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Introduction

Pendant la guerre de libération nationale du Cameroun, les combattants nationalistes et les populations réfugiées au maquis avaient recours à la médecine traditionnelle et aux plantes médicinales pour les soins de santé. Dans un contexte marqué par les difficultés matérielles et la rupture avec le système de santé public colonial (et postcolonial), la médecine rituelle et la pharmacopée traditionnelle s’imposèrent comme une nécessité au même titre que les armes, les munitions et le renseignement. Aussi, faut-il rappeler que ces savoirs et pratiques étaient déjà bien ancrés dans les habitudes socioculturelles des populations locales, car bien avant l’insurrection, celles-ci recouraient quotidiennement aux pratiques divinatoires, aux accessoires rituels et aux substances animales, végétales et minérales pour le diagnostic, le traitement et la prévention des maladies. Dans les localités de la Sanaga-Maritime et de l’Ouest-Cameroun, ces régions où l’Union des Populations du Cameroun (UPC) installe ses postes de commandement et ses unités combattantes dès la fin de l’année 1956, de nombreux guérisseurs soignaient les maladies dites mystiques[1] à travers les libations, les invocations (des ancêtres), les incantations, les bains rituels, etc. Les pathologies d’origine naturelle et les blessures étaient en revanche traitées à l’aide des décoctions, c’est-à-dire des breuvages (bouillis) qui, après filtration ou décantation, étaient ingurgités par le malade. D’autres techniques consistaient en l’inhalation de feuilles écrasées ou de substances en poudre ; en l’introduction de gouttes dans les narines ou en l’application de médicaments broyés à la surface des plaies. Les pratiques thérapeutiques qui étaient en vigueur au sein des unités combattantes et des instances de commandement de la guérilla nationaliste de l’UPC, entre 1956 et 1971, étaient du même ressort.

Il faut, à toutes fins utiles, préciser que la médecine rituelle, telle que nous l’appréhendons dans ce travail, englobe la prise en charge des « pathologies paranormales » (Kenmogne 2016) ou mystiques et des maladies biologiques ou naturelles. Nous souscrivons ainsi à la clarification qu’Elisabeth Adiaboua et Marie-Madeleine Loba donnent à la médecine traditionnelle africaine. Pour ces auteures, le système africain de santé définit la maladie comme un phénomène global qui touche à l’intégrité physique, morale et spirituelle de l’individu, du clan ou du village (1975 : 361). Il découle de cette conception endogène que la médecine est une action totale qui touche au corps, à l’esprit et aux rapports sociaux. Elle s’applique ainsi aux interactions entre les individus, la nature, les ancêtres, les esprits et la divinité suprême (au Cameroun : Si, Loba, Zamba ou Hilôlômbi). À la lumière de ce qui précède, nous définissons la médecine rituelle comme l’ensemble des savoirs et des pratiques endogènes qui étaient utilisés au sein de la guérilla nationaliste de l’UPC pour prévenir, diagnostiquer ou traiter les maladies et les blessures. La pharmacopée traditionnelle renvoie quant à elle à l’ensemble des médicaments composés à l’aide des plantes et des produits d’origines animale et minérale qui étaient exploités au maquis à des fins curatives et préventives.

Si, au demeurant, les stratégies militaires et les techniques de mobilisation de la guérilla « upéciste »[2] ont largement irrigué les contenus des livres, des articles de revue et des travaux académiques produits jusqu’ici (Joseph 1977 ; Mbembe 1985 ; Mbatchou 2003 ; Onana Mfege 2005 ; Deltombe etal. 2011, etc.), il importe de souligner qu’aucune étude n’a encore été consacrée à la prise en charge des victimes et des blessés de guerre pendant le maquis. Il en va des opérations de secours qui furent organisées au sein des forces régulières comme des principes déontologiques qui présidaient aux pratiques médicales au sein des unités combattantes de l’UPC. Le domaine de la médecine rituelle et de la pharmacopée traditionnelle reste, en conséquence, méconnu de l’historiographie nationaliste au Cameroun. Le présent travail se donne pour objectif d’exhumer les savoirs et les techniques (endogènes) qui étaient mobilisés au sein de la guérilla nationaliste pour soigner les malades et les blessés, et permettre au maquis de survivre aux difficultés et de résister aux forces franco-camerounaises pendant une quinzaine d’années. Il s’inscrit de ce fait dans la lignée des travaux qui, depuis quelques décennies, s’efforcent d’étudier les luttes de libération nationale à partir des dynamiques du dedans (Bayart 1979 ; Bayart etal. 1992 ; Mbembe 1996 ; Mintoogue 2009). L’article se présente aussi comme une contribution originale à la littérature anthropologique sur les savoirs thérapeutiques endogènes en Afrique et au Cameroun (de Rosny 1981 ; Hebga 1998 ; Pousset 1998 ; Bélanger 2002 ; Lado 2011 ; Mengue me Ndongo 2014 ; Kenmogne 2016 ; Kanaa 2018 ; Chabrol et Gaudillière 2023).

En plus des ouvrages, des thèses, des mémoires et des articles scientifiques, le corpus mobilisé dans ce travail est constitué de documents de première main collectés aux Archives nationales d’outre-mer (ANOM) à Aix-en-Provence ; aux Archives des services historiques de la défense (SHD) à Vincennes ; aux Archives nationales de Yaoundé (ANY) et aux services des Archives régionales de l’Ouest (ARO) à Bafoussam. Il s’agit des bulletins de renseignement hebdomadaires, des synthèses de renseignement, des rapports confidentiels, des rapports de sûreté, des notes confidentielles de renseignement et des procès-verbaux de renseignement. Ces données écrites sont complétées par les témoignages oraux que nous avons recueillis, à la faveur des entretiens semi-directifs en français et en fe’e fe’e (langue bamiléké de la région de l’Ouest-Cameroun), auprès des contemporains de la guerre du maquis à l’Ouest-Cameroun et en Sanaga-Maritime. Cet échantillon comprend dix personnes, à savoir huit combattants et officiers de la guérilla upéciste, et deux femmes, Odile Siewe et Rose Tchamdeu, dont la jeunesse fut marquée par les évènements tragiques de la guerre d’indépendance. La première fut d’ailleurs otage dans un maquis de l’ALNK en 1959. Dans le développement qui suit, nous présentons successivement les pratiques médicales et le statut des thérapeutes qui furent engagés entre 1956 et 1971 par l’UPC.

Les activités médicales au sein des maquis de l’Ouest-Cameroun et de la Sanaga-Maritime

Cette partie étudie les pratiques thérapeutiques qui furent utilisées au maquis pour atténuer les souffrances ou guérir les malades et les éclopés. Elle revient tour à tour sur la naissance du maquis au Cameroun, les savoirs médicaux et le parcours du soin qui caractérisaient les opérations de secours au sein des unités combattantes de l’UPC. Il en ressort que le système de santé des maquisards était, en grande partie, immergé dans la culture, l’écologie et la pharmacologie des peuples du Sud-Cameroun.

Quelques éléments du contexte

Pour comprendre la naissance du maquis au Cameroun, il faut revenir aux émeutes de mai 1955, car c’est à la faveur de cet évènement que le pouvoir colonial français dissout l’Union des Populations du Cameroun le 13 juillet 1955 (Joseph 1977). Condamnée à la clandestinité, la stratégie du mouvement fut d’abord de se restructurer pour survivre à la répression. Il réorganisa ensuite sa propagande, et fit paraître, au cours de l’année 1956, les tracts et les journaux qui, produits clandestinement, étaient diffusés avec succès dans les villes et les villages du Cameroun (Noumbou Tetam 2021). À l’unification et à l’indépendance vinrent enfin s’ajouter de nouvelles revendications, notamment la lutte contre la loi-cadre et le boycottage des élections générales du 23 décembre 1956. Mais en novembre 1956, la perspective d’un échec du boycottage radicalisa les positions en son sein, et au cours de deux réunions élargies du Comité directeur, organisées à Makai (en Sanaga-Maritime), les 2 et 3 décembre 1956, et à Kumba (au Cameroun sous tutelle britannique), une semaine plus tard, le recours à la violence, âprement débattu jusqu’alors, fut adopté par la majorité des membres du parti.

Plus grave intrinsèquement que les émeutes de mai 1955, parce que « moins improvisée et organisée avec des méthodes plus efficaces » (ANOM, 1affPOL/3336 du 18 décembre 1956 au 15 janvier 1957 : 13), une campagne de sabotage des élections fut lancée le 18 décembre 1956. Les militants nationalistes se livrèrent alors à la destruction des infrastructures coloniales et à l’exécution des personnes impliquées dans le processus électoral en Sanaga-Maritime, dans les régions du Littoral et du Centre. Pour l’administration française, le caractère coordonné des opérations indiquait clairement que les objectifs poursuivis excédaient largement les élections du 23 décembre. Derrière la campagne anti-électorale, l’ambition de l’UPC était de créer en Sanaga-Maritime un maquis en vue d’entretenir dans tout le Sud du Cameroun un état de « trouble permanent » (ibid.). Entièrement couverte de forêt, située de surcroît entre la capitale administrative et la capitale économique du Cameroun, et lieu de passage des axes vitaux que sont la route et la voie ferrée Douala-Yaoundé, la prise de contrôle de la région présentait des avantages considérables. Toute action de guérilla y perturbait les flux commerciaux entre les deux principales villes du pays autant qu’elle ménageait aux insurgés des retraites sûres au sein de la forêt, où la possibilité de découverte ou de poursuite était faible (ibid.). Il faut ajouter à cela la forte adhésion des populations de la région à l’Union des Populations du Cameroun. C’est tout naturellement que la première organisation paramilitaire de l’UPC y sera constituée à partir du 14 décembre 1956, dans les forêts de Babimbi et d’Eséka.

Dénommée « Comité national d’organisation » (CNO), cette guérilla fut placée sous le commandement de Foé Gorgon, le chef d’état-major. Il était assisté par Isaac Nyobè-Pajock, le chef d’état-major adjoint ; Otto Owono, le secrétaire ; Jérémie Nyaga, le secrétaire adjoint et Bayiga, l’intendant général[3]. Cette équipe de commandement coordonnait l’action des « grands quartiers » du Nyong-et-Sanaga, du Sud et de la Sanaga-Maritime. À la fin de l’année 1957, le grand quartier de la Sanaga-Maritime menait ses opérations sur trois « districts militaires » correspondant aux limites territoriales des trois subdivisions de la région, à savoir Edéa, Eséka et Babimbi. Le district d’Eséka était organisé en onze bataillons répartis entre deux régiments. Et, contrairement au district d’Edéa, qui n’était pas encore effectivement organisé, celui de Babimbi, que commandait Jules Ntogue, était structuré en trois régiments organisés en dix sections ou bataillons. Chaque régiment était commandé par un capitaine-chef, un capitaine, un économe, un secrétaire et un commissaire aux renseignements généraux, à qui étaient signalées toutes les affaires concernant la discipline (voir Noumbou Tetam 2021 : 156).

À l’Ouest-Cameroun (y compris dans le Mungo), une autre guérilla baptisée « Sinistre de Défense nationale du Kamerun » (SDNK) fut créée le 10 octobre 1957 dans la forêt de Nka. C’était à la faveur d’un conflit de succession au sein de la chefferie Baham. Articulé à l’état-major du CNO en Sanaga-Maritime, le SDNK fut organisé en cinq « compagnies » principales, ou « districts », réparties dans les cinq subdivisions que comptait alors la « région bamiléké ». Il s’agit des subdivisions de Bafoussam : Baham, Bafang, Bagangté, Dschang et Mbouda. Bien que porté à la tête du maquis de Bafoussam, Pierre Simo exercera une autorité sur l’ensemble des unités du SDNK (ARO, 8 octobre 1958 : 2). Ce dernier était assisté dans ses missions par Paul Fonguem, le vice-capitaine ; Paul Momo, le secrétaire ; Daniel Membou, le trésorier général ; et Joseph Noumbi, l’agent de liaison (ibid.). En 1957, ces « officiers » organisaient le maquis depuis un poste de commandement installé à Nka, à Baham.

Mais, après l’assassinat de Ruben Um Nyobè, la figure tutélaire de la guérilla nationaliste en Sanaga-Maritime, de nombreux ralliements au pouvoir colonial entraînèrent le délitement du CNO. L’arrestation de Pierre Simo, responsable en chef du SDNK, le 28 septembre de la même année à Loum, dans le Mungo, précipita la guérilla upéciste dans l’implosion à l’Ouest-Cameroun. C’est dans ce contexte de déclin que l’Armée de libération du Kamerun (ALNK) fut créée le 31 mai 1959 à Mbanga, toujours dans le Mungo. Si le champ d’action du SDNK était de fait limité aux régions bamiléké et du Mungo, et celui du CNO à la Sanaga-Maritime, la deuxième guerre d’indépendance, qui fut aussitôt déclenchée, fut menée dans la perspective d’une extension de la guérilla à l’échelle nationale. Au nom de la guerre contre « l’indépendance nominale », l’ALNK continua la guerre jusqu’à l’exécution d’Ernest Ouandié, son dernier chef historique, en janvier 1971. Nous étudierons dans les sections ci-dessous les savoirs et les pratiques médicales au sein des guérillas que nous venons de présenter.

Les savoirs médicaux et l’importance des médicaments au maquis

Si le repli en brousse constitua pour les cadres et les militants de l’UPC un acte de départ précipité vers la forêt, il fut également l’expression d’un retour vers les valeurs du terroir, en l’occurrence les savoirs et les pratiques ancestrales relatives à la pharmaceutique et à la guérison des maladies. Dans le maquis, les paysans des hauts plateaux de l’Ouest, du Littoral, du Centre et de la Sanaga-Maritime développèrent une connaissance approfondie à la fois des vertus médicinales et de la toxicité des plantes constituant le feuillage dans lequel ils avaient trouvé refuge. Grâce aux connaissances accumulées à travers les générations sur leur environnement, ils savaient très bien quelles feuilles pouvaient être consommées comme légumes ; quels fruits sauvages, quelles racines, quelles écorces, quels champignons ou quels minerais étaient nécessaires à l’alimentation et quels autres pouvaient servir à la préparation des poisons, des drogues ou des médicaments (Mintoogue 2009 : 100). Transmis oralement d’une génération à l’autre, les savoirs et les savoir-faire acquis dans le domaine de la médecine et de la pharmacopée allaient en effet permettre aux maquisards de discerner les ressources végétales et animales nécessaires à la survie et à la guérison des maladies et des blessures.

Dans les unités combattantes et les organes de commandement du CNO, du SDNK et de l’ALNK, les médicaments traditionnels permirent de surmonter les difficultés logistiques et matérielles et les rudes conditions de vie et de travail imposées par la clandestinité. Lorsqu’un combattant était en effet malade, victime de fracture, blessé par balle ou mordu par un serpent, l’on savait quelles feuilles, quelles écorces, quelles racines d’arbres devaient servir à la fabrication des mixtures médicamenteuses susceptibles d’atténuer la douleur ou de rendre la santé (ibid. : 101). Certaines plantes étaient ainsi utilisées pour leurs propriétés anti-malariques, d’autres pour leurs vertus antiseptiques (antibactériennes ou antimicrobiennes) et cicatrisantes ou pour leurs principes actifs contre les inflammations. Il faut ajouter à cela les relaxants-fortifiants, comme les noix de cola ou le Bitter cola (Garnicia kola de son nom scientifique), les antivenimeux, les sédatifs et les désinfectants-antiseptiques. Consommés sous forme de poudre, de pâte, de tisane ou de décoction, les médicaments issus de la pharmacopée traditionnelle étaient l’une des solutions à la précarité imposée au mouvement nationaliste depuis son exclusion de la légalité coloniale en 1955. Porteurs de valeurs culturelles, ils symbolisaient aussi le retour à l’héritage ancestral, et la rupture avec le colonialisme. C’était au demeurant un marqueur identitaire ; un moyen d’expression de la souveraineté technique et matérielle, chère à l’UPC.

Les noms donnés à certaines plantes exprimaient clairement leurs valeurs thérapeutiques. C’est le cas de l’Ageratum conyzoides qui, dans les localités du Sud-Cameroun en général, est communément appelée « Roi des herbes ». Les feuilles de cette plante herbacée étaient prisées pour leurs propriétés anti-inflammatoires, analgésiques et antibactériennes. Elles étaient aussi très réputées pour leurs vertus curatives sur les plaies, les brûlures, les maux de tête et l’ulcère de la peau. Le gingembre, ou le Zingiber officinale Roscoe de son nom botanique, était aussi couramment utilisé dans le traitement des maladies bénignes telles que le rhume, la grippe et les nausées. Il faut ajouter à cela l’aloès ou l’Aloe vera, selon l’appellation scientifique. Les feuilles de cette plante succulente étaient utilisées pour traiter les douleurs abdominales, les ulcères gastriques, la gonorrhée, la dysenterie, les maux de tête, les infections fongiques, etc. Les feuilles du Ndolè (bitter leaves), une plante appartenant à la famille des Asteraceae, plus précisément aux espèces Vernoniaamygdalina, étaient également consommées pour le traitement de la dysenterie amibienne, des douleurs abdominales, de la fièvre résultant du paludisme, de la grippe et des maux de tête. L’eau, le piment, la cendre et l’huile de palme chauffée à 100 °C étaient appliqués sur les plaies pour empêcher les infections ou précipiter la guérison et la cicatrisation[4]. L’huile de palmiste, communément appelée Maniangua, et l’huile de palme, ou « l’huile rouge » selon l’expression populaire, étaient les ingrédients de base dans la fabrication des pommades anti-inflammatoires, anti-malariques ou antiseptiques. Il était aussi courant d’en prendre un peu (par voie orale) contre les maux de ventre et les indigestions. Le jujube, le sel germe, le sang animal (chèvre, coq, etc.) et l’huile de palme, étaient utilisés, lors des rites de blindage, pour se protéger contre la malchance et les pertes de vies humaines. L’acquisition du don d’invisibilité par la formule du ndim bakô avait pour constituant principal la plante du même nom (ndim bakô). Le vin de raphia ou de palme non fermenté était également donné aux nouveau-nés orphelins comme substitut en remplacement du lait maternel.

En somme, un inventaire complet de la pharmacopée traditionnelle qui fut mobilisée dans les maquis de l’UPC au Cameroun ne sera possible que dans le cadre d’un travail encore plus vaste, car les médicaments étaient nombreux et variés. D’ailleurs, certains maquis comme celui de Douala-Ville, à l’Ouest-Cameroun, disposaient, en plus des recettes endogènes, d’importants stocks de médicaments importés, constitués à la faveur des embuscades et des raids menés contre les hôpitaux publics. Après les attaques qui furent menées par les forces coloniales contre le poste de commandement de l’état-major général de l’ALNK établi au centre de la région bamiléké, Martin Singap fit construire d’importants dépôts de munitions, de médicaments et de vêtements dans le groupement Bangang à l’Est de la subdivision de Mbouda (SHD, 6H254, semaine du 27 avril au 3 mai 1959). Ramenés à la faveur des attaques contre les dispensaires de l’hôpital de Bafang et de nombreux établissements officiels, les médicaments stockés étaient utilisés comme compléments aux remèdes traditionnels. D’après les sources officielles, ce « trésor de guerre » pouvait aussi servir de monnaie d’échange dans l’achat des armes et des munitions. C’est Félix Moumié en personne qui, en sa qualité de médecin, et connaissant la valeur des médicaments dans la lutte armée, avait, dit-on, préconisé cette stratégie de ravitaillement et donné les adresses où les troupes pouvaient se procurer le butin (ibid.). Pour autant, les médicaments traditionnels demeuraient extrêmement importants à cause de leur accessibilité et des habitudes culturelles des paysans enrôlés au maquis.

Les pratiques médicales ou la prise en charge des malades et des blessés

Globalement, deux médecines cohabitaient au maquis : l’une locale, qualifiée de traditionnelle, et l’autre occidentale, introduite au pays à la faveur du contact colonial. Si les savoir-faire proposés de part et d’autre concouraient à l’atténuation de la souffrance ou, si possible, à sa cessation, chacune s’appuyait sur un protocole spécifique. Dans le maquis d’Accra, à l’Ouest-Cameroun, les combattants bénéficiaient ainsi du savoir-faire médical de deux soignants différents. L’un, nommé Pierre Tiambo, âgé d’une trentaine d’années (ex-aide-infirmier du poste médical de Bana), pratiquait la médecine « européenne », et Abel Siage, 28 ans environ, pratiquait la médecine « traditionnelle » (SHD, 6H254, semaine du 4 au 10 mai 1960). Au sein de l’unité de la Troupe régulière de l’ALNK, toujours à l’Ouest-Cameroun, les blessés et les malades étaient pris en charge par des « tradithérapeutes » et par un infirmier dont les conditions de travail étaient extrêmement rustiques. À la suite d’une blessure par balle reçue en 1963, Flaubert Nganya, l’un des responsables de cette unité, fut ainsi l’objet d’une intervention chirurgicale extrêmement éprouvante. À l’aide d’une « scie en métal », son bras fut (sans anesthésie) amputé comme « un morceau de bois » par cet infirmier (Njassep et al. 2005 : 33).

La recherche étiologique, qui inaugurait le parcours du soin au maquis (en dehors de la médecine dite « européenne »), s’opérait généralement à travers la divination. À partir des procédés divinatoires, elle permettait de scruter le passé pour trouver les causes d’une maladie ou d’un malheur. Au sein du SDNK et de l’ALNK à l’Ouest-Cameroun, l’instrument rituel le plus utilisé était appelé tchagang (voir Fig. 1). Il s’agissait d’une corne de céphalophe coiffée d’une peau de civette ou parfois de singe. Elle contenait soit des cailloux, soit des perles particulières (Tatsitsa 1996 : 34). Les guérisseurs s’en servaient pour trouver l’origine d’un mal. Les consignes et les mots d’ordre donnés aux combattants étaient en outre éclairés par les visions et les recommandations émises par un devin qui pouvait être soit le responsable en chef de l’unité, soit un « voyant », un ngakang, engagé au maquis pour la cause nationaliste.

La médication qui intervenait dans la foulée comportait les procédés naturels et les techniques métaphysiques. Les remèdes traditionnels cités dans la section ci-dessus, à savoir les écorces, les feuilles, les racines, la cendre, l’huile de palme, etc., étaient les moyens naturels de guérison. À l’exception de certains maquis de grande importance comme celui de Douala-Ville à Fotouni, de Bagang ou d’Accra à Batcha, les combattants blessés ou malades étaient soignés à « l’indigène [sic] » dans la plupart des unités combattantes de l’UPC[5]. D’après Innocent Temdemnou, secrétaire du maquis « Congo belge » à Fondjomekwet entre 1959 et 1961, on recourait aux médicaments traditionnels composés à base de plantes locales pour le traitement des blessures[6]. Certains médicaments étaient ingurgités sous forme de décoction ou inhalés sous forme de fumigation. On utilisait aussi de la cendre prélevée au centre des âtres pour le soin des blessures, même les plus importantes[7]. Dans le maquis de Bayon, dans le Mungo, Maurice Kameni, qui en était le principal « guérisseur », utilisait les feuilles, les écorces et les racines pour extraire les balles et traiter les blessés revenus du front[8]. À l’aide de l’huile de palme, du piment et de quelques écorces prescrites par le thérapeute en chef du maquis de Fort Lamy, Jean Noumossie fut également soigné à la suite d’une grave blessure par balle infligée à l’abdomen au cours d’une opération de coup de main contre le camp militaire de Batié (Wate Sayem 2013 : 88-89).

Fig. 1

Le tchagang, instrument rituel le plus utilisé dans les maquis de la région de l’Ouest-Cameroun

Le tchagang, instrument rituel le plus utilisé dans les maquis de la région de l’Ouest-Cameroun
Source : Gildas Igor Noumbou Tetam (2017)

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Parallèlement aux techniques de guérison par la pharmacopée traditionnelle, les moyens métaphysiques de traitement convoquaient généralement les divinités et les ancêtres à travers les incantations, les formules rituelles, les prières, les amulettes, etc. La médication ici comprenait les sacrifices aux ancêtres qui, dans les sociétés bamiléké et basaa, interviennent, dès la naissance, à toutes les étapes de la vie sociale de l’individu[9]. Il faut ajouter à cela la physiothérapie qui s’opérait par les massages sur les muscles et les membres fracturés. Pour rétablir la motricité en ces cas, les thérapeutes pétrissaient le corps en se servant de remèdes écrasés et des os du chimpanzé. L’autre pratique curative utilisée en Sanaga-Maritime était le liholge. Cette technique, dont la formule reste jusqu’ici réservée aux initiés, permettait à ses très rares pratiquants de mettre le corps d’un blessé grave dans un état de catalepsie ou d’hibernation et de réduire le métabolisme de l’organisme au strict minimum (Mintoogue 2009 : 116). Il respirait de manière imperceptible, l’organisme ayant quasiment arrêté de fonctionner (ibid.). Le patient pouvait, selon l’évolution de son état, demeurer ainsi des jours ou des semaines. Et dès que les conditions le permettaient, on le sortait du coma pour le soumettre à un traitement médicamenteux (ibid.). D’autres séances thérapeutiques étaient accompagnées de danses, car dans la culture basaa, la danse est un remède autant qu’une décoction ou une scarification (Wognou 2010 : 100). L’on récitait aussi les formules rituelles (de guérison) en touchant la partie malade.

Il faut, en plus du processus thérapeutique qui vient d’être décliné (l’étiologie et la médication), citer les techniques qu’on utilisait au maquis pour prévenir les maladies, les accidents et les évènements malheureux tels que les accrochages, les attaques ennemies et la mort. S’appuyant essentiellement sur les procédés secrets ou initiatiques, les pratiques oraculaires supposaient une connaissance approfondie des réalités des mondes du visible et de l’invisible. Les techniques utilisées étaient en général le sacrifice aux ancêtres dans le but d’obtenir leur protection. Les animaux-totems tels que la panthère, l’éléphant ou le serpent servaient de boucliers à certains combattants. Les amulettes protégeaient les autres, en plus des prières individuelles et collectives, car les dimanches, un pasteur faisait le tour des bataillons du régiment no 2 du CNO pour évangéliser les combattants (ANOM, Affpol-3327, 12 février au 1er mars 1958 : 4)[10].

Dans les maquis de l’Ouest-Cameroun et du Mungo, les rites de blindage étaient également organisés dans le but d’immuniser les combattants contre les armes à feu. Les éléments choisis pour une mission d’embuscade ou de coup de main se réunissaient alors autour d’un ngakang (un voyant) pour invoquer le soutien des ancêtres à travers le sacrifice de chèvres ou de coqs dont il recueillait le sang dans des calebasses. Il mélangeait ensuite le contenu avec de l’huile de palme et du vin de raphia. Lorsque les ancêtres accédaient à la demande, tous les combattants étaient soumis à un rituel de scarification dans la foulée duquel les gris-gris de natures diverses leur étaient remis (Noumbou Tetam 2022 : 11). De nombreux responsables comme Martin Singap, Paul Momo, David Kana ou « Mallam Défense » étaient d’ailleurs très réputés pour leur usage régulier du talisman (ibid.). Ils utilisaient généralement le tchagang pour scruter le futur et éviter les périls comme la mort et les attaques-surprises. D’autres devins, les ngagom, se servaient des mygales (gom) pour prédire l’avenir. Ils disposaient en effet de petits bâtonnets ou d’autres petits objets près de la sortie du trou de la mygale. En sortant, l’araignée désorganisait les objets pour permettre au devin d’interpréter leurs nouvelles positions à la lumière des questions posées (Notué et Perrois 1984 : 65).

Au sein des unités combattantes de la Sanaga-Maritime, les maquisards scrutaient l’avenir en consultant le ngambi ou la mygale ; l’animal totémique de la communauté, l’oracle du peuple. Le hu, la divinité de la voyance, permettait aussi de prévenir le danger. Les hommes qui possédaient le hu prédisaient les évènements futurs, comme les accidents et les décès. Comme le souligne Eugène Wognu (2010 : 139), la « précision était parfois telle que les circonstances décrites par ces derniers se vérifiaient souvent exactement aux heures du jour indiqué ». Le ngé, la divinité protectrice de la justice et de l’ordre social (chez les Basaa), était régulièrement convoqué pour assurer la protection des combattants. En 1957, Nkôt lôlô, un Mpoo (ou Bakoko) venu d’Edéa et spécialisé dans le ndimbakô, fut recruté au maquis du régiment no 2 du CNO pour « blinder » les maquisards (Mintoogue 2009 : 117). Georges Um Lingom, un guérisseur réputé et initié aux pratiques mystiques en vigueur dans les sociétés secrètes, faisait également passer des rites d’immunisation aux combattants nationalistes recrutés dans les cellules combattantes de Libel li Ngoï (ibid.).

Le statut des thérapeutes « rebelles »

De ce qui précède, il ressort que les guérisseurs à qui incombait la charge de soigner les malades et les blessés au maquis occupaient une position extrêmement importante dans l’organigramme et le fonctionnement quotidien des unités. Dans les lignes ci-dessous, nous verrons que leur autorité transcendait largement le domaine médical. Ils étaient à la fois les guides, les stratèges, les prêtres et les précepteurs.

Le rôle politique et militaire

Les hommes et les femmes qui s’occupaient des malades et des blessés de guerre au maquis étaient en général les guérisseurs de profession recrutés pour la « cause nationale » au lendemain de la dissolution de l’UPC, en 1955. Ils étaient à cet effet dotés de connaissances approfondies sur les vertus médicinales et la toxicité des plantes. On distinguait parmi eux les praticiens « non-voyants » — moins nombreux au sein des unités combattantes — des guérisseurs « voyants ». En plus de leurs pratiques médicales, ces derniers avaient le don d’entrer en contact avec les esprits et de collaborer avec eux dans le cadre de leur mission. Leur connaissance médicale, en l’occurrence la possibilité de reconnaître, d’expliquer et de traiter les maladies (et les blessures), n’était, en conséquence, que l’un des aspects d’une connaissance « encyclopédique » de la vie et du monde. Aussi, les pratiques oraculaires et thérapeutiques dont ils étaient les dépositaires n’étaient que l’une des manifestations du pouvoir qui, avant le début de la guerre de libération en 1956, s’étendaient sur la totalité du social[11]. Dans la société basaa, les guérisseurs — les mbambombock et les prêtres du ngambi —, pouvaient ainsi remplir les fonctions de député, de ministre, de juge, de prêtre, de chef de douane, etc. Le corps des prêtres, gardiens des usages de la communauté, dont l’autorité, tantôt manifeste ou diurne, tantôt occulte ou nocturne, s’imposait au chef de la tribu, le nkaambok (Wognou 2010 : 79). Il en était de même des pratiquants du kang, ou les ngakang chez les Bamiléké à l’Ouest-Cameroun.

Du fait de leurs interventions à toutes les étapes de la guerre et de leurs contributions à la survie de la guérilla, ces guérisseurs connurent la notoriété et acquirent, dans certaines unités combattantes, un pouvoir qui supplantait celui du commandant en chef. Dans d’autres maquis, ils cumulaient, en plus de leurs activités thérapeutiques, les fonctions politiques, militaires et religieuses. Ils étaient en général très écoutés en raison de leurs savoirs, de leurs pouvoirs surnaturels, et du rôle qu’ils jouaient pour la santé des maquisards et la survie du maquis. Leur opinion déterminait toujours le calendrier des opérations. Ils agissaient aussi directement sur la constitution des équipes, les stratégies et les plans d’opération définis au sein de l’unité. À travers les rites et les pratiques oraculaires, il arrivait très souvent que certains responsables d’unités fussent avertis des évènements malheureux ou des plans d’opération projetés par l’ennemi[12]. Dans la perspective d’optimiser les chances de succès, et surtout, de minimiser les pertes dans les rangs, un chef de troupe pouvait décommander une action, redéfinir le calendrier d’une opération ou retirer de l’effectif un soldat parce que le devin avait prédit qu’il pouvait porter malheur ou encore « qu’il ne rentrera pas du combat »[13]. Ce sont également ces devins qui validaient l’intégration de nouvelles recrues à l’issue des rites d’initiation. Autant dire que les savoirs et les compétences des thérapeutes « rebelles » transcendaient largement le domaine médical.

Le maquis de Douala était ainsi sous l’autorité spirituelle de Fidèle Siechepen. La position de ce dernier était si prééminente que c’est lui qui scrutait (mystiquement) les combattants avant leur départ en mission. Odile Siewe, l’une de nos informatrices, nous a confié, lors de notre entretien, que c’est simplement parce qu’il la disqualifia à l’issue d’un ensemble de rites que cette dernière, qui était alors en captivité dans le maquis, fut épargnée de la conscription organisée par l’ALNK pour l’opération de coup de main qui fut menée contre la mission catholique de Banka le 29 novembre 1959 (Noumbou Tetam 2021 : 320-321). Dans la localité de Bafang, où furent recensés 64 « sorciers ou médecins rebelles [sic] » en 1968[14], chaque opération de coup de main ou d’embuscade menée dans le cadre des activités de l’ALNK était précédée par un rituel au cours duquel les responsables réunissaient les troupes autour du guérisseur pour invoquer le soutien des ancêtres. Au-delà des activités médicales proprement dites, les rites et les pratiques oraculaires dévolus aux thérapeutes, aussi bien dans les maquis de la Sanaga-Maritime, du Mbam et du Nkam que dans les unités combattantes de la région bamiléké et du Mungo, créaient entre les maquisards des liens de solidarité qui entretenaient le culte du secret et qui limitaient les actes de trahison. En plus des « pouvoirs magiques » qui leur étaient conférés, ils entretenaient l’esprit de corps et surtout les liens de fraternité que les chants et la formation politique et idéologique revigoraient au quotidien.

Les thérapeutes jouaient, en somme, un rôle politique au maquis parce qu’ils participaient aux combats en amont à travers la divination et les rites du « blindage », et, en aval, à travers la prise en charge des blessés revenus du front. Certains guérisseurs commandaient aussi directement les unités et décidaient des stratégies, des tactiques, des plans d’opération, bref, des grandes orientations du maquis.

La fonction religieuse et spirituelle

Pour la plupart des paysans engagés dans les maquis de l’Ouest-Cameroun, de la Sanaga-Maritime, du Littoral et du Centre, le pouvoir des morts, en particulier celui des ancêtres, détermine le quotidien et l’existence des vivants. C’est d’ailleurs pourquoi le « culte des ancêtres » demeure la base de la religion endogène des Bamiléké de l’Ouest-Cameroun. Ici, l’Homme est au centre d’un triangle dont le sommet est occupé par l’Être suprême (Si), la base, d’un côté, par les divinités, et de l’autre, par les ancêtres (Notué et Perrois 1984 : 42). Dans ce contexte, il n’était pas exclu qu’un prêtre traditionnel soit en même temps un devin ou encore un soignant, car selon les mythes de la création et de la fin (des temps) en vigueur chez les combattants de l’UPC, la mission des « choses du jour et de la nuit », c’est-à-dire des choses publiques (religieux) et cachées (magiques), était confiée aux prêtres du gambi, l’une des divinités basaa, ou aux ngakang qui, dans les maquis de la Sanaga-Maritime et de l’Ouest-Cameroun, soignaient les malades et les blessés de guerre.

Il va sans dire, au regard de ce qui précède, que l’activité des soignants au sein des unités combattantes de l’UPC relevait à la fois de la médecine, du rituel et de la magie, car les mbambombock, les hommes du ngambi et les ngakang s’occupaient de la santé des populations et des combattants réfugiés en brousse, généralement par une intercession des divinités ou des ancêtres. Ils servaient ainsi de médiateurs entre les esprits, les ancêtres et les vivants. Avant d’administrer un traitement, ils sollicitaient ces derniers auprès du patient. Cette médiation revêtait une grande importance pour les combattants qui, dans leur absolue majorité, étaient les hommes, les femmes et les enfants du terroir. Il en découlait un sentiment de sécurité, une grande confiance et un grand respect envers le guérisseur et l’Union des Populations du Cameroun dans son ensemble.

L’activité de guérisseur, qui passait par la parole (bénédictions, incantations et prières), les accessoires (amulettes, tchagang, etc.) et les substances (plantes, etc.), était de l’ordre du rituel et de la spiritualité. Elle revivifiait en brousse les valeurs et les coutumes des combattants, à qui étaient aussi enseignées les incantations contre les armes à feu. À d’autres, les guérisseurs apprenaient les secrets pour interpréter les phénomènes cosmiques et naturels et les rêves. Dans les maquis de la Sanaga-Maritime par exemple, les pratiques de la divination, le ngambi, furent si vulgarisées que plusieurs maquisards se firent initier à l’art de lire l’avenir pour ne plus exclusivement dépendre des consultations oraculaires des initiés (Mintoogue 2009). De nombreux guérisseurs, les mbambombock, furent également sollicités pour initier les maquisards aux sciences du kôn, du ndim bakô et à d’autres pratiques rituelles réputées pour leurs pouvoirs protecteurs ou pour leurs capacités à rendre invisible aux yeux de l’ennemi ou invulnérable aux armes à feu. Au Grand Maquis où vivait Ruben Um Nyobè, le secrétaire général de l’UPC, Théodore Mayi Matip, grand initié du mbok, procédait ainsi régulièrement à des consultations oraculaires pour savoir ce que prévoyaient les augures. Certaines pratiques oraculaires autrefois réservées aux initiés se généralisèrent aussi dans les maquis de l’Ouest-Cameroun, à la faveur des techniques enseignées par les ngakang. Innocent Temdemnou mentionne dans son témoignage connaître beaucoup de plantes médicamenteuses et de techniques divinatoires grâce à son séjour au sein du maquis « Congo belge », à Fondjomekwet, où il était le secrétaire entre 1959 et 1961. De nombreux combattants furent aussi initiés à la voyance au moyen des mygales (gom), et à l’usage du tchagang, une corne d’antilope qui, coiffée d’une peau de civette, était utilisée pour mystiquement trouver l’origine d’un péril.

Les thérapeutes jouaient un rôle religieux et spirituel au maquis parce qu’ils étaient les porte-paroles des divinités et des ancêtres auprès desquels ils intercédaient pour invoquer la guérison des blessés et des malades. Ces soignants, qui tenaient leurs pouvoirs d’une transmission héréditaire ou d’une révélation, étaient donc à la fois les devins, les prêtres, les herboristes et les soignants.

Conclusion

Les feuilles, les écorces, les racines et les substances minérales et animales issues de l’environnement local étaient extrêmement utiles dans les unités combattantes et les postes de commandement de la guérilla nationaliste de l’UPC. C’étaient les ingrédients de base de la médecine rituelle, dévolue aux prêtres du ngambi et aux mbambombock en Sanaga-Maritime. Il en était de même des praticiens du nkang ou des ngakang, à l’Ouest-Cameroun. Engagés au maquis pour la « cause nationale », ces guérisseurs utilisaient généralement les décoctions, les poudres et les pommades composées à base d’huiles de palmiste ou de palme pour soigner les malades et les blessés de guerre. Ils fournissaient aussi les talismans et organisaient les rituels. Ils se servaient alors des incantations et des prières pour prévenir les malheurs. Pour connaître la cause du mal, ils utilisaient les instruments rituels ou les techniques de divination comme le tchagang, le ngom et le ngambi. Ils interprétaient également les rêves et les phénomènes naturels. Les thérapeutes étaient donc à la fois les soignants, les prêtres et les chefs politiques. Au-delà du traitement des malades et des blessés, les représentations et les pratiques liées à leurs savoirs étaient extrêmement utiles dans l’encadrement psychologique des maquisards. Cependant, ils ne purent, avec le temps, ni supplanter les faiblesses techniques et matérielles de l’insurrection ni leur assurer la victoire finale. Leurs activités, bien qu’extrêmement importantes, n’étaient aussi nullement encadrées ni par un texte ni par un organe central attaché à l’état-major du CNO, du SDNK ou de l’ALNK. Cela dit, leurs pratiques thérapeutiques et leurs savoirs étaient indispensables à la survie du maquis.