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Tsing Anna L., 2022, Proliférations, préface d’Isabelle Stengers, traduit de l’anglais par Marin Schaffner. Paris, Wildproject, 128 p., illustr., bibliogr.[Record]

  • Daniel Alberto Restrepo Hernández

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  • Daniel Alberto Restrepo Hernández
    École d’études sociologiques et anthropologiques, Université d’Ottawa, Ottawa (Ontario), Canada

Le petit ouvrage Proliférations regroupe trois essais d’Anna Tsing qui résonnent avec une forme d’écriture qui se veut cette fois-ci moins théorique et académique qu’engagée. Dans ce triptyque, elle élargit en détail les attentions portées dans ses ouvrages précédents aux champignons et aux « marges indociles » de l’exceptionnalisme humain qu’un terme comme « Anthropocène » présuppose par définition. Ainsi, allant du mildiou de la pomme en passant par les polypes de méduses, le kudzu et jusqu’à la cicadelle brune, d’autres modes d’existence entrent dans le décor des ruines du capitalisme devenues inévitables. Tsing interroge comment une forme de vie par-delà l’humain peut devenir destructrice et abandonner ses vieilles habitudes de « compagnonnage multi-espèces ». D’ailleurs, et en duo avec la voix d’Isabelle Stengers dans la préface, il est question de l’importance de déambuler dans les zones hors contrôle et délaissées de l’Anthropocène, là où les modes d’existence soit prolifèrent de manière menaçante, soit font résurgence à la manière du vieil Holocène. Vivre donc dans les débris du capitalisme s’avère être notre destin, « mais nous n’y serons pas seul.es et nous y côtoierons des êtres redoutables », souligne Stengers (p. 22). L’idée percutante de « nouveaux mondes sauvages » poursuit la trame du livre à la manière d’un filigrane. Ce sauvage en mode prolifération prend la forme, à grande échelle, de ravages et de désordres biologiques, et non précisément contre ce qui lui a permis de décupler de manière profuse, à savoir l’ère industrielle, l’État et le capital. D’après l’auteure, cette forme émergente d’intensification du sauvage dérive en fait de l’inadéquation croissante du vivre-avec des habitants de la terre. Pourtant, il ne s’agit pas de culpabiliser les êtres en débordement : « [c]e sont les pratiques industrielles et impériales, intentionnellement inattentives, qui ont créé la possibilité de ces nouveaux mondes sauvages » (p. 41). Une autre idée se détache des pages du livre : l’opposition entre deux modes de propagation contraires, à savoir ceux qui intensifient les écologies de l’extinction de l’Anthropocène et ceux qui permettent le renouveau de l’Holocène, ère de la viabilité des interactions entre humains et forêts, dont la culture traditionnelle des matsutakes au Japon, « champignons agriculteurs » d’après l’auteure, en est un tableau éclairant. D’autant plus parce qu’une des problématiques centrales du livre est celle de la plantation, et donc des pépinières industrielles qui sont « un exemple de la réorganisation du vivant en actifs financiers » (p. 63) et de la discipline des organismes en fonction du marché. Les monocultures qui en ont émergé constituent alors « un festin » pour les « champignons chasseurs » ou pathogènes ainsi débridés, tels que celui qui constitue la maladie du frêne. Or, selon l’auteure, c’est dans cet entre-deux que l’anthropologie trouverait sa place. Ayant déjà dépassé les écueils critiques et les apories d’une discipline autrefois centrée uniquement sur l’humain, la disparité de modes d’existence du vivant, leurs répercussions bio-sociales et leurs logiques de viabilité font en sorte qu’il soit nécessaire d’élaborer des registres de pensée qui refusent d’unifier les perspectives et les approches dans des prétentions universelles. Ce plaidoyer pour un positionnement anthropologique et donc pluriel dans les enjeux houleux de notre ère de renversements environnementaux est au coeur des propos de l’auteure, en écho avec une discipline de plus en plus en symbiose avec les enjeux du vivant sur terre. Terrains et terroirs de multiples modes d’existence font donc les milieux ambiants pour une déambulation qui « se fabrique » des paysages familiers comme méthode d’observation. De ce fait, c’est en faisant expédition dans les marges de la domestication du vivant, de la logique …