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Introduction

Il existe de nombreuses sources d’exigences. La bienséance exige que l’on mastique notre nourriture la bouche fermée, la prudence exige que l’on regarde des deux côtés avant de traverser la rue et le catholicisme exige que l’on assiste à la messe chaque dimanche. Il y a aussi des exigences légales, morales, et rationnelles : la loi exige que l’on paye l’impôt sur notre revenu, la morale exige que l’on considère le bien-être des animaux, et la rationalité exige que l’on ne croie pas simultanément deux propositions contraires[1]. Cette liste n’est évidemment pas exhaustive.

Il y a un sens dans lequel toutes les exigences sont normatives. Les exigences sont des normes, et celles-ci expriment des standards de conformité. On peut échouer ou réussir à vivre à la hauteur de ces normes. Ainsi, les exigences sont normatives dans la mesure où elles ont affaire avec les normes. Mais cela est un sens faible du terme, et c’est un sens plus fort qui m’intéresse. Par « normatif », j’entends ce qui est nécessairement lié aux raisons[2]; la relation que j’invoque est celle de l’implication. Les exigences normatives impliquent des affirmations sur ce que nous avons une raison de faire, croire, désirer, ressentir, valoriser, etc. Plus généralement :

(1) Nécessairement, si S est une source d’exigences normatives, alors, si S exige que N ϕ (où N représente un individu et ϕ un groupe verbal), il y a une raison pour N de ϕ-er.

Très peu de gens qui travaillent sur la nature des exigences normatives rejettent (1). De fait, je considère (1) comme une vérité analytique.

Par contre, toutes les exigences ne sont pas normatives en ce sens plus fort. Considérons, par exemple, les exigences du catholicisme. Le catholicisme exige que l’on assiste à la messe chaque dimanche. Mais il ne semble pas s’ensuivre pour autant qu’il y ait une raison pour moi d’y assister. Il est peut-être vrai que j’ai une raison d’y assister : peut-être que j’ai promis à ma grand-mère de l’accompagner. Mais si j’ai une raison d’assister à la messe chaque dimanche, cela ne semble pas découler du fait que le catholicisme l’exige. Il semble qu’on peut facilement imaginer un monde dans lequel le catholicisme exige que j’assiste à la messe chaque dimanche sans qu’il y ait de raison d’y assister. De fait, je pense que le monde actuel est un tel monde.

Cela semble être aussi le cas avec les exigences de bienséance. La bienséance exige que l’on mastique notre nourriture la bouche fermée. Il semble pourtant qu’on peut facilement concevoir un monde dans lequel on n’a aucune raison de mastiquer notre nourriture la bouche fermée, même s’il est vrai dans ce monde que la bienséance l’exige. Cela suggère que c’est une question importante que celle de savoir si les exigences provenant d’une source particulière sont normatives.

Il est tout de même plausible qu’il existe des exigences normatives. Les exigences morales sont peut-être les candidates les plus plausibles à ce titre. Considérons par exemple l’exigence morale voulant que l’on s’abstienne de torturer les animaux pour le simple plaisir. Dans ce cas, je ne peux imaginer un monde où la morale exigerait cela, mais où l’on n’aurait aucune raison de s’abstenir de le faire. Autrement dit, il semble évident que si la morale exige que l’on s’abstienne de torturer les animaux pour le plaisir, c’est qu’il y a une raison de s’en abstenir. Dans cet article, je suppose qu’il existe des exigences normatives et que les exigences morales en font partie. À partir de ce que nous pouvons apprendre sur la normativité de la morale, je vais premièrement offrir une conception qui peut expliquer pourquoi certaines sources d’exigences sont normatives en ce sens plus fort.

La conception que je propose est très intuitive : les exigences normatives sont celles et seulement celles qui sont sensibles aux raisons. Je nomme cette conception reasons-sensitive, et je l’étaierai dans cet article. Mais il est important de savoir qu’elle n’est pas la seule disponible, ni la plus dominante. Selon la conception concurrente que j’attribue à John Broome[3], les exigences normatives sont celles et seulement celles qui constituent ou fournissent des raisons. Je nomme cette conception reasons-providing, et je montrerai qu’elle est vulnérable à deux objections importantes. Je présenterai ces objections et, par suite, j’expliquerai pourquoi nous devrions rejeter cette conception en faveur de la conception reasons-sensitive.

Quelques clarifications

J’aborde tout d’abord brièvement un sujet de préoccupation pour certains, concernant la façon dont j’utilise le terme « exigence ». Cela permettra de clarifier la conception que je développerai et la façon dont je comprends cette notion.

Il peut sembler bizarre ou même faux de dire, par exemple, que le catholicisme exige que l’on assiste à la messe chaque dimanche même si l’on n’est pas catholique, ou si l’on ne se soucie pas de vivre selon les normes catholiques. Sûrement, il est vrai que le catholicisme exige que les catholiques assistent à la messe chaque dimanche. « Mais puisque je ne suis pas catholique et que je ne me soucie pas de vivre selon les normes catholiques », pourrait-on insister, « le catholicisme ne peut pas exiger que j’assiste à la messe chaque dimanche ».

Cette objection repose sur une des deux hypothèses suivantes, auxquelles je résiste. La première est la suivante : dans la mesure où une personne est soumise à une exigence, il doit y avoir un lien approprié entre ses désirs ou ses intérêts d’une part, et l’exigence en question de l’autre. Mais cela n’est pas le cas; du moins, ce n’est pas la façon dont je comprends la notion d’« exigence ». Selon la façon dont je comprends cette notion, il y a pour chaque source d’exigence S une propriété P. Ainsi, dire que le catholicisme exige que l’on assiste à la messe chaque dimanche, c’est dire qu’assister à la messe chaque dimanche est une condition nécessaire pour avoir la propriété du catholicisme. Autrement dit, si vous êtes catholiques, vous assistez à la messe chaque dimanche. Cette proposition conditionnelle est vraie, même si vous n’êtes pas catholiques ou que vous ne vous souciez pas de vivre selon les normes catholiques[4].

De la même façon, dire que la bienséance exige que l’on mâche notre nourriture la bouche fermée, c’est dire que mâcher notre nourriture la bouche fermée est une condition nécessaire pour avoir la propriété de bienséance. Il se peut que vous ne vous souciez pas de mastiquer votre nourriture la bouche fermée. En effet, vous préférez peut-être mastiquer la bouche ouverte. Mais cela ne change pas le fait que la bienséance exige que vous mastiquiez votre nourriture la bouche fermée. Comme le dit Philippa Foot : « [l]acking a connection with the agent’s desires or interests, this [requirement] does not stand “unsupported and in need of support”; it requires only the backing of the rule[5]. »

La deuxième hypothèse sur laquelle l’objection peut être fondée postule que l’on ne peut être soumis à une exigence si l’on n’a pas de raison de faire ce qu’elle exige. L’idée semble être la suivante : puisque je ne suis pas catholique et que je ne me soucie pas de vivre selon les normes catholiques, je n’ai aucune raison d’assister à la messe chaque dimanche. Donc, le catholicisme ne peut pas exiger que j’assiste à la messe chaque dimanche.

Cependant, je suppose ici que l’on peut être soumis à une exigence même si l’on n’a aucune raison de faire ce qu’elle exige. Penser autrement consisterait à penser que toutes exigences sont normatives, ce que je rejette. Mais comme je l’ai suggéré précédemment au moyen d’exemples, je pense que cette hypothèse est plutôt invraisemblable. Dire qu’une source d’exigences S exige que l’on ϕ, c’est dire que ϕ-er est une condition nécessaire pour avoir la propriété P correspondant à la source S. Cela n’est pas encore normatif; du moins, pas dans le sens où cela impliquerait des affirmations concernant ce que nous avions une raison de faire, croire, désirer, ressentir, valoriser, etc.

Même si on ne m’accordait pas l’hypothèse postulant que l’on peut être soumis à une exigence bien que l’on n’ait aucune raison de faire ce qu’elle exige – alléguant que la notion d’exigence est intrinsèquement normative –, il demeurerait intéressant de considérer en quoi consiste la nature de cette normativité. On pourrait se demander pourquoi les exigences et les raisons voyagent toujours ensemble comme elles le font. Ma conception fournit une réponse à cette question; elle devrait donc avoir un intérêt même pour ceux qui nient l’hypothèse que je viens de formuler.

La conception reasons-sensitive

C’est une caractéristique commune à toutes les sources d’exigences de susciter la question de savoir pourquoi elles exigent ce qu’elles exigent. Considérons à nouveau la morale. Celle-ci exige que l’on considère le bien-être des animaux, particulièrement lorsque les conséquences de nos décisions peuvent les affecter. C’est une question importante que celle de savoir pourquoi la morale exige cela. Quelles considérations expliquent pourquoi la morale exige que l’on considère le bien-être des animaux? Ce n’est qu’une conjecture, mais je pense qu’il est tout à fait plausible que la morale exige cela parce que les animaux (certains, du moins) sont doués de sensation et peuvent souffrir. Cette considération semble être une raison qui explique d’une manière plutôt simple et suffisante pourquoi la morale exige que l’on considère le bien-être des animaux.

Par contre, le fait qu’il y ait une raison expliquant pourquoi la morale exige que l’on considère le bien-être des animaux ne peut pas expliquer la différence que je postule entre les exigences morales et celles, par exemple, du catholicisme. Cela parce qu’il est très plausible que l’on puisse aussi citer pour chaque exigence catholique la raison pour laquelle elle exige ce qu’elle exige. Considérons par exemple l’exigence catholique que l’on assiste à la messe chaque dimanche. Comme pour les exigences morales, la question se pose de savoir pourquoi le catholicisme exige ce qu’il exige. Ici, je peux seulement supposer, mais je soupçonne que la réponse ferait appel au fait qu’assister à la messe du dimanche est une tradition de l’Église catholique, ou une règle dictée par un édit papal. Quelle que soit la réponse, l’important est qu’il existe une considération (ou un ensemble de considérations) expliquant pourquoi le catholicisme exige que l’on assiste à la messe chaque dimanche.

Dans les deux cas, on peut trouver des raisons explicatives et citer les raisons expliquant pourquoi chaque source d’exigences exige ce qu’elle exige. Donc, ce fait ne peut expliquer la différence entre les exigences morales et, par exemple, les exigences catholiques.

Telle que je la conçois, la conception reasons-sensitive est en mesure d’expliquer cette différence. De ce point de vue, c’est seulement dans le cas de la morale que la raison (ou l’ensemble des raisons) expliquant pourquoi elle exige ce qu’elle exige compte aussi en faveur de la réalisation ce qu’elle exige. Le fait que certains animaux sont doués de sensation et peuvent souffrir est une considération qui compte en faveur de la prise en compte leur bien-être lorsque les conséquences de nos décisions peuvent les affecter. Autrement dit, c’est aussi une raison normative de faire ce que l’exigence morale en question exige de faire.

Selon la conception reasons-sensitive que je défends, cela n’est cependant pas le cas pour le catholicisme. La considération (ou l’ensemble des considérations) expliquant pourquoi le catholicisme exige que l’on assiste à la messe chaque dimanche ne compte pas nécessairement en faveur d’y assister. Autrement dit, le fait qu’assister à la messe est une tradition de l’Église ou une règle dictée par un édit papal ne compte pas nécessairement en faveur de la décision d’assister à la messe chaque dimanche. Cela peut certainement expliquer pourquoi le catholicisme exige une telle pratique – ce qui revient à dire que cette considération est une raison explicative. Mais selon la conception reasons-sensitive, la considération (ou l’ensemble des considérations) qui détermine ou explique le contenu de l’exigence n’est pas nécessairement une raison normative d’y assister. Bien sûr, si une personne valorise l’obéissance stricte au Pape, ou si elle valorise le fait d’être (complètement) catholique, il se peut que le fait qu’assister à la messe du dimanche soit dicté par un édit papal soit une raison pour elle d’y assister. Mais cela ne démontrerait pas que le catholicisme est une source d’exigences normatives. Au plus, cela démontrerait que nos valeurs sont une source d’exigences normatives.

Contrairement aux exigences morales, même s’il n’y a aucune raison d’assister à la messe chaque dimanche, il est toujours le cas que le catholicisme exige que l’on y assiste. Par contre, s’il y n’avait aucune raison normative de considérer le bien-être des animaux – à supposer que ces animaux ne soient pas doués de sensation et ne puissent pas souffrir –, la morale n’exigerait pas que l’on considère leur bien-être[6]. Contrairement aux exigences du catholicisme, les exigences morales sont le genre d’exigences qui sont sensibles aux raisons. Si la morale exige que l’on considère le bien-être des animaux, c’est parce qu’il y a une raison morale conclusive d’envisager leur bien-être.

Bien sûr, cela doit être nuancé. Les exigences morales ne sont pas sensibles à toutes sortes de raisons. Il y a des considérations qui, même si elles peuvent compter en faveur de faire ce que la morale exige, ne jouent aucun rôle dans la détermination du contenu des exigences morales. Supposons qu’un milliardaire excentrique me donne un million de dollars pour favoriser le bien-être des animaux. Sûrement, cela est une raison pour le faire. Pourtant, ce fait n’explique pas, même pas en partie, pourquoi la morale exige que je considère le bien-être des animaux. Cette considération en est une d’intérêt personnel. Elle jouerait un rôle dans la détermination du contenu des exigences prudentielles, mais elle ne détermine pas ce que la morale exige. Les exigences morales sont sensibles aux raisons particulièrement morales[7]. Si la morale exige que l’on considère le bien-être des animaux, c’est parce qu’il y a une raison morale conclusive pour qu’on le fasse. Plus généralement :

(2) Si la morale exige que N ϕ, c’est parce qu’il y a une raison morale et conclusive pour N de ϕ-er.

J’estime que (2) est très intuitif. Quand nous disons qu’il y a une exigence morale d’éviter un certain comportement, nous entendons que l’action est interdite par la morale. Autrement dit, l’action est immorale, auquel cas il doit exister une caractéristique qui la rend ainsi. Dans un premier temps, cette caractéristique explique pourquoi l’action en question est immorale; c’est donc une raison explicative. Pourtant, c’est aussi une raison normative; c’est une considération qui compte en faveur de l’abstention d’agir de la sorte. Dans un deuxième temps, cette raison morale pour N de ϕ-er est conclusive; c’est-à-dire que pour n’importe quelle autre action y, la raison pour N de ϕ-er est plus forte que toutes raisons morales pour N de ψ-er.

Je pense que (2) se généralise encore plus. Autrement dit, à partir de (2), nous pouvons obtenir la conception reasons-sensitive :

(RS) Nécessairement, si S est une source d’exigences normatives, alors, si S exige que N ϕ, c’est parce qu’il y a une raison conclusive en provenance de S pour N de ϕ-er.

Bien sûr, cette inférence demande que nous supposions qu’il existe une explication unifiée des exigences normatives. En fait, elle suppose que la normativité de toutes les sources d’exigences normatives soit expliquée de la même manière que l’on explique la normativité des exigences morales. Cela est une hypothèse substantielle, mais je pense qu’elle est vraie. Au moins, je pense qu’elle devrait être l’hypothèse par défaut. Je ne vois aucune raison de multiplier les explications de la normativité des sources d’exigences au-delà de ce qui est nécessaire.

À partir de (RS), (1) suit. Supposons que S soit une source d’exigences normatives, et que S exige que N ϕ. Selon (RS), S exigerait que N ϕ, parce qu’il y aurait une raison conclusive en provenance de S pour N de ϕ-er. Il s’ensuivrait donc que si S exige que N ϕ, il y aurait alors une raison pour N de ϕ-er. À cet égard, la conception reasons-sensitive des exigences normatives est claire et plausible.

La conception reasons-providing

Selon moi, la conception reasons-sensitive est vraie, mais comme je l’ai dit précédemment, elle n’est pas la seule disponible, ni même la plus dominante. D’après ce que j’appelle la conception reasons-providing, que j’attribue à Broome :

(RP) Nécessairement, si S est une source d’exigences normatives, alors, si S exige que N ϕ, le fait que S exige que N ϕ est une raison pour N de ϕ-er[8].

De ce point de vue, les exigences normatives sont elles-mêmes des raisons. Si elle est vraie, cette conception explique la normativité des exigences normatives. Si les exigences normatives sont elles-mêmes des raisons, (1) découle de (RP); cela est évident. Supposons que S soit une source d’exigences normatives et que S exige que N ϕ. De (RP), il s’ensuivrait que le fait que S exige que N ϕ serait une raison pour N de ϕ-er. Par instanciation existentielle, il y aurait une raison pour N de ϕ-er. Si S est une source d’exigences normatives, et que S exige que N ϕ, il y a alors une raison pour N de ϕ-er.

Deux objections

Il est important, par contre, de voir la façon dont la conception reasons-providing est vulnérable à deux objections majeures, et que cela nous donne raison de préférer la conception reasons-sensitive. Premièrement, la conception reasons-providing génère un vide explicatif. La motivation de Broome en acceptant (RP) est fondée sur sa compréhension de la notion d’une exigence normative. Selon Broome, les exigences normatives sont celles (et seulement celles) qui aident à déterminer ce que nous devrions faire[9]. Supposons que la morale exige que l’on ϕ. Selon Broome, cette considération joue un rôle qui aide à déterminer si nous devrions ϕ-er. Mais maintenant, considérons comment Broome définit les « raisons normatives ». Selon lui, elles font partie des explications des faits concernant ce que nous devrions faire. Plus précisément :

A consideration or a feature of a situation F is a pro tanto reason for A to ϕ iff F plays a “for-ϕ” role in a weighing explanation of why A ought to ϕ, or in a weighing explanation of why A ought not to ϕ, or in a weighing explanation of why it is not the case that A ought to ϕ and not the case that A ought not to ϕ[10].

Mais si une considération aide à déterminer si nous devrions ϕ-er, elle fera certainement aussi partie de l’explication à savoir pourquoi nous devrions ϕ-er (ou pourquoi nous ne devrions pas ϕ-er, ou pourquoi il n’est pas le cas que nous devrions ϕ-er, et pas le cas que nous ne devrions pas ϕ-er). Selon la conception broomienne des exigences normatives, jointe à la conception broomienne des raisons, il s’ensuit que les exigences normatives sont des raisons. C’est clairement la façon dont Broome comprend la normativité des exigences morales. Selon lui :

(3) Si la morale exige que N ϕ, alors le fait que la morale exige que N ϕ est une raison pour N de ϕ-er[11].

Toutefois, le problème est qu’il demeure important de savoir pourquoi les exigences morales, mais pas, par exemple, les exigences du catholicisme, aident à déterminer ce que nous devrions faire. Dire que les exigences morales aident à déterminer ce que nous devrions faire parce qu’elles sont elles-mêmes des raisons suscite la question suivante : pourquoi les exigences morales sont elles-mêmes des raisons, alors que d’autres exigences, par exemple, celles du catholicisme, n’en sont pas?

Broome est conscient que cette question rôde aux alentours. Malheureusement, il ne lui offre aucune réponse. Alors que Broome croit (3), il admet tout de même qu’il est très difficile d’expliquer de manière convaincante pourquoi elle est vrai[12]. En effet, il avoue que souvent il est difficile d’expliquer pourquoi certaines exigences sont normatives; c’est-à-dire, pourquoi elles sont des raisons. Mais à moins qu’il puisse fournir une réponse plausible à cette autre question, la conception reasons-providing laisse un vide explicatif.

Il est tout de même possible d’insister sur le fait que la conception reasons-sensitive n’est pas vraiment en meilleure position relativement à la conception reasons-providing. Tout comme la conception reasons-providing, qui laisse inexpliquée la question de savoir pourquoi certaines exigences sont des raisons, la conception reasons-sensitive laisse inexpliquée la question de savoir pourquoi les considérations qui déterminent le contenu des exigences normatives sont des raisons. On peut dire que les deux conceptions laissent des vides explicatifs.

Il est vrai que la conception reasons-sensitive n’explique pas pourquoi les considérations qui déterminent le contenu des exigences normatives sont des raisons. Cependant, cela ne génère aucun vide explicatif en elle, parce que ce n’est tout simplement pas son objectif de l’expliquer. Son objectif principal est plutôt d’expliquer pourquoi certaines – mais pas toutes – sources d’exigences sont normatives dans le sens souligné en (1), et elle l’atteint en offrant (RS). Expliquer pourquoi certaines considérations sont des raisons normatives est l’objectif des conceptions des raisons normatives; cela ne concerne pas la conception reasons-sensitive.

Certes, c’est aussi l’objectif principal de la conception reasons-providing d’expliquer pourquoi certaines – mais pas toutes – sources d’exigences sont normatives dans le sens souligné en (1). Par contre, puisque cette conception atteint son objectif en identifiant les exigences normatives aux raisons, elle est aussi, en partie, une conception des raisons normatives. Pour cette raison, la conception reasons-providing doit répondre à la question : pourquoi certaines exigences – mais pas toutes – sont des raisons normatives?

Finalement, il est possible que nous devions faire un choix. D’une part, nous pourrions accepter que les considérations qui déterminent le contenu des exigences normatives sont des raisons, et qu’il n’y ait rien de plus à dire à ce sujet. D’autre part, nous pourrions accepter que la considération que S exige de ϕ-er est elle-même une raison pour nous de ϕ-er, et qu’il n’y ait rien de plus à dire à ce sujet. Selon moi, cette affirmation est beaucoup plus difficile à accepter, et ma seconde objection explique pourquoi.

Il me paraît regrettable que la conception reasons-providing ne puisse expliquer pourquoi certaines exigences aident à déterminer ce que nous devrions faire, mais pas d’autres. Mais même si elle pouvait offrir une explication, je ne crois pas qu’il soit plausible que les exigences normatives soient elles-mêmes des raisons, du moins pas généralement.

Rappelons (RP). Il indique une condition suffisante :

(RP) Nécessairement, si S est une source d’exigences normatives, alors, si S exige que N ϕ, le fait que S exige que N ϕ est une raison pour N de ϕ-er.

(RP) est logiquement équivalent à (4) :

(4) Nécessairement, si S est une source d’exigences normatives et que S exige que N ϕ, alors le fait que S exige que N ϕ est une raison pour N de ϕ-er.

Selon (4), il suffit, pour que le fait que S exige que N ϕ soit une raison pour N de ϕ-er, que S l’exige. C’est-à-dire que c’est une condition nécessaire pour chaque exigence normative que le fait que S exige que N ϕ soit une raison pour N de ϕ-er. Cette condition nécessaire me paraît invraisemblable.

Considérons les données probantes, que plusieurs croient constituer une source d’exigences normatives. Les données probantes exigent plusieurs choses. Par exemple : que nous croyions en la théorie de l’évolution. Selon la conception reasons-providing, si les données probantes sont une source d’exigences normatives, alors le fait que les données probantes exigent que nous croyions en la théorie de l’évolution est nécessairement une raison de croire que la théorie est vraie. Mais cela n’est tout simplement pas le cas. Au contraire, les données probantes exigent que nous croyions en la théorie de l’évolution parce qu’il y a des raisons préalables et conclusives pour croire que cette théorie est vraie. Certaines de ces raisons reposent, par exemple, sur les faits concernant des traces fossiles.

Considérons également la prudence, qui exige que l’on regarde des deux côtés avant de traverser la rue. Selon la conception reasons-providing, le fait que la prudence exige cela est nécessairement une raison de le faire. Pourtant, ce n’est pas le cas. Comme la proposition selon laquelle les données probantes exigent que nous croyions en la théorie de l’évolution, la proposition selon laquelle la prudence exige que nous regardions les deux côtés avant de traverser la rue exprime un jugement global. Cette exigence repose sur les faits concernant le risque de traverser la rue aveuglément. C’est ce genre de faits de premier ordre qui donne lieu à l’exigence prudentielle et qui compte en faveur de la réalisation de ce qu’elle exige. Le simple fait que la prudence exige que l’on regarde des deux côtés avant de traverser la rue n’est pas une raison de le faire.

À cet égard, il y a une similitude importante entre les exigences normatives et le jugement considérant une action comme immorale. Si une action est immorale, il existe certainement des caractéristiques de l’action qui expliquent pourquoi. Ces caractéristiques sont des raisons qui comptent en faveur de l’abstention de faire l’action. Selon moi, c’est une grave erreur de croire qu’en plus des caractéristiques qui rendent l’action immorale, il y aurait une autre raison de ne pas faire l’action : c’est-à-dire, qu’elle serait immorale.

Je dois avouer que cette affirmation repose sur une thèse substantielle[13], c’est-à-dire sur l’idée selon laquelle chaque raison normative doit être en mesure d’influencer la balance des raisons. Cela veut dire que si le fait qu’une action est immorale constitue une raison normative de ne pas agir ainsi, cette raison doit être une autre raison au-delà de celles qui rendent l’action immorale. Il s’agit d’une thèse controversée. Ulrike Heuer, par exemple, fait valoir qu’il est faux qu’une raison normative doit nécessairement influencer la balance des raisons[14]. Elle admet que le fait qu’une action soit immorale n’affecte pas la balance des raisons, mais elle soutient que le fait qu’une action soit immorale constitue tout de même une raison de ne pas agir ainsi. Son raisonnement suit un reductio ad absurdum : selon Heuer, il est toujours possible de spécifier les caractéristiques d’une action qui la rendent immorale. Selon ceux qui adoptent une conception buck-passing de la propriété d’immoralité, ce sont ces caractéristiques de premier ordre qui fournissent ou constituent les raisons normatives, et non le fait que l’action soit immorale. Par contre, plusieurs autres propriétés qui fournissent ou constituent des raisons normatives peuvent être spécifiées davantage ainsi. Heuer cite, par exemple, le bon goût d’un mets. Le fait qu’un certain mets a bon goût constitue certainement une raison de le commander au restaurant. Il est pourtant possible de spécifier les caractéristiques du mets qui lui donnent bon goût. Il devrait donc s’ensuivre que le fait qu’un mets a bon goût ne constitue pas une raison de le commander au restaurant après tout, mais que ce sont plutôt les caractéristiques de premier ordre qui y donnent bon goût qui constituent telles raisons. Mais il est absolument clair que le fait qu’un mets a bon goût est une raison de le commander au restaurant (même si ce n’est pas nécessairement une raison conclusive). Il est donc faux qu’une propriété qui peut être spécifiée ne peut fournir une raison normative.

Je ne suis pas convaincu du raisonnement de Heuer, en grande partie parce que je doute de sa thèse selon laquelle ce qui explique pourquoi la propriété d’immoralité d’une action ne constitue pas une autre raison normative de ne pas faire l’action soit le fait que cette propriété peut être davantage spécifiée. J’éprouve en outre beaucoup de difficulté à comprendre comment une considération pourrait compter en faveur de la réalisation d’une action sans qu’elle puisse influencer la balance des raisons : les raisons ont un certain poids, ce qui affecte nécessairement la balance des raisons.

De toute façon, même s’il est faux de dire qu’une raison doit nécessairement affecter la balance des raisons, les exemples des données probantes et de la prudence que j’ai offerts ci-dessus constituent toujours un problème pour la conception reasons-providing. Selon cette conception, le fait que les données probantes exigent que l’on croie en la théorie de l’évolution est une raison d’y croire. Supposons que je doive croire que la théorie de l’évolution est vraie. Selon la conception reasons-providing, ce qui explique ce fait est, en partie, le fait que les données probantes l’exigent. Mais cela n’est pas une explication : cela semble plutôt être une autre façon de dire la même chose. Ce qui explique le fait que je doive croire que la théorie de l’évolution est vraie est le fait qu’il existe des traces fossiles qui prouvent la véracité de la théorie. Ce fait en est un de premier ordre, et c’est lui qui explique, en partie, pourquoi les données probantes exigent que nous croyions en la théorie de l’évolution.

De manière similaire, selon la conception reasons-providing, le fait que la prudence exige que l’on regarde des deux côtés avant de traverser la rue est une raison de le faire. Supposons donc que je doive regarder des deux côtés avant de traverser la rue. Selon cette conception, ce qui explique le fait que je doive le faire est, en partie, le fait que la prudence l’exige. Encore une fois, cela n’est pas une explication : cela semble être une autre façon de dire la même chose. Ce qui explique le fait que je doive regarder des deux côtés avant de traverser la rue est, en partie, le fait qu’il serait dangereux ne pas le faire. Ce fait, comme le fait qu’il existe des traces fossiles prouvant la véracité de la théorie de l’évolution, en est un de premier ordre, et c’est lui qui explique, en partie, pourquoi la prudence exige que l’on regarde des deux côtés de la rue avant de traverser.

Conclusion

Je conclus que même si les partisans de la conception reasons-providing pouvaient expliquer pourquoi certaines exigences, mais pas toutes, constituent ou fournissent des raisons, la thèse selon laquelle les exigences normatives sont nécessairement des raisons est contre-intuitive. Il est plus intuitif de penser que les raisons sont des considérations de premier ordre et que ce sont elles qui expliquent pourquoi les exigences normatives exigent ce qu’elles exigent. La conception reasons-sensitive accueille cette intuition et, pour cette raison, elle devrait être préférée à sa concurrente.