« Il y eut une fois Quelqu’un qui pouvait regarder le même spectacle ou le même objet, tantôt comme l’eût regardé un peintre, et tantôt en naturaliste ; tantôt comme un physicien, et d’autres fois, comme un poète, et aucun de ces regards n’était superficiel. » C’est ce qu’écrit Paul Valéry à propos de Léonard de Vinci dans sa préface aux Carnets (1942 : 7). Tenir et maintenir une double compétence est rare et difficile. C’est un défi de Petite. Francine Saillant et son éditeur présentent ainsi ce livre : L’auteure, qui n’en est pas à ses premiers essais dans le dialogue avec l’art, m’a laissé ces précisions dans un courriel : Tout au long du livre particulièrement soigné, jalonné par des dessins de l’auteure, il est question de Petite, de ses voyages fantastiques, mais aussi, avec délicatesse et étonnement, de Dieu, du savoir, de la nature, des êtres, des relations et de la solitude. Il me semble important de mentionner dans une revue d’anthropologie un tel livre qui permet de penser ou de repenser les liens entre l’anthropologie et l’art. Ils sont divers. Celui-ci peut constituer un objet d’études, un « terrain » — ainsi, l’anthropologie de l’art, l’ethnographie des processus de création. Ce n’est évidemment pas dans cette direction que va Petite. Il y a un autre lien : choisir l’art, des oeuvres en particulier, pour réfléchir sur l’anthropologie, questionner celle-ci, lui ouvrir d’autres thèmes de recherche. Ce n’est pas non plus cette direction que Petite propose. Bien sûr, les supports utilisés dans l’art sont aussi utilisés en anthropologie. Le plus important et le plus évident d’entre eux est l’écriture. Il y a également le film, la photographie, le dessin. L’exigence de l’artiste et de l’anthropologue est différente. Peu importe, diront certains, la « qualité » de l’écriture ou de l’image en anthropologie, pour autant qu’elles fassent comprendre ou voir, qu’elles fournissent des données. Dans ce cas, l’anthropologue ne se dirait pas écrivain, cinéaste ou photographe. Dans d’autres cas, la dimension esthétique est très valorisée, comme dans les films qui jalonnent l’histoire de l’anthropologie visuelle — l’anthropologue se dirait alors cinéaste. Dans ces rapports art/anthropologie, la poésie a donc aussi son mot à dire, alors qu’elle est un mode de représentation moins partagé que la prose, le film, la photo ou le dessin. L’anthropologue Renato Rosaldo (2013) l’utilise pour décrire l’expérience de la mort de son épouse, dans un livre où il est explicitement question d’anthropologie et de théorie des émotions. C’est comme si l’ethnographie pouvait aussi s’écrire en vers. Ceux-ci seraient-ils le seul mode pour décrire une émotion ? Michael Jackson (voir l’analyse de Christopher Houston [2015] sur la poésie de Jackson) sépare son travail d’anthropologue et son oeuvre poétique. C’est plutôt la configuration de Petite. Se pose alors la question de l’appréciation de l’écriture poétique proposée par une anthropologue. La réponse revient-elle à la critique littéraire et aux poètes en particulier : être ou ne pas être des leurs ? Mais est-ce l’objectif ? Quant à l’appréciation anthropologique, Konrad Fiedler, théoricien de l’art de la seconde moitié du XIXe siècle, avance une réflexion radicale : Formulée ainsi, l’exigence de l’art est élevée. On pourrait se contenter de mettre cette réflexion sous la forme interrogative, mais elle doit concerner d’autant plus ce que veut dire et faire l’anthropologue qui sollicite directement l’art, et la poésie en particulier. Laissons ces interrogations dans leur ouverture en vue d’un débat possible, dont Petite serait la médiation.
Appendices
Références
- Fiedler K., 2004, Aphorismes. Paris, Éditions Images modernes.
- Houston C., 2015, « Neither Things in Themselves Nor Things for Us Only: Anthropology, Phenomenology, and Poetry » : 268-291, in K. Ram et C. Houston (dir.), Phenomenology in Anthropology: A Sense of Perspective. Bloomington, Indiana University Press.
- Rosaldo R., 2013, The Day of Shelly’s Death: The Poetry and Ethnography of Grief. Durham, Duke University Press.
- Valéry P., 1942, « Léonard de Vinci. Préface » : 7, in P. Valéry, Les carnets de Léonard de Vinci, 1. Paris, Gallimard.