Le premier quart du XXIe siècle se caractérise par un monde de crises multiples. La crise sanitaire entourant la COVID-19 s’est ajoutée à la crise écologique et a laissé des traces durables sur nos sociétés. Ces crises se superposent à ce que certains auteurs qualifient, dans la foulée de la Grande Récession de 2008-2009, de crise permanente du capitalisme contemporain (McNally 2010 ; Yeros et Jha 2020). À cette situation déjà extrêmement préoccupante s’ajoutent de nombreux travaux qui décrivent depuis quelques décennies la crise politique de la démocratie libérale représentative (voir notamment Levitsky et Ziblatt 2018 ; Tormey 2015 ; Simone 2016 ; Kauffman 2019 ; Spurk 2022). À ces crises multiples s’ajoutent ainsi une crise du social (Fischback 2015) et une crise du sens du travail (Chevalier 2021 ; Comeiras et al. 2022). Comment rendre compte des divers effets de ces crises multiples sur le travail ? En quoi ces crises donnent-elles à voir la dégradation de certaines conditions de travail ? Et comment permettent-elles de cerner ce qui reste d’essentiel versus ce qui est superflu dans les activités de travail ? Ce numéro d’Anthropologie et Sociétés propose d’analyser la situation actuelle en réfléchissant le travail comme paradoxe : à la fois, depuis Marx, comme principal véhicule de l’exploitation et de l’aliénation, mais aussi, dans son anthropologie politique, comme forme d’émancipation et de dignité humaine. Parmi les nombreux aspects de l’activité humaine remis en question par la situation actuelle se trouve celui de la hiérarchisation des métiers. À cet égard, Dominique Méda (2020) réagissait en affirmant qu’il fallait « revoir l’échelle de la reconnaissance sociale et de la rémunération des métiers ». La sociologue posait ainsi la question de la valorisation du travail. Le contexte actuel nous révèle que certains métiers, d’ailleurs souvent exercés par des femmes ou des personnes racisées, comme les préposés aux bénéficiaires, les infirmières, les aides-soignants et le personnel de la santé en général, mais aussi les travailleurs agricoles, les employés d’épicerie, les commis, les livreurs et les travailleurs saisonniers, sont des emplois qui s’avèrent être aux premières loges des conditions de la reproduction sociale (Bhattacharya 2020). Or, ces types d’emploi n’obtiennent guère la reconnaissance sociale permettant de vivre une vie digne. Il en va d’ailleurs de même pour les métiers et les professions en lien avec l’éducation et les soins à la petite enfance, qui ne jouissent ni d’une reconnaissance sociale adéquate, ni de conditions matérielles satisfaisantes. Dans une panoplie d’autres secteurs d’activité comme la finance, l’immobilier et les ressources humaines, David Graeber (2018) pointe l’existence des « bullshit jobs » depuis le tournant néolibéral des années 1980, constatant l’appauvrissement des activités du travail et, par là, l’amenuisement de l’expérience humaine en faveur de tâches proprement inutiles socialement. On produit, dès lors, une catégorie de plus en plus importante de travailleurs précaires et superflus, et toujours exploités et aliénés. Plus fondamentalement, si les crises interrogent la reconnaissance de certains types d’emploi, elles posent également la question de la valeur que nous accordons au travail (Méda 1995). En philosophie politique, chez Hannah Arendt (1989) par exemple, le travail est dépeint comme ce qui permet la reproduction de la vie, par rapport à l’oeuvre, qui elle, au contraire, est faite pour durer. Cette vision du travail, nous la retrouvons chez plusieurs autres penseurs politiques qui n’accordent au travail qu’une valeur instrumentale (par exemple Habermas 1987). Conceptualisé de la sorte, le travail n’est pas mis en rapport avec le type de subjectivité politique qui s’arrime à tel ou tel emploi, pas plus que ne sont mises en relation ces subjectivités avec autrui et avec …
Appendices
Références
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