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Peut-on faire la promotion de la vérité au point où la force publique interdise ou sanctionne l’expression publique de thèses incompatibles? Doit-on tolérer les discours faux? La tension entre les dimensions épistémique et politique de la tolérance est très bien articulée dans le premier chapitre de La tolérance, un risque pour la démocratie? de Marc-Antoine Dilhac (2014, p. 22). Nous pourrions penser, suivant John Stuart Mill et Karl Popper, que l’exigence de tolérance est ce qui permet de se « rapprocher de la vérité » (ibid., p. 23). Mais nous pourrions aussi penser que la tolérance est, comme John Rawls l’affirme, indépendante de considérations épistémiques. Dilhac estime que la tolérance libérale ne peut pas reposer uniquement sur une exigence de vérité, ainsi se tourne-t-il vers Rawls et sa conception strictement politique de la tolérance.

Cet article poursuit la réflexion amorcée par Dilhac en la confrontant aux travaux contemporains sur les cadres délibératifs. La première section résume l’argument de Dilhac contre une approche épistémique de la tolérance. Nous exposerons l’argument épistémologique de Mill et de Popper quant à la liberté, et accepterons la conclusion de Dilhac selon laquelle cet argument n’est pas suffisant pour justifier la tolérance de l’État. En outre, si la tolérance doit être orientée vers la vérité, elle devient liberticide à l’égard des groupes qui, de par la nature même de leurs croyances, s’écartent d’elle. S’il y a un droit à l’erreur, il ne peut reposer sur une telle conception des objectifs politiques collectifs.

Dilhac s’inspire de Rawls pour justifier une conception non épistémique de la tolérance. Cet argument est tout à fait suffisant pour la plupart des cadres politiques, mais semble difficilement rendre compte des dynamiques au coeur des délibérations politiques. Par exemple, si, dans le cadre d’une délibération, il est impossible de faire appel à une conception de la vie bonne, certain(e)s participant(e)s pourraient croire que les conclusions auxquelles peut arriver la délibération font déjà l’objet de restrictions. Dans ce contexte, une conception rawlsienne de la tolérance, indépendante de considérations épistémiques comme l’ouverture à tous les modes de raisonnement, pourrait ne pas être compatible avec des mécanismes délibératifs. Plus précisément, si l’on s’en tient à une analyse rawlsienne de la tolérance, les agent(e)s pourraient avoir des raisons de ne pas participer aux mécanismes délibératifs.

Comment concilier l’analyse rawlsienne de la tolérance à certains aspects fondamentaux des mécanismes délibératifs, sans revenir à Mill ou à Popper? Nous proposons de revenir aux fondements de la neutralité scientifique chez Max Weber, qui dresse un ensemble de mécanismes et de balises pour préserver l’examen critique dans la sphère délibérative. Il y a deux raisons de s’intéresser à l’argument wébérien plutôt qu’à un autre modèle. D’abord, cet argument ne fait pas appel à un critère de vérité, mais plutôt à un critère de justification sur la base de raisons, de plus l’argument de Weber est pensé pour s’appliquer presque exclusivement aux cadres délibératifs. En vertu de ces deux caractéristiques distinctives, on peut penser que la neutralité scientifique wébérienne ne risque pas d’affecter la liberté de groupes dont la pensée serait hétéronome.

Nous montrerons que le modèle wébérien est pleinement compatible avec la tolérance selon Rawls. Plus précisément, nous posons que le consensus raisonnable rawlsien constitue un ensemble de propositions minimales justifiées par des raisons concluantes, et que de ne pas tenir compte de ces raisons dans un contexte délibératif devrait forcément s’expliquer par l’échec d’une délibération épistémiquement ouverte. Ainsi, il peut très bien y avoir une dimension épistémique essentielle à la tolérance rawlsienne, bien que ce fondement épistémique ne soit pas à trouver dans un critère de vérité « comme totalité[1] » (ibid., p. 46), comme c’est le cas chez Mill ou Popper.

En conclusion, nous tenterons de clarifier la portée de notre argument dans le débat contemporain sur l’inclusion délibérative. La toile de fond de cette discussion sur la tolérance et sur les propriétés épistémiques de la délibération est claire : il s’agit du débat sur le perfectionnisme épistémique, entre les partisans de l’inclusion délibérative et les théoricien(ne)s de la démocratie épistémique. Après un résumé des arguments de Nadia Urbinati touchant le problème du perfectionnisme épistémique, il sera suggéré que, bien que le modèle wébérien présente des propriétés épistémiques intéressantes, ce modèle n’est pas perfectionniste. Plus précisément, il permet à tous les individus, qu’ils soient dans l’erreur ou non, de participer aux cadres délibératifs sur un pied d’égalité.

L’objectif global de cet article consiste à montrer qu’il n’y a pas nécessairement de tension entre les approches épistémologique et politique de la délibération. Dans la même veine que plusieurs auteurs (Bohman 1998; Estlund 1998; Raz 1990; Landemore 2013), nous tentons de préciser comment le libéralisme politique est compatible avec des critères épistémiques, ce que Rawls, dans son usage du consensus raisonnable, évite à tout prix de faire. S’il doit y avoir des critères épistémiques au coeur des processus politiques, il y a un problème politique très clair à ce que les exigences épistémologiques affectent les droits politiques minimaux des citoyen(ne)s, ou interagissent avec eux. La vérité pensée comme totalité est inacceptable. Or, si l’on fait la distinction entre les modèles épistémiques où la vérité est comprise comme totalité de modèles épistémiques minimaux, l’opposition entre tolérance libérale et propriétés épistémiques de la délibération pourrait être bien moins marquée. Sans dissiper toutes les tensions entre les conceptions libérale et épistémique de la délibération, cet article montre qu’un dialogue entre ces deux perspectives n’est pas perdu d’avance.

1. La tolérance : l’opposition entre modèles épistémiques et approche rawlsienne

On peut définir le principe de tolérance ainsi :

  1. Principe de tolérance : une société est dite tolérante si, face à des pratiques ou des croyances qu’elle désapprouve moralement, et dont elle pourrait se débarrasser par la suppression ou la coercition, elle choisit néanmoins de laisser cours à ces pratiques.[2]

Il existe deux grandes traditions de la tolérance : l’une affirme que de ne pas supprimer des opinions contradictoires est avantageux d’un point de vue épistémique, et l’autre affirme que de ne pas supprimer des opinions contradictoires est un respect des droits fondamentaux des individus. Dilhac expose très bien cette distinction lorsqu’il compare les arguments pour la liberté comme une méthode orientée vers la vérité, ou encore le consentement d’un « droit à l’erreur » (Dilhac 2014, p. 59). Dans cette section, nous résumons l’argument de Dilhac et procédons à une analyse détaillée de sa position.

1.1 Mill, Popper et l’approche épistémique de la tolérance

Avant de formuler sa critique de la conception épistémique de la tolérance, Dilhac expose les arguments développés par Mill et Popper. Pour Mill, bien que l’on puisse avoir l’impression de détenir la vérité (ou de détenir une vérité apparente), nous sommes souvent victimes d’erreurs de raisonnement ou de biais, ce qui devrait nous inciter à ne pas bloquer la possibilité d’un dialogue avec les personnes qui expriment leur désaccord à notre endroit. Le progrès vers la vérité passe par la confrontation avec des opinions qui sont en contradiction les unes avec les autres (ibid., p. 24). Toutes les opinions (vraies ou fausses) ont donc une valeur dialogique (Gaus 2003, p. 155; Hamburger 2001, p. 95-97). La discussion, et surtout la confrontation de la vérité à l’erreur sont présentées par Mill comme ce qui donne « une perception plus claire et une impression plus vive de la vérité » (Mill 1860 [1859], p. 17). Dans cette perspective, lorsqu’un groupe empêche l’expression d’opinions contradictoires en imposant ses propres idées, il freine l’expression de vérités ou de propositions ayant un potentiel épistémique supérieur. Ainsi, l’intolérance pourrait être comprise comme le fait d’être « négligent à l’égard de la vérité » (Dilhac 2014, p. 25). Une telle intolérance nous empêche de vérifier les fondements de notre croyance.

Dans une conception épistémique de la tolérance, on se rapproche de la vérité par le dialogue honnête et libre. Selon Dilhac, un héritage socratique teinte l’analyse épistémique de la tolérance chez Mill (ibid., p. 26). Ainsi, il faut être en mesure de s’approprier la vérité par le biais d’une justification faisant appel à des raisons et à une logique interne, vérité cohérente avec nos autres attitudes. « L’exercice de la raison dialogique est l’épreuve qui permet d’éviter l’erreur de raisonnement – voici une thèse qui doit tout à Socrate » (ibid., p. 29-30). Contre les opinions résultant de l’exercice critique, on trouverait l’« opinion générale » (Mill 1860 [1859], p. 34) imposée par l’autorité ou l’habitude, qui serait une sorte de coquille vide puisque les justifications pour lesquelles l’opinion est valide sont oubliées. Mill raffine cette idée en abordant la question des angles multiples, souvent présente dans l’analyse intersubjective de la connaissance (ibid., p. 36-38; Hamburger 2001, p. 100-102).

Cette conception épistémique de la tolérance serait aussi présente, selon Dilhac, chez Popper. Pour ce dernier, on peut disqualifier la scientificité de certains discours par le recours à certains critères épistémologiques, comme la falsification (Dilhac 2014, p. 31). Or, certaines propositions ne peuvent faire l’objet d’une confirmation, ni d’une falsification. Selon la lecture proposée par Dilhac, Popper affirme que les théories ne pouvant se soumettre à ce critère épistémologique sont à proscrire. Cet interdit résulterait d’une éthique scientifique, où tous les citoyens devraient avoir comme objectif d’apprendre de leurs erreurs (Popper 1987, p. 30-31).

Pour progresser vers la vérité, il faut avoir accès à une multitude de discours, ne serait-ce que pour pouvoir les falsifier. Or, pour apprendre de ses erreurs, il faut aussi que le type de discours que nous tenons pour acquis puisse faire l’objet d’une réfutation, sans quoi aucun apprentissage n’est possible. Si, comme Mill, Popper défend l’accès à une diversité de discours en vue de la vérité, le « falsificationnisme » qu’il préconise le distingue de Mill. Popper reconnaît que certains discours présentent des caractéristiques qui empêchent la recherche de la vérité. Dilhac affirme que « le faillibilisme est une éthique de la connaissance scientifique qui, en tant que telle, s’adresse aux scientifiques » (Dilhac 2014, p. 33). Popper défend en quelque sorte un modèle de la cité composé de « citoyens-scientifiques » (ibid., p. 34; Popper 1987, p. 28-29).

On peut résumer l’argumentaire de Mill et de Popper sous la forme d’un syllogisme où la première prémisse est que la tolérance préserve les conditions d’accès à la vérité. La conclusion consiste à défendre la mise en place de mécanismes favorisant la tolérance. La prémisse mitoyenne manquante, nécessaire pour faire le lien entre la mineure et la conclusion, est la primauté du vrai dans une société politique. On pourrait formuler la majeure ainsi : des mécanismes sociaux doivent assurer que la société tend vers la vérité.

1.2 Le problème politique d’une conception épistémique de la tolérance

Dilhac souligne à juste titre qu’une telle conception épistémique de la tolérance est problématique. Si la tolérance n’est qu’un instrument dont la finalité est la vérité, on voit très bien qu’il est permis – voire nécessaire – de ne pas être tolérant à l’égard des discours qui empêchent l’accès à la vérité. À tout le moins, la tolérance ne serait pas applicable dans les cas où un groupe nie l’évidence ou la combat. L’argument ne peut donc être suffisant, puisqu’une de ses conséquences est d’éliminer des libertés pour les individus dont les croyances s’écartent de la vérité.

Pour illustrer ce point, nous pouvons imaginer une expérience de pensée très simple. Supposons que Marie discute avec John. John croit fermement que les paraboles sont un témoignage fidèle de l’existence du Christ. Sur cette base, il revendique le droit d’exprimer sa foi chrétienne. C’est une croyance personnelle qui ne cause aucun tort direct à personne, sauf à Marie, pour qui l’exercice public de la foi est un irritant majeur. Comme on ne peut présumer qu’il est dans l’erreur, Marie tolère John (pour le moment), mais essaie de le convaincre qu’il n’a pas raison. Plus tard, Marie croise John à nouveau. Cette fois, elle vient d’inventer une machine à remonter le temps, et tous les scientifiques sans exception s’accordent sur la fiabilité de son invention. Nos deux protagonistes en profitent pour sillonner le temps durant la période de vie présumée de Jésus. Marie et John découvrent alors, avec surprise, que Jésus n’a jamais existé. Les paraboles seraient donc réfutées par ce voyage dans le temps.

À leur retour dans le présent, Marie affirme alors que John a perdu le droit d’exprimer sa foi chrétienne, puisqu’il est désormais très évident qu’il est dans l’erreur. John pourrait s’opposer à Marie pour plusieurs raisons, notamment : 1) qu’il est encore sous le choc et a besoin de temps pour s’adapter, 2) que l’expérience qu’il vient de vivre lui a fait perdre confiance dans la science, ou 3) que même si ses croyances sont très ébranlées (il ne les reconnaît pas encore comme fausses), il a encore le droit de véhiculer des croyances dans l’espace public comme bon lui semble. Prenons cette dernière justification. Supposons que John pense avoir tort, mais ne soit pas prêt à l’admettre. Pour des raisons pragmatiques, irrationnelles ou autres, John décide de continuer à manifester sa foi chrétienne dans l’espace public. Sur la base des preuves dont nous disposons, Marie serait-elle justifiée d’être intolérante à l’égard de John?

Cette expérience de pensée montre les limites de l’argument épistémologique de Mill. John a tort, l’examen critique de ses croyances pourrait le rapprocher de la vérité, mais s’il s’y refuse, on ne voit pas pourquoi John perdrait son droit à la liberté d’expression. Il n’a pas à être empêché – par un individu, un groupe social, une entreprise ou l’État – d’être dans l’erreur, même si celle-ci est très évidente. Si l’erreur en question est strictement personnelle et n’a aucun impact sur ses concitoyens, il a même le droit de refuser tout mécanisme l’éloignant de l’erreur. Comme le souligne Dilhac, l’argumentaire faillibiliste « manque sa dimension politique » (Dilhac 2014, p. 35). Non seulement les actions de l’État ne doivent pas être strictement au service de la vérité, mais l’État doit aussi veiller à ce que soit respecté le droit à l’erreur.

Rappelons que, dans l’argumentaire de Mill et de Popper, la prémisse mitoyenne stipule que des mécanismes sociaux doivent assurer que la société tend vers la vérité. Or, dans l’expérience de pensée précédente, nous ne voyons pas pourquoi la vérité devrait être préservée par des mécanismes. Le droit à l’erreur de John est un contre-exemple très clair à cette thèse. On ne peut pas exiger des citoyen(ne)s qu’elles/ils forment et révisent leurs croyances selon des standards scientifiques ou rationnels, sous peine de ne pas respecter leurs libertés les plus fondamentales.

1.3 Le modèle rawlsien de la tolérance

Contre cette approche épistémique, Dilhac puise chez Rawls une conception strictement politique de la tolérance. Plutôt que de fonder les décisions communes sur un critère de vérité, Rawls suggère que les agent(e)s doivent être motivé(e)s par un sens de la justice. Il propose un modèle normatif où les agent(e)s mettent seulement en oeuvre les principes politiques qui ne sont pas controversés, bref qui font l’objet d’un consensus rationnel. Ce dernier exclut les conceptions compréhensives de la vie bonne, qu’elles soient vraies ou fausses, porteuses d’une authentique valeur morale ou non (Bohman 1998, p. 401-402; Macedo 2012, p. 152; Rawls 1997, p. 801). Dilhac rappelle que cette distinction entre recherche de la vérité et recherche d’un consensus raisonnable est au coeur de la distinction entre discussion politique et discussion scientifique :

Dans un laboratoire, les scientifiques ont réglé (même de manière provisoire) l’usage de la discussion en vue de la vérité […]. Ce n’est pas le cas dans la discussion politique au cours de laquelle les intervenants cherchent à s’entendre sur des normes de justice, des principes de décision qui peuvent être acceptés par tous et ainsi faire l’objet d’un consensus

Dilhac 2014, p. 57

L’exigence libérale de neutralité donne le choix aux citoyen(ne)s d’écouter, de comparer et de choisir quelles idées elles/ils préconisent. L’État ne favorise pas une conception compréhensive de la vie bonne par rapport à d’autres conceptions (Macedo 2012, p. 157; Mason 1990, p. 433-434; Rawls, 1993, p. 194). Les institutions communes doivent donc faire appel à des exigences morales « minimales », « [which] enable all members of society to make mutually acceptable to one another shared institutions and basic arrangements, by citing what are publicly recognized sufficient reason » (Rawls 1980, p. 517). Au-delà de cette condition, l’action étatique est limitée : l’État respecte alors l’autonomie des citoyen(ne)s, ce qui se traduit par le libre choix d’une conception de la vie bonne (Mason 1990, p. 445-447; Rawls 1997, p. 778).

According to Rawls, this ability for autonomous choice is one of our two fundamental moral powers, and respect for autonomy requires that individuals retain the right to opt out of any particular communal practice (and corresponding communal provision of benefits)

Kimlicka 1989, p. 892

La neutralité libérale de Rawls admet que des conceptions éthiques, politiques ou religieuses puissent être relatives, subjectives ou infondées. Or, ce n’est pas parce que certaines formes de raisonnement sont hétéronomes que nous pouvons les supprimer de l’espace public. Dans l’approche de Mill et de Popper, la tolérance est un outil en vue de l’objectivité du discours, et l’examen libre et critique des thèses proposées vient éliminer les idées relatives, subjectives ou infondées. Le rapport qu’entretiennent les deux précédentes conceptions de la tolérance face à la pensée hétéronome est donc très différent.

2. Rawls et les cadres délibératifs

Cet article n’entend pas contester le modèle rawlsien préconisé par Dilhac, mais plutôt préciser sa portée dans certains lieux politiques. Les problèmes dont souffre la conception épistémique de la tolérance sont indéniables. Les remarques de Dilhac quant aux dangers d’amalgamer vérité et légitimité dans toutes les sphères de la vue politique sont tout à fait appropriées.

Néanmoins, les conclusions de Dilhac sont loin d’être évidentes pour tous les cadres politiques. À des fins de parcimonie, nous allons nous concentrer sur un seul cadre qui pose problème, soit la délibération politique. S’en tenir à une conception strictement politique de la tolérance semble entrer en conflit avec les conditions de possibilité d’une délibération politique. Si nous éliminons toute dimension épistémique de la justification politique – ou si, comme Dilhac, nous admettons au plus que le fait de prendre de bonnes décisions est souhaitable, mais non nécessaire –, des éléments semblent manquer pour concilier tolérance rawlsienne et théories de la démocratie délibérative.

Après un bref rappel des travaux récents sur la démocratie délibérative, on montrera qu’une condition de possibilité des cadres délibératifs est l’ouverture épistémique. Or, étant donné ce qui a été énoncé dans la précédente section, il est possible de penser que le modèle rawlsien n’est pas épistémiquement ouvert. En effet, on peut comprendre le consensus raisonnable rawlsien comme le fait, pour les individus, de devoir omettre certaines questions et options décisionnelles dans leurs échanges délibératifs. Cette section se solde par un dilemme, que nous tenterons ensuite de résoudre : ou bien il faut s’éloigner de Rawls et admettre une conception de la tolérance qui s’accompagne de propriétés épistémiques, ou bien il faut abandonner certaines caractéristiques fondamentales de la délibération politique.

2.1 Les cadres délibératifs : un état des lieux

Un cadre délibératif est un lieu politique où des règles institutionnelles sont mises en place pour assurer le bon fonctionnement de la délibération. La délibération est une méthode orientée vers l’action ou la décision, où des actrices/acteurs échangent selon une procédure rationnelle. Le fait que plusieurs agent(e)s participent librement à la délibération permet aux participant(e)s d’exprimer et d’entendre de nombreux points de vue.

Pour plusieurs théoricien(ne)s de la démocratie, la valeur d’une procédure influence au moins en partie la légitimité d’une décision. Comme l’indique David Estlund : « the legitimacy of an outcome depends [...], partly, from the epistemic value, even though it is imperfect, of the procedure that produced it » (Estlund 1997, p. 174). Si une procédure décisionnelle génère des gains épistémiques, ou si elle favorise une plus grande participation ou inclusion sociale, alors toutes choses étant égales, elle devrait être porteuse d’une plus grande légitimité. De la même façon, prendre une décision à partir d’une procédure arbitraire, ou exclure des participant(e)s concerné(e)s par le processus délibératif affecte la légitimité d’une décision. C’est en vertu de l’intérêt accordé à la procédure que plusieurs théoricien(ne)s se tournent vers le modèle de la démocratie délibérative quant aux décisions politiques (Daoust 2016; Le Goff et Nadeau 2013, p. 257).

Pourquoi le potentiel épistémique de la délibération confère-t-il à ce régime une supériorité face, par exemple, aux décisions prises sans consultation? Les échanges entre des actrices/acteurs diversifié(e)s mènent progressivement à modifier les points de vue exprimés. La diversité des personnes présentes permet d’élargir le spectre des idées et des méthodes.[3] On dit que la délibération est terminée lorsqu’un consensus – fort ou faible – apparaît autour d’une décision collective (Chanu 2014, chap. 1.2; Landemore 2012, p. 254-256). Landemore résume cette idée ainsi : « Deliberation is supposed to 1) enlarge the pool of ideas and information; 2) weed out the good arguments from the bad; and 3) lead to a consensus on the “best” or more “reasonable” solution » (Landemore 2012, p. 257).

La démocratie délibérative serait appréciable parce qu’elle s’articule autour de mécanismes décisionnels ayant un potentiel épistémique supérieur aux régimes autoritaires ou dictatoriaux. Par rapport à des régimes dictatoriaux ou oligarchiques, le potentiel épistémique de la démocratie est supérieur parce qu’une idée adoptée démocratiquement a fait l’objet d’un examen collectif (Landemore 2013; Le Goff et Nadeau 2013, p. 263).[4]

L’appel au processus délibératif est courant pour de nombreuses décisions collectives. La construction des indicateurs sociaux (PIB, PNB, taux de chômage, etc.) est une illustration emblématique du rôle des cadres délibératifs dans la vie publique. Lorsque l’on se demande ce qui constitue le chômage ou le PIB, on ne peut pas simplement mandater des politologues et des économistes pour construire un indicateur sur des bases arbitraires ou opaques (Desrosières 2014). Ainsi, pour qu’une statistique publique acquière légitimité, elle doit être construite par un dialogue libre et ouvert au sein d’une collectivité (ibid, p. 75).

Pour Rawls et Dilhac, le potentiel épistémique de la délibération est appréciable, mais ce n’est qu’un effet collatéral d’un système justifié à partir d’autres prémisses. La délibération est d’abord légitime parce qu’elle respecte les droits fondamentaux des citoyen(ne)s, qu’elle encourage l’inclusion sociale et qu’elle permet de cerner les politiques minimales faisant l’objet d’un consensus rationnel. Il est ici très clair que le potentiel épistémique de la délibération est secondaire. Or, comme nous allons le voir, même dans une approche libérale rawlsienne de la délibération, il n’est pas si aisé de faire l’économie du potentiel épistémique de la délibération.

2.2 Rawls et les conditions nécessaires à la participation au processus délibératif

Pour que la délibération soit qualifiée de légitime, il est nécessaire de réguler cette dernière. Il serait sans doute impossible de répertorier l’ensemble des règles ou incitatifs proposés dans la littérature.[5] Nous pouvons néanmoins citer un exemple. La pensée de groupe se caractérise par le fait que les participant(e)s, dans des cadres délibératifs, prennent une décision que chacun(e) juge inadéquate, notamment parce qu’elles/ils ont l’impression de devoir se rallier à la décision commune plutôt que de la critiquer. Pour éviter que la pensée de groupe ne s’introduise dans l’exercice délibératif (Solomon 2006, p. 28), Sunstein suggère, études à l’appui, deux mécanismes à mettre en place : la participation anonyme aux délibérations et le fait de favoriser l’indépendance mutuelle (ou l’impartialité) des jugements individuels (Sunstein 2006, p. 103, 208, 213). De nombreux problèmes du même ordre ont été décelés, et nécessitent chacun des règles ou incitatifs spécifiques : le renforcement des opinions individuelles (Ryfe 2005, p. 61; Sunstein 2006, p. 45; Surowiecki 2005, p. 184, 187), la mise en valeur des agent(e)s charismatiques (Ryfe 2005, p. 63-64; Sanders 1997, p. 347; Surowiecki 2005, p. 182) ou les biais à l’égard de certains groupes économiques ou raciaux minoritaires (Ryfe 2005, p. 52; Sanders 1997, p. 353) sont autant d’effets indésirables qui peuvent miner la légitimité de la délibération, et qui nécessitent des règles délibératives particulières.

Le problème est que certaines conditions nécessaires au fonctionnement même du processus délibératif semblent entrer en conflit avec le modèle proposé par Rawls. Il existe une condition importante à respecter pour que les agent(e)s aient une quelconque motivation à s’engager dans le processus délibératif. Il s’agit de l’ouverture épistémique de la procédure.

Une procédure est épistémiquement ouverte (epistemically open) lorsque toutes les idées et tous les modes de raisonnement sont admissibles (Talisse 2009, p. 71). L’adjectif « épistémique » fait référence au fait qu’un maximum de raisonnements, de liens logiques et de justifications peut être invoqué. Une procédure épistémiquement ouverte se distingue donc par son potentiel épistémique, puisque cette dernière n’exclut aucune manière de résoudre un questionnement (et donc, la procédure ne risque pas d’exclure les solutions les plus acceptables ou justifiées).

Si la procédure délibérative n’est pas épistémiquement ouverte, alors les agent(e)s pourraient croire que la procédure délibérative échappe à leur contrôle. Elles/ils percevront plutôt que la délibération fait l’objet, à l’avance, de certaines restrictions touchant 1) les questions pouvant être abordées, et 2) les conclusions acceptables à tirer à l’égard de ces questions.

Selon la lecture proposée par Talisse, Rawls ne propose pas un cadre épistémiquement ouvert. Il propose plutôt un cadre politique « de l’omission », où les agent(e)s doivent se restreindre dans leurs échanges délibératifs (ibid., p. 69). Par exemple, dans une conception rawlsienne des décisions communes, la vérité d’une proposition n’est même pas une condition suffisante pour être admissible dans le cadre d’une discussion publique (ibid., p. 59). Comme nous l’avons exposé dans la section précédente, les agent(e)s ne peuvent pas invoquer un critère de vérité pour tous les aspects de la délibération, sous prétexte que cela induirait un retour à une conception épistémique de la tolérance. Cette règle n’est pas négociable : les agent(e)s n’ont pas le loisir d’en décider autrement. Talisse résume ainsi ce qu’il qualifie de politique de l’omission chez Rawls :

The first omission occurs at the level of the political agenda, where especially divisive issues are placed beyond the reach of political action. The second omission occurs at the level of political deliberation, where citizens and representatives are required to conduct public discussion and deliberation in terms that do not draw from or presuppose their deepest moral commitments

ibid., p. 49

Si les agent(e)s n’ont pas la chance de déterminer ensemble quelles sont les conditions nécessaires et suffisantes touchant 1) les questions que l’on peut aborder, et 2) les modes de raisonnement adéquats pour élucider ces questions, alors la procédure est épistémiquement close. Si certaines questions ou options sont rejetées à priori – parce qu’elles ne correspondent pas au cadre minimal rawlsien –, les agent(e)s auront l’impression qu’une certaine fermeture épistémique mine les échanges à l’avance. En pratique, cette conception de la délibération politique a pour effet de polariser les groupes (ibid., p. 69). En d’autres termes, si les conclusions de la délibération ne correspondent pas aux valeurs de certains groupes, les participant(e)s pourraient avoir l’impression que c’est la fermeture épistémique de la procédure qui les force à accepter certaines conclusions normatives.

De plus, si les individus veulent néanmoins défendre des énoncés découlant de leur conception compréhensive du bien, mais sur la base d’arguments minimaux, alors ils pourraient avoir l’impression qu’on les force à développer des arguments qu’ils ne considèrent pas sincèrement comme valables (Estlund 1998, p. 271). L’exercice pourrait alors être perçu comme factice. Dans ce contexte, les agent(e)s n’ont pas de raisons apparentes de délibérer : les participant(e)s, en vertu des règles délibératives qu’elles/ils jugent partiales, n’accepteront pas le résultat de la délibération, et auront plutôt tendance à renforcer leurs positions respectives. Ainsi, pour que les individus acceptent de participer à la délibération, et qu’ils reconnaissent la légitimité de la procédure, il est nécessaire de se pencher sur certains paramètres épistémiques, comme l’ouverture épistémique du cadre.

Si Rawls valorise la délibération démocratique de manière indépendante de son potentiel épistémique, notamment parce qu’elle favorise l’inclusion sociale ou la participation, qu’en est-il s’il n’est pas possible de mener une délibération démocratique en dehors de certains paramètres épistémiques? Le problème est que, pour résoudre cette tension entre le modèle rawlsien de la tolérance et cette propriété fondamentale de la délibération politique, il faut avoir recours à des paramètres épistémiques. Sans quoi les individus ne s’engageront tout simplement pas dans le processus délibératif (Talisse 2009, p. 70).

Nous pourrions écarter ce problème en affirmant que la lecture que fait Talisse de Rawls est inexacte. On ne trouve aucune référence chez Rawls à la nécessité d’interdire l’appel à des compréhensions de la vie bonne dans la délibération. Si Rawls désapprouve cet appel, il n’indique jamais s’il préconise 1) l’absence intégrale de règles institutionnelles limitant le recours à des conceptions de la vie bonne, 2) la présence d’incitatifs institutionnels minimaux (un code d’honneur, par exemple) favorisant le recours au consensus raisonnable dans la discussion, ou 3) des règles institutionnelles fortes (un interdit assorti de sanctions, par exemple) limitant le recours à des conceptions de la vie bonne. Or, ce manque de précisions est, en soi, une bonne raison de poursuivre l’examen de la tolérance rawlsienne dans le contexte des cadres délibératifs. Que l’interprétation proposée par Talisse soit fondée ou non, nous pouvons la prendre au sérieux, ne serait-ce que pour préciser si des caractéristiques épistémiques minimales de la délibération sont compatibles avec la tolérance chez Rawls.

3. Un principe épistémique minimal issu des sciences sociales

La section précédente s’est soldée par un dilemme : ou bien nous mettons fin à la séparation entre politique et potentiel épistémique, ou bien nous nous retrouvons avec un modèle libéral de la tolérance incompatible avec les conditions de possibilité de la délibération politique. Pour résoudre ce problème, Talisse propose une conception épistémiquement perfectionniste de l’État (Talisse 2009, chap. 5). Nous empruntons une autre avenue. Il semble possible de répondre au problème posé par Talisse sans pour autant 1) admettre une conception épistémiquement perfectionniste de l’État, ou 2) effectuer un retour à Mill ou à Popper.

Cette section identifie et justifie un principe épistémique minimal compatible avec le libéralisme rawlsien. Il s’agit du principe de neutralité des sciences sociales. Weber propose un ensemble de mécanismes et de balises pour préserver l’examen critique dans la sphère délibérative, et l’ensemble de ces mécanismes s’articule autour du principe de neutralité des sciences sociales. Il y a deux raisons de se tourner vers ce modèle : 1) ce cadre d’analyse fait appel à un critère de justification sur la base de raisons plutôt qu’à une exigence de vérité, et 2) ce modèle est conçu pour être limité, dans son application, aux cadres délibératifs. Nous exposerons enfin comment ce principe dénoue le problème de la délibération politique chez Rawls et Dilhac. En conclusion, nous clarifierons la portée de ce résultat dans le débat d’ensemble entourant la démocratie délibérative.

3.1 Le principe de neutralité des sciences sociales

La neutralité éthique de Weber pose une question simple : les professeur(e)s en sciences sociales peuvent-ils enseigner le juste ou le bien à un auditoire composé d’étudiant(e)s? Par exemple, peut-on, en science politique, enseigner un énoncé comme « les politiques du Duce, en Italie, étaient fondamentalement injustes »? La neutralité éthique interdit l’enseignement, sur la base de travaux de recherche, des jugements de valeur. Pour Weber, les chercheuses et chercheurs doivent s’en tenir à une description des faits, et éviter les jugements évaluatifs (Weber 1917 [1965], p. 494-498). En apparence, la neutralité axiologique exige de ces professionnel(le)s qu’elles/ils agissent comme si elles/ils étaient sceptiques ou apolitiques, distant(e)s quant à toute thèse normative (Callegaro et Girard 2011, p. 244; Miller 1979, p. 242).

La question est de savoir sur quelle base ce critère est justifié. C’est la défense de l’autonomie du corps étudiant qui pousse Weber à formuler le critère de neutralité éthique.[6] On peut aisément penser le mandat des professeur(e)s en fonction d’une communauté morale régissant l’université. Cette communauté morale aurait un objectif double, soit 1) d’assurer la transmission de connaissances scientifiques par l’intermédiaire de spécialistes, et 2) d’y arriver sans nier l’autonomie de membres composant l’université (chercheuses/chercheurs, professeur(e)s, étudiant(e)s, etc.).

Pour réaliser les objectifs qu’on leur confie, les spécialistes des sciences sociales disposent donc de ressources et d’instruments, mais ceux-ci ne doivent en aucun cas être utilisés contre les deux objectifs fondamentaux de l’université. Les professeur(e)s agissent à titre privé : mandaté(e)s par une communauté morale pour accomplir une action bien spécifique, elles/ils obtiennent des ressources pour réaliser leur mandat, qui ne doivent pas être utilisées à d’autres fins que la réalisation de ce mandat (Bruun 2007; Myers 2005). Le respect de l’autonomie se traduit chez Weber par l’exigence de ne pas imposer un point de vue ou une idée dans un lieu où les professeur(e)s empêchent simultanément la tenue d’un examen libre et critique. En outre, l’usage privé de la raison au moment X est exigé d’une personne si, à ce moment, elle utilise les ressources et les instruments de cette fonction privée. Nous obtenons donc les deux règles suivantes :

Principe de neutralité des sciences sociales (NS) : Le corps professoral (dominant) doit ou bien 1) abandonner ses instruments pour participer à un débat proprement public, ou bien 2) utiliser ses instruments tout en s’abstenant d’émettre un jugement éthique ou politique sur les phénomènes étudiés.

Principe d’objectivité de la philosophie normative (ON) : Si une discussion éthique ou politique est objective, alors les agents qui participent à cette discussion mènent un examen libre et critique des thèses proposées.

3.2 Les relations sociales à l’oeuvre dans la sphère académique et la question de la critique

L’exigence de neutralité axiologique est à comprendre dans un contexte académique spécifique. L’enseignement, tout comme l’entreprise scientifique en général, implique des relations sociales d’influence et de contrôle. Pour Weber, l’enseignement magistral à l’université correspond, par analogie, à une forme d’aristocratie. Un groupe dominant – le corps professoral – dispose d’une foule de pouvoirs de contrainte sur un autre groupe social, en l’occurrence un auditoire composé d’étudiant(e)s et d’apprenti(e)s. Par exemple, l’enseignement magistral exige de la salle de classe qu’elle soit silencieuse, à l’écoute (McCarthy 2001, p. 148-149; Weber 1917 [1965], p. 478). De plus, le poste de professeur(e) implique une grande autorité morale sur les étudiant(e)s et les apprenti(e)s. Toutes les conditions sont réunies pour qu’une relation sociale aristocratique se forme entre l’étudiant(e) et le corps professoral.

Quel est le lien entre la structure aristocratique des lieux d’enseignement et l’exigence de neutralité? Le problème est qu’un tel cadre où l’on observerait de telles relations sociales ne serait pas propice à l’examen libre et critique. Pour contrer ce problème, Weber suggère que les chercheuses/chercheurs énoncent des thèses normatives dans des cadres ouverts, où tou(te)s peuvent procéder à un examen des thèses avancées, et qu’en dehors de ces cadres, l’imposition de normes soit limitée par l’exigence de neutralité. Il y a donc, d’un côté, le cadre délibératif et ouvert, pensé en vue de la discussion normative, et d’un autre côté, tous les autres cadres, où aucun groupe dominant ne peut employer ses ressources de fonction pour imposer des valeurs ou des normes aux individus. La citation suivante montre l’importance, chez Weber, de la possibilité d’un discours éthique critique et sans contrainte :

Dans l’amphithéâtre, où l’on fait face à ses auditeurs, ceux-ci doivent se taire et c’est au Professeur de parler, et je considère comme irresponsable d’exploiter cette situation dans laquelle les étudiants sont contraints […] de suivre le cours d’un Professeur et où il n’y a personne qui s’oppose à lui par la critique

Weber 2003 [1919], p. 95

Pour Weber, la philosophie politique s’apparente au débat éthique ou politique sur un aspect incontournable, soit la possibilité d’un examen libre et critique des arguments. Ce dernier fait référence à une réflexion sans contrainte, où l’agent(e) tente de formuler des justifications. C’est moins la vérité des énoncés moraux qui intéresse Weber que la nécessité de justifier ces énoncés. En outre, un énoncé moral ou politique peut être vrai, sans qu’un(e) agent(e) dispose d’une justification adéquate de cet énoncé moral. C’est pourquoi l’examen critique est central dans le projet wébérien.

Dans ces conditions, il est clair que la possibilité d’un discours libre et critique est une condition nécessaire à la philosophie normative. Nous pourrions dire qu’une thèse normative qu’il est impossible de critiquer, adoptée sous la contrainte, ne peut jamais prétendre à l’objectivité, une caractéristique essentielle de la philosophie politique. Un tel ensemble d’énoncés relèverait plutôt du dogme ou de l’opinion (Myers 2004, p. 277; Ringer 1997, p. 132).

3.3 Les distinctions entre la neutralité wébérienne et les approches de Mill et de Popper

Nous avons déjà de bonnes raisons de croire que Weber propose un critère ayant une dimension épistémique essentielle, sans pour autant que cela ne nous mène aux problèmes présents chez Mill et chez Popper. La neutralité wébérienne se distingue de la tolérance épistémique à au moins deux égards.

D’une part, elle fait l’économie du critère de vérité pour se concentrer sur la question de la justification. Dans une telle approche, dire d’une personne qu’elle est dans l’erreur n’est d’aucune aide; encore faut-il exposer les raisons de croire qu’une personne est dans l’erreur. Même s’il est vrai qu’une personne est dans l’erreur, et donc que nous énonçons une croyance vraie, nous ne participons pas à l’examen critique des croyances si nous ne fournissons pas simultanément des raisons de croire que cette personne est dans l’erreur. Ainsi, ce qui importe d’abord, si l’on souhaite que la délibération progresse, est qu’elle s’alimente de justifications apparentes et de raisons.

Si, par exemple, l’examen libre et critique d’un(e) agent(e) est basé sur des perceptions erronées, il peut néanmoins être tout à fait pertinent que cet(te) agent(e) s’exprime dans le cadre d’une délibération. Qu’une justification soit fausse de manière objective est secondaire dans le modèle wébérien. Ce qui importe est d’énoncer des justifications valables, et d’être en mesure de cerner quelles thèses normatives résistent ou non à ces justifications valables. En ce sens, l’approche wébérienne comporte une dimension épistémique, mais celle-ci ne se réduit pas au critère de vérité.

D’autre part, comme la neutralité wébérienne interroge uniquement le processus délibératif en éthique, elle circonscrit l’appel à l’examen libre et critique aux cadres délibératifs. La neutralité wébérienne vise à protéger la place de l’examen critique dans la délibération quant aux enjeux éthiques et politiques, et non à faire la promotion de l’examen critique dans toutes les sphères sociales ou politiques. La promotion de l’examen critique, central dans le modèle wébérien, ne s’applique donc pas au-delà des cadres délibératifs. Accepter un tel critère épistémique n’est pas liberticide à l’égard des groupes dans l’erreur. Chez Popper ou chez Mill, la nature épistémique de la tolérance ouvrait la porte à la possibilité d’être intolérant à l’égard des discours qui empêchent l’accès à la vérité. Ce n’est pas l’objectif de Weber, qui vise simplement à rendre compte du fait que, s’il n’y a pas de critère épistémique à l’oeuvre dans une délibération – comme la possibilité d’un examen libre et critique –, alors cette dernière pourrait être affectée par un certain conformisme. Néanmoins, défendre une telle thèse laisse ouverte la possibilité que des agent(e)s ne participent jamais à une délibération. Que la neutralité soit constitutive des délibérations normatives ne signifie pas que les agent(e)s sont forcé(e)s de délibérer, ou d’accepter une certaine conception du progrès délibératif.

Cette distinction est très importante au regard du débat opposant Rawls à Mill et Popper. Qu’une personne soit dans l’erreur est une chose, mais qu’il soit justifié d’interdire à cette personne d’être dans l’erreur est bien différent. Montrer qu’une option est fausse ou moins valable qu’une autre ne confère jamais le droit à une assemblée d’interdire des pratiques ou des opinions. En outre, il faudrait être en mesure de prouver que, du fait qu’une proposition est fausse, on peut en interdire l’expression. On voit mal comment une telle idée pourrait être défendue. Ce sont deux questions hétérogènes, et faire le saut d’une question à l’autre reviendrait à tirer une conclusion fallacieuse et injustifiée.

3.4 Retour sur le problème des cadres épistémiquement ouverts

La neutralité wébérienne suppose l’ouverture épistémique. Un examen est critique si des agent(e)s tentent de répondre aux objections qui leur sont faites. Ainsi, lorsqu’on défend une thèse, l’auditoire doit notamment avoir la possibilité de ne pas écouter, de poser des questions, de défendre un autre point de vue, d’interroger la cohérence des idées, bref de mener un examen critique de la thèse défendue. Dans ce contexte, il serait contradictoire que le cadre délibératif ne soit pas épistémiquement ouvert. Si toutefois il ne l’était pas, cela signifierait que certains présupposés sont indiscutables. Dans ce cas, il ne serait pas nécessaire que des agent(e)s répondent aux objections qui sont faites à l’endroit de ces présupposés. Or, une telle conclusion est incompatible avec l’idée même d’un examen critique.

La possibilité de mener un examen libre et critique de toute thèse normative suppose donc que le cadre d’expression de cette critique est épistémiquement ouvert. La question qui nous intéresse est la conciliation entre les cadres épistémiquement ouverts et la tolérance chez Rawls. De ce point de vue, si la neutralité wébérienne est compatible avec la tolérance de Rawls, cela revient à dire qu’il n’y a pas d’opposition entre cette conception de la tolérance et l’exigence d’ouverture épistémique des cadres délibératifs.

Si 1) il est nécessaire de fournir des raisons à la défense d’une décision collective, 2) que cette exigence se limite aux contextes délibératifs, et que 3) une assemblée commettrait une faute de raisonnement si elle interdisait une pratique uniquement sur la base du fait que cette pratique a été développée à partir d’énoncés faux, est-ce qu’une perspective libérale est vraiment incompatible avec la possibilité de mener une délibération épistémiquement ouverte?

Les cadres délibératifs peuvent 1) respecter un pluralisme politique et favoriser la tolérance, ainsi que 2) respecter un critère de neutralité scientifique, dont l’ouverture épistémique ne fait aucun doute. En d’autres termes, pour les réflexions et les décisions collectives qui font l’objet d’une délibération, on doit considérer à la fois un critère libéral de tolérance et une exigence scientifique minimale de neutralité.

Rawls affirme que le consensus raisonnable ne devrait pas favoriser des conceptions particulières de la vie bonne, ce qui, selon la lecture proposée par Talisse, limiterait le cadre épistémique de la délibération commune. Autrement dit, à priori, la délibération commune ne devrait pas avoir pour effet d’interdire ou de limiter les possibles conceptions de la vie bonne. Or, l’idée de consensus raisonnable fait référence au fait qu’un consensus repose sur des raisons acceptables par tous. L’idée même d’avoir des raisons est intimement liée à la notion de justification. Un consensus autour d’une décision n’est donc jamais raisonnable s’il existe des justifications fondamentales de s’opposer à une telle décision. La préservation des libertés et de l’égalité des individus est, notamment, une raison concluante de s’opposer à une décision politique. Ainsi, dans quelles situations pourrait-on penser qu’il y a une tension entre délibération épistémiquement ouverte et tolérance libérale?

Si des raisons concernant les libertés fondamentales des individus ne sont pas entendues, et qu’une décision collective allant à l’encontre de ces libertés est adoptée, alors il y a un sens dans lequel la délibération n’aura pas rempli sa promesse d’examen critique. Dès lors, si, pour guider la délibération, nous admettons un cadre épistémique wébérien, le fait que la délibération soit épistémiquement ouverte n’est pas incompatible avec la tolérance libérale. Plus précisément, il est naturel de penser que toute délibération qui irait à l’encontre du consensus raisonnable rawlsien aurait échoué d’une certaine manière, puisque l’examen critique n’aurait pas été mené à terme.

Ainsi, il est tout à fait possible d’être rawlsien et d’admettre que certains cadres politiques devraient être guidés par des aspects épistémiques. Si 1) la délibération est le lieu d’expression et de comparaison des raisons, 2) il y a d’excellentes raisons à maintenir les libertés de tous les groupes, incluant ceux qui sont potentiellement dans l’erreur, et 3) l’examen critique consiste à évaluer des décisions à l’aune de raisons et de justifications, alors nous pouvons tirer la conclusion suivante : il n’y a pas de tension entre le potentiel épistémique de l’examen critique et l’exigence rawlsienne de consensus raisonnable.

4. Conclusion : la neutralité des sciences sociales dans la délibération, le retour d’un perfectionnisme épistémique?

L’enquête de cet article avait pour point de départ l’analyse proposée par Dilhac. Il ne fait pas de doute qu’une conception épistémique de la tolérance ne peut s’appliquer à toutes les sphères du vivre ensemble. Il est tout à fait acceptable de tracer une frontière entre la tolérance libérale et la tolérance épistémique. Les individus ont un droit fondamental à la liberté, ce qui inclut un certain droit à l’erreur. Dilhac a donc raison d’écarter la conception épistémique de la tolérance que l’on retrouve chez Mill et Popper.

S’en tenir à cette analyse aurait été incomplet à certains égards. L’interaction entre l’exigence de tolérance chez Rawls et les caractéristiques constitutives des cadres délibératifs est loin d’être évidente. En particulier, il semble que les cadres délibératifs doivent respecter certains paramètres de nature épistémique, notamment l’exigence d’ouverture épistémique, sans quoi les individus interagissant au sein de ce cadre pourraient penser que la délibération est « réglée à l’avance ».

Comment concilier la tolérance à une conception épistémique de la délibération, sans pour autant rencontrer les mêmes problèmes décrits par Dilhac chez Mill ou Popper? Pour parer à cette difficulté, nous avons identifié des critères épistémiques minimaux, en ce sens qu’ils ne visent pas à faire la promotion de la vérité comme totalité. Ces critères épistémiques minimaux sont à trouver dans la neutralité scientifique wébérienne. Nous avons montré qu’il est tout à fait possible de mener une délibération épistémiquement ouverte sans pour autant effectuer un retour aux modèles de Popper ou de Mill. Ainsi, la neutralité scientifique de Weber aide à comprendre comment concilier la tolérance libérale aux exigences délibératives. Il semble donc qu’il n’y a pas de problème à admettre une dimension épistémique à la tolérance rawlsienne.

Quelle est la portée générale de ce résultat? D’un point de vue global, cet article s’inscrit dans la foulée des recherches sur la démocratie épistémique, et offre des pistes de réponse au problème de l’égalité citoyenne dans la délibération. Dans la littérature récente sur la démocratie épistémique, on constate de nombreuses inquiétudes touchant le progrès délibératif, notamment parce que ce progrès serait l’empreinte d’un « perfectionnisme épistémique » inégalitaire.[7] Par leur portée, nos conclusions pourraient apaiser ces inquiétudes.

Pour Urbinati, les procédures démocratiques comme la délibération sont légitimes parce qu’elles favorisent la liberté et l’égalité citoyenne, notamment par l’inclusion de toutes les personnes concernées dans une procédure décisionnelle commune (Urbinati 2014, p. 19). Il faut ici distinguer 1) la valeur de la procédure démocratique et 2) les qualités épistémiques des résultats obtenus à partir de cette même procédure. La démocratie délibérative est porteuse de valeur normative parce qu’elle offre à tou(te)s les citoyen(ne)s l’égale opportunité de contribuer à la vie publique. Que cela s’accompagne de résultats épistémiquement valables est appréciable, mais une telle dimension épistémique n’augmente pas la légitimité procédurale (ibid., p. 20, 93, 98).

Selon l’auteure, fonder la légitimité de la procédure dans sa valeur épistémique revient à admettre un certain perfectionnisme épistémique, qui n’est pas compatible avec l’objectif de favoriser l’égale opportunité, pour tous les citoyens, de contribuer à la vie publique (ibid., p. 97). Urbinati considère que les théoricien(ne)s de la démocratie épistémique n’ont d’autre choix que de comprendre la doxa comme un problème, tout comme les individus qui véhiculent ces opinions injustifiées. En d’autres termes, dans une perspective épistémique, les procédures délibératives devraient, au fil du temps, favoriser l’accès au discours véridique ou justifié (ibid., p. 96).

Dans cette optique, si nous admettons que des critères épistémiques doivent guider la délibération, est-ce à dire que nous en viendrons à discriminer les citoyen(ne)s selon leur contribution épistémique à la délibération? Aurons-nous, d’un côté, le groupe des individus pouvant offrir une véritable contribution significative à la délibération (les scientifiques, philosophes, spécialistes, etc.), et de l’autre, ceux qui n’ont pas les capacités reconnues pour contribuer à la délibération? Urbinati résume ainsi cette objection :

But once episteme enters the domain of politics, the possibility that political equality gets questioned is in the air because the criterion of competence is intrinsically inegalitarian. […] [t]he unpolitical road they [epistemic democracy theorists] walk leads to a devaluation of democracy, and finally its disfiguration.

Ibid., p. 83

L’idée derrière ce raisonnement est que, si les procédures visent à éliminer les opinions injustifiées, alors les institutions politiques devraient forcément adopter une attitude inégalitaire à l’égard de celles et ceux qui désirent ne pas s’émanciper de la doxa (ibid., p. 96-97). Ce présupposé est toutefois erroné. Les procédures démocratiques peuvent faire appel à des critères épistémiques, sans pour autant que se forment progressivement deux classes épistémiques de citoyen(ne)s. Bien que l’on ne propose pas ici un argument concluant pour une compatibilité complète et intégrante entre les critères épistémique et politique au sein de la délibération collective, nous pouvons à tout le moins soulever des doutes quant à l’association entre 1) une conception épistémique de la démocratie et 2) la discrimination à l’égard des citoyen(ne)s ne désirant pas s’émanciper de leurs opinions injustifiées.

La présente contribution semble plutôt montrer que ce ne sont pas tous les modèles épistémiques de la délibération qui ont pour effet d’induire un perfectionnisme épistémique. Pour illustrer cette impression, on peut d’abord imaginer une expérience de pensée où se manifeste l’interaction entre ces deux exigences. Partant, on pourra expliquer comment interagissent les différentes exigences, et montrer qu’elles n’entrent pas forcément en conflit l’une avec l’autre.

Reprenons l’exemple de John et Marie. Supposons qu’ils se présentent à leur assemblée municipale. Le maire de la ville consulte la population pour déterminer s’il est judicieux de financer un documentaire sur la vie du Christ. Les citoyen(ne)s sont invité(e)s à délibérer. Au cours de la délibération, John prend la parole et affirme que la vie de Jésus vaut la peine d’être mieux connue, et c’est pourquoi il faudrait financer le documentaire. Marie prend ensuite la parole pour exprimer son malaise. Elle affirme que, depuis qu’elle a inventé une machine à remonter dans le temps, il n’y a plus de doute quant au fait que Jésus n’a jamais existé. Marie doute que ce soit le mandat de l’État que de financer ou de véhiculer des idées fausses, et le financement d’un documentaire sur la vie du Christ contreviendrait à cette intuition.

Imaginons que John prenne la parole à nouveau, et revendique le droit à l’erreur. Il affirme alors qu’il est peut-être dans l’erreur, mais qu’au terme de la délibération, on devra tenir compte de son opinion et ne pas aller à l’encontre de ses croyances. Ainsi, à supposer que John et ses sympathisant(e)s forment un groupe important de l’assemblée, elles/ils devraient avoir le droit de s’exprimer jusqu’au bout, quitte à ce que cela fasse avorter la délibération. Est-ce que la demande de John est recevable? Devrions-nous l’accepter sur la base de la tolérance ou de l’inclusion sociale?

Ici, John et ses sympathisant(e)s freineraient le processus délibératif. Tenir compte de l’opinion injustifiée de John, c’est empêcher le groupe de prendre une décision éclairée et véritablement publique. Si l’espace délibératif doit être tolérant, cette tolérance ne doit pas saper les conditions de possibilité de l’espace délibératif. Par contre, ce n’est pas parce que Marie est une scientifique que ses arguments l’emportent sur ceux de John. Étant contre le fait d’accorder des tribunes privilégiées à certains groupes épistémiques (en particulier les chercheuses/chercheurs, savant(e)s ou professeur(e)s), Weber propose de faire progresser la délibération par un examen critique, constitué par le fait de fournir des raisons. Marie contribue à la délibération parce qu’elle propose une justification compréhensible par tou(te)s, et surtout parce que son argument résiste à la critique. Le fait qu’elle soit membre d’un corps professoral ou d’une certaine « élite intellectuelle » n’a rien à voir dans la décision collective d’abandonner l’option préconisée par John. N’importe qui aurait pu faire valoir l’argument de Marie et arriver au même résultat. Si nous adoptons le modèle wébérien, la crainte de voir se dessiner deux classes de citoyen(ne)s ne semble donc pas fondée, puisqu’aucun individu ne saurait bénéficier d’un privilège épistémique particulier.

Rappelons enfin que, même si l’assemblée constate que John a tort, elle n’a pas la possibilité de supprimer le droit de John à cette opinion. Pour ce faire, il faudrait que l’assemblée prouve, sur la base d’un examen libre et critique, que le droit à l’erreur est illégitime. Or, ce n’est pas la conclusion à laquelle elle arrive. Qu’une personne soit apparemment dans l’erreur est une chose, mais qu’il soit justifié d’interdire à cette personne d’être dans l’erreur (ou d’exposer publiquement cette erreur) est une tout autre affaire. Montrer la fausseté d’une option ne confère jamais le droit à une assemblée d’interdire des pratiques ou des opinions. Ce sont deux questions entièrement hétérogènes.

Reconnaître le potentiel épistémique de la délibération ne signifie pas que John deviendra, à la longue, un citoyen de seconde classe. Il a le droit de s’exprimer, et il ne peut pas perdre ses droits parce que la délibération a pris une tournure à laquelle il s’oppose. Urbinati a raison de souligner que l’égale participation dans les institutions démocratiques est primordiale, et que le perfectionnisme épistémique va à l’encontre de cet objectif. Or, ce n’est pas de perfectionnisme épistémique dont il est question ici. John a donc le droit de conserver ses croyances, dans sa vie privée ou dans d’autres espaces politiques. Il a le droit de présenter ses croyances dans un espace délibératif. S’il ne peut plus fournir de raisons soutenant ses positions, les idées qu’il défend risquent d’être écartées de la discussion publique, mais cela ne signifie pas qu’il doit modifier ses croyances personnelles en fonction des arguments qui résistent à la critique.

Si John veut participer à la délibération, il doit en accepter les règles. Il soit possible qu’en cours de délibération, ses idées soient écartées au profit d’arguments qui résistent à la critique. On ne peut participer à un espace délibératif sans accepter cette prémisse. Mais accepter une telle chose n’implique pas forcément de perfectionnisme épistémique. Si le modèle délibératif que nous proposons s’accompagnait d’un perfectionnisme épistémique, John n’aurait pas les mêmes obligations épistémiques au terme de l’examen critique des décisions potentielles : il devrait plutôt se rallier au consensus délibératif, et s’il ne se ralliait pas, il pourrait alors subir la désapprobation ou l’opprobre. La conception wébérienne de la neutralité n’implique nullement une telle chose. Ainsi, reconnaître que la délibération doit présenter certaines caractéristiques épistémiques ne signifie pas que les citoyens subissent des pressions en faveur d’une conception scientifique de la vérité.

Accepter certains critères épistémiques ne remet pas nécessairement en cause l’égalité citoyenne dans la délibération. Afin de protéger le droit à l’erreur, sans saper les conditions épistémiques et procédurales de la délibération, un individu dans l’erreur peut maintenir sa liberté de conscience, mais ne peut pas bloquer une délibération au nom de cette liberté.