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Inspiré du colloque « Travail, exploitation et servitudes contemporaines dans les Amériques », tenu à Montréal en mai 2016, l’ouvrage dirigé par les anthropologues Alexis Martig et Jorge Pantaleón regroupe les contributions d’une quinzaine d’autrices et d’auteurs s’intéressant aux « formes d’assujettissement au travail vécues par des travailleurs migrants dans les Amériques » (p. 1). Si les dix chapitres constituant ce livre permettent de s’ouvrir à un vaste éventail de situations, de concepts et d’approches disciplinaires, il émerge de leur réunion certaines réflexions théoriques transversales.
L’une d’entre elles porte sur une tendance, observable dans les sphères politiques, scientifiques et médiatiques, à qualifier les formes d’exploitation vécues par les travailleuses et travailleurs migrants de « travail non libre », l’opposant de cette manière à un « travail libre » qui constituerait la norme d’un système capitaliste fonctionnel. Poursuivant la réflexion entamée par Nicola Phillips (2011), Martig et Pantaleón remettent en question la distinction dichotomique entre « travail libre » et « travail non libre » pour tenter « de comprendre la nature et la variété d’absences de libertés qui sont vécues par les travailleurs, ainsi que d’expliquer leur genèse et leur fréquence » (Phillips 2011, cité dans Martig et Pantaleón : 5). Outre des gains en matière de finesse analytique, cette perspective permet de déconstruire l’idée selon laquelle ces situations d’exploitation seraient anormales ou exceptionnelles dans le système capitaliste contemporain. Elle ouvre également un espace pour explorer l’agentivité des travailleurs migrants, qui ne sont alors plus compris comme de simples victimes d’un sort qui les dépasse.
Une seconde perspective traversant l’ensemble de l’ouvrage s’inscrit dans une approche des migrations fondée sur la notion de « mobilité ». Cette approche permet de mettre en lumière la diversité et la fluidité des mouvements migratoires, au-delà d’une catégorisation stricte de ce qui serait ou ne serait pas une migration. Les deux directeurs soulignent comment ces mouvements sont filtrés, disciplinés et contrôlés de manière hautement différenciée par ce qu’ils appellent des « régimes de mobilité », générant ainsi des « conditions restrictives, c’est-à-dire des situations d’immobilité relative » pour certaines fractions de la population migrante (p. 8). Ainsi suggèrent-ils l’existence d’une étroite interrelation entre mobilité et immobilité, qu’ils désignent comme étant l’un des axes principaux de l’ouvrage. Afin de mieux faire ressortir l’importance de ce thème au fil des chapitres, il m’aurait semblé pertinent de souligner, comme le font Danièle Bélanger et Rachel Silvey (2019), que cette immobilité peut revêtir une pluralité de sens, au-delà de l’immobilisation des corps dans l’espace. En effet, l’ouvrage aborde davantage de situations où il est question d’immobilité occupationnelle, socio-économique ou de statut, que de cas où l’immobilité vécue est strictement physique.
De manière générale, les autrices et auteurs portent non seulement leur attention sur les contraintes structurelles qui encadrent l’expérience de vie des travailleurs migrants, mais également sur les formes d’agentivité et les expressions de la subjectivité de ces acteurs. Ainsi, l’étude des formes d’assujettissement au travail, comme celle des régimes de mobilité, est couplée à une analyse des manières par lesquelles les travailleurs migrants font sens, sont affectés, négocient ou encore résistent aux dynamiques structurelles qui conditionnent leur expérience. Le quatrième chapitre de l’ouvrage, rédigé par Ruth Gomberg-Muñoz, illustre particulièrement bien cette perspective. En effet, s’intéressant à la situation de travailleurs mexicains sans papiers oeuvrant dans le secteur de la restauration, l’autrice analyse comment ces individus endossent collectivement une identité de « travailleurs acharnés et volontaires » (p. 109). Ainsi, en se réappropriant positivement une représentation stéréotypée associée aux immigrants mexicains aux États-Unis, ces travailleurs tentent de gagner reconnaissance et respect dans leur milieu de travail, dans un contexte structurel marqué par la stigmatisation, l’exclusion et l’exploitation. Le septième chapitre, contribution d’Eloy Rivas, offre également un brillant exemple de ce double regard. L’auteur y explore effectivement l’expérience subjective et affective de ce qu’il appelle la « dés-intégration » des travailleurs migrants sans papiers (p. 201), une expérience produite par l’interaction entre les politiques étatiques en matière d’immigration et les pratiques managériales adoptées par les entreprises moyennes et multinationales.
Bien qu’une problématisation plus approfondie des notions de « subjectivité » et d’« agentivité » aurait été un complément pertinent à cet ouvrage collectif, il n’en demeure pas moins que Martig et Pantaleón offrent une contribution majeure aux champs anthropologiques du travail et de la mobilité, laquelle bénéficiera plus largement à un lectorat initié aux perspectives des sciences sociales. En effet, en montrant comment différentes formes d’assujettissement s’inscrivent dans les rouages d’un système prônant une idéologie de liberté économique, et en éclairant les espaces de liberté au coeur de situations d’exploitation extrême, les contributions révèlent les multiples ambiguïtés qui surgissent entre les pôles de la « liberté » et de la « non-liberté » au travail.
Appendices
Références
- Bélanger D. et R. Silvey, 2019, « An Im/Mobility Turn: Power Geometries of Care and Migration », Journal of Ethnic and Migration Studies, 46, 16 : 3423-3440.
- Phillips N., 2011, Unfree Labour and Adverse Incorporation in Global Production Networks: Comparative Perspectives on Brazil and India. Working Paper 176, Manchester, Chronic Poverty Research Center.