoyens qui permettent aux citoyens de présenter leurs demandes à l’État » (2020 : 42), et les ouvriers de Beijing « faisaient preuve d’un niveau plus élevé de conscience de leurs droits, étaient mieux préparés à la contestation pour les obtenir et étaient également plus susceptibles de présenter publiquement leurs exigences à leur employeur ou à l’État » (2020 : 15), en s’organisant eux-mêmes et en créant leurs opportunités de réseaux. Pang n’a rien trouvé de tel à Delhi. Elle s’était liée d’amitié avec un homme qu’elle appelle Ram, un maistri, qui, avec les ouvriers qu’il employait, n’était capable « ni de se mobiliser en raison de leur réseau limité, ni d’avoir accès au réseau plus étendu de la société civile comprenant des organisations formelles et des activistes » (2020 : 34). Ram avait présenté son cas — concernant le non-paiement de salaires — devant le Bureau du travail du district, mais rien n’avait été fait parce qu’il n’avait pas correctement suivi la procédure administrative. Pang a essayé pendant huit mois d’aider Ram en passant par une longue chaîne d’ONG, d’avocats et d’activistes, mais ce dernier ne put finalement obtenir de l’aide qu’auprès d’un soi-disant syndicat qui était en réalité une agence de courtage à but lucratif. Tandis que les ouvriers de Beijing s’organisent eux-mêmes, se basant sur des réseaux informels de l’industrie, Ram et ses ouvriers n’ont jamais rien tenté qui y ressemble, même alors qu’ils étaient exclus des réseaux formels de la société civile qui, bien qu’ils s’efforcent effectivement de plaider la cause des ouvriers du bâtiment et de faire campagne pour leurs intérêts, en font très peu pour des cas comme celui de Ram. Les actions de ces réseaux ne sont pas insignifiantes, et elles ont abouti à des changements législatifs qui ont permis notamment de créer des commissions d’aide sociale pour les ouvriers du bâtiment (voir Agarwala 2013), mais, pour un homme tel que Ram, la question était de savoir si « sa revendication légitime à des droits socioéconomiques fondamentaux » (Pang 2020) était même seulement recevable. La question plus large est de savoir si les actions en justice constituent une stratégie efficace pour le changement social (si, par exemple, le droit à l’éducation, sur lequel l’Inde a légiféré en 2009, peut effectivement être juridiquement entendu pour la vaste majorité des Indiens).

Conclusion

L’étude ethnographique de Pang nous procure de forts indices corroborant l’affirmation de Jonathan Parry dans son étude magistrale du travail industriel en Inde, basée sur des années de recherches ethnographiques dans les aciéries de Bhilai, dans l’État du Chhattisgarh, à savoir qu’une grande majorité de travailleurs ne disposent pas de droits de citoyenneté fondamentaux sous une forme significative. Pour Parry,

[l]a citoyenneté et la classe sociale, ainsi que Marshall (1992 [1950]) l’a signalé, sont des principes contradictoires. Mais tandis que Marshall s’intéressait principalement à la façon dont les revendications à une citoyenneté égale tempèrent les inégalités de classes, nous ne devrions pas perdre de vue le processus opposé. La classe sape les revendications des citoyens à l’égalité. [En Inde], un État censé être la garantie ultime des droits des citoyens a paradoxalement créé, au moyen de ses politiques et de sa législation, une division de classe au sein de la population des travailleurs qui a, dans une large mesure, rendu inatteignables, pour un grand nombre de gens, les droits à la citoyenneté.

2019 : 58-59, nous soulignons

Ce que dit Parry est apparu tragiquement en pleine lumière lors de la pandémie de coronavirus, en conséquence du « confinement » de l’économie par un gouvernement indifférent à la vulnérabilité du revenu du travail de la plupart des gens et qui a préféré répondre aux peurs des classes moyennes (Parry 2021 ; voir aussi Ray et Subramanian 2020). L’impossibilité pour un grand nombre de travailleurs migrants d’obtenir des rations alimentaires — parce que leurs cartes de rationnement n’étaient valides que chez eux — a montré que l’État leur déniait leurs droits, en tant que citoyens, d’obtenir de la nourriture.

Dans ses remarques au sujet de la citoyenneté et de la classe sociale, et de la division de classe au sein de la population des travailleurs en Inde, Parry renvoie au fait que, dans les pays occidentaux en cours d’industrialisation, les mineurs de charbon, les ouvriers du chemin de fer et autres travailleurs manuels, ayant pour eux le nombre et la capacité stratégique de paralyser l’économie, ont usé de leur pouvoir pour obtenir non seulement des droits pour eux-mêmes sur leur lieu de travail, mais aussi la démocratie, les libertés et les droits de la citoyenneté pour la société dans son ensemble (Mitchell 2011). Cela n’est pas arrivé en Inde, où les institutions démocratiques ont été établies même en l’absence d’une importante classe ouvrière organisée, et l’État postindépendance a institué la protection étendue des droits pour une très petite partie seulement de la population des travailleurs, créant ainsi ce que Parry démontre (de façon très approfondie) être une division de classe même au sein de l’ensemble des travailleurs manuels. Cette petite fraction protégée de la classe ouvrière est très peu encline à aider les autres à obtenir leurs droits de citoyens, comme le montre Parry.

L’analyse de Parry est complémentaire de celle de Jayal que j’ai évoquée au début de cet article, montrant comment l’inaction de la classe ouvrière organisée en vue d’obtenir des libertés démocratiques et des droits civiques, les actions de l’État indien en ce qui concerne le travail, et les relations sociales issues de la façon dont l’économie indienne s’est développée ont toutes ensemble compromis la concrétisation de droits de citoyenneté significatifs pour un très grand nombre de gens. Aussi le statut de la citoyenneté et le faisceau de droits qui lui sont associés constituent-ils un domaine de revendications et de contestations ordinaires et quotidiennes, comme le montrent clairement les études que j’ai mentionnées. C’est un domaine dans lequel l’intermédiation est extrêmement importante, en partie en raison du pouvoir infrastructurel relativement limité de l’État et de son échec à assurer l’alphabétisation et l’éducation minimale de la population. Cela a pour conséquence, à travers les négociations par lesquelles les « citoyens » doivent approcher l’État, en ayant très fréquemment besoin d’intermédiaires, de créer une hiérarchie de citoyens (ou plus exactement de citoyens, de clients et d’humbles solliciteurs) au lieu d’une citoyenneté égale pour tous qui était ce à quoi aspirait le combat pour la liberté. La plupart des Indiens, par conséquent, se trouvent réduits à être des clients et des quémandeurs au lieu de pouvoir jouir de leurs droits de citoyenneté.