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Introduction

Nous effectuons souvent des comparaisons concernant la valeur de différentes choses. En général, nous jugeons qu’une chose est mieux que, égale à, ou pire qu’une autre. Parfois, nous jugeons, toutefois, que la valeur de deux choses est incomparable. Il s’agit là de ce que je nommerai des relations de valeur standards. Selon certains philosophes, ces relations n’épuisent pas l’espace conceptuel des relations de valeur. En effet, certains pensent qu’il existe une quatrième relation de valeur positive, à savoir la parité, qui vaut entre deux choses lorsqu’aucune des relations de valeur standards ne s’applique (Chang, 1997, 2002b). Je nommerai relations de valeur non standards les relations de valeur comme la parité.

Intuitivement, des relations de valeur non standards comme la parité pourraient valoir dans des cas où la comparaison de deux choses par rapport à une valeur de référence dépend de plusieurs dimensions différentes. Supposons, par exemple, que l’on compare le joueur de tennis Rafael Nadal et le joueur de football Leo Messi du point de vue de leur talent sportif. Il est plausible de penser que le talent sportif est déterminé par plusieurs facteurs, tels que la créativité, la technique individuelle, le caractère, la capacité de « lire » le match, et ainsi de suite. Or, si aucun des deux joueurs n’est supérieur, ou égal, à l’autre dans chacune de ces dimensions, et si ces dimensions peuvent être pesées de manières différentes, mais également justifiées, nous pourrions conclure que Nadal et Messi ne sont liés par aucune des relations de valeur standards, mais qu’ils sont plutôt à parité (on a par) eu égard à leur talent sportif.

La question de savoir si cette conclusion est justifiée et, plus généralement, celle de savoir si la relation de parité axiologique a de réelles applications a suscité beaucoup d’intérêt dans la littérature (Chang, 1997, 2002b; Hsieh, 2005; Peterson, 2007; Espinoza, 2008; Gustafsson et Espinoza, 2010; Carlson, 2011; Gustafsson, 2013b). Toutefois, dans cet article, je m’intéresserai à une question différente : celle de savoir comment nous pouvons analyser les relations de valeur standards et non standards. Plus spécifiquement, je considèrerai les questions suivantes : qu’est-ce que cela signifie de dire que deux choses sont à parité axiologique? Qu’est-ce que cela signifie de dire qu’elles sont liées par une des autres relations de valeur?

Une stratégie intuitive pour répondre à ces questions consiste à considérer les analyses traditionnelles de la valeur non comparative et à les appliquer aux relations de valeur. Au cours des dernières années, plusieurs auteurs se sont tournés vers une analyse de la valeur en termes d’attitudes appropriées (fitting-attitude analysis) (Scanlon, 1998; Rabinowicz et Rønnow-Rasmussen, 2004; Danielsson et Olson, 2007). En ce qui concerne le cas non comparatif, l’analyse de la valeur en termes d’attitudes appropriées soutient qu’une chose est bonne si et seulement si elle est l’objet approprié d’une attitude favorable. Le concept de bien (goodness) est ainsi analysé en fonction d’une composante normative, comprise en termes de la notion de « approprié » (fittingness), et d’une composante psychologique, comprise en termes de la notion de « attitude favorable » (favouring). À supposer que cette analyse offre une conception correcte de la valeur non comparative, comment pouvons-nous alors l’élargir de telle sorte qu’elle puisse offrir une caractérisation des relations de valeur standards et non standards?

Dans une série d’articles récents, Rabinowicz propose une analyse de la valeur comparative fondée sur trois caractéristiques principales (Rabinowicz, 2008; 2009; 2012)[2]. La première consiste en ce que nous pourrions appeler la thèse générique de l’analyse de la valeur comparative en termes d’attitudes appropriées. Elle stipule que tout jugement de valeur comparatif équivaut à une évaluation normative des préférences. La seconde consiste en une thèse au sujet de la composante normative de l’analyse, affirmant que la normativité est caractérisée par deux niveaux distincts, à savoir le niveau du « permissible » et celui du « requis » (required). La troisième consiste en une thèse au sujet de la composante psychologique de l’analyse, affirmant que les seules relations de préférence qui existent sont les relations de préférence standards, à savoir la préférence stricte, l’indifférence, et – Rabinowicz ajoute – la relation d’absence de préférence (preferential gap). L’idée de Rabinowicz est que nous pouvons esquisser une analyse des relations de valeur standards et non standards à partir des relations de préférence standards et des deux niveaux de normativité mentionnés.

Il semble évident que le cadre théorique de Rabinowicz incorpore plus de relations de valeur que de relations de préférence. Pourtant, cet aspect de son analyse n’est pas parvenue à convaincre tout le monde. Dans un article récent, Johan Gustafsson fait valoir que les relations de valeur et les relations de préférence sont symétriques (Gustafsson, 2013a). Selon lui, il existe pour toute relation de valeur une relation de préférence correspondante, et vice-versa. C’est ce que Gustafsson nomme le principe de symétrie des valeurs et des préférences. Le cadre théorique de Rabinowicz semble aller à l’encontre de ce principe puisqu’il ne recourt pas aux relations de préférence non standards afin de rendre compte des relations de valeur non standards[3]. Gustafsson suggère de substituer à l’analyse de Rabinowicz une tout autre analyse en termes d’attitudes appropriées, en vertu de laquelle toutes les relations de valeur (standards et non standards) sont analysées en fonction des relations de préférence (standards et non standards) correspondantes et d’un seul niveau de normativité : celui du « requis »[4].

L’idée de Gustafsson est que, si le principe de symétrie entre les valeurs et les préférences est valide, alors, ceteris paribus, son analyse devrait être préférée à celle de Rabinowicz. Comme nous le constaterons, l’analyse de Rabinowicz associe à toute relation de valeur standard une relation de préférence standard. Ce n’est que lorsqu’il est question de relations de valeur non standards que la symétrie entre les valeurs et les préférences cesse de prévaloir. Toutefois, si le principe de symétrie des valeurs et des préférences est valide, il semble s’ensuivre, selon Gustafsson, que, par souci de simplicité et de cohérence interne, la symétrie de l’analyse doit également être maintenue eu égard aux cas de relations de valeur non standards. D’autre part, ces considérations appuient l’analyse de Gustafsson seulement si toutes choses demeurent égales par ailleurs, c’est-à-dire seulement si l’analyse de Gustafsson est à même d’expliquer tous les phénomènes dont rend compte l’analyse de Rabinowicz. D’où la nécessité d’imposer une clause ceteris paribus.

Gustafsson présente deux arguments en faveur de son analyse de la valeur comparative en termes d’attitudes appropriées. Le premier a pour but de montrer que le principe de symétrie des valeurs et des préférences est valable. Le second a pour but de montrer que la clause ceteris paribus est satisfaite. Plus précisément, le premier argument de Gustafsson fait valoir que toutes les raisons que l’on peut invoquer pour et contre l’existence de relations de valeur non standards constituent également des raisons probantes pour et contre l’existence de relations de préférence non standards. Par conséquent, s’il y a des relations de valeur non standards, il existe également des relations de préférence non standards correspondantes, comme le maintient le principe de symétrie des valeurs et des préférences. Le second argument présenté par Gustafsson fait valoir que sa théorie peut accommoder l’idée qui motive à l’origine la théorie de Rabinowicz, c’est-à-dire l’idée que, dans certains cas, il est également permissible d’entretenir des relations de préférence différentes à l’endroit d’une paire de choses.

L’objectif de cet article est de montrer que les arguments proposés par Gustafsson contre l’analyse de la valeur en termes d’attitudes appropriées de Rabinowicz ne parviennent pas à leur fin. Avant d’examiner ces arguments, je présenterai plus en détail les conceptions respectives de Rabinowicz et de Gustafsson concernant l’analyse en termes d’attitudes appropriées de la valeur comparative.

Rabinowicz et Gustafsson sur l’analyse en termes d’attitudes appropriées des relations de valeur

Tel qu’indiqué dans l’introduction, l’analyse en termes d’attitudes appropriées des relations de valeur proposée par Rabinowicz repose sur une distinction entre deux niveaux de normativité, c’est-à-dire le « permissible » et le « requis ». En fait, l’analyse des relations de valeur standards proposée par Rabinowicz implique seulement le niveau du « requis ». Selon Rabinowicz, pour toute option x et pour toute option :

(B) x est mieux qu’y si et seulement si il est requis de préférer x à y.
(W) x est pire qu’y si et seulement si il est requis de préférer y à x.
(E) x est aussibon qu’y si et seulement si il est requis d’être indifférent à l’endroit de x et d’y.
(I) x est incomparable à ysur le plan de la valeur si et seulement si il est requis d’entretenir une absence de préférence entre x et y.

Le second niveau de normativité, celui de la permissibilité, entre en jeu seulement lorsqu’il s’agit de caractériser les relations de valeur non standards. Considérons la parité. Comme nous avons pu le constater, deux choses sont à parité (on a par) lorsqu’aucune des deux n’est ni mieux que l’autre, ni également bonne, alors que les deux choses s’avèrent pourtant comparables sur le plan de la valeur. Dans le cadre de l’analyse de la valeur en termes d’attitudes appropriées proposée par Rabinowicz, la parité est caractérisée comme suit :

(PR) x est à parité avecy si et seulement si il est à la fois permissible de préférer x à y et permissible de préférer y à x.

Rabinowicz offre une interprétation plus formelle de cette analyse de la valeur en termes d’attitudes appropriées d’après l’intersection des classements de préférence permissibles. Sur la base de ce cadre théorique, Rabinowicz est à même de distinguer quinze relations de valeur atomiques. Pour m’en tenir à mon objectif actuel, il suffira de considérer seulement l’analyse informelle de Rabinowicz et de prendre la parité comme exemple paradigmatique de relation de valeur non standard.

Contrairement à Rabinowicz, Gustafsson pense qu’il est possible d’analyser les relations de valeur standards et non standards sur la base d’un seul niveau de normativité, celui du « requis ». L’analyse des relations de valeur standards qu’il propose est identique à celle de Rabinowicz. La différence entre les deux théories réside dans l’analyse des relations de valeur non standards. Considérons la parité. Afin d’analyser le concept de parité au sein d’un cadre théorique qui n’inclut qu’un seul niveau de normativité, Gustafsson propose d’élargir l’ensemble des relations de préférence et d’accommoder une relation de préférence non standard additionnelle, à savoir la relation de parité préférentielle. Il suggère l’analyse suivante :

(PG) x est à parité avecy si et seulement si il est requis d’entretenir x et y en parité préférentielle.

Cette stratégie peut se généraliser. Selon Gustafsson, pour toute relation de valeur (standard et non standard), il existe une relation de préférence correspondante (standard et non standard) en fonction de laquelle toute relation de valeur peut être analysée. Gustafsson soutient que cela nous offre une analyse plus plausible de la valeur comparative en termes d’attitudes appropriées.

Le premier argument de Gustafsson

Le point de départ du premier argument de Gustafsson consiste à faire remarquer qu’il existe un rapport de correspondance entre les relations de valeur et de préférence lorsque nous considérons les relations standards. Autrement dit, lorsqu’il est question de relations standards, valeurs et préférences sont symétriques. Gustafsson affirme que si la symétrie se décompose, cela doit être parce qu’il existe une relation de valeur non standard à laquelle ne correspond aucune relation de préférence spécifique. Afin de montrer que cela est effectivement le cas, on doit recourir à un argument convaincant pour justifier l’existence d’une relation de valeur non standard, qui n’est pas, mutatis mutandis, un argument convaincant pour justifier l’existence d’une relation de préférence non standard. C’est ici que le problème apparaît, selon Gustafsson, étant donné que tous les arguments pour ou contre l’existence de relations de valeur non standards semblent aussi bien constituer des arguments pour et contre l’existence de relations de préférence non standards. Or si cela est effectivement le cas, nous devrions être en mesure de conclure que les relations de valeur et les relations de préférence sont toujours symétriques, qu’elles soient standards ou non standards. Étant donné que l’analyse de la valeur comparative en termes d’attitudes appropriées de Rabinowicz est incompatible avec une telle conclusion, nous aurions raison alors de préférer l’analyse de Gustafsson à celle de Rabinowicz.

Quels sont les arguments typiques avancés en faveur des relations de valeur non standards? Les deux arguments principaux discutés dans la littérature sont l’argument de la faible amélioration (small improvement argument) et l’argument de l’enchaînement (chaining argument) (Chang, 2002b). Le premier a pour but de montrer qu’il existe des cas où pour certains x et y, x n’est pas mieux qu’y, y n’est pas mieux que x, et x n’est pas aussi bon que y. Le second argument consiste à faire valoir que ces cas ne sont pas des cas d’incomparabilité axiologique, c’est-à-dire que x et y ne sont pas incomparables sur le plan de la valeur. Il s’agit plutôt de cas où une relation de valeur additionnelle intervient, à savoir la parité.

Gustafsson pense que ces arguments peuvent également être appliqués aux relations de préférence (requises). Lorsqu’ils sont adaptés en conséquence, l’argument de la faible amélioration et l’argument de l’enchaînement sont censés montrer que, dans certains cas, il n’est ni strictement requis de préférer x à y, ni strictement requis d’être indifférent à l’endroit de x et de y, ni strictement requis de préférer y à x, alors que, pourtant, il est requis de ne pas entretenir une relation d’absence de préférence entre x et y.

Il convient de noter que la possibilité de procéder à une reformulation de ces arguments en termes de relations de préférence requises n’est pas tout à fait surprenante. En fait, cela découle directement de l’analyse en termes d’attitudes appropriées des relations de valeur standards, à laquelle Rabinowicz et Gustafsson souscrivent tous deux. Selon Gustafsson, la possibilité d’une telle reformulation soulève, toutefois, une question importante. Si, d’un point de vue axiologique, la combinaison de l’argument de la faible amélioration et de l’argument de l’enchaînement suffit pour conclure qu’il existe une quatrième relation de valeur positive, à savoir la parité axiologique, pourquoi ne pourrions-nous pas également conclure, dans le cas des préférences, qu’il existe une quatrième relation de préférence positive, à savoir la parité préférentielle, que nous sommes requis d’avoir? Si l’argument de la faible amélioration et l’argument de l’enchaînement s’appliquent au cas préférentiel, nous avons alors des raisons de croire que les relations de valeur et les relations de préférence sont symétriques[5].

Dans la même veine, Gustafsson pense que les objections adressées à l’argument de la faible amélioration et à l’argument de l’enchaînement peuvent être reformulées de façon à ce qu’elles vaillent pour les relations de préférence (requises). Dans le cas axiologique, ces objections font valoir que la parité axiologique est, au mieux, une relation dérivée des relations de valeur standards. Dès lors, la question suivante s’impose : si de tels arguments sont jugés convaincants en ce qui concerne le cas axiologique, pourquoi n’en irait-il pas de même pour le cas préférentiel? Plus précisément, pourquoi ces arguments ne peuvent-ils pas démontrer que la relation de parité préférentielle est, au mieux, une relation dérivée des relations de préférence standards? Autrement dit, si les objections contre l’argument de la faible amélioration et l’argument de l’enchaînement valent également pour le cas préférentiel, il semble qu’il n’y ait aucune raison de penser que les relations de valeur et les relations de préférence sont asymétriques.

Par ailleurs, il convient de souligner que Gustafsson ne prend pas parti dans ce débat sur la parité. Ce qui importe pour lui, c’est justement que les deux arguments avancés en faveur de l’existence de la parité en tant que relation non dérivée, tout comme les objections qui leur sont adressées, valent aussi bien pour le cas préférentiel que pour le cas axiologique. En fait, l’argument de Gustafsson en faveur du principe de symétrie entre les valeurs et les préférences est indépendant de tout ce qui peut résulter du débat substantiel sur la parité. Son argument consiste simplement à faire valoir que s’il existe effectivement une relation de parité axiologique (dérivée ou non dérivée), il doit également exister une relation de parité préférentielle (dérivée ou non dérivée), et vice-versa.

Discussion du premier argument de Gustafsson

À première vue, l’argument de Gustafsson semble convaincant. Dans cette section, je soutiendrai toutefois que son argument est plus problématique qu’il ne le paraît. Plus précisément, je soutiendrai, d’une part, que la validité de l’argument de Gustafsson n’est pas indépendante de la caractérisation des préférences que l’on adopte et, d’autre part, que nous avons raison de nous intéresser à la façon dont les préférences sont caractérisées.

Dans son article, Gustafsson ne précise pas quelle conception des préférences il considère, et il ne croit pas qu’il s’agit là d’une question importante. Il mentionne seulement que si les préférences sont des jugements de valeur, le principe de symétrie entre les valeurs et les préférences s’ensuit alors de manière évidente[6]. Si les préférences sont des jugements de valeur, entretenir une relation de préférence entre deux choses équivaut à juger qu’il y a une relation de valeur correspondante entre ces choses[7]. Par exemple, préférer x à y consiste à juger que x est mieux qu’y; être indifférent entre x et y consiste à juger que x est aussi bon qu’y; entretenir une relation d’absence de préférence entre x et y consiste à juger que x et y sont incomparables sur le plan de la valeur. La parité préférentielle peut être, dès lors, caractérisée ainsi : entretenir deux choses, x et y, en parité préférentielle consiste simplement à juger que x est axiologiquement à parité avec y. Cette caractérisation appuie manifestement la position de Gustafsson. En effet, si la parité axiologique existe, la parité préférentielle existe également, car la parité préférentielle consiste simplement dans le jugement que la parité axiologique vaut entre deux choses.

Toutefois, une telle caractérisation ne garantit pas à Gustafsson une victoire facile. En fait, il y a de bonnes raisons de croire que la conception des préférences en tant que jugements de valeur ne peut jouer le rôle qui lui revient dans le cadre de l’analyse de la valeur comparative en termes d’attitudes appropriées. Cela est aisé à comprendre à la lumière de l’analyse de la parité axiologique qui découle de cette conception :

(PG’) x est axiologiquement à parité avec y si et seulement si il est requis de juger que x et y sont axiologiquement à parité.

Cet énoncé semble vrai. Toutefois, ce qu’il est important de noter est que (PG’) n’offre pas une analyse réductive du concept de parité axiologique. En effet, le concept de parité axiologique intervient à la fois du côté gauche et du côté droit de (PG’). Par conséquent, si les préférences sont conçues comme des jugements de valeur, il est impossible de formuler une analyse réductive des relations de valeur en termes de relations de préférence. On peut toutefois affirmer que cela est précisément le but de l’analyse de Rabinowicz. Ce qui en résulte est qu’une conception des préférences en termes de jugements de valeur ne peut jouer le rôle qui devrait lui incomber dans le cadre de l’analyse des relations de valeur en termes d’attitudes appropriées[8].

Supposons maintenant que nous considérons une conception des préférences qui convient davantage à cet objectif. Considérons, par exemple, la conception des préférences en tant que relations entre attitudes favorables monadiques, telle qu’elle est développée par Rabinowicz[9]. Selon cette conception, préférer strictement x à y équivaut à favoriser x davantage qu’y; être indifférent entre x et y équivaut à favoriser x au même titre qu’y; entretenir une relation d’absence de préférence entre x et y équivaut à favoriser x et y avec des degrés incommensurables. La parité préférentielle peut alors être caractérisée ainsi : x est préférentiellement à parité avec y si et seulement si x et y sont favorisés avec des degrés qui sont à parité. De là, nous obtenons l’analyse suivante de la parité axiologique.

(PG’’) x est axiologiquement en parité avec y si et seulement si il est requis de favoriser x et y à des degrés qui sont à parité.

(PG’’) offre une analyse réductive de la parité axiologique. Si nous adhérons ainsi à une conception des préférences en termes de relations entre attitudes monadiques, nous ne sommes pas confrontés à un problème de circularité tel qu’il est soulevé par la conception selon laquelle les préférences sont des jugements de valeur. Toutefois, nous sommes alors confrontés à un problème d’un tout autre ordre : ce que signifie l’idée selon laquelle deux choses sont favorisées à des degrés qui sont à parité est loin d’être clair. Cela représente manifestement une difficulté considérable dans la mesure où, si nous ne pouvons pas faire sens de la notion de parité de degrés de « favorisation » (favouring), nous ne pouvons pas non plus faire sens de la notion de parité préférentielle puisque celle-ci est définie en fonction de la première notion.

Une possibilité qui s’offre à nous consiste à modifier une idée proposée par Ruth Chang dans un contexte axiologique (Chang, 2002a, pp. 141-143). Mutatis mutandis, nous pourrions affirmer que les degrés auxquels deux choses sont favorisées sont à parité si et seulement si la différence entre de tels degrés est non nulle, c’est-à-dire si elle a une magnitude; et si elle est impartiale, c’est-à-dire si elle ne privilégie aucune de deux choses. Comme Erik Carlson l’a montré, cette idée semble toutefois présenter certains défauts (Carlson, 2010, pp. 119-128; pp. 120-122). Modifiée de telle sorte qu’elle s’applique au cas actuel, la critique de Carlson consiste à montrer qu’il n’est pas possible de comprendre la notion de différence non nulle et impartiale entre des degrés de « favorisation » sans réintroduire l’idée d’une différence partiale, ou sans réduire la notion de parité préférentielle à celle d’absence de préférence.

Une autre possibilité consiste à caractériser l’idée de parité de degrés de « favorisation » en termes de disjonction de deux relations de préférence standards. Par exemple, nous pourrions dire que les degrés auxquels deux choses x et y sont favorisées sont à parité si l’individu, ou bien favorise x à un degré plus élevé qu’y, ou bien favorise y à un degré plus élevé que x. Cette suggestion est toutefois problématique, parce qu’elle viole l’exigence de neutralité de l’analyse en ce qui concerne le débat substantiel sur la parité. En effet, cette suggestion présuppose que la parité est une relation dérivée d’autres relations standards et réductible à celles-ci. Comme nous l’avons vu précédemment, toutefois, l’analyse en termes d’attitudes appropriées de Gustafsson est censée valoir même si la parité s’avère être une relation non dérivée et irréductible. La conception de la parité préférentielle en question doit donc être écartée[10].

En somme, le défi à relever pour Gustafsson est de fournir une conception satisfaisante de la parité préférentielle. À l’évidence, rien de ce qui a été dit jusqu’à maintenant ne peut démontrer de manière concluante que cela ne peut être accompli. Toutefois, le fardeau de la preuve incombe entièrement à Gustafsson.

Il convient de noter que, dans son article, Gustafsson tente de mettre de côté cette difficulté en alléguant que « l’explication des relations de préférence […] ne relève pas de la portée de l’analyse de la valeur en termes d’attitudes appropriées » (Gustafsson, 2013a, p. 488)[11]. Or cette réponse s’avère problématique parce que, comme j’ai tenté de le montrer, la validité du premier argument de Gustafsson repose précisément sur la façon dont les préférences sont caractérisées. Si nous avions une raison indépendante de croire au principe de symétrie des valeurs et des préférences, nous pourrions alors accepter une analyse de la parité axiologique fondée sur une notion indéfinie de parité préférentielle. Ce qui est pourtant en jeu reste précisément la question de savoir si nous devons croire ou non au principe de symétrie des valeurs et des préférences. Le fait que la notion de parité préférentielle demeure inexpliquée constitue une pétition de principe contre Rabinowicz.

À ce stade, on pourrait objecter que si nous ne pouvons faire sens de la parité préférentielle, nous ne pouvons non plus faire sens de la parité axiologique. Encore une fois, cela ne serait vrai que si nous avions des raisons indépendantes de croire au principe de symétrie des valeurs et des préférences. Mais puisque de telles raisons manquent, et puisqu’il existe une autre façon de faire sens de la notion de parité axiologique, nous devrions simplement en conclure que dans de tels cas il existe des relations de valeur dépourvues de relations de préférence correspondantes. En d’autres mots, à moins que Gustafsson puisse fournir une théorie adéquate de la parité préférentielle, nous n’avons aucune raison de penser que les relations de valeur et les relations de préférence sont symétriques.

Le second argument de Gustafsson

Tel que mentionné précédemment, il existe, selon Rabinowicz, des circonstances où il est permissible pour un individu d’entretenir des relations de préférence différentes à l’endroit d’une paire de choses (bien que non simultanément). Gustafsson admet une telle possibilité. Le problème tient au fait que son cadre théorique ne permet pas de rendre compte des préférences permissibles multiples, étant donné que pour chaque relation de valeur, il existe une relation de préférence unique que l’on est tenu d’avoir. Si cela est vrai, le cadre théorique de Gustafsson ne parvient pas alors à rendre compte d’une importante caractéristique de la normativité des préférences, laquelle est prise en compte dans le cadre théorique de Rabinowicz.

Gustafsson s’oppose à une telle conclusion. Il affirme que la thèse selon laquelle son cadre théorique ne peut accommoder la notion de relations de préférence permissibles multiples découle d’une présupposition illégitime, à savoir que dans tous les cas, pour deux relations de préférence distinctes a et b, et pour deux choses x et y, si l’on est tenu d’avoir une relation de préférence a entre x et y, alors il ne nous est pas permis d’avoir une relation de préférence b entre x et y. Gustafsson croit que cette thèse est fausse et qu’elle doit ainsi être rejetée.

Considérons une situation où deux choses x et y sont axiologiquement à parité. Comme on le sait, Gustafsson croit que, dans de tels cas, il est requis d’entretenir x et y en parité préférentielle. Toutefois, selon lui, il ne s’ensuit pas qu’il n’est pas permissible d’entretenir également une relation de préférence standard entre x et y.

Étant donné que ni « mieux » ni « pire » ne s’appliquent ici, nous ne sommes pas rationnellement tenus de préférer x à y et nous ne sommes pas rationnellement tenus de préférer y à x. Pourtant il pourrait nous être permis rationnellement de préférer x à y et permis rationnellement de préférer y à x, puisque cela est compatible avec le fait d’avoir la relation de préférence rationnellement requise, c’est-à-dire d’entretenir x et y en parité préférentielle en un sens faible (preferentially weakly on a par).

Gustafsson, 2013a, p. 490[12]

Si ce raisonnement est fondé, le cadre théorique de Gustafsson peut effectivement accommoder des relations de préférence permissibles multiples au même titre que celui de Rabinowicz.

Discussion du second argument de Gustafsson

Dans ce qui suit, je soutiendrai que l’argument de Gustafsson est incorrect. Convenons d’abord que si deux attitudes sont mutuellement exclusives et que s’il est requis d’avoir l’une d’entre elles, alors il est requis de ne pas avoir l’autre. Cela peut être exprimé de manière plus formelle à l’aide du principe suivant :

(K) À supposer, en tout temps, qu’il y ait deux relations de préférence a et b et deux choses x et y, si l’on est tenu d’entretenir une relation de préférence a entre x et y, et s’il n’est pas possible qu’a et b puissent valoir simultanément (hold together), on est alors tenu de ne pas entretenir une relation de préférence b entre x et y.

Manifestement, (K) implique que s’il est requis d’entretenir une relation de préférence a entre x et y, et s’il n’est pas possible qu’a et b puissent valoir simultanément, il ne nous est alors pas permis d’entretenir une relation de préférence b entre x et y. Afin d’avoir des relations de préférence permissibles multiples, Gustafsson doit alors admettre la possibilité que deux attitudes préférentielles puissent être compatibles. Dans de tels cas, le principe suivant s’applique :

(L) À supposer, en tout temps, qu’il y ait deux relations de préférence a et b et deux choses x et y, si l’on est tenu d’entretenir une relation de préférence a entre x et y et s’il est possible qu’a et b puissent valoir simultanément, il existe alors des cas où il nous est permis d’entretenir une relation de préférence b entre x et y.

La question cruciale consiste à savoir s’il existe des paires de relations de préférence qui ne sont pas mutuellement exclusives. Gustafsson affirme minimalement que la relation de parité préférentielle peut valoir ensemble à n’importe quelle relation de préférence standard. S’il a raison, il existe alors des cas où il est possible d’avoir une relation de préférence non standard requise de même qu’une relation de préférence standard permissible.

Gustafsson a-t-il raison? La première chose à constater est que sa solution semble ad hoc. Les relations de préférence standards sont (par définition) mutuellement exclusives. Si tel est le cas, pourquoi devrions-nous alors penser que la situation peut être différente lorsqu’il est question de relations de préférence non standards? Il semble n’y avoir aucune raison indépendante de penser que les attitudes préférentielles standards et les attitudes préférentielles non standards ne sont pas mutuellement exclusives. Peut-être Gustafsson affirmerait-il que les attitudes préférentielles standards et les attitudes préférentielles non standards sont compatibles lorsque ces dernières sont dérivées des premières (si, par exemple, la parité préférentielle consiste simplement en une relation de préférence standard indéterminée)[13]. Cette solution est toutefois problématique. Tel que mentionné précédemment, l’analyse en termes d’attitudes appropriées de Gustafsson est censée demeurer neutre en ce qui concerne le débat substantiel sur la parité. Cela signifie qu’en principe nous pourrions accepter l’analyse en termes d’attitudes appropriées de Gustafsson sans prendre position sur la question de savoir lequel des arguments pour ou contre l’existence de la parité est vrai. Pourtant, la définition de la parité préférentielle examinée, en l’occurrence, présuppose l’inexactitude des arguments en faveur de la parité, c’est-à-dire qu’elle présuppose que la parité est simplement une relation dérivée. Comme telle, l’analyse en termes d’attitudes appropriées de Gustafsson ou bien n’est pas neutre en matière de questions substantielles, ou bien n’est pas à même de rendre compte des préférences permissibles multiples lorsque la parité est conçue comme une relation authentique, non dérivée.

Or, il est possible que cette critique soit injuste. Après tout, Gustafsson affirme ne pas être concerné par la parité au sens strict, mais par la parité au sens faible. Autrement dit, Gustafsson affirme seulement qu’il est possible pour un individu d’entretenir deux choses en parité préférentielle faible et d’entretenir une préférence stricte à leur égard ou une attitude d’indifférence à leur endroit. Pour évaluer cette thèse, il faut comprendre en quoi consiste une relation de parité faible. Dans son texte, Gustafsson soutient que la parité au sens faible doit être considérée comme une notion préthéorique. Plus précisément, nous avons un cas de parité axiologique faible si aucune des relations de valeur standards ne s’applique et, en même temps, si x est (par exemple) légèrement mieux qu’y, mais pas strictement mieux. Je considère cela, au pire, incohérent ou, au mieux, comme un plaidoyer pour l’introduction d’une nouvelle relation axiologique, notamment une relation d’égalité approximative. Si cela est ce que Gustafsson veut dire, alors, conformément au principe de symétrie entre les valeurs et les préférences, il devrait simplement conclure qu’il y a une autre relation de préférence non standard que l’agent est requis d’avoir, c’est-à-dire l’indifférence approximative. Toutefois, cela n’implique pas qu’il est également permissible pour l’agent de préférer strictement x à y. S’il n’y a pas de raisons positives de penser autrement, le fait que x est légèrement meilleur qu’y ne rend pas permissible d’avoir une relation de préférence stricte entre x et y, en plus de la relation de préférence non standard requise (c’est-à-dire, la relation d’indifférence approximative), si aucune des relations de valeur standards ne s’applique entre x et y.

En fait, il y a une raison additionnelle et plus sérieuse de penser que l’argument de Gustafsson ne peut être ultimement concluant. Comme nous avons pu le constater, son argument dépend de la thèse selon laquelle il est possible pour un agent d’avoir simultanément une attitude préférentielle standard et une attitude préférentielle non standard. Supposons, pour les besoins de la discussion, que ce soit effectivement le cas. Il en résulte alors une conséquence importante : la symétrie entre les relations de préférence et les relations de valeur ne tient plus la route. Considérons à présent le cas de la parité (faible). Selon Gustafsson, en ce qui concerne la préférence, on peut à la fois entretenir deux options x et y en parité préférentielle (faible) et, par exemple, être indifférent entre x et y. D’un point de vue axiologique, toutefois, la parité (faible) constitue un cas où aucune des relations de valeur standards ne s’applique. Cela signifie que la parité axiologique (faible) ne peut s’appliquer simultanément avec l’égalité axiologique. Si cela est vrai, alors les relations de valeur et les relations de préférence se comportent plutôt différemment. Dans certains cas, un individu peut avoir deux relations de préférence distinctes envers une paire de choses, bien que les relations de valeur correspondantes entre ces choses ne puissent valoir ensemble (hold together). En effet, si nous définissons une nouvelle relation de préférence c comme la conjonction de la relation de parité préférentielle (faible) et la relation d’indifférence, nous pouvons immédiatement constater que le principe de symétrie entre les valeurs et les préférences ne peut plus être valide, car il n’existe pas de relation de valeur correspondante à c. Par conséquent, Gustafsson fait face à un dilemme : ou bien il abandonne le principe de symétrie entre les valeurs et les préférences, ou bien il admet qu’il ne peut pas rendre compte des cas où différentes relations de préférence sont également permissibles. D’une manière ou d’une autre, son analyse s’avère problématique[14].