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Introduction

Le 11 mars 2020, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) déclarait une pandémie de la maladie à coronavirus, officiellement nommée la COVID‑19 le 11 février 2020. Au Québec, le premier cas d’infection au virus qui cause la COVID‑19 a été rapporté le 27 février 2020. Cinq vagues successives de contamination sont survenues entre le printemps 2020 et l’hiver 2022, et ce, malgré la mise en place de mesures de confinement d’une ampleur inédite pour lutter contre cette maladie infectieuse (fermeture des services non essentiels, des écoles primaires et secondaires, des frontières pour les voyages non essentiels, instauration d’un couvre-feu, etc.). En septembre 2021, quatre semaines après l’annonce du début de la quatrième vague, les données de surveillance de la santé publique indiquaient que plus de 401 462 Québécois avaient été infectés par le virus et que 11 318 en étaient décédés (Institut national de santé publique du Québec 2021).

En l’absence de traitements efficaces et malgré la mise en place de mesures visant à limiter la propagation du virus, la vaccination demeure le principal espoir d’un retour à une certaine normalité (Chen et Lu 2021). Au Canada, quatre vaccins ont été approuvés pour utilisation (Gouvernement du Canada 2021a) et des campagnes de vaccination de masse ont été mises en oeuvre dans l’objectif de vacciner la majorité de la population. Le développement et la mise sur le marché de vaccins efficaces moins d’un an après l’apparition d’un nouveau virus constituent un véritable tour de force scientifique et technique. Malgré tout, ces nouveaux vaccins sont demeurés tributaires des mécanismes de régulation, des processus de fabrication et du respect des normes de qualité, ce qui a engendré une disponibilité limitée et un déploiement de la vaccination ciblant d’abord les groupes à risque (personnes aînées, travailleurs de la santé) avant d’être élargi progressivement à l’ensemble de la population adulte à partir de juin 2021. Au Québec, une fois les stocks de vaccins en quantité suffisante, des efforts substantiels ont été déployés afin d’informer, de convaincre et de vacciner la population. Différentes mesures favorisant l’accès aux services de vaccination ont été mises en place et ont été accompagnées d’intenses campagnes de communication et de différentes mesures incitatives (loterie pour les personnes vaccinées, vaccination sur les lieux de travail) et de mesures coercitives (instauration d’un passeport vaccinal pour l’accès aux services non essentiels et obligation vaccinale pour les travailleurs de la santé).

Avec plus de 90 % des Québécois âgés de 12 ans et plus ayant reçu au moins deux doses d’un vaccin contre la COVID‑19, le Québec demeure l’un des endroits avec les plus hauts taux de vaccination contre la COVID‑19 à travers le monde. Toutefois, ces données masquent certaines inégalités. En effet, des taux de vaccination plus faibles contre la COVID‑19, mais également pour d’autres vaccins de routine, sont observés dans certaines communautés qui rencontrent des obstacles systémiques (racisme, sexisme, discrimination) dans l’accès au système de santé et aux soins (Young et al. 2014 ; Drolet et al. 2016 ; Ismail et al. 2020). Au Québec, la région du Nunavik témoigne de ces disparités, avec, en date du 19 janvier 2022, la plus faible couverture vaccinale contre la COVID‑19 au Québec (55 % des habitants de cette région étaient adéquatement vaccinés) (Régie régionale de la santé et des services sociaux du Nunavik 2022). Le Nunavik est une région du Québec d’environ 450 000 km2 située au nord du 55e parallèle où vivent un peu moins de 15 000 personnes, majoritairement inuit, dans 14 villages situés sur les côtes de l’Ungava et de l’Hudson.

Le consensus scientifique quant à la sécurité et l’efficacité des vaccins est indéniable. On estime qu’ils sauvent de 2 à 3 millions de vies chaque année (Agence de la santé publique du Canada 2016). Toutefois, les réussites des programmes de vaccination ne peuvent être considérées comme des acquis. L’efficacité des programmes de vaccination repose sur leur acceptabilité dans les groupes ciblés. Le concept d’hésitation à la vaccination est désormais couramment utilisé pour référer au fait qu’une partie de la population entretient des craintes importantes par rapport à la vaccination ; craintes qui peuvent mener à refuser un ou des vaccins recommandés ou à retarder la vaccination (Dubé et al. 2013). Cette hésitation est associée à des attitudes, des représentations et des croyances individuelles autant qu’à des facteurs politiques, économiques et structurels plus larges (p. ex. accès aux services de santé, déterminants socioéconomiques, environnement médiatique, etc.) (Dubé et al. 2013).

Par exemple, en 2020, une foule d’études sur les déterminants des décisions vaccinales contre la COVID‑19 ont été publiées (Lin et al. 2020). Toutefois, la plupart de ces études sont basées sur des devis quantitatifs transversaux et s’appuient sur les modèles des théories sociales cognitives (p. ex. le modèle des croyances relatives à la santé ou la théorie du comportement planifié) (Godin et Vézina-Im 2012). Ces études évacuent, pour la plupart, l’analyse interprétative du contexte culturel et social dans lequel les barrières à la vaccination sont vécues et prennent leur sens. Pour bien comprendre les décisions de vaccination, il ne suffit pas d’identifier les facteurs de risque d’une moins bonne couverture vaccinale dans certains groupes de la population, mais de comprendre comment et pourquoi ces facteurs y sont présents (Massé 1995). Une telle perspective prend comme point de départ l’idée que les conceptions de la santé sont profondément influencées par les contextes culturels, sociaux et historiques dans lesquels les gens vivent. Les réponses collectives aux maladies épidémiques s’inspirent de ces contextes pour façonner des réponses socialement et culturellement saillantes qui, parfois, divergent de celles de la population majoritaire.

Cet article, à partir d’une analyse des propos recueillis lors de 18 entretiens semi-dirigés et de 2 groupes de discussion réalisés à l’automne 2020 avec des Inuit et des Qallunaat[1], propose d’explorer les représentations populaires entourant la campagne de vaccination contre la COVID‑19 au Nunavik. Ces entretiens ont été menés en anglais ou en français dans le contexte d’une étude plus large[2] qui porte sur la « culture locale de vaccination[3] » (Streefland et al. 1999) au Nunavik. Le but de cet article est de mieux comprendre comment les normes sociales, les valeurs et les croyances partagées à propos de l’étiologie des maladies, de l’efficacité et de la puissance de la biomédecine et de la nécessité de prévenir les maladies peuvent influencer les décisions vaccinales sur la COVID‑19 (Good et Delvecchio-Good 1980 : 176). Les entretiens ont été enregistrés et retranscrits. Une analyse de contenu thématique inductive a ensuite été réalisée afin de cerner les perspectives et enjeux des participants entourant la campagne de vaccination contre la COVID‑19 qui s’amorçait au moment des entretiens.

La vaccination au Nunavik, d’hier à aujourd’hui

D’abord, il est essentiel de situer l’implantation des programmes de vaccination au Nunavik dans le contexte historique des soins de santé. L’instauration de services de santé dans les régions nordiques du Canada est étroitement liée au colonialisme, et particulièrement aux efforts de sédentarisation des Inuit. Le système de santé a aussi été mobilisé dans les efforts coloniaux. La création d’hôpitaux indiens, les expériences médicales non consenties, dont les essais du vaccin contre la tuberculose sur des bébés inuit, et les stérilisations forcées des femmes à la suite d’un accouchement (Stote 2012 ; Lux 2016 ; Oudshoorn 2019) ne sont que quelques exemples de la participation du système de santé au colonialisme. Au Nord, les efforts gouvernementaux pour sédentariser les Inuit se sont intensifiés dans les années 1950 et ont notamment été facilités par l’implantation de services de santé dans les villages (Labbé 1981 ; O’Neil 1981 ; Douglas 2006). Les Inuit ont été particulièrement éprouvés par un programme mis en place dans les années 1950 qui forçait l’évacuation de toute personne atteinte de tuberculose vers les sanatoriums du sud de la province (MacDonald et al. 2010 ; Møller 2013). Ces évacuations ont mené à des séjours prolongés dans les sanatoriums et les familles n’étaient pas toujours informées en cas de décès. L’effet de la fragmentation des familles a augmenté la dépendance des personnes restant dans le Nord vis-à-vis des services émergents, créant ainsi une boucle de rétroaction de sédentarisation, d’intervention de santé publique, de déresponsabilisation et de changement social. Ces expériences passées ont laissé des séquelles importantes dont les impacts se font encore sentir aujourd’hui, notamment sur le plan de la confiance des Inuit envers le système de santé. Le rapport de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics : écoute, réconciliation et progrès (CERP) a mis en lumière le racisme et la discrimination vécus par les Autochtones dans le réseau de la santé québécois (CERP 2019) et, tragiquement, le décès de Joyce Echaquan un an plus tard en a constitué un rappel éloquent (Kamel 2021). Le rapport de la CERP (2019) a décrit les causes de la méfiance des membres des communautés autochtones envers les autorités gouvernementales et le système de santé, ces mêmes autorités qui imposent leurs recommandations de santé publique. Ces expériences négatives auprès des soins de santé (racisme, discrimination, soins non adaptés culturellement) teintent évidemment les attitudes et les comportements à l’égard de la vaccination, comme le soulignent Newman et ses collaborateurs (2012), et comme nous l’illustrerons à partir des données émergeant de notre recherche.

Il est à noter que les taux d’incidence de plusieurs maladies infectieuses (tuberculose, infections bactériennes invasives, virus du papillome humain) dans les populations nordiques sont largement supérieurs à ceux observés dans le reste du Canada (Bennett et al. 2015 ; Li et al. 2016). En raison de ces incidences accrues et de l’éloignement des services de santé spécialisés, la vaccination est perçue en santé publique comme une pratique cruciale pour prévenir les maladies, les complications, les transferts au Sud et les décès (Robinson et Le Saux 2015 ; Comité sur l’immunisation du Québec 2018). Étant donné l’approche « en silos » des programmes de santé publique, il en résulte donc une situation où des vaccinations spécifiques sont recommandées pour les communautés du Nunavik, sans que des tentatives suffisantes soient faites pour diminuer de manière significative les autres facteurs de risque de l’incidence accrue de ces maladies infectieuses (mauvaises conditions de logement, accès à l’eau potable, tabagisme). Des études ont d’ailleurs souligné le fait que la vaccination a des effets limités en présence de ces facteurs de risque (Le Meur et al. 2014 ; De Wals et al. 2019).

Malgré tout, le Nunavik affiche des taux de vaccination généralement élevés, notamment pour la vaccination infantile (Cléophat et al. 2014). Des enjeux éthiques ont cependant été soulevés quant au consentement éclairé à la vaccination des Inuit. Le manque d’information disponible en inuktitut, la pression d’accepter la vaccination et la peur d’être jugés et considérés comme de mauvais parents par les soignants advenant un refus ont été identifiées comme des entraves à la prise de décision libre et éclairée (Lorcy et al. 2020).

La vaccination infantile est pratiquée par une majorité de parents, mais certaines autres pratiques préventives demeurent marginales dans plusieurs communautés, les gens consultant majoritairement les services de santé pour des raisons curatives d’après la grande majorité des travailleurs de la santé que nous avons rencontrés. Selon certains d’entre eux, cela est principalement dû au fait que les Inuit n’apprécient pas se faire imposer des recommandations (p. ex. sur les habitudes de vie) puisque celles-ci n’ont souvent pas de sens pour eux.

[Il faut utiliser une approche basée sur] la réduction des méfaits avec l’alcool et la drogue. J’ai beau leur dire « arrête de consommer », ça ne marchera pas. Mais plutôt y aller avec « y a-t-il moyen de faire autrement, un peu diminuer ». Si l’approche est comme ça, ils sont très ouverts. Mais si l’approche est directive, non. Puis ça, ils sont tannés de se faire dire quoi faire, puis avec raison.

Qallunaat, infirmière

Comment ces représentations se reflètent-elles sur la décision de recevoir, ou non, un vaccin contre la COVID‑19 ? Avant de s’y pencher, il convient de situer la vaccination dans le contexte épidémiologique du Nunavik en 2020 et 2021.

Pandémie de la COVID‑19 : risques perçus et adhésion aux mesures de confinement

Au moment des entrevues, le Nunavik recensait très peu de cas de COVID‑19 depuis le début de la pandémie et aucun décès. Malgré tout, plusieurs des Qallunaat interrogés ont mentionné que les Inuit craignaient beaucoup la maladie, surtout au début de la pandémie. Malgré ces craintes, selon les Qallunaat, certains enjeux d’adhésion aux mesures sanitaires recommandées (distanciation physique, port du masque) étaient observés, comme l’illustrent les propos de cette travailleuse de la santé :

Les gens ont peur. Ils expriment qu’ils ont peur, mais leurs actions ne l’expriment pas. Souvent ce que j’entends, c’est : « Ah, mon dieu, il y a eu un cas à Salluit. » Tout le monde avait peur. Ils disaient tous : « Il faut faire attention, il faut faire attention. » Mais après ça, les gens ne portent pas de masque vraiment. Ils portent le masque à moitié. Ils ne se lavent pas les mains. Ils ne font pas leur quarantaine. Ils réagissent, ils ont peur de la COVID, mais ils n’agissent pas en conséquence.

Qallunaat, infirmière

Cette vision contraste en partie avec les propos de certains Inuit, qui rapportaient avoir été témoin d’un changement au niveau des comportements préventifs, notamment au début de la pandémie — bien que ces changements peuvent ne pas avoir été maintenus dans le temps.

Au début, tout le monde semblait très prudent : nous étions en confinement, il y avait un couvre-feu à 21 heures, seules 10 à 20 personnes étaient autorisées dans le magasin. Avec le temps, ça a changé. Les gens ne semblent plus s’en soucier, même s’ils en entendent parler tous les jours. Peut-être en ont-ils assez d’en entendre parler. Ils ne semblent plus être aussi prudents.

Inuk, travailleuse de bien-être communautaire et de liaison,traduit de l’anglais

Il convient également de noter que plusieurs mesures préventives recommandées (p. ex. distanciation physique, quarantaine) sont difficiles, voire impossibles à suivre dans le contexte du Nunavik étant donné que les habitations sont souvent surpeuplées. Si les risques perçus de la COVID‑19 ont eu un impact incertain sur l’adhésion aux recommandations de la santé publique, ils ont cependant augmenté les tensions entre les membres des communautés et les voyageurs venant du sud de la province. Ces voyageurs ont été blâmés comme étant la cause de l’arrivée du virus au Nunavik. Les Inuit se sont donc montrés méfiants envers toute personne ayant voyagé au sud, que ce soit les membres des communautés (p. ex. qui ont voyagé pour des raisons médicales), les travailleurs temporaires ou les professionnels de la santé. Les personnes placées en quarantaine sont stigmatisées et souvent victimes d’évitement ou d’exclusion sociale de la part des membres de leur communauté (Brooks et al. 2020). Certains cas où des membres des communautés se sont fait refuser l’entrée dans leur village ont d’ailleurs été rapportés durant la pandémie (Scott 2020).

Je sais qu’à (nom du village), l’infirmière qui est allée, les gens lui faisaient des menaces de mort parce qu’ils pensaient que c’était une infirmière qui avait amené la COVID‑19 dans le village. Mais tu sais, probablement que ce n’étaient pas les infirmières qui l’avaient amenée. Puis les gens dans le village avaient peur à ce moment-là. Mais c’est parce que c’était devenu tout d’un coup réel, pour eux, ce qui ne l’était pas avant.

Qallunaat, conseiller en santé publique

Notre premier ministre disait que les infirmières devront être les premières dans les endroits isolés. Nous sommes sur une terre isolée, donc nous l’aurons seulement si les voyageurs l’apportent. J’espère qu’il n’y aura plus de voyageurs…

Inuk, homme, interprète, traduit de l’anglais

Le blâme adressé par les Inuit aux personnes provenant du sud de la province n’est pas propre à la COVID‑19. Avec la colonisation du territoire, les Qallunaat ont apporté différentes maladies, jusque-là absentes des communautés (Cadotte 2013). Les communautés du Nunavik et du Canada ont ainsi connu des épidémies importantes de plusieurs maladies infectieuses, dont la variole, le choléra et la tuberculose, avec des conséquences de santé importantes (Gracey et King 2009). Une certaine méfiance s’est donc installée envers les Qallunaat, consécutive à l’idée que la maladie provient de l’extérieur. En effet, d’après l’expérience historique des Inuit, les Qallunaat ont à plusieurs reprises apporté la maladie et la souffrance dans le Nord ; la COVID‑19 n’est que le plus récent de ces événements (Fletcher, à paraître).

Représentations de la vaccination contre la COVID‑19

Le risque perçu à l’égard de la COVID‑19 était donc grand au début de la pandémie. Avec l’arrivée des premiers vaccins au pays, ce sentiment de peur vis-à-vis de la maladie semble toutefois avoir migré vers le vaccin. Les craintes à l’égard de la vaccination se sont amplifiées, ce qui peut s’expliquer en partie par le faible nombre de cas de COVID‑19 au Nunavik.

Je pense qu’ils ont plus peur du vaccin que de la maladie. Surtout parce qu’il y a un faux sentiment de sécurité au Nunavik. Les gens s’inquiètent moins de contracter la COVID, parce qu’ils se sentent en sécurité dans la communauté, que de recevoir le vaccin.

Inuk, femme, traduit de l’anglais

Les Inuit ont partagé leurs perceptions en lien avec la vaccination contre la COVID‑19 lors des entretiens. De ces discussions se dégagent des préoccupations importantes quant à la sécurité des vaccins contre la COVID‑19 et des craintes quant aux effets secondaires possibles. Le développement rapide des vaccins a été fréquemment mis de l’avant pour expliquer ces réticences. Le fait que les vaccins aient été mis au point en moins d’une année faisait en sorte que plusieurs doutaient du respect des protocoles d’essais cliniques et de la qualité de l’information disponible sur les vaccins, notamment sur leurs risques.

Je ne pense pas qu’il y ait assez d’informations au sujet [du vaccin]. J’ai entendu dire que les gens ne veulent pas se faire vacciner, et cela m’a fait réfléchir. L’un des commentaires que j’ai entendus était que lorsqu’ils créent un vaccin, il faut de nombreuses années pour l’étudier et l’essayer sur des personnes. Celui-ci a été créé en très peu de temps et n’a pas été testé sur beaucoup de personnes.

Inuk, travailleuse de bien-être communautaire et de liaison, traduit de l’anglais

La nouveauté du vaccin augmente également les craintes quant aux effets secondaires possibles à long terme. Un participant a aussi rapporté que le fait que le vaccin soit nouveau et qu’il y ait peu d’information à son sujet ne permet pas aux gens d’obtenir l’opinion d’une personne de confiance afin de les aider dans leur prise de décision. Certains participants ont rapporté avoir lu que le vaccin contre la COVID‑19 avait causé la mort de plusieurs personnes et qu’il était dangereux pour le système immunitaire. À ce sujet, des doutes quant au contenu du vaccin ont été exprimés, un participant étant d’avis que celui-ci contenait le virus de la COVID‑19. Des participants ont aussi fait un lien avec la vaccination contre la grippe saisonnière et rapportaient qu’eux-mêmes ou des proches étaient tombés malades après avoir reçu le vaccin. Ces derniers craignaient que la même chose se reproduise après la vaccination contre la COVID‑19. Finalement, quelques participants s’inquiétaient de ne pas savoir ce que contenait le vaccin.

C’est parce que c’est nouveau, je pense que c’est pour ça que ça fait peur. Avec l’industrie pharmaceutique, certains médicaments étaient sûrs avant, et après, ils ont découvert qu’ils ne l’étaient pas. Comment pouvons-nous savoir qu’il n’en sera pas de même avec le vaccin ? Je pense qu’il est très bon de penser de cette manière afin de ne pas accepter quelque chose simplement parce qu’il est disponible. Nous devons être critiques à l’égard des nouveautés, et les nouveautés ont tendance à effrayer les gens. Je pense qu’il est normal que les gens aient peur au début.

Qallunaat, homme, médecin, traduit de l’anglais

Ces préoccupations quant à la sécurité d’un nouveau vaccin ne sont pas inédites et ont été observées dans différents contextes culturels et pour différents vaccins (Leach et Fairhead 2007 ; Dubé et al. 2018). Notons aussi que l’introduction de nouveaux vaccins dans des contextes épidémiques ou pandémiques est plus susceptible d’être accueillie négativement, et particulièrement dans les groupes affectés par une distribution inégale du pouvoir et des ressources (Richardson et al. 2019 ; Truong et al. 2021). Des siècles de colonialisme et d’abus peuvent expliquer la méfiance envers les motivations des autorités, que ce soit vis-à-vis de la maladie ou d’un vaccin (Alsan et Wanamaker 2018).

Lors des entretiens, plusieurs travailleurs de la santé considéraient que la désinformation dans les médias sociaux modulait de façon importante les représentations des Inuit sur la vaccination contre la COVID‑19. Du point de vue des travailleurs de la santé, il s’agit d’un obstacle majeur à l’acceptabilité de la vaccination au sein des communautés, puisque plusieurs Inuit, particulièrement contre les vaccins, seraient très actifs sur les médias sociaux. Ainsi, certaines théories selon lesquelles le vaccin contre la COVID‑19 contiendrait des puces électroniques visant à contrôler la population ou serait un signe annonçant l’Apocalypse ont trouvé écho dans les communautés.

Parfois, c’est affiché comme un signe biblique… Quelque chose qui est lié aux derniers jours, si nous parlons comme l’Église. Ils disent que c’est une des façons dont les gens sont manipulés par le gouvernement.

Inuk, travailleuse de bien-être communautaire et de liaison,traduit de l’anglais

Je pense que la plupart des gens croient qu’il va y avoir du négatif… Surtout pour les croyants. Ils disent que la micropuce portera le 666. J’essaie de ne pas me moquer d’eux, et d’expliquer, mais certaines choses sont tellement ridicules. Il semble que ce soit les personnes les plus volubiles qui croient cela. Les personnes qui croient que le vaccin sera sûr et efficace ne sont pas aussi actives sur les médias sociaux.

Inuk, femme, traduit de l’anglais

L’influence négative des informations qui circulent en ligne sur les attitudes et les décisions de vaccination est fréquemment évoquée par les experts de santé publique (Burki 2019). Toutefois, il ne s’agit pas de conclure à un manque d’éducation, de jugement critique ou de capacités numériques, mais plutôt de chercher à mieux comprendre comment et pourquoi ces informations font sens et sont jugées valides et crédibles par ceux et celles qui les partagent et y adhèrent. Ainsi, selon Newman et ses collaborateurs, chez les Inuit, l’expérience personnelle, ou l’expérience d’une personne digne de confiance, a plus de poids qu’un savoir scientifique développé par une personne dont il est impossible d’évaluer la crédibilité (Newman et al. 2012), ce qui pourrait rendre plus influentes les publications en ligne partagées par des pairs au détriment de celles des autorités de santé ou d’autres sources extérieures. Il est également vrai que dans les communautés ayant de fortes traditions chrétiennes (pentecôtistes et anglicanes) qui se superposent à des traditions culturelles inuit plus larges, différents cadres épistémiques se disputent l’attention des gens en offrant une interprétation et une signification à des phénomènes sociologiquement complexes (Laugrand et Oosten 2007 ;  2010). Dans certaines communautés du Nunavik, les Églises pentecôtistes ou anglicanes sont au centre de la vie communautaire et constituent des institutions uniquement inuit. Dans notre analyse du discours sur les vaccins, il est clair que le personnel de la santé est frustré par ce qui semble être un refus du discours biomédical rationaliste en raison de croyances religieuses.

Enjeux liés à la priorisation des communautés éloignées et à l’acceptabilité de la vaccination contre la COVID‑19

Dans sa stratégie d’implantation de la vaccination, le gouvernement du Québec a établi des groupes prioritaires pour recevoir le vaccin contre la COVID‑19 (Comité sur l’immunisation du Québec 2020). Les communautés du Nunavik ont été ciblées, notamment en raison de leur isolement et des enjeux d’accès aux soins de santé spécialisés qui pourraient entraîner des conséquences graves en cas d’éclosions. Si cette priorisation se justifie d’un point de vue de santé publique, la perception de cette décision a été tout autre au sein des communautés. Lors des entretiens avec les participants des communautés du Nunavik, tous s’accordaient sur le fait que la vaccination contre la COVID‑19 n’était pas prioritaire, voire pas nécessaire, puisque le Nord avait été très peu touché par la maladie. Selon les Inuit, ce sont les gens du sud de la province qui auraient dû recevoir le vaccin en priorité puisque ce sont eux qui sont les plus affectés par les cas et les décès.

Gardez [le vaccin] au Sud. Aux nouvelles, il a été dit que les Inuit et les Premières Nations seront les premiers à recevoir le vaccin, ce qui est un signal d’alarme pour moi. S’ils sont confinés dans le Sud, ce sont eux qui devraient être les premiers à recevoir le vaccin. C’est la folie dans le Sud, alors pourquoi ne pas la contrôler avec ce qu’ils disent être efficace.

Inuk, sage-femme, traduit de l’anglais

Dans l’extrait précédent, la participante mentionne voir un « drapeau rouge » dans la priorisation des Premières Nations et des Inuit. Plusieurs participants se sont aussi questionnés sur cette stratégie, qui suscitait une grande méfiance.

Pourquoi les Premières Nations, les Inuit, reçoivent-ils [le vaccin] avant les malades du Sud ? Donnez-les aux personnes qui sont déjà malades. Ne les utilisez pas sur les personnes qui vont parfaitement bien.

Inuk, femme, traduit de l’anglais

Certains y voyaient une façon de « tester » le vaccin contre la COVID‑19 chez les Inuit. Ces derniers ont des raisons d’être méfiants, puisqu’ils ont été victimes d’abus médicaux par le passé, comme l’ont mentionné plusieurs participants. Ce sentiment avait aussi été identifié au moment de la vaccination contre la grippe pandémique A (H1N1) en 2009 alors que des communautés éloignées avaient également été priorisées pour la vaccination (Driedger et al. 2013).

Pourquoi ont-ils besoin de nous l’envoyer ? Est-ce une autre façon pour nous d’être à nouveau traités comme des cobayes ?

Inuk, sage-femme, traduit de l’anglais

Je plains les personnes qui se font vacciner sans savoir ce qui va se passer ou ce que contient le vaccin. Je ne pense pas que ce soit la bonne chose à faire. Les Premières Nations, les Inuit et les peuples indigènes ont toujours été des esclaves… Ces pensionnats[4], ce sont eux qui ont été testés avec les nouveaux vaccins. Ils ont essayé d’achever les Cris, les Inuit dans les pensionnats, mais ils n’ont pas réussi. Est-ce qu’ils essaient encore de le faire ? Pourquoi sommes-nous les premiers à l’avoir ?

Inuk, femme, traduit de l’anglais

Certains Qallunaat ont dit être au fait de cette situation, certains partageant d’ailleurs le même avis. Si les travailleurs de la santé approuvaient l’idée de prioriser les communautés du Nunavik, deux d’entre eux ont souligné que ceci pourrait exacerber la méfiance des Inuit.

C’est sûr que les gens ont un peu l’impression d’être les tests. Parce que tout a été fait en accéléré. Donc j’ai un peu l’impression que toutes les infirmières, puis peut-être même la communauté, mais ils ne sont pas assez au courant peut-être pour le dire. Mais j’ai l’impression que pas mal toutes les infirmières se disent : « Bien c’est l’fun, on va être les cobayes du vaccin. »

Qallunaat, conseiller en santé publique

Je ne sais pas si l’arrivée du vaccin COVID et… parce qu’on va certainement être parmi la priorité pour la vaccination, je ne sais pas si le fait que les Inuit vont être les prioritaires, ça va être bien vu ou mal vu. Ils vont se sentir étudiés et testés. Alors que la confiance, c’est difficile à établir…

Qallunaat, infirmier

Le point de vue des Qallunaat sur la priorisation des communautés du Nunavik demeurait généralement plus favorable. Selon eux, plusieurs facteurs rendent les Inuit particulièrement vulnérables face à la COVID‑19. L’offre de services en matière de santé au Nunavik comporte énormément de défis, que ce soit en termes de matériel, de personnel ou de transport, ce qui rend la gestion d’éclosions plus difficile. Selon les Qallunaat, les Inuit seraient également plus susceptibles de présenter des problèmes de santé chroniques, particulièrement au niveau pulmonaire, ce qui augmente le risque chez cette population.

Moi, je pense que ça serait vraiment important qu’ils [les autorités de santé publique] les priorisent parce qu’on est vulnérable ici. On est soumis aux conditions météorologiques pour des transferts, puis on n’a pas le personnel en quantité suffisante pour répondre à des gens malades à n’en plus finir. Je pense que c’est bien qu’ils priorisent les régions éloignées.

Qallunaat, infirmière

Moi je pense qu’il faut protéger les populations à risque en premier. Ça fait du sens, là. Les Inuit, en moyenne, ils sont 10 par maison. Puis c’est des 4 et demi. Puis il y a une salle de bain par maison. Donc on s’entend-tu que si la COVID rentre dans le Nord… Puis ce sont tous des fumeurs chroniques, depuis la jeune adolescence. Donc ce n’est pas des poumons optimaux. Même si c’est des gens qui sont excessivement forts, puis avec une santé physique initiale de base qui est forte. Les poumons ne sont pas beaux, là.

Qallunaat, infirmière

Les entretiens ayant eu lieu au tout début de la campagne de vaccination, les points de vue exprimés reflètent l’opinion générale à ce moment et ont certainement évolué depuis. Lors de la collecte des données, l’acceptabilité était variable d’une communauté à l’autre, avec des communautés très opposées à la vaccination et des communautés qui y étaient plus favorables. Dans les premières, les travailleurs de la santé ont noté sentir beaucoup d’opposition à l’égard de la vaccination contre la COVID‑19. Selon eux, la résistance à la vaccination s’expliquerait par le partage important de fausses informations sur les vaccins et le rejet systématique de la vaccination par des membres respectés de ces communautés. Ces perceptions ont également été exprimées par certains participants provenant de ces communautés. Certains ont aussi mentionné refuser le vaccin pour le moment, en attendant d’en savoir davantage sur les effets secondaires potentiels à court et à long terme. Dans ce cas, la décision de refuser le vaccin n’était pas définitive.

C’est beaucoup trop rapide pour qu’un vaccin soit prêt. Il faut des années pour qu’ils soient approuvés. Il a fallu quoi ? Quelques mois… D’abord non, puis oui, mais pas un mois plus tard. Pour moi, c’est un gros drapeau rouge.

Inuk, sage-femme, traduit de l’anglais

Si ça peut permettre aux Inuit de voyager à Montréal de façon plus sécuritaire… Puis ça va leur permettre de ne pas faire de quarantaine, ça va peut-être être un incitatif pour eux de prendre la vaccination. Mais s’il n’y a pas d’autres incitatifs, je me demande s’ils vont vraiment la vouloir.

Qallunaat, infirmière

Plusieurs travailleurs de la santé ont aussi dit avoir remarqué un haut niveau d’absentéisme aux rendez-vous de suivi de vaccination infantile. Les parents ne se présentaient pas à la clinique de peur d’attraper la COVID‑19, mais aussi par peur d’être forcés à accepter le vaccin contre la COVID‑19.

J’en ai appelé hier, puis il faut tout le temps que je leur dise… au début pour enlever la méfiance… « Ce n’est pas pour la grippe, ce n’est pas pour le COVID », puis là, ils écoutent, « c’est regular vaccines… ». Puis là, j’ai plus d’ouverture.

Qallunaat, infirmière

Dans d’autres communautés, les travailleurs de la santé interrogés anticipaient une bonne acceptabilité de la vaccination contre la COVID‑19. Selon ces derniers, la peur de la maladie et le désir de retourner à une certaine normalité pouvaient contribuer positivement à l’acceptation de la vaccination, ce qui a aussi été rapporté lors des entretiens avec les membres des communautés.

Je ne suis pas anti-vaccin, mais je ne me fais pas vacciner contre la grippe chaque année. Pour le vaccin COVID, je pense qu’il est impératif que tous ceux qui le peuvent se fassent vacciner, afin que nous puissions sortir de la situation de confinement dans laquelle nous nous trouvons.

Inuk, homme, traduit de l’anglais

Ils espèrent que [le vaccin] sera bientôt disponible, parce que c’est un gros truc, la COVID. C’est une terreur, ça pourrait être un tueur. Ils en sont conscients. Ils espèrent que nous pourrons avoir le vaccin au Canada aussi, j’ai entendu ça aussi…

Inuk, travailleuse de bien-être communautaire et de liaison, traduit de l’anglais

Les communautés ont quand même peur de la COVID, donc peut-être que ça va être accepté. Puis qu’ils vont l’accueillir comme étant « release ». […] Une manière de souffler un peu, pour que le Nord soit moins sous pression avec cette menace-là.

Qallunaat, infirmier

Conclusion

Pour analyser l’hésitation à la vaccination, il faut analyser non seulement les connaissances, les croyances, les valeurs, les attitudes, les trajectoires de vie et les expériences individuelles, mais également les influences structurelles et historiques afin de mieux comprendre comment différents facteurs s’entrecroisent et influencent les attitudes et les comportements de vaccination (Bauer 2014 ; Ryan et El Ayadi 2020).

La réticence des Inuit face à la vaccination contre la COVID‑19 doit être remise en perspective selon le contexte dans lequel ce programme s’implante. Comme l’a souligné la Commission de vérité et réconciliation du Canada, la prestation de soins de santé, comme la vaccination, doit être considérée à la lumière de siècles d’interactions problématiques avec le gouvernement et le système de santé canadiens (Gouvernement du Canada 2021b). Loin d’être le marqueur d’un manque de connaissance ou de « l’irrationalité » des individus, le refus de la vaccination devient alors une conséquence possible des relations de pouvoir, de privilège et de disparité entre les peuples autochtones et non autochtones.

Outre le discours raisonné sur l’hésitation à être parmi les « premiers » à être vaccinés, nous avons constaté une résistance à l’étiquette de vulnérabilité intrinsèque apposée aux Inuit par les instances gouvernementales. Les Inuit ne se considèrent pas nécessairement comme tels. Au contraire, le fait d’être qualifiés de vulnérables place les Inuit à l’écart des autres, remettant en question les valeurs de mutualité et d’égalité auxquelles ils sont attachés. De telles caractérisations sont souvent vécues comme dévalorisantes ou infantilisantes, des discours que les Inuit reçoivent des Qallunaat depuis des générations.

Finalement, dans le cas des Inuit, il a été suggéré que la santé est vécue dans le cadre du schéma des relations sociales et écologiques dans lesquelles les réseaux sociaux et de parenté sont fort importants (Kirmayer et al. 2009 ; Fletcher et al. 2021). Cette vision unique et connectée de la santé est très peu considérée dans l’approche biomédicale sur laquelle se fonde le système de soins de santé occidental, qui tend à dévaluer les perspectives culturelles et les connaissances traditionnelles au profit d’une perspective individualiste et « basée sur des données probantes » (Møller 2013). Ainsi, les recommandations, notamment en matière de prévention, sont présentées comme un standard, invalidant les approches traditionnelles de santé (Breault et al. 2021). Cette approche biomédicale peut donc être mal perçue, car non culturellement adaptée, rendant l’acceptabilité des soins de santé préventifs, telle la vaccination, difficile (Newman et al. 2012 ; Breault et al. 2021).

Des stratégies efficaces de promotion de la vaccination peuvent donc être trouvées en reconnaissant cette approche de la santé, tout en évitant les pièges du passé et en favorisant la mise en place de moyens autonomisants et localement adaptés pour parler et agir sur la santé.