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Introduction

Le terme « obsolescence », venant du latin obsolescere qui signifie perdre de sa valeur, était employé par les Romains pour désigner un objet qui ne serait pas utile longtemps (Burns, 2010). L’obsolescence est habituellement définie comme un ensemble de mécanismes qui incite le consommateur à renouveler fréquemment son acte d’achat. L’obsolescence planifiée, caractérisée par l’intention des fabricants de raccourcir la durée de vie des produits, est l’une des formes d’obsolescence les plus controversées à cause de la manipulation dont serait victime le consommateur pour satisfaire les objectifs de vente croissante des entreprises (Park, 2010). D’autres formes d’obsolescence, technologique et psychologique, qui utilisent respectivement les innovations et la mode pour introduire sur le marché de nouveaux modèles, seraient également responsables de la diminution de la durée de vie des produits (Cooper, 2004). Même si ces deux formes d’obsolescence sont souvent critiquées, elles ont permis la diversification de l’offre grâce au développement de produits innovants et, dans une moindre mesure, l’élargissement de la gamme des prix.

Quelle qu’en soit la forme, l’obsolescence est problématique dans une optique de développement durable. Elle est à l’origine de l’accélération des cycles d’acquisition et de la mise au rebut des biens, dont la principale conséquence est une croissance fulgurante des déchets (Schor, 2011). Le phénomène d’obsolescence s’illustre particulièrement bien dans le secteur électronique où l’usager a tendance à changer fréquemment d’appareil pour suivre le rythme rapide des innovations (Lipovetsky, 2006, Yu et al., 2010). Chaque année, ce sont 20 à 50 millions de tonnes de déchets d’équipements électriques et électroniques (DEEE) qui s’amoncèlent dans les décharges du monde (PNUE, 2011). Ces déchets sont soit enfouis ou incinérés, soit envoyés vers les pays émergents (Yu et al., 2010). Malgré l’existence de conventions[1] interdisant leur expédition, des conteneurs remplis d’appareils électroniques collectés à des fins de recyclage sont exportés chaque année vers l’Asie et l’Afrique (Grossman, 2007, Puckett et al., 2002, Yu et al., 2010). Dans les pays plus riches, la récupération en vue de la réutilisation et du recyclage est une pratique moins répandue que dans les pays en développement où, en raison de la pauvreté, tout se récupère, se réutilise ou s’échange. De plus, cet envoi peut représenter, pour les nations développées, une opportunité de gérer leurs produits électroniques à moindre coût, tout en prétextant offrir aux plus démunis des biens de seconde main (Slade, 2006).

Le phénomène d’obsolescence a progressivement changé les valeurs liées à la durabilité des biens. Auparavant, l’offre de produits était peu diversifiée, les équipements étaient onéreux et le pouvoir d’achat, moindre qu’aujourd’hui. Le consommateur possédait quelques produits qu’il tentait d’utiliser jusqu’à leur fin de vie technique, c’est-à-dire pendant la période où l’appareil doit fonctionner et remplir le rôle pour lequel il a été conçu. Ces objets étaient simples dans leur fonctionnement et dédiés à la réalisation d’une seule tâche. Lorsqu’une défaillance se produisait sur l’appareil, la réparation était habituellement rentable d’un point de vue économique. Comme le mentionne Jonathan Chapman (2005), les objets sont actuellement conçus pour répondre à une culture du gaspillage. Selon cet auteur, la quantité de biens finissant leur vie en décharge est synonyme d’échec dans les relations usager/objet. Le consommateur peut difficilement maintenir un attachement à ses biens, puisqu’il est constamment soumis aux campagnes promotionnelles, à la mode, aux conventions esthétiques et aux innovations technologiques qui l’incitent à changer fréquemment de produits. En outre, la réparation, notamment dans le secteur de l’électronique, est une pratique à laquelle les consommateurs des pays occidentaux s’adonnent très peu, du fait de son coût parfois plus élevé comparativement à l’achat d’un nouveau bien. En effet, les appareils électroniques sont offerts à travers une large gamme de marques et de prix. La nature de leur conception, dont la miniaturisation et la technologie de pointe (puce électronique, carte-mère), a changé le processus de réparation. Cette situation a favorisé le déploiement de l’obsolescence économique des produits, dont le coût élevé de la maintenance et de la réparation, ainsi que la concurrence de nouveaux équipements à prix plus compétitifs, ont conduit l’usager à opter pour un nouveau bien plutôt que de conserver le sien (Cooper, 2004).

À la lumière de ces enjeux, il est primordial de s’intéresser aux diverses formes d’obsolescence, qu’elles soient planifiées, technologiques, psychologiques ou économiques, qui influencent la nature des relations usager/objet. À partir d’une analyse de la littérature sur ce thème, les responsabilités du fabricant, de l’usager et des autorités politiques impliqués dans le raccourcissement de la durée de vie des équipements électroniques sont discutées sous une nouvelle perspective. D’après Giles Slade (2006), l’obsolescence – technologique, psychologique ou planifiée – serait une invention américaine. C’est pour cette raison que la première section de cet article mettra en relief, à travers certaines étapes clés de l’histoire, la manière dont les diverses formes d’obsolescence se sont manifestées aux États-Unis à partir du XXe siècle. Dans la deuxième partie, sept typologies de l’obsolescence élaborées par des auteurs-clés sont analysées en vue de proposer un nouveau modèle adapté au contexte d’élimination des produits électroniques. Enfin, sur la base de cette typologie, une discussion critique sur l’influence de l’usager, du fabricant et des autorités politiques concernant la baisse de la durée de vie des biens à caractère électronique est offerte dans la dernière section.

1. L’histoire états-unienne de l’obsolescence du XXe siècle à aujourd’hui

C’est à la suite d’une innovation technologique qu’une des premières formes d’obsolescence s’est manifestée lorsque les démarreurs manuels des voitures ont été remplacés par des démarreurs électriques. D’abord installés par le constructeur Cadillac en 1912, les démarreurs électriques ont, par la suite, été adoptés par l’ensemble du marché automobile au cours des années 1920 (Slade, 2006). À cette époque, c’était principalement les hommes qui conduisaient, car les voitures nécessitaient d’actionner une manivelle de démarrage, peu pratique pour la gent féminine en raison de la force nécessaire pour l’activer. L’introduction des démarreurs électriques a contribué, en partie, à l’émancipation des femmes qui ont vu leur accès à la conduite facilité (Lambert, 2009). Cette innovation a rendu obsolètes les véhicules à manivelle et a eu pour conséquence de féminiser la clientèle. Pour s’adapter à ces nouvelles clientes, mais également en vue de se différencier de son principal concurrent Ford, General Motors (GM) a instauré en 1923 une politique de différenciation en proposant « Une voiture pour chacun selon ses moyens et ses besoins » (Lipovetsky, 2006). C’est en réponse à la mise sur le marché d’un choix plus varié de produits que les premières formes d’obsolescence psychologique ont émergé. En voulant concurrencer Ford, GM a instituté la notion de segmentation de marché afin de pro-poser des catégories de voitures différentes, selon les divers profils de sa clientèle (Tollemer, 2012).

Au début des années 1930, la consommation des ménages américains a radicalement chuté à cause de la Grande Dépression, ce qui a entraîné au sein des compagnies l’accumulation d’importants stocks invendus. Dans cette situation de crise économique, les industriels ont décidé d’utiliser des matériaux de moindre qualité[2] permettant ainsi d’offrir aux clients des produits moins dispendieux (Slade, 2006). Plusieurs auteurs associent la naissance de l’obsolescence programmée à la crise économique des années 1930 (Slade, 2006, Boradkar, 2010). Néanmoins, on peut se questionner sur l’émergence de ce phénomène au regard des véritables intentions des fabricants à cette époque : la réduction de la durée de vie ne fut-elle pas la conséquence fortuite d’une décision prise en amont par les fabricants pour réduire leurs coûts de production et proposer des produits moins chers? Aucune étude ne permet de savoir si les fabricants avaient réel-lement planifié, à cette époque, une baisse de la durée de vie des biens fabriqués. Dès la fin des années 1930, les différentes formes d’obsolescence (psychologique, technologique, etc.) se sont étendues à l’ensemble des produits manufacturés aux États-Unis, tels que l’électroménager, les meubles, les chaussures, les vêtements et les produits électroniques, dont les radios et les appareils photo (Slade, 2006).

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la société américaine a pris un nouvel essor. La reprise des activités industrielles, caractérisée par la généralisation du modèle fordiste à d’autres industries, a permis de produire davantage à moindre coût. La pénibilité du travail à la chaîne a été compensée par une hausse du salaire pour les ouvriers. Dans une société d’après-guerre en pleine mutation, la classe moyenne a vu son pouvoir d’achat multiplié par trois ou quatre, ce qui a entraîné une hausse de la consommation (Lipovetsky, 2006). Le gouvernement américain, de pair avec les banques, a stimulé la consommation des ménages en introduisant la carte de crédit en 1950. Avec ce nouveau mode de paiement, l’achat est devenu instantané, ce qui a profondément modifié la façon de consommer des ménages. Cet élan de consommation a aussi été accentué par la diversification de l’offre, notamment avec l’apparition du branding, du packaging et du marketing (Slade, 2006). Certains produits, tels que l’automobile et l’électroménager, sont devenus emblématiques de cette société de l’abondance (Lipovetsky, 2006). La possession de nouveaux biens commençait à devenir un vecteur important du statut social des ménages au cours des années 1950, ce qui a favorisé le déploiement des différentes formes d’obsolescence (Whiteley, 1987).

Au cours des années 1960, les modes de vie et les ambitions des jeunes actifs, qui représentaient la première génération née après la guerre (celle des baby-boomers), étaient en profonde rupture avec ceux de leurs aînés. La décennie 1960, qui se caractérisait par la démocratisation de la culture et de la mode, correspondait à une société de plus en plus axée sur la consommation de biens. Les jeunes étaient d’importants consommateurs de musique, de cinéma et de vêtements à la mode. Ils arboraient un style de vie reflétant les valeurs de plus en plus éphémères de la société de consommation. C’est d’ailleurs à cette période que le concept du jetable est né (Whiteley, 1987, Boradkar, 2010). Des vêtements, comme les cols et manches de chemise, les poster dresses[3], en passant par les rasoirs, les mouchoirs, la vaisselle et les couches, étaient utilisés une à deux fois avant d’être jetés. Les années 1960, influencées par le Pop art, ont marqué le début du règne des produits de consommation à courte durée de vie en banalisant l’idée du jetable (Slade, 2006). Ces biens étaient populaires puisque perçus comme des produits hygiéniques, faciles à utiliser, sans entretien et répondant aux modes de vie éphémères de l’époque. Dans cette culture matérielle abondante des années 1960, s’est produit un changement majeur de perspective avec la révolution Peace. Porté par les hippies, ce mouvement de contre-culture de la fin des années 1960 dénonçait la guerre, le capitalisme, la société industrielle et l’oppression des libertés individuelles (Boradkar, 2010). Cette révolte, soutenue par plusieurs intellectuels américains comme Ralph Nader, Vance Packard ainsi que des exilés en Amérique, proches de l’école de Francfort, a été l’une des premières à remettre en question le fonctionnement de la société de consommation et à revendiquer la production de biens plus écologiques (Rosenberg, 2009). Malgré la révolution Peace, les décennies suivantes ont été marquées par une société d’abondance matérielle dans laquelle la consommation était perçue comme un moyen d’améliorer le bien-être individuel et collectif (Jackson, 2005a, Jackson, 2005b, Rosenberg, 2009).

Au début des années 1980, une enquête de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) a dénoncé, à son tour, l’utilisation intensive et non renouvelable des ressources naturelles, ainsi que le gaspillage engendré par la consommation de biens à courte durée de vie (OCDE, 1982). Ce contexte a favorisé une prise de conscience de différentes disciplines associées à la fabrication de produits, notamment le design industriel où une exposition nommée The Green Designer a été organisée en 1986. En 1992, une rencontre avec plusieurs dirigeants s’est tenue au Brésil à la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement, ce qui a suscité une prise de conscience générale des impacts environnementaux engendrés par les modes de production et de consommation des pays développés. Un engagement pour un développement plus durable s’est manifesté à l’échelle internationale et une attention particulière fut portée à la durée de vie des biens de consommation. Ce contexte a stimulé le développement d’approches et d’outils permettant de minimiser les impacts environnementaux des produits, comme l’écoconception, concept progressivement amélioré grâce aux préoccupations sociales et économiques de la pensée cycle de vie (Cooper, 2013). Au même moment, certains organismes, dont l’Eternally Yours Fondation, ont développé différents intérêts de recherche sur la durée de vie, par exemple les stratégies visant à optimiser la durée de vie des appareils (Chalkley et al., 2003), les approches en design permettant d’allonger la durée de vie (Van Nes, 2010, Van Nes and Cramer, 2005), l’étude des relations usager/objet (Chapman, 2005) et les stratégies défiant l’obsolescence (Park, 2010, Park, 2005).

C’est ce contexte historique et social qui a favorisé, au fil des années, un glissement des préoccupations entourant la durée de vie des produits. Alors qu’au cours des années 1930, les débats entourant l’obsolescence portaient sur la qualité des produits, ils portent aujourd’hui sur les impacts environnementaux associés aux biens ayant une faible durée de vie. Sous l’influence des règlements mis en application principalement au sein de l’Union européenne (voir section 4.3.1), les entreprises ont, de nos jours, amélioré leurs procédés de production permettant d’optimiser l’utilisation d’énergie et des ressources naturelles (Cooper, 2013). Cependant, les bienfaits obtenus grâce aux innovations technologiques dans les procédés de fabrication ne suffisent plus à freiner l’augmentation continue de la consommation de biens à l’échelle mondiale (European Environment Agency, 2012). D’après Tim Cooper (2013) : « Il y a une absence générale de preuves quant au fait que l’amélioration des produits suffira à elle seule à orienter l’économie vers une voie plus responsable » (traduction libre) . Les ménages possèdent un nombre croissant d’équipements électroniques dont la durée d’utilisation tend à diminuer, notamment dans le cas des produits des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) (Cooper, 2010b). À titre d’exemple, la durée de vie d’un ordinateur était de quatre ans et demi en 1992, pour passer à trois ans en 1998, puis à deux ans en 2006 (Hai-Yong and Schoenung, 2006, U. S. EPA, 2007). Les téléphones portables conçus pour durer cinq ans sont éliminés par l’usager au bout de dix-huit mois (Slade, 2006). Outre les innovations technologiques susceptibles d’expliquer la fin de vie prématurée des équipements électroniques, quelles sont les raisons menant à leur élimination fréquente? Qui sont les acteurs influençant la durée de vie des équipements électroniques? Pour apporter des éléments de réponse à ces questions, la prochaine section présente une analyse de plusieurs typologies de l’obsolescence.

2. Analyse des typologies de l’obsolescence et proposition d’un nouveau modèle

Comme mentionné en introduction, l’obsolescence prend plusieurs formes. Qu’elle soit psychologique, technologique, économique ou planifiée, elle reflète toujours une situation dans laquelle un ou plusieurs acteurs sont impliqués dans la diminution de la durée de vie d’un bien. C’est pour cette raison que des auteurs appartenant à différentes disciplines, telles que les sciences économiques et sociales, le design, le droit et le marketing ont élaboré des typologies de l’obsolescence soulignant l’influence du fabricant, des autorités politiques et de l’usager dans le processus d’obsolescence. Les terminologies sur l’obsolescence diffèrent selon les auteurs, tout comme les constats devant la responsabilité des acteurs impliqués dans le raccourcissement de la durée de vie des produits. Dans les prochaines sections de l’article, une analyse des typologies clés de l’obsolescence permettra de discuter, à travers les différentes formes d’obsolescence, des principaux acteurs impliqués dans la diminution de la durée de vie des biens. Sur la base de cette analyse, une nouvelle typologie de l’obsolescence adaptée au contexte d’élimination des produits électroniques est proposée. Ce modèle permettra de mieux comprendre la complexité des échanges entre les acteurs impliqués dans le raccourcissement de la durée de vie des biens à caractère électronique.

2.1. Compilation des typologies clés de l’obsolescence

Issu d’un travail d’analyse effectué à partir des principaux textes scientifiques sur l’obsolescence, le tableau 1 ci-dessous offre une synthèse chronologique des typologies clés présentes dans la littérature. Le principal objectif du tableau est d’identifier, selon la position de chaque auteur et la terminologie employée sur l’obsolescence, les principaux acteurs impliqués dans la diminution de la durée de vie des appareils électroniques.

Tableau 1

Responsabilités de l’usager, du fabricant et des autorités politiques au regard des typologies de l’obsolescence selon la position de chaque auteur

Responsabilités de l’usager, du fabricant et des autorités politiques au regard des typologies de l’obsolescence selon la position de chaque auteur

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À première vue, le tableau 1 permet de constater que la responsabilité du fabricant dans l’obsolescence des biens est généralement bien identifiée, alors que celle de l’usager et des autorités politiques dans le raccourcissement de la durée de vie semblent moins reconnues et paraissent, en conséquence, plus marginales. De façon plus spécifique, l’implication du fabricant dans la diminution de la durée de vie des produits est dénoncée depuis longtemps, comme en témoigne le modèle de Vance Packard (1962), ainsi que des modèles plus récents comme celui de Joseph Guiltinan (2008) et de Lydie Tollemer (2012). Ces auteurs, qui reconnaissent principalement l’influence du fabricant, positionnent l’obsolescence planifiée au coeur de leurs typologies. Ils identifient plusieurs stratégies mises en oeuvre par le fabricant, menant au raccourcissement volontaire de la durée de vie.

En ce qui concerne l’usager, son implication dans l’obsolescence des biens a été identifiée plus tardivement par Eva Heiskanen (1996), Björn Granberg (1997), Cooper (2004) et Brian Burns (2010). Dans ces modèles, l’obsolescence programmée n’est pas une stratégie qui est mentionnée. Granberg et Cooper articulent la responsabilité de l’usager autour de l’obsolescence relative et celle du fabricant autour de l’obsolescence absolue. En ce qui a trait aux autorités politiques, leur rôle dans le raccourcissement de la durée de vie est peu observé. Seuls Burns (2010) et Tollemer (2012) l’ont identifié au niveau de l’obsolescence écologique et technologique. En vue de mieux comprendre l’influence respective de l’usager, du fabricant et des autorités politiques, les typologies présentées dans le tableau 1 sont discutées sous un regard critique dans la prochaine section.

2.2. Analyse des typologies de l’obsolescence

Packard (1962) se positionne dans un contexte où le fabricant est le principal responsable de la réduction de la durée de vie des biens. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il fonde son modèle sur une critique de l’obsolescence planifiée. Alors qu’il reconnaît et comprend l’obsolescence de fonction, seulement si les innovations technologiques permettent de concevoir des produits plus performants, il s’insurge contre l’obsolescence de qualité, en critiquant la détérioration intentionnelle par le fabricant de la qualité des biens, ainsi que l’obsolescence psychologique dans laquelle il considère le consommateur comme victime de la mode (Packard, 1962). Heiskanen (1996) présente un modèle plus nuancé que celui de Packard concernant la responsabilité du fabricant. Selon elle, l’influence du fabricant se matérialise principalement au niveau de la durée de vie technique, influencée par la qualité de la production (obsolescence par défaillance dans le tableau 1) (Heiskanen, 1996). Heiskanen souligne principalement l’influence de l’usager sur la diminution de la durée de vie des biens par une insatisfaction à l’utiliser ou un changement de besoin.

Bien que les modèles de Granberg (1997) et de Cooper (2004) soient plus représentatifs que ceux de Packard et de Heiskanen en ce qui concerne l’influence de l’usager et du fabricant dans la fin de vie d’un bien, ils présentent certaines limites, car ils caricaturent, en partie, le rôle de ces deux acteurs. L’usager semble être le principal responsable de la fin de vie prématurée (obsolescence relative) qui correspond à la mise au rebut d’un bien, soit qui est fonctionnel, soit qui aurait pu être réparé, tandis que le fabricant est responsable de la fin de vie technique (obsolescence absolue) (Granberg, 1997, Cooper, 2004). Bien qu’en théorie ces deux typologies soient pertinentes, elles peuvent se révéler moins adaptées en pratique. Même si par ses choix (matériaux, design, production), le fabricant influence principalement la durée de vie technique d’un produit, la façon dont l’usager s’en sert – par exemple l’entretien qu’il accorde au bien, la fréquence et l’intensité d’utilisation – influence aussi cette durée de vie technique. Pour ce qui est de la fin de vie prématurée, le fabricant peut également avoir une influence importante sur l’obsolescence économique, par exemple selon la disponibilité et le coût des pièces de rechange.

L’originalité du modèle de Guiltinan (2008) est qu’il distingue l’influence de l’usager en ce qui a trait à l’obsolescence technologique (conception pour l’amélioration fonctionnelle à travers l’ajout et la mise à jour des caractéristiques du produit dans tableau 1) et celle du fabricant pour l’obsolescence esthétique. Il souligne la volonté des fabricants de planifier la durée de vie des produits en choisissant des matériaux provoquant une dégradation rapide de l’esthétique, en agissant sur la qualité des produits ou en limitant les réparations (Guiltinan, 2008). L’obsolescence technologique décrite par Guiltinan souligne également l’influence de l’usager quant à l’acceptation ou au refus des innovations. Si un nouveau modèle présente des améliorations qui sont perçues comme mineures par l’usager, sa mise en marché risque d’être un échec. D’après cet auteur, l’obsolescence technologique est à l’origine du remplacement d’un nombre plus important de produits que l’obsolescence physique. En d’autres termes, le produit qui est éliminé par l’usager a de fortes chances d’être fonctionnel ou réparable.

Burns (2010) décrit un modèle semblable à l’obsolescence relative de Cooper. Il révèle l’influence du fabricant sur la durée de vie des produits à travers l’obsolescence technologique et économique, puisqu’il dénonce les méthodes de fabrication en modules – qui rendent difficilement réparables les produits –, ainsi que les difficultés à transposer les innovations d’un modèle à l’autre. Quant à l’obsolescence technologique, Burns évoque le rôle central joué par les autorités politiques pour favoriser la mise en marché de produits certes plus performants, mais également moins nocifs pour l’environnement. À titre d’exemple, il explique que le sous-développement du marché des véhicules hybrides est dû à l’influence de groupes de pression (lobby) de l’industrie automobile et aux pronostics sur les réserves de pétrole. De façon similaire, n’y aurait-il pas dans l’industrie de l’électronique des groupes de pression qui veilleraient à ce que les règlements relatifs à l’allongement de la durée de vie des équipements électroniques ne fassent pas partie de mesures d’exécution (obligatoires)? Alors que Burns mentionne l’implication des fabricants et des autorités politiques dans l’obsolescence technologique, il explique l’influence de l’usager à travers l’obsolescence psychologique, qu’il divise en obsolescence esthétique et sociale. Tandis que les typologies présentées plus haut exposent les raisons psychologiques, esthétiques (Cooper), objectives et subjectives (Heiskanen, Granberg) pour lesquelles l’usager change de produits, Burns ajoute une dimension sociale à titre d’élément pouvant expliquer la fin de vie prématurée d’un bien.

Le modèle de Tollemer (2012) est celui qui dresse le portrait le plus exhaustif des différentes formes d’obsolescence puisqu’il s’applique aux produits électroniques (obsolescence par défaut fonctionnel, par incompatibilité, indirecte, par notification, dans tableau 1), mais également aux biens alimentaires, pharmaceutiques et cosmétiques (obsolescence par péremption, dans tableau 1). Son modèle considère l’usager comme une victime plutôt qu’un acteur responsable de la diminution de la durée de vie des biens. C’est par exemple le cas de l’obsolescence esthétique où Tollemer explique que le produit est mis au rebut prématurément par le fait que le fabricant agit sur la psychologie du consommateur. Bien que la typologie de Tollemer aborde principalement l’influence du fabricant, elle expose aussi celle des autorités politiques dans l’obsolescence écologique. Ici, le consommateur, encouragé par les autorités politiques, change de produits pour des raisons écologiques. C’est entre autres le cas de la substitution des ampoules incandescentes par de nouvelles, consommant moins d’énergie.

2.3. Proposition d’une typologie de l’obsolescence adaptée aux produits électroniques

Bien que la littérature soit relativement abondante quant aux modèles sur l’obsolescence, aucune typologie n’est spécifiquement dédiée au contexte d’élimination des produits électroniques, alors qu’il s’agit d’une des catégories de biens les plus touchées par ce phénomène. La présente typologie (tableau 2), articulée autour de l’obsolescence absolue et relative, se différencie des modèles centrés sur l’obsolescence planifiée qui mettent principalement l’accent sur l’influence du fabricant dans la diminution de la durée de vie des appareils électroniques. L’obsolescence programmée n’est pas représentée dans cette typologie, puisqu’elle pourrait se manifester aussi bien pour l’obsolescence absolue que relative, en considérant la définition suivante : un ensemble de stratégies mises en oeuvre par le fabricant afin qu’il puisse prédire la période au bout de laquelle un bien ne devrait plus être fonctionnel (obsolescence absolue) ou désiré (obsolescence relative) par son usager (Packard, 1962, OCDE, 1982, Cooper, 2010b, Slade, 2006).

Tableau 2

Proposition d’une typologie adaptée au contexte d’élimination des produits électroniques

Proposition d’une typologie adaptée au contexte d’élimination des produits électroniques

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Cette typologie, tout comme celles présentes dans la littérature, offre une vision très théorique des situations d’élimination des équipements électroniques où l’usager est d’avantage responsable de la fin de vie prématurée et le fabricant, de la fin de vie technique, alors que l’implication des autorités politiques n’est pas réellement représentée. L’influence de l’usager est principalement reconnue sur le plan de l’obsolescence psychologique, incluant les caractéristiques esthétiques ainsi que les changements de situation personnelle et professionnelle. Cependant, un dilemme persiste quant à l’obsolescence technologique, économique et écologique, où les responsabilités peuvent paraître plus partagées entre les acteurs. Comme a pu le révéler la précédente analyse des typologies clés, certains auteurs comme Cooper évoquent davantage la responsabilité du consommateur dans l’obsolescence technologique et économique des produits, et d’autres, comme Burns, celle du fabricant. Selon les situations, l’usager peut être tenté de posséder le produit dernier cri ou contraint de le changer, si celui qu’il possède n’est plus compatible avec les technologies du moment. En ce qui a trait à l’obsolescence économique, l’usager peut ignorer les possibilités de réparation de son appareil ou, au contraire, tenter une réparation dont le coût et le temps nécessaire pourraient se révéler trop élevés comparativement à l’acquisition d’un nouveau produit. Concernant l’obsolescence écologique, l’influence des autorités politiques est soulignée par Tollemer, notamment par la mise en oeuvre de stratégies visant à retirer du marché les produits énergivores. Dans tous les cas de figure, il semble très complexe d’identifier les responsables de la fin de vie prématurée, et aventureux d’invoquer uniquement le rôle du fabricant. Pour mieux comprendre ces échanges complexes, la prochaine section illustre, par le biais d’exemples concrets, l’implication du fabricant, des autorités politiques et de l’usager dans l’obsolescence des produits électroniques.

3. Réflexion critique sur l’implication du fabricant, de l’usager et des autorités politiques dans la diminution de la durée de vie des produits électroniques

L’analyse réalisée à travers l’histoire états-unienne de l’obsolescence, les typologies clés et le modèle proposé dans le tableau 2 ont permis d’identifier trois principales tendances en ce qui concerne les acteurs impliqués dans la diminution de la durée de vie des équipements électroniques : 1) le rôle prédominant du fabricant quant aux différentes formes d’obsolescence programmée; 2) l’influence controversée de l’usager, notamment dans l’obsolescence relative; 3) la nébuleuse responsabilité des autorités politiques. C’est en partant de ces trois tendances dominantes dans la littérature que la réflexion critique est articulée. Les terminologies de l’obsolescence utilisées dans cette discussion mobilisent les définitions offertes dans la typologie de l’obsolescence des produits électroniques (tableau 2). Dans la première partie, la responsabilité du fabricant dans la diminution de la durée de vie des produits électroniques sera explorée par le biais d’exemples d’obsolescence programmée souvent cités dans la littérature et les médias. Dans la deuxième partie, l’influence de l’usager en regard de l’obsolescence absolue et relative sera discutée. Enfin, dans la dernière partie, le rôle des autorités politiques sur la durée de vie des équipements électroniques sera mise en lumière – par le biais du cadre législatif et des mesures incitatives en vigueur.

3.1. Le fabricant

L’influence que le fabricant exerce sur la durée de vie technique des biens est conditionnée par un ensemble de facteurs tels que le choix des matériaux, l’assemblage des composants et la facilité de maintenance et de réparation. Le fait que les choix du fabricant influencent la durée de vie technique des équipements électroniques laisse entrevoir la possibilité qu’il puisse intentionnellement la diminuer. C’est pour cette raison que s’est développée l’idée selon laquelle la durée de vie des biens serait planifiée par les fabricants (Cooper, 2004). Cette idée trouve son origine dans certains faits historiques mentionnés dans l’histoire états-unienne de l’obsolescence et est également alimentée par des enquêtes de journalistes d’investigation. Néanmoins, il n’existe à ce jour aucune étude scientifique et, par conséquent, aucune preuve qui permettent de démontrer l’existence de l’obsolescence planifiée. Concernant ce dernier point, cette section expose, grâce à des exemples d’obsolescence programmée souvent dénoncés par les médias et cités dans la littérature, les différentes raisons qui pourraient expliquer la fin de vie prématurée des produits électroniques et qui sont autres que l’unique volonté du fabricant de diminuer leur durée de vie.

Afin d’illustrer l’obsolescence par défaut fonctionnel, l’une des formes d’obsolescence programmée décrite par Tollemer (2012), examinons le cas des condensateurs de téléviseurs. Selon cette auteure, ces composants thermosensibles auraient été intentionnellement positionnés près des dissipateurs de chaleur en vue d’accélérer leur fin de vie technique et, par la même occasion, celle de l’appareil tout entier. D’un autre côté, ce problème pourrait également être la conséquence des limites associées au design des téléviseurs. La finesse des écrans a rendu les transferts de chaleur plus importants entre les circuits électroniques du téléviseur, entraînant ainsi une diminution de la durée de vie des composants électroniques thermosensibles. Avec les fréquentes innovations, les délais de développement et de mise en marché des appareils électroniques (connu sous le terme anglo-saxon time to market) sont de plus en plus courts. Une réduction du time to market permet aux entreprises un avantage concurrentiel décisif, surtout dans le domaine de l’électronique (Anderson, 2001). La durée des bancs de tests, c’est-à-dire des essais qui visent à s’assurer que les téléviseurs fonctionnent correctement avant leur commercialisation, tout en répondant aux différentes spécifications sécuritaires et techniques, sont eux aussi de courte durée. Suivant la réduction du time to market, il y a des risques que le produit, une fois sur le marché, puisse présenter certaines défaillances. Cités dans les médias comme un exemple d’obsolescence programmée, ces défauts techniques, qui apparaissent généralement au cours de la première année d’utilisation, sont couverts par la garantie du fabricant et ont été corrigés sur les nouveaux modèles de télévision (Institut national de la consommation, 2013, Consumer Reports, 2013, Protégez-vous, 2013, Union des consommateurs, 2007).

L’obsolescence par incompatibilité, un autre type d’obsolescence programmée identifié par Tollemer (2012), se caractérise par la mise sur le marché de nouveaux produits (hardware) et logiciels (software) qui rendent technologiquement obsolètes et, dans certains cas, inutilisables les versions antérieures. Tollemer (2012) prend l’exemple d’un système d’exploitation lancé par Apple en 2011 qui n’était plus compatible avec le module Rosetta développé en 2006 (Tollemer, 2012). C’est Apple qui a créé Rosetta pour assurer la transition du processeur Power PC vers l’Intel. Rosetta permettait ainsi aux applications Power PC de fonctionner sur les ordinateurs Mac équipés du processeur Intel. Sachant que la durée d’utilisation[4] d’un ordinateur est de deux ans dans les foyers (Hai-Yong and Schoenung, 2006, U. S. EPA, 2007), la plupart des usagers avaient déjà migré vers un ordinateur et des applications fonctionnant sur le processeur Intel. C’est pourquoi cinq ans après la transition vers Intel, les développeurs ont décidé de ne plus supporter Rosetta avec le nouveau système d’exploitation. Bien que l’obsolescence par incompatibilité permet de générer un nouvel achat au plus grand bénéfice du fabricant, cette forme d’obsolescence soutient également les innovations technologiques puisqu’elle permet la mise en marché de produits et logiciels plus performants (Fishman et al., 1993).

Le faible taux de réparation des équipements électroniques est souvent attribué à une volonté du fabricant de soutenir l’achat plutôt que la réparation (indisponibilité et prix élevé des pièces détachées). Des travaux[5] ont montré que plus de la moitié (54%) des produits électroniques mis au rebut au cours des cinq années antérieures à l’étude étaient encore fonctionnels ou aurait pu être réparés et que plus des deux tiers (71%) des personnes interrogées affirmaient n’avoir jamais, ou que très rarement, fait réparer leurs appareils (Cooper and Mayers, 2000, Cooper, 2004). Une étude[6] plus récente révèle que les usagers présupposent un prix élevé de la réparation et préfèrent acheter un nouvel appareil au lieu de tenter de le faire réparer (Déméné, 2014). Bien que ces recherches mettent en lumière le fait que la réparation fasse de moins en moins partie des rituels de l’usager, la responsabilité du fabricant tend à être invoquée pour expliquer le faible taux de réparation. Le déclin des activités de réparation dans les pays développés a conduit certains pays comme la France, la Nouvelle-Zélande et l’Irlande à renforcer leur cadre législatif. Plus spécifiquement, les dispositions légales mises en place impliquent que le détaillant informe le futur acquéreur d’un appareil de la durée de disponibilité de ses pièces détachées (Twigg-Flesner, 2010, Assemblée Nationale, 2014). En considérant ce cadre légal et les conclusions des différentes études présentées ci-dessus, on peut d’une part se demander si le consommateur sera porté à privilégier des produits dont les pièces détachées seront disponibles, sachant que le prix, la marque et le type de technologie sont les principaux critères qui prévalent lors de l’achat d’un appareil électronique (McDonald et al., 2009), et d’autre part, s’il aura le réflexe de le faire réparer en cas de défaillance.

Parmi les autres exemples cités dans la littérature, le manque d’universalité dans la conception des chargeurs des produits électroniques a conduit au soupçon selon lequel les fabricants auraient recours à l’obsolescence planifiée (Tollemer, 2012). Dans l’univers très concurrentiel de l’électronique, les fabricants ont tendance à protéger leur technologie en faisant en sorte qu’elles ne soient compatibles qu’avec les produits d’une même marque. C’est précisément le cas d’Apple qui, après avoir utilisé la même connectique pendant neuf ans, en a instauré une nouvelle à partir de l’iPhone 5. Ce changement a été qualifié de mort programmée pour les anciens appareils de la marque et pour les appareils périphériques, et ce, malgré l’existence d’un adaptateur et d’innovations pour le nouveau branchement. Pour pallier la multiplication des connectiques qui est problématique pour les usagers possédant des produits de différentes marques, le Parlement européen a instauré une directive sur l’adoption d’un chargeur universel pour les appareils radioélectriques tels que les GPS, les tablettes et les téléphones portables, qui prendra effet dans deux ans (Parlement européen, 2013).

Les conclusions de cette réflexion critique mettent en lumière le fait que certains choix des fabricants peuvent trouver d’autres explications qu’une intention de réduire la durée de vie des produits électroniques, dont le design du produit, les innovations technologiques et la concurrence. L’obsolescence programmée est un phénomène complexe à caractériser, notamment dans le domaine des produits électroniques, et qui peut être confondu avec diverses autres formes d’obsolescence. Le fabricant n’est pas le seul acteur impliqué dans la diminution de la durée de vie des équipements électroniques, comme en témoignent les études (préalablement citées) qui s’intéressent à la réparation, et qui mentionnent le manque d’intérêt de l’usager pour cette activité. La prochaine partie de l’article identifie certaines situations dans lesquelles l’usager se départit de son appareil dans le cadre d’une analyse de l’obsolescence absolue et relative.

3.2. L’usager

L’influence de l’usager sur la durée de vie technique (obsolescence absolue) est peu documentée. Ce type de durée de vie ne dépend pas uniquement des choix du fabricant (comme mentionné préalablement), mais également du comportement de l’usager. En effet, la fréquence et l’intensité d’utilisation du produit, mais également son entretien et sa maintenance sont autant de facteurs qui conditionnent sa durée de vie technique. Plusieurs études ont d’ailleurs révélé que les consommateurs ne se comportent pas toujours de façon à favoriser la pérennité de leurs produits électroniques (Evans and Cooper, 2010, Harrell and McConocha, 1992, Cooper, 1994, Cooper, 2004). Les résultats de ces travaux révèlent que ceux qui négligent l’entretien et la maintenance des produits électroniques sont plus enclins à un changement périodique de leur bien plutôt qu’à rechercher des opportunités de réparation pour prolonger leur durée de vie technique et les conserver.

Un autre exemple où l’usager influence la durée de vie technique d’un produit est le cas des cartouches d’imprimante, dont la durée de vie technique est généralement indiquée sur l’emballage sous la forme du nombre de pages pouvant être imprimées. La durée de vie de la cartouche dépend de la qualité et du nombre d’impressions effectuées par l’usager. Selon Tollemer (2012), il s’agit d’une forme d’obsolescence programmée, qualifiée d’obsolescence par notification. Lorsque la cartouche commence à afficher des niveaux d’encre bas, un message signale la nécessité de la remplacer bientôt. En considérant que le nombre de pages pouvant être imprimées est généralement indiqué sur l’emballage et qu’il est en partie déterminé par la qualité des impressions effectuées par l’usager, peut-on réellement parler d’obsolescence programmée?

Alors que l’influence de l’usager sur la durée de vie technique est peu reconnue, celle sur la fin de vie prématurée a davantage été étudiée. Penchons-nous sur le cas du téléviseur, qui regroupe à lui seul les quatre formes d’obsolescence relative mentionnées dans le tableau 2. La brusque hausse des ventes de téléviseurs à écran plat à partir de 2007 aux États-Unis (Matharu and Yanbing, 2009, Stevens and Gossey, 2009), puis progressivement dans les autres pays illustre la responsabilité de l’usager dans la fin de vie prématurée. À cette époque, la transition de l’analogique vers le numérique n’avait pas encore eu lieu dans la plupart des pays développés. Par conséquent, la qualité d’image des écrans plats était moins bonne que celle des écrans cathodiques, ce qui n’a pourtant pas empêché les consommateurs de se départir de leur modèle cathodique, généralement fonctionnel, au profit d’un écran plat au design épuré (obsolescence technologique et psychologique) consommant moins d’énergie (obsolescence écologique et économique).

En outre, plusieurs recherches sur l’obsolescence ont conclu que la décision de remplacer un produit par un nouveau n’est pas toujours rationnelle. Cette dernière est influencée par plusieurs facteurs, dont les normes sociales, les conventions esthétiques, la marque et le prix, pour ne citer qu’eux (Harrell and McConocha, 1992, Cooper and Mayers, 2000, Cooper, 2004, Cooper, 1994, Evans and Cooper, 2010, Cooper, 2013). Les travaux réalisés par Cooper, Evans et Guiltinan soulignent que la fin de vie technique (obsolescence absolue) exerce moins d’influence sur la mise au rebut des appareils électroniques que sur la fin de vie prématurée (obsolescence relative). Dans ce même ordre d’idées, d’autres chercheurs ont souligné que le consommateur a aujourd’hui développé une fascination pour la nouveauté et un véritable plaisir de posséder des produits plus innovants, surtout dans le domaine de l’électronique (Chapman, 2009, Jackson, 2005b).

Sur la base de ces travaux, il est possible de conclure que les responsabilités apparaissent de plus en plus partagées entre le fabricant et l’usager dans la fin de vie technique et prématurée des équipements électroniques. Le paradigme selon lequel les fabricants sont les principaux responsables de la diminution de la durée de vie quant à l’obsolescence planifiée paraît moins réaliste au vu des situations actuelles d’élimination des produits. Cette réflexion critique souligne le besoin de reconnaître davantage l’implication de l’usager dans la diminution de la durée de vie technique et prématurée des équipements électroniques. Cette reconnaissance est importante dans le sens où elle permettrait de mettre en place un cadre réglementaire adapté à la réalité des situations d’utilisation et d’élimination des appareils. Concernant cet aspect législatif, la prochaine section explore l’influence des autorités politiques dans la diminution de la durée de vie des produits électroniques, par le biais des mesures qu’elles instaurent et des stratégies qu’elles adoptent.

3.3. Les autorités politiques

Les autorités politiques ont une influence certes indirecte sur la durée de vie des appareils électroniques, mais qui n’en demeure pas moins importante. À titre d’exemple, leur décision d’effectuer, au nom du progrès technologique, la transition du signal analogique vers le numérique a conduit à l’élimination massive des téléviseurs cathodiques dans la plupart des pays développés (Cooper, 2010a, Crosbie, 2008). Cette décision a permis de diversifier l’offre de services, d’opter pour une meilleure qualité dans la transmission des programmes télévisuels et de favoriser la mise en marché d’une nouvelle génération de téléviseurs consommant moins d’énergie que leurs prédécesseurs. La transition vers le numérique illustre la manière dont une décision prise en amont par les autorités politiques peut avoir des répercussions en aval sur la durée de vie des produits électroniques. Cette section présentera, dans un premier temps, le cadre réglementaire européen mis en place pour permettre une gestion plus écologique des produits électroniques et, de fait, limiter l’obsolescence. L’Union européenne est le seul regroupement de pays à avoir pris des initiatives pour lutter contre l’obsolescence et tenter de prolonger la durée de vie de certains appareils électroniques. Dans un deuxième temps, l’efficacité de ce cadre légal sera interrogée en considérant l’influence de l’usager dans la diminution de la durée de vie des biens électroniques. Enfin, dans la troisième partie, l’affichage environnemental de la durée de vie des produits électroniques sera proposé comme outil permettant de mieux informer l’usager sur la durée de vie des biens qu’il convoite.

3.3.1. Le cadre légal européen visant l’allongement de la durée de vie des produits électroniques

À ce jour, peu de pays ont agi pour limiter l’influence de l’obsolescence des biens électroniques à l’origine d’impacts environnementaux, sociaux et éthiques considérables. L’analyse du cadre législatif permet de mettre en évidence le fait que ce sont les fabricants qui sont visés par les mesures d’exécution, puisqu’ils sont considérés comme les principaux responsables de la fin de vie prématurée des biens. Cette position politique s’aligne avec la littérature qui invoque le rôle du fabricant dans l’obsolescence des équipements électroniques. L’usager, quant à lui, est peu conscientisé et responsabilisé quant aux problématiques entourant la durée de vie des équipements électroniques. Deux mesures à destination de l’usager ont vu le jour et découlent de la mise en place de la Responsabilité élargie du producteur (REP), un outil de politique environnementale permettant une meilleure gestion des déchets d’équipements électriques et électroniques (DEEE) : 1) l’écocontribution à l’achat d’un équipement électronique neuf; 2) la mise au rebut des biens électroniques en fin de vie dans une déchèterie. Bien que ces mesures visent à réduire les impacts environnementaux associés à la fin de vie des DEEE, elles n’encouragent pas l’usager à prolonger la vie de ses produits électroniques.

En ce qui concerne les fabricants, la REP les a rendus responsables depuis 2003 de la gestion de la phase postconsommation des produits électroniques. Plus spécifiquement, le fabricant doit assurer le financement, la collecte et le traitement des DEEE. L’objectif ultime de la REP était d’encourager les fabricants à concevoir des appareils électroniques faciles à réutiliser, à démonter et à valoriser en fin de vie (Journal officiel de l’Union européenne, 2012). Il était ainsi attendu que la durée de vie de certains appareils électroniques soit allongée et que la production de DEEE diminue. Ce résultat n’a pas été atteint pour plusieurs raisons, notamment parce que l’écoconception des équipements électroniques invite les industriels à revoir en profondeur leur modèle d’affaires exclusivement basé sur la vente et centré sur les innovations technologiques. Hans-Jochen Lueckefett (2012) indique d’autres raisons plus intrinsèques à la façon dont les DEEE sont gérés :

[…] les états membres de l’Union européenne organisent collectivement la récupération et le recyclage des DEEE […]. En d’autres mots, les mêmes catégories de produits [incluant ceux issus d’autres fabricants] sont collectées dans un même conteneur [puis recyclés ensemble]. […] En conséquence, un producteur individuel n’a aucun incitatif à écoconcevoir ses produits parce que ces concurrents bénéficieraient des faibles coûts du recyclage.

traduction libre, p. 196

Outre la REP, d’autres leviers ont été mis en place au sein de l’Union européenne pour permettre un allongement de la durée de vie des produits électroniques. La directive cadre Energy-related Product (ErP), ayant pour objectif de réduire les impacts environnementaux associés aux produits consommateurs d’énergie tout au long du cycle de vie, a été instaurée en 2005 (Ongondo et al., 2011). Cette directive a principalement permis d’améliorer, grâce à des mesures d’exécution, l’efficacité énergétique de certains produits (Crosbie, 2008). D’autres critères, visant à augmenter la durée de vie par le biais d’une durée de vie minimum garantie, la facilité de mise à jour, d’entretien et de réparation, ont été définis (Cooper, 2010a, Cooper, 2013). N’étant pas obligatoires et impliquant de profondes modifications quant à la conception des produits, les mesures prévoyant un allongement de la durée de vie des produits offrent des résultats mitigés. Du côté des autorités politiques, laisser le choix des moyens d’action aux fabricants peut être perçu comme une liberté qui leur est laissée pour réagir aux problèmes de diminution de la durée de vie, mais également comme une façon de soutenir la croissance économique plutôt que la dématérialisation de l’économie.

3.3.2. Le cas de la Belgique

Malgré certaines mesures européennes mises en oeuvre à travers la REP et la directive Erp, aucune disposition légale au sein de l’Union européenne n’oblige actuellement les fabricants à prolonger la durée de vie des produits électroniques. La Belgique mérite cependant d’être citée comme exemple, puisqu’il s’agit du premier pays à avoir adopté un texte législatif, en février 2012, qui traite de façon spécifique de l’obsolescence programmée. Ce texte, fondé sur les objectifs fixés par la directive ErP, établit un lien direct entre la durée de vie des produits et les impacts sur l’environnement. Plus spécifiquement, il met en évidence le fait que la courte durée de vie des produits favorise la surconsommation et que celle-ci a des répercussions sur l’environnement (Tollemer, 2012). Le principal objectif est de décourager la commercialisation de biens ayant une durée de vie délibérément limitée.

Cependant, ce texte ne permet pas d’interdire la mise en marché de produits à durée de vie planifiée. Comme l’explique Tollemer (2012) : « Il reste à déterminer comment ce texte pourrait être mis en application, par quelles manoeuvres il serait possible de prévenir l’obsolescence programmée et de décourager la commercialisation de produits touchés par cette pratique ». Un autre défi en ce qui a trait à la mise en application de ce texte de loi est de différencier les produits dont la durée de vie est délibérément raccourcie de ceux qui sont conçus pour ne pas durer (faible rapport qualité/prix). Ce dernier point confirme les précédentes conclusions où il était souligné que l’obsolescence programmée est un phénomène complexe à caractériser, notamment en ce qui regarde les équipements électroniques. Cette situation explique probablement les raisons pour lesquelles les autorités politiques éprouvent elles-mêmes des difficultés à mettre en oeuvre des mesures efficaces pour prolonger la durée de vie.

3.3.3. L’exemple des campagnes de remplacement des produits électroniques énergivores

Dans une perspective de développement durable, est-il préférable de remplacer un bien fonctionnel par un nouveau plus efficient, lorsque l’on considère la fréquence élevée d’introduction de nouveaux modèles sur le marché et les impacts environnementaux associés à la fabrication du nouvel appareil, et ceux liés à la fin de vie prématurée de l’ancien, tout comme les économies d’énergie réalisées grâce au nouveau? Le fait de mettre au rebut des produits fonctionnels pour des motivations écologiques engendre une production de déchets électroniques, dont la plupart ne sont pas encore recyclés correctement. Se pose alors la question du réel bienfait d’un point de vue environnemental de ces nouveaux produits écologiques pour lesquels il manque encore de recul et d’études (Centre Européen de la Consommation, 2013, Tollemer, 2012).

Généralement, les autorités politiques encouragent le remplacement d’un produit énergivore pour un nouveau moins énergivore (Cooper, 2010a). Dans ce contexte, des programmes européens ont ainsi été menés pour inciter les foyers à remplacer certains produits spécifiques, tels que les vieux réfrigérateurs. Une analyse du cycle de vie s’intéressant à la consommation énergétique a conclu que son remplacement en vue du recyclage était préférable à une utilisation prolongée (Gutowski et al., 2011). Néanmoins, l’achat d’un nouveau réfrigérateur moins énergivore, mais plus grand avec diverses options, comme un distributeur d’eau et de glaçons, annule le bienfait environnemental escompté (Cooper, 2010b). Dans ce dernier cas, l’usager joue un rôle important puisque son comportement peut entraîner des effets rebonds, c’est-à-dire que les innovations technologiques visant à des économies d’énergie entraînent finalement une augmentation globale de la demande annulant alors les bienfaits environnementaux attendus (Røpke, 2012, Schor, 2011). Même si la performance énergétique des biens électroniques a aujourd’hui été améliorée, il reste que la multiplication des équipements et des options offertes a conduit à une augmentation continue de la consommation d’énergie dans les foyers (IEA, 2009).

L’effet rebond s’illustre bien dans le cas du téléviseur. Les innovations ayant permis de mettre sur le marché des téléviseurs à écrans plats peu encombrants, consommant moins d’énergie à format égal au téléviseur cathodique, ont provoqué chez les consommateurs un engouement pour les modèles plus grands, annulant ainsi les économies d’énergie (Crosbie, 2008, Ressources naturelles Canada, 2011). Ces grands écrans consomment plus d électricité, (en termes absolus, que les téléviseurs d’il y a vingt ans qui étaient alors plus petits (Ressources naturelles Canada, 2011). Par ailleurs, une récente étude réalisée sur le comportement d’achat du consommateur a montré qu’à la suite de l’acquisition d’un téléviseur à écran plat, des achats en cascade de matériel électronique et non électronique, connus sous le nom d’effet Diderot, étaient réalisés (Déméné, 2014). Cette recherche ainsi que les travaux mentionnés plus haut soulignant la multiplication des équipements électroniques au sein des foyers permettent de mettre en évidence les impacts environnementaux découlant de la demande croissante de biens par les usagers.

Ces exemples soulignent que malgré l’influence non négligeable des autorités politiques sur la durée de vie des équipements électroniques, celle de l’usager demeure incontournable. Les stratégies visant au remplacement des produits énergivores sont inefficaces. Considérer uniquement la consommation énergétique présente de nombreuses limites, puisque l’augmentation de la taille, du nombre d’options ou encore la multiplication des biens au sein des foyers engendre des répercussions sur l’environnement. De plus, le fait d’acheter un nouvel équipement bas de gamme pourra également annuler le bienfait environnemental attendu, notamment du fait de la durée de vie qui peut se révéler plus courte. Lorsque l’on considère les taux variables et parfois faibles de recyclage dans les pays développés, une utilisation prolongée de l’ancien appareil paraît être pour le moment plus avantageuse que son recyclage (Kahhat and Williams, 2012). Malgré le fait que les produits mis sur le marché tendent de plus en plus à minimiser leur consommation énergétique, le type de traitement du produit en fin de vie, tout comme le comportement du consommateur, sont difficilement prévisibles et pourtant déterminants dans une optique de réduction des impacts environnementaux. L’approche adoptée par les autorités politiques démontre un manque de vision systémique et fait remarquer le besoin de mieux informer l’usager dans la mise en oeuvre des stratégies politiques visant à une gestion plus durable des produits électroniques.

3.3.4. L’affichage environnemental de la durée de vie : un outil positionnant l’usager au coeur des enjeux entourant la durée de vie

Alors que le cadre légal (visant principalement les fabricants) mis en place à ce jour n’a pas encore démontré une réelle efficacité, des moyens visant à informer les consommateurs et à les éduquer aux enjeux relatifs à la durée de vie des produits électroniques pourraient être développés. La présence de l’étiquetage énergétique et de différentes certifications environnementales sur les produits aident déjà l’usager à réaliser des choix écologiques plus éclairés au moment de l’achat. En s’inspirant de ces outils, dont les bienfaits environnementaux ne sont plus à démontrer, une information sur la durée de vie pourrait sans doute aider le consommateur à privilégier des produits électroniques correspondant mieux à ses besoins (en termes de durée d’utilisation) et permettant ultimement de minimiser le phénomène de fin de vie prématurée.

L’affichage environnemental de la durée de vie vise à informer le consommateur de la robustesse des appareils en indiquant par exemple le nombre d’heures ou de cycles d’utilisation possibles (ADEME, 2012a). Cet instrument pourrait être pertinent dans le contexte d’acquisition, car d’après Cooper (2004), le prix d’achat des équipements électroniques n’indique pas s’ils sont robustes ou non (Cooper, 2004). Les appareils électroniques, fabriqués dans des pays où le coût de la main-d’oeuvre est bas, ont vu leur prix baisser, parfois au détriment de leur qualité et leur durée de vie (Cooper, 2013). Les produits électroniques de moyenne à basse qualité ont tendance à occuper des parts de marché de plus en plus importantes (Cooper, 2013). La production délocalisée n’a pas favorisé la pérennité du marché de la réparation, généralement en déclin dans les pays développés. Outre le fait d’encourager l’usager à considérer la durée de vie en tant que critère de sélection lors de l’achat, l’affichage environnemental pourrait potentiellement soutenir le processus de réparation, notamment si le bris survient avant la fin de vie technique indiquée.

Bien qu’intéressante, cet instrument de politique environnementale présente des défis. En effet, communiquer cette information aux consommateurs pourrait les inciter à acheter des biens plus durables, mais sans pour autant que la durée d’utilisation augmente réellement (Déméné, 2014). Une étude d’Evans et Cooper (2010) révèle que les personnes achetant des produits plus robustes ne sont pas celles qui en prennent le plus soin, mais au contraire, peuvent s’en débarrasser prématurément (Evans and Cooper, 2010). De plus, le fait de concevoir des appareils plus durables impliquerait probablement qu’ils soient plus chers. Comme le précise Cooper (2013) : « Une des raisons expliquant que la société de consommation persiste dans sa forme actuelle réside dans le fait que les consommateurs ont pris l’habitude d’acquérir des produits à des prix relativement bas, alors que leur attente du côté de la durée de vie a baissé. » (traduction libre) (Defra, 2011).

Du côté des fabricants, l’affichage environnemental de la durée de vie pourrait les inciter à mettre sur le marché des produits plus durables. En revanche, le fait de concevoir des produits plus robustes peut engendrer un transfert des impacts environnementaux à d’autres étapes du cycle de vie. Même si, en théorie, des produits plus durables permettraient de réduire le taux de remplacement et de répartir les coûts environnementaux du produit sur une plus longue période (Defra, 2011), en pratique, des problèmes pourraient émerger si le fabricant concevait des biens plus robustes. Cooper (2013) met en lumière le fait que le choix de certains matériaux composites susceptibles d’augmenter la durabilité peut complexifier le recyclage (Cooper, 2013). Par ailleurs, il explique qu’il demeure difficile pour les fabricants de communiquer une information fiable sur la durée de vie des biens, considérant les différents sous-traitants avec lesquels ils travaillent et qui ne seraient sans doute pas en mesure de fournir des données très fiables. De plus, les fabricants s’interrogent sur la pertinence et la fiabilité d’un tel affichage, étant donné la diversité des utilisations de la part de l’usager et des conditions d’entretien des produits, ainsi que la variabilité de ses causes de remplacement (ADEME, 2012a).

D’autres enjeux relatifs à l’application d’un affichage environnemental de la durée de vie sont à prévoir, comme la définition du type de durée de vie selon l’appareil et l’élaboration des normes pour chaque catégorie de produits. Il n’existe pas, pour le moment, de méthodologie unique pour mesurer la durée de vie des produits et l’inscrire dans les référentiels pour l’affichage environnemental (ADEME, 2012b). La durée de vie est estimée au cas par cas. On en recense plusieurs types[7], chacune faisant référence à un contexte d’usage en particulier. S’accorder sur le type de durée de vie qui sera utilisé pour l’affichage environnemental représente un défi qui conditionnera le format sous lequel cette durée de vie devra être communiquée, tel que le nombre d’heures ou d’années de fonctionnement ou encore le nombre de cycles. D’après l’ADEME :

Considérer une durée de détention, d’usage ou une durée normative, peut avoir des conséquences importantes en termes de calcul et d’affichage des impacts environnementaux. Utiliser une durée normative serait spécifique à chaque modèle et pourrait donc récompenser les fabricants ayant fait des efforts de conception afin de prolonger la vie d’un produit. Au contraire, une durée d’usage ou de détention serait à priori similaire pour tous les modèles, faute de données objectives justifiant une durée allongée.

2012, p. 32

L’affichage environnemental de la durée de vie existe déjà pour les lampes à usage domestique (Commission européenne, 2012). Le fabricant doit indiquer sur l’emballage le nombre d’heures de fonctionnement. En ce qui concerne les appareils électroniques, de nombreux travaux sont menés au sein de l’Union européenne, notamment par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), le Comité européen de normalisation (CEN) et le Comité européen de normalisation électrotechnique (CENELEC), en vue de fournir à moyen terme un affichage environnemental de la durée de vie des produits électroniques (Sénat, 2013, ADEME, 2012b). Il pourrait être envisagé, comme ce fut le cas pour les ampoules, que cet outil soit intégré à la directive ErP mentionnée plus haut.

Pour le moment, à défaut d’informations sur la durée de vie, les consommateurs disposent de labels environnementaux[8] qui indiquent le critère « durée de vie », en soulignant la disponibilité des pièces de rechange pendant un nombre minimum d’années après la fin de la production du modèle et les possibilités de mise à jour de l’appareil (ADEME, 2012b). Des marques comme Dyson, Miele, Kress, Babymoov’ et Salter témoignent d’une volonté des fabricants de mettre sur le marché des produits plus durables, en offrant des garanties allant de cinq à dix, quinze ou vingt-cinq ans, parfois même à vie. La garantie du fabricant actuellement offerte au consommateur fait l’objet de nombreux débats du fait de sa courte durée dans le domaine de l’électronique (de six mois à un an généralement). Cette situation a conduit les autorités politiques françaises à proposer un allongement de la durée de la garantie légale comme un potentiel levier permettant la mise sur le marché de biens plus robustes. En France, la durée de la garantie légale est récemment passée à deux ans pour les produits électroniques. Néanmoins, plusieurs questions subsistent, à savoir pour quels produits électroniques serait-il intéressant d’augmenter la durée de la garantie légale, en tenant compte, par exemple, de la durée d’utilisation relativement courte de certains biens (téléphones portables)? Comment éviter une hausse trop importante du prix des appareils, si la durée de la garantie légale est augmentée?

Malgré les différents freins évoqués [dans cette section], l’usager demeure l’un des acteurs les plus importants à considérer dans la mise en oeuvre de l’affichage environnemental de la durée de vie des équipements électroniques. Reste à savoir si cette information fera partie des critères de sélection d’un appareil électronique et comment cette durée de vie sera interprétée par l’usager : privilégiera-t-il des biens plus durables dans le temps et probablement plus coûteux ou, au contraire, des biens moins chers et moins robustes, anticipant qu’il en fera usage pour une courte durée? Considérant ces questions, il est essentiel que des études soient menées pour évaluer le plein impact de l’affichage environnemental de la durée de vie sur le comportement d’achat, d’utilisation et de mise au rebut du produit par le consommateur, avant même de le considérer comme un outil fiable de politique environnementale.

Conclusion

Le présent article met en évidence le fait que la durée de vie d’un produit est définie par l’entremise d’une multitude de facteurs qui sont déterminés à la fois par l’usager, le fabricant et les autorités politiques. Cette recherche tente de renouveler le discours selon lequel l’influence de l’usager sur la diminution de la durée de vie des équipements électroniques est généralement moins reconnue en comparaison à celle du fabricant. Les résultats, issus d’une analyse critique de la littérature, révèlent la manière dont certains choix effectués par les fabricants quant à la conception et à la production des appareils électroniques peuvent trouver d’autres explications que l’intention de réduire la durée de vie des biens, telles que les innovations technologiques, le design du produit et la concurrence. Il appert que la durabilité et la « réparabilité » sont des critères de sélection qui apparaissent derrière d’autres comme le prix. De son côté, le consommateur a aujourd’hui développé une fascination pour la nouveauté et un véritable désir de posséder des produits plus innovants, surtout dans le domaine de l’électronique. Il en résulte que les usagers privilégient des critères comme le prix, la marque, la technologie et le design dans le choix d’un appareil électronique. Dans un contexte d’innovation constant, conjugué à l’expansion de produits moyenne gamme sur le marché et aux coûts plus élevés de la main d’oeuvre dans les pays développés, les consommateurs privilégient de plus en plus l’achat d’un nouveau bien plutôt que la réparation.

Cet article souligne également que le cadre législatif en vigueur, relatif à l’extension de la durée de vie des produits électroniques, offre des résultats mitigés, aussi bien à l’échelle de l’Union européenne que des États membres comme la Belgique. Ces résultats peuvent en partie s’expliquer par le fait que la politique actuelle en appelle principalement à la responsabilité des fabricants. De fait, il leur incombe de mettre en oeuvre des solutions pour prolonger la durée de vie des équipements électroniques, alors que l’influence de l’usager dans l’obsolescence est peu reconnue. Mise à part l’écocontribution lors de l’achat d’un équipement électronique neuf et l’obligation de mettre au rebut ses produits dans une déchèterie, le consommateur ne fait pas réellement partie des stratégies visant à une meilleure gestion des appareils électroniques. Les autorités politiques devraient davantage reconnaître son influence dans la diminution de la durée de vie des biens, et l’utiliser de façon positive. À cette fin, l’affichage environnemental de la durée de vie des appareils électroniques est proposé comme un outil de politique environnementale, dans le but d’informer les usagers et les inciter à privilégier des produits électroniques correspondant mieux à leur besoin en termes de durée de vie. Cet instrument, qui implique de nombreux défis à relever, est actuellement expérimenté à l’échelle européenne. Ce dernier point mène à interroger la position des autres pays par rapport à l’obsolescence : quel sont les cadres légaux qu’ils mettent en place? Quels instruments de politique environnementale développent-ils pour minimiser la fin de vie prématurée?