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Aristote nous rappelle que l’étonnement marque le début de l’enquête philosophique. En lisant l’article de Francis Dupuis-Déri, qui tente de réconcilier l’action directe dans un contexte démocratique avec la théorie politique délibérative, je n’ai pu justement m’empêcher de ressentir un certain étonnement. Qu’il soit nécessaire de trouver une caution théorique forte (la théorie délibérative) pour justifier et légitimer l’action politique collective en démocratie en dit long sur l’état de la pensée et de la pratique démocratiques aujourd’hui. En effet, que reste-t-il de véritablement démocratique dans des sociétés au sein desquelles l’action directe du nombre se réduit à celle du « spectateur impartial »[1] ? Ou encore : que penser de la qualité démocratique des sociétés qui, face à l’action directe, déploient massivement les soi-disant « forces de l’ordre », créent des enclos et des périmètres de sécurité tout en adoptant, en pleine opacité, des décrets permettant la suspension des droits civiques les plus élémentaires[2] ?

F. Dupuis-Déri connaît bien ces questions. Au fait, elles sont au coeur de son travail intellectuel et militant déjà depuis plusieurs années[3]. Et on peut comprendre la stratégie intellectuelle et militante en arrière-plan du présent travail : contester la légitimité politique des institutions clefs de la globalisation néolibérale et fonder la légitimité de l’action directe en ayant recours à une théorie démocratique à laquelle peuvent aisément adhérer même les acteurs et les penseurs élitistes. Comme le souligne bien l’auteur, la théorie délibérative se décline en plusieurs variantes, allant du plus oligarchique au plus démocratique. Or, pour dire les choses sans ambages, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de légitimer l’action directe des groupements altermondialistes en montrant la qualité démocratique de leur délibération et cela, même dans la perspective d’un contraste opposant les groupes altermondialistes au déficit démocratique des instances de la « gouvernance » néolibérale. Ces instances sont oligarchiques et ne peuvent être considérées comme démocratiques. Je crains que la démonstration qu’effectue F. Dupuis-Déri dans cet article renforce l’idée reçue que le régime libéral demeure, malgré la captation des places et des fonctions politiques par des élites, malgré l’économie politique des média d’information, malgré la financiarisation du capitalisme, et j’en passe : donc que cette démonstration renforce, disais-je, l’idée que le régime libéral demeure malgré (presque) tout, démocratique. Car ce n’est pas la délibération qui confère une légitimité à l’action politique directe en démocratie. L’agir collectif direct est en soi légitime en démocratie ; c’est la substance même de la vie en démocratie et ce, nonobstant les idées qui peuvent motiver l’action : radicales-démocratiques, libérales, autoritaires, nationaux-socialistes, etc. Comme le soutient Cornélius Castoriadis, le régime démocratique, en ce qu’il se donne ses propres normes en « toute connaissance de cause », est celui du risque et de la tragédie : « dans une démocratie, le peuple peut faire n’importe quoi – et doit savoir qu’il ne doit pas faire n’importe quoi »[4]. Pour étayer ma position, je souhaite montrer le caractère oligarchique du régime libéral et ensuite expliquer le rôle joué par la question de la capacité politique du nombre dans le discours antidémocratique des oligarques d’Athènes à nos jours. Je souhaite aussi invoquer le « problème » actuel du populisme afin d’illustrer en quoi il existe un large consensus aujourd’hui sur la supposée incapacité politique du nombre qui sous-tend le règne des oligarques. Pour conclure, je discuterai des tâches politiques et intellectuelles qu’exige notre situation politique.

Le caractère oligarchique du régime libéral

Dans la mesure où la théorie délibérative permet « la défense et la promotion des principaux principes moraux du libéralisme, soit la liberté, l’égalité et la justice »[5], les tenants de celle-ci peuvent opérer une critique interne du régime politique libéral. C’est dire que la critique des instances de la « gouvernance » néolibérale à partir de la théorie délibérative relève, somme toute[6], d’une critique interne du libéralisme. En tant que telle, elle demeure trop généreuse à l’égard du régime libéral, car elle suppose l’existence d’un souci pour la démocratie au sein du libéralisme. Or, à travers ses institutions, ses pratiques et son histoire, les forces libérales ont constamment cherché à encadrer, voire à neutraliser, les énergies démocratiques. Un survol même rapide de ces trois dimensions de l’expérience libérale dévoile l’inimitié libérale pour la démocratie. D’une part, le régime représentatif libéral est fondé sur des principes formulés explicitement dans le but de réserver l’exercice du pouvoir politique au petit nombre[7]. D’autre part, sur le plan des pratiques politiques libérales, la création des partis politiques reste une tentative de canaliser et d’encadrer les énergies démocratiques déclenchées par l’extension progressive du suffrage aux XIXème et XXème siècles[8]. Enfin, l’histoire du régime politique libéral repose aussi sur l’écrasement du mouvement social et démocratique, comme en témoigne l’édification de la IIIe République française sur les ruines de la Commune de Paris de 1871[9] ou encore celle de la République de Weimar sur la liquidation sociale-démocrate de la Révolution conseilliste allemande[10].

Critique trop généreuse donc et qui tend aussi à contribuer à une analyse déformée de notre situation politique. Plutôt que de concéder l’existence d’une conception élitiste de la délibération qui marquerait nos institutions politiques (institutions qui seraient, dès lors, démocratiques malgré leur caractère élitiste) pourquoi ne pas tout simplement affirmer la nature oligarchique du régime libéral ? Après tout, la délibération, même élitiste, semble être radicalement absente de nos institutions dites « démocratiques ». Qui aujourd’hui soutiendrait le caractère délibératif de l’actuel Parlement canadien[11] ou encore celui des décisions prises à l’été 2011 par la Communauté Européenne afin de sortir de la crise de la dette publique en Grèce ou en Italie[12] ? Lorsque l’auteur affirme que le néolibéralisme nous offre « une démocratie à deux volets », soit une « politique élitiste » et une « démocratie des consommateurs où la liberté et l’égalité des individus reposent sur l’ouverture et l’élargissement du “libre marché” mondial » (p. 58), c’est difficile d’y comprendre autre chose qu’une « oligarchie libérale »[13], c’est-à-dire un régime au sein duquel le petit nombre gouverne en laissant le grand nombre s’affairer à un consumérisme quasi illimité.

Le recours à la notion ancienne d’oligarchie me semble donc pertinent pour comprendre notre situation politique. Jacques Rancière explique que le régime libéral est, dans les faits, un État de droit oligarchique, c’est-à-dire un régime au sein duquel le pouvoir des oligarques est « limité » par les « libertés individuelles » et la « souveraineté populaire »[14]. Dans une optique semblable, j’ai montré ailleurs qu’il existe une configuration politique moderne, composée du régime représentatif, des partis politiques et des grandes bureaucraties, qui réussit à préserver l’exercice du pouvoir aux détenteurs de titres particuliers à gouverner[15]. Le régime représentatif privilégie les gentilshommes « vertueux » dont la richesse est signe précisément de la « vertu » nécessaire pour l’exercice du pouvoir politique[16]. Quant aux partis politiques, ils favorisent le militant exemplaire capable d’assurer une organisation politique concrète[17] alors que les grandes bureaucraties mettent de l’avant les experts de l’administration publique, détenteurs de la science administrative ou juridique, capables de façonner les politiques publiques et d’assurer la mise en application de ces mêmes politiques. Évidemment, les dirigeants d’aujourd’hui peuvent cumuler les titres à gouverner. Chose certaine, ceux qui n’ont comme titre à gouverner que l’absence de titre n’exercent pas le pouvoir.

Capacité politique du nombre ?

L’article de F. Dupuis-Déri contribue à une meilleur compréhension d’un des enjeux clés de l’importance de la domination des oligarques : la question de la capacité politique du grand nombre. À travers une analyse du fonctionnement délibératif de certains groupements altermondialistes, l’auteur constate « l’aptitude politique des gens “ordinaires” et sans statut privilégié, non seulement de décider, par la délibération, d’entreprendre des actions conflictuelles, mais aussi, ce qui est encore mieux, de se doter d’une structure délibérative » (p. 69). Ce constat n’est pas anodin, car, de Platon[18] à Henry Kissinger[19], les détracteurs de la démocratie ont cherché à dénigrer, voire à nier, la capacité politique du nombre. La centralité de la question de la capacité ou de l’incapacité politique du nombre apparaît clairement lorsque l’on considère le sens premier du mot « démocratie » à ses origines grecques. Josiah Ober soutient que l’analyse philologique et historique du mot demokratia dévoile que celui-ci n’est pas le règne des « foules ignorantes » ni vraiment le règne d’une seule composante de la cité, le dèmos. À Athènes, demokratia est bien plutôt le régime politique de la « capacité » du grand nombre « de faire des choses »[20] et le régime de l’action collective. Dès lors, soutient J. Ober, le demokratia est précisément ce qui permet l’émergence d’un espace public et commun puisqu’il marque l’avènement d’une puissance collective capable d’agir dans et sur le social-historique. Attaquer la capacité politique du nombre, c’est donc travailler à empêcher l’existence d’un « commun » au sein duquel tous peuvent agir.

Malgré tout ce qui nous sépare de la démocratie athénienne, il me semble que l’enjeu fondamental de la question de la capacité politique du nombre demeure inchangé, car elle porte aujourd’hui aussi sur l’existence ou non d’une sphère commune ou publique. Ici encore les travaux de F. Dupuis-Déri sont précieux pour comprendre cet enjeu. Sans verser dans le manichéisme, il se dégage clairement de cet article une lutte entre deux Weltanschauungen politiques radicalement opposés. D’une part, les institutions « légitimes » de la globalisation néolibérale participeraient à l’édification d’un « monde au-delà de la politique[21] » régulé par et pour le marché mondial[22]. D’autre part, les groupements altermondialistes luttent pour l’avènement d’une société plus libre, plus égalitaire et plus solidaire. En ce sens, on peut dire que face à l’extension sans fin du marché, donc du privé, ces groupements cherchent à faire du commun et à créer une scène commune sur laquelle le nombre pourrait avoir prise sur le réel. L’action directe des groupements altermondialistes est légitime, non pas parce qu’ils délibèrent démocratiquement, mais parce qu’ils luttent pour l’existence d’une vie commune et pour les conditions de possibilité d’une véritable interrogation sur les finalités de la vie collective. La position anti-politique des tenants de la globalisation néolibérale se vérifie de manière tangible à chaque fois qu’un périmètre de sécurité est érigé ou à chaque fois que des arrestations massives se font lors de manifestations essentiellement pacifiques. Il y a une véritable « haine de la démocratie » chez les tenants de l’ordre néolibéral. La montée de la brutalité policière et l’extension du recours à des pratiques politiques comme l’émeute doivent aussi être comprises dans l’optique de cette haine propre aux oligarques soucieux de préserver le monopole des titres et des fonctions.

Le populisme et le nombre

Les débats actuels entourant la montée du populisme ici et ailleurs illustre bien les efforts considérables déployés par les oligarques de tout acabit afin d’empêcher l’émergence d’un « commun ». En effet, les professionnels du populisme et les critiques du populisme partagent une même « image du peuple » : « celle des foules ignorantes impressionnées par les mots sonores des « meneurs » et menées aux violences extrêmes par la circulation de rumeurs incontrôlées et de frayeurs contagieuses »[23]. Pour les uns comme pour les autres, il s’agit de renouer avec l’image platonicienne du peuple démocratique comme « foule dangereuse », ce qui a pour effet de renforcer « l’idée que nous n’avons pas d’autre choix »[24] que d’accepter le règne de l’oligarchie et donc l’absence d’une sphère publique de l’action collective. Les présuppositions des pratiquants et des détracteurs du populisme renforce la domination du petit nombre et participent à la lutte contre la création d’un espace public. C’est ainsi que le populisme « masque et révèle en même temps le grand souhait de l’oligarchie : gouverner sans peuple, c’est-à-dire sans division du peuple ; gouverner sans politique »[25].

Une tâche pour la pensée politique aujourd’hui

Dans ce contexte, il y a une véritable urgence pour ceux qui, comme F. Dupuis-Déri et moi-même, pensent du côté de la démocratie. En effet, il me semble impératif d’entreprendre aujourd’hui un effort de clarification conceptuelle des choses politiques. Cet effort doit commencer par la désignation des phénomènes politiques par leur nom propre. Par exemple, un régime politique qui refuse l’action directe, qui met en place des institutions qui reposent sur l’exclusion du nombre et qui confère l’exercice de la puissance étatique au petit nombre est, quoi qu’il en dise de lui-même, oligarchique. S’il choisit de se qualifier de démocratique, il incombe au chercheur de critiquer et de déconstruire les opérations mystificatrices.

Je l’ai déjà souligné : les travaux de F. Dupuis-Déri s’inscrivent, depuis longtemps déjà, dans cette logique de clarification conceptuelle et de refus du « démocratisme » ambiant[26]. Mais pourquoi n’a-t-il pas poursuivi cette tâche dans le présent article ? Plus encore, pourquoi cède-t-il sur l’essentiel, à savoir sur la qualité démocratique du régime libéral alors que c’est précisément le talon d’Achille des libéraux ainsi qu’un enjeu capital dans la lutte sans fin qui oppose la démocratie à l’oligarchie ? Face à des instances manifestement antidémocratiques, on se demande pourquoi un penseur-militant comme F. Dupuis-Déri n’ait pas rigoureusement refusé d’accorder aux oligarques de notre monde l’étiquette démocratique.