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Le cinquième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), paru entre fin 2013 et début 2014, est alarmant. Il confirme avec toujours plus de certitude que les êtres humains sont bien à l’origine d’une perturbation majeure et globale du climat en raison des émissions de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Il prévoit de graves conséquences de ces dérèglements climatiques sur la sécurité alimentaire, la santé, la mortalité et les migrations. Comme le quatrième chapitre du troisième groupe de travail le souligne, changement climatique et justice climatique sont désormais indissociables. Pourtant, que ce soit à l’échelle des négociations internationales entre États, des entreprises ou des individus, un changement radical de comportement à la hauteur de la gravité du problème se fait toujours attendre. L’Accord de Paris, malgré le progrès incontestable qu’il représente par rapport aux résultats des sommets mondiaux qui l’ont précédé, est, de l’aveu même des États qui l’ont adopté fin 2015, un accomplissement insuffisant pour parvenir à éviter une perturbation anthropique dangereuse du système climatique. Quelle position philosophique adopter face à cette situation d’urgence climatique?

Dans la recherche sur la justice climatique, les philosophes ont majoritairement laissé de côté la question de l’articulation entre la théorie et la pratique. Les positions les plus influentes tendent à se retrancher dans un débat entre des théories idéales qui peinent à penser le réel dans sa particularité, en construisant une approche normative déconnectée des données empiriques et des circonstances non idéales de la réalité. Si tous les philosophes ne tombent pas dans cet écueil,[1] la grande majorité des auteurs s’inscrit cependant dans une démarche qui a notamment le défaut de laisser soit entièrement, soit très largement de côté la question des motivations qui pousseraient les agents à respecter les principes de justice qu’elles ou ils défendent. Il est en ce sens nécessaire, pour élaborer une démarche qui cherche à penser la transition entre le réel tel qu’il est et le réel tel qu’il devrait être, de comprendre plus précisément en quoi les débats infinis sur les principes et les modèles théoriques qui leur servent de justification éloignent les philosophes des préoccupations concrètes des décideurs (citoyens et hommes et femmes politiques) et de l’urgence du problème climatique.

En se limitant à la justification des principes de la justice climatique, la plupart des positions se sont confrontées, sous des modalités différentes, au problème récurrent de la motivation à l’action, c’est-à-dire au problème de ce qui peut motiver les acteurs à lutter contre les injustices climatiques. Le problème de la motivation vient limiter la pertinence pratique de trois types de théories : les théories morales d’inspiration kantienne, qui supposent que le principal levier d’action est la conscience morale des individus, et les approches alternatives de l’éthique des vertus et de l’éthique utilitariste, qui prennent au sérieux le problème de la motivation, mais qui ne parviennent pas pour autant à atteindre le réel de façon efficace. Dans un premier temps, nous soulignons les limites propres à la démarche idéalisée des théoriciens de la justice climatique. Nous nous focalisons d’abord sur la position la plus influente dans le champ de recherche, celle de Simon Caney, fondée sur la conscience morale et les droits humains, pour montrer ensuite que les positions alternatives qui s’appuient sur la conscience environnementale des individus, comme celle de Dale Jamieson, et sur l’altruisme, comme l’approche de Peter Singer, demeurent également trop idéales. Dans un second temps, nous proposons une approche philosophique qui peut être qualifiée de non idéale en ce qu’elle met en évidence les motivations amorales qui complètent et renforcent les motifs moraux de la lutte contre le changement climatique. L’idée centrale est qu’il existe une convergence entre les prescriptions des principes de la justice et l’intérêt bien compris de celles et ceux à qui incombent les devoirs de justice climatique.

1. LES LIMITES DES THEORIES IDEALES DE LA JUSTICE CLIMATIQUE

La division du travail entre théorie idéale et théorie non idéale a été proposée par John Rawls et remonte au problème classique de la tension entre théorie et pratique tel qu’Emmanuel Kant l’avait formulé : ce qui vaut en théorie, compte tenu des exigences purement normatives de la raison, permet-il de penser ce qui se passe en pratique, compte tenu des circonstances imparfaites du monde? Si les agents idéaux sont systématiquement guidés par leur sens de la justice, qu’en est-il des agents réels, dont la raison morale est faillible? Cette division est aujourd’hui réinvestie par de plus en plus de philosophes, et il existe plusieurs manières de l’interpréter.[2] Ici, nous entendons par « théorie idéale » une approche analytique qui procède par idéalisation, modèles théoriques abstraits et expériences de pensée, et qui ne s’extrait du monde idéal qu’elle a construit qu’avec beaucoup de difficultés; par « théorie non idéale », nous entendons une approche pragmatique qui tient compte des circonstances non idéales du monde réel comme la faillibilité morale des individus. Les tenants d’une théorie idéale maintiennent les deux formes majeures d’idéalisation défendues par Rawls. Premièrement, l’obéissance aux principes de justice : les citoyens et hommes et femmes politiques sont des êtres raisonnables (capables d’un sens de la justice à l’aune de leur raison pratique) qui se conforment aux principes de justice. Deuxièmement, l’existence de circonstances favorables à la réalisation de la justice : les principes de la justice sont facilement applicables dans le monde réel.[3] Les défenseurs d’une théorie non idéale montrent que cette double idéalisation se heurte à certaines caractéristiques imparfaites du monde réel, notamment aux ressources motivationnelles limitées des agents, dont la raison morale est limitée et faillible.

Une approche non idéale de la justice climatique comporte à notre sens deux tâches complémentaires. La première est de proposer des réformes institutionnelles à la fois justes et faisables, comme l’amélioration du fonctionnement des mécanismes de marché ou de taxation servant à réduire les émissions de gaz à effet de serre.[4] La seconde tâche consiste à mettre en avant les motivations prudentielles qui renforcent les motivations morales que les actrices et acteurs économiques et politiques ont à déployer de telles réformes. Les deux tâches sont complémentaires au sens où la mise en oeuvre de politiques climatiques justes et efficaces nécessite au préalable que les principaux acteurs politiques et économiques soient motivés à les adopter. Nous nous intéressons ici à la tâche qui se pose logiquement en premier : réduire le problème de la motivation à l’action contre le changement climatique. Pour reprendre l’idée mise en avant par Ryoa Chung dans sa présentation du débat entre théories idéale et non idéale, il s’agit de développer une approche « pragmatique », tenant compte « de la convergence possible entre des finalités morales universalisables et les motivations prudentielles propres à chacun ».[5]

Pour le dire autrement, nous cherchons à montrer que l’éthique climatique devrait jouer un rôle plus important qu’elle ne le fait actuellement dans les débats de justice climatique. La littérature sur la justice climatique s’intéresse essentiellement aux principes de la justice, c’est-à-dire aux normes générales servant à guider les politiques de lutte contre le changement climatique et aux règles de distribution des coûts et bénéfices liés aux émissions de gaz à effet de serre. L’éthique climatique renvoie surtout quant à elle aux éthiques normatives auxquelles les philosophes du changement climatique ont recours pour justifier ces principes, comme le déontologisme, l’éthique des vertus et l’utilitarisme. Elle s’intéresse aussi aux problèmes de métaéthique comme la distinction entre considération morale et motivation effective à agir. Nous voudrions montrer qu’il existe une relation étroite et souvent négligée entre justice climatique et éthique climatique : la question du fondement de l’obéissance aux principes de justice climatique. L’obéissance stricte à ces principes suppose une motivation morale qui fait souvent défaut dans le monde réel, dans lequel c’est l’obéissance partielle, voire la désobéissance pure et simple, qui règne. Nous proposons une approche prenant au sérieux ce problème, moins pour contester que pour compléter les principaux résultats obtenus par les débats philosophiques sur le changement climatique. Il ne s’agit pas ici d’affirmer que l’ensemble des débats sur les principes de justice climatique distributive des théories idéales sont sans pertinence, mais au contraire de montrer que les deux approches ne sont pas irréconciliables, d’y voir deux points de vue normatifs différents, mais complémentaires sur le changement climatique, tout en soulignant les limites du premier type d’approche.

1.1. Les limites d’une approche déontologique : l’exemple de Simon Caney

Nombreux sont les principes de la justice climatique distributive qui sont justifiés, souvent implicitement, à partir d’une démarche kantiano-rawlsienne : pollueur-payeur,[6] capacité à payer,[7] bénéficiaire-payeur,[8] sacrifice égal,[9] non-coopérateur payeur[10] ou encore non-gaspillage[11] sont autant de principes qui s’inscrivent dans le cadre d’une théorie idéale de la justice. Si, comme Rawls le précise dans sa Théorie de la justice, « [l]es principes de la justice sont analogues à des impératifs catégoriques au sens kantien »,[12] ces théories de la justice climatique reposent alors sur une éthique déontologique déduisant le devoir d’action d’un impératif catégorique. Autrement dit, ces positions philosophiques reposent entièrement sur la volonté bonne des agents à qui incombent les devoirs de justice climatique.

Le représentant le plus illustre de cette démarche est Simon Caney, qui défend une approche de la justice climatique centrée sur les droits humains,[13] en s’inspirant des travaux de Thomas Pogge sur la justice globale.[14] Comment cette position est-elle construite? Caney soutient tout d’abord que les impacts du changement climatique menacent des droits humains fondamentaux. Il en isole trois en particulier pour appuyer son argumentation : les droits à la vie, à la santé et à la subsistance. Le droit à la vie est par exemple menacé par les événements climatiques extrêmes comme des ouragans plus violents et plus fréquents. Le droit à la santé est, quant à lui, confronté à la recrudescence de maladies vectorielles comme le paludisme. Enfin, le droit à la subsistance est mis en danger par une insécurité alimentaire accrue notamment par les sécheresses et les inondations. Il faut noter que Caney, dans le souci d’élaborer une position susceptible de recueillir un consensus le plus large possible, définit ces droits comme des droits négatifs (et non pas comme des droits-créances, plus exigeants), c’est-à-dire des droits à ne pas être privé, par une action humaine (comme celles à l’origine du changement climatique), de sa vie, de sa santé ou de ses moyens de subsistance. Sur la base de cette définition des droits, il déduit les devoirs qui y sont corrélés : devoirs de réduction des émissions de gaz à effet de serre, d’aide à l’adaptation aux effets du changement climatique qui adviendra malgré les réductions, et de compensation des violations des droits fondamentaux n’ayant pu être évitées en raison des mesures insuffisantes de réduction et d’adaptation.

Dans la tradition rawlsienne de la justice distributive, Caney s’intéresse ensuite à la question de la répartition équitable des devoirs de justice climatique en vue de prévenir et de compenser les injustices globales prenant la forme de violation des droits humains. C’est ici qu’intervient son raisonnement sur les principes. Caney s’intéresse en particulier à la justification morale d’un principe bien connu en droit international de l’environnement : le principe du pollueur-payeur. Il en fait ressortir les sources intuitives de légitimité (comme l’établissement d’une relation entre causalité et responsabilité morale), mais aussi les limites que constituent l’ignorance excusable, la non-responsabilité pour les émissions de ses aïeux et l’incapacité de certains pays en développement à assumer la responsabilité des émissions sans mettre en péril les droits de base de leurs habitants.[15] Il propose, pour répondre à ces trois objections, un modèle hybride de justice distributive articulant le principe du pollueur-payeur au principe de la capacité à payer, qui attribue le fardeau de la lutte contre le changement climatique à celles et ceux qui ont la plus grande capacité à le supporter. Quand le principe du pollueur-payeur rencontre les limites mentionnées plus haut, c’est le principe de la capacité à payer qui prend le relai pour déterminer une distribution juste des devoirs de la justice climatique.

La position de Caney peut être qualifiée d’idéale pour deux raisons majeures. Premièrement, elle prolonge le questionnement sur les principes de la justice tout en conservant le type de démarche proposé par Rawls : elle demeure centrée sur la production de batteries de principes et, en ce sens, procède largement « ex principiis».[16] L’objectif de ce théoricien de la justice climatique est d’orienter les politiques climatiques à partir de principes extérieurs aux situations non idéales. Au lieu de partir des données empiriques sur les inégalités, il se focalise sur la question des principes du juste, comme en témoigne sa prise de position dans le débat qu’il a engagé en posant la distinction entre l’isolationnisme et l’intégrationnisme. Tandis que la première position considère les principes de justice climatique comme indépendants par rapport à une théorie générale de la justice, la seconde, à laquelle il se rattache,[17] construit des principes normatifs à partir de modèles théoriques disponibles dans le champ de recherche de la justice globale (cosmopolitisme, suffisantisme, internationalisme pluraliste, etc.). La seconde limite caractérisant la position de Caney vient de ce qu’elle repose sur une conception partielle de la raison pratique laissant de côté les motivations prudentielles ou amorales inhérentes à la rationalité instrumentale des actrices et acteurs. Le fait est que les motivations en jeu sont mixtes et même conflictuelles, ce qui explique souvent l’inaction. Il paraît donc nécessaire de développer une approche éthique pluraliste tenant compte de l’aspect limité et faillible de la raison morale en interrogeant la convergence possible entre des finalités morales universalisables et des motifs relevant de l’intérêt personnel. Dans ce qui suit, nous prenons en compte les réponses que d’autres théoriciens de la justice climatique ont apportées à la seconde limite; nous laissons de côté les réponses qu’il est possible d’apporter à la première et les approches philosophiques alternatives qu’il est possible de construire pour remplacer la démarche ex principiis par une démarche ex datis.[18]

1.2. Les limites de l’éthique des vertus : l’exemple de Dale Jamieson

Les théories de l’éthique climatique élaborées par Stephen Gardiner et Dale Jamieson[19] nous aident à identifier les limites auxquelles se heurtent de manière récurrente les théories qui n’interpellent que la raison morale des agents. Tous les deux ont en effet reconnu l’importance du problème de la motivation en soulignant que ce sont les caractéristiques mêmes du changement climatique qui rendent exceptionnellement difficile la réalisation des devoirs de justice qu’il crée. Quatre raisons majeures poussent les agents à ignorer les prescriptions des principes de justice climatique distributive : la dispersion spatiale et temporelle des causes et des effets du changement climatique, qui en fait un phénomène global et largement différé; la répartition inégale de la vulnérabilité à ses impacts à travers la planète et entre les générations; l’inadéquation de nos institutions sociales, économiques et politiques à lutter contre un problème aussi profondément global et intergénérationnel; enfin les difficultés que rencontrent nos concepts normatifs classiques à détecter les injustices climatiques. Le changement climatique nous rend vulnérables à la « corruption morale », c’est-à-dire à la tentation d’échapper à nos devoirs de justice, et toute approche purement déontologique, comme celle de Caney, est pour cela insuffisante.[20]

Pour Jamieson, le changement climatique concerne « la façon dont nous devrions vivre et dont les humains devraient se comporter avec leurs semblables et le reste de la nature ».[21] La nature du problème se trouve, selon lui, dans le système de valeurs de nos sociétés occidentales, notamment dans nos conceptions de l’intérêt personnel, de l’éthique et de la justice internationale.[22] Pour ne s’en tenir qu’à notre conception de la moralité, le changement climatique remet en question notre manière de concevoir le principe classique de non-nuisance : tandis que nous avons l’habitude de détecter des torts moraux dans les situations où un individu inflige une nuisance intentionnelle et identifiable à un autre individu, proche dans l’espace et le temps, dans le cas du changement climatique, la nuisance est involontaire, difficile à identifier, diffuse dans l’espace et le temps, et d’origine collective. En conséquence, le changement climatique n’est pas perçu, en raison de nos concepts moraux conventionnels, comme un problème éthique grave et urgent. Quel type de solution faut-il alors mobiliser pour lutter contre ce nouveau type de problème moral?

Pour faire face à ces raisons qui poussent à l’inaction, Jamieson en appelle à une refonte du système de valeurs de nos sociétés occidentales. Selon lui, « [l]a seule manière de résoudre ce problème, qui correspond au problème d’action collective le plus large et le plus complexe au monde, est l’action d’un mouvement global de citoyens moralement motivés agissant comme un groupe d’intérêt politique extrêmement engagé ».[23] Ce mouvement serait composé de citoyens du monde qui célèbreraient un mode de vie simple avec dignité et élégance, reposant sur des sources « naturelles » d’énergie, redécouvrant la nourriture, le plaisir de manger et les joies de vivre avec la nature. Pour parvenir à un tel résultat, Jamieson recommande de « développer une liste de vertus vertes » et d’« identifier les méthodes permettant de les inculquer de la manière la plus efficace possible ».[24] Cette liste contient par exemple l’humilité, la tempérance, l’amour, le souci de l’autre et le respect de la nature, et pourrait amorcer une révolution dans les mentalités.

Se retrouve ici le problème d’une position idéale : l’approche de Jamieson ne s’intéresse qu’aux motifs moraux de la lutte contre le changement climatique, sans prendre en compte la raison instrumentale des agents. Sa solution repose entièrement sur la conscience environnementale des individus. Or, dans notre monde non idéal, ce type de conscience est insuffisamment répandu : la plupart des gouvernements, des entreprises et des individus n’ont pas assez de sensibilité écologique pour que le projet d’un mouvement global de citoyens vertueux puisse être réalisé à temps et à l’échelle nécessaire. Et même chez ceux qui ont une telle conscience, certaines motivations amorales, notamment celles qui relèvent de l’intérêt économique à court terme, sont susceptibles de les pousser à l’inaction. La convention constitutionnelle globale focalisée sur les générations futures récemment proposée par Gardiner[25] est soumise au même type d’objection : la préoccupation du sort des générations futures n’est sans doute pas suffisamment répandue pour que ce type de projet l’emporte sur la poursuite effrénée des bénéfices liés à l’exploitation des combustibles fossiles, à l’agriculture et à la déforestation. Même si ces auteurs parviennent à identifier le problème de la motivation, ils ne prennent pas non plus en compte l’aspect limité, faillible et imparfait de la raison morale lorsqu’ils proposent des solutions. Parier sur la conscience écologique des individus ne suffira pas non plus à motiver assez de citoyens, dirigeants d’entreprises et chefs d’État à lutter efficacement contre le changement climatique.

1.3. Les limites de l’utilitarisme : l’exemple de Peter Singer

Un des objectifs de l’éthique climatique d’inspiration utilitariste, représentée notamment par John Broome[26] et Peter Singer, est d’éviter les écueils des théories idéales de la justice climatique. Illustrons cette nouvelle position par une analyse des travaux de ce dernier. Dans un premier texte,[27] Singer analyse plusieurs postures classiques des théories de la justice climatique, comme la responsabilité historique, le principe du pollueur-payeur et l’égalité stricte des droits d’émission par tête. Il montre en quoi elles peuvent être justifiées à partir de fondements utilitaristes, pour adopter finalement une approche égalitariste, qui est selon lui la plus à même d’augmenter la somme de bien-être global.[28] Dans un texte plus récent, Singer complète son analyse par une défense d’une éthique individuelle selon laquelle chacun est responsable des dommages causés par ses propres émissions.[29]

Cette approche revêt ainsi plusieurs caractéristiques utilitaristes comme le conséquentialisme (que Singer s’efforce de concilier avec le fait que les comportements individuels pris séparément n’ont pas de conséquences perceptibles sur le climat) ou la règle « une personne, une voix », mise en exergue par la défense de l’égalitarisme strict. Mais ce sont avant tout les mentions du principe et du calcul d’utilité qui caractérisent sa position,[30] même s’il faut nuancer cette affiliation à une position strictement utilitariste dans la mesure où Singer souligne les difficultés extrêmes que rencontrerait la tentative d’un calcul de l’utilité globale dans le cas de la justice climatique. Face à des dynamiques physiques, économiques et politiques aussi complexes que celles qui sont à l’oeuvre dans le cadre du changement climatique, la mise en pratique d’un calcul d’utilité global fiable se heurte en effet à des limitations importantes. Cette posture réaliste montre en quoi, dans son approche de l’éthique climatique, Singer cherche à se distancier des théories purement idéales. En effet, il s’efforce d’introduire dans son raisonnement les questions de faisabilité et d’efficacité qui font défaut aux deux premières positions étudiées plus haut. Singer montre ainsi les problèmes pratiques soulevés par l’égalité stricte par tête et la réduction colossale des émissions de gaz à effet de serre que cette norme impliquerait pour les pays industrialisés. Pour y répondre, il propose le recours à un marché global de droits d’émission doté de mécanismes de flexibilité qui simplifierait la transition économique des pays développés. Si mener à bien un calcul d’utilité semble irréaliste dans le cas du changement climatique, c’est néanmoins son approche conséquentialiste qui lui permet, contrairement au déontologisme et à l’éthique des vertus, de s’intéresser davantage au réel. Singer essaye ainsi de prendre en compte les conséquences supposées des actions qu’il propose, comme c’est le cas dans l’analyse économique qu’il fait des effets du mécanisme de droits échangeables.

Ces efforts pour se rapprocher d’une approche non idéale de la justice climatique ne paraissent toutefois pas suffisants sur trois points. Tout d’abord, la motivation à agir reste idéalement conçue puisque la maximisation du bien-être global ne semble pas constituer une source de motivation suffisante. Singer propose en effet l’altruisme comme levier fondamental de l’action, recommandant aux individus de se placer « du point de vue de l’univers » pour parvenir à réaliser « le plus grand bien possible »[31] au niveau mondial. Ces motivations purement morales laissent de côté la question de l’intérêt des principaux individus, entreprises et États concernés par les politiques climatiques. Par ailleurs, même en ayant recours à l’outil que constituerait un marché global de droits d’émissions, la défense d’un égalitarisme strict témoigne d’une deuxième forme d’idéalisation, car elle s’appuie sur des conditions favorables de réalisation de la justice : la mise en place d’un marché global de droits d’émissions pose en réalité de grands problèmes de faisabilité à court terme, comme en témoignent par exemple les difficultés du système européen de droits échangeables. Ce type de dispositif n’est pas totalement irréaliste, mais Singer ne s’interroge pas suffisamment sur les conditions de faisabilité d’un tel mécanisme. Enfin, la théorie utilitariste de la justice ne saurait, par nature, servir ni de base ni d’inspiration à une approche non idéale de l’éthique climatique, dans la mesure où elle constitue un système fondé sur un principe universel unique, l’utilité, qui s’applique sans distinction à toutes les organisations collectives et à tous les individus. Hautement spéculative, l’approche utilitariste reste une théorie idéale : l’objectif unique de maximisation de l’utilité abolit la possibilité d’une réflexion sur la justice climatique considérée pour elle-même, ce secteur n’ayant aucune autonomie par rapport au principe d’utilité.[32]

2. VERS UNE APPROCHE NON IDEALE DE LA JUSTICE CLIMATIQUE

Ni l’approche déontologique de la justice climatique de Caney, ni celle de l’éthique climatique des vertus chez Jamieson, ni la position utilitariste de Singer ne parviennent véritablement à s’extraire des limitations d’une théorie idéale de la justice climatique. Le problème général de toutes ces positions est qu’elles reposent sur une conception métaéthique selon laquelle un jugement moral convaincant (comme la justification de l’existence d’injustices climatiques prenant la forme de violations des droits humains) implique forcément de lui-même une motivation à le respecter (comme par la mise en oeuvre de politiques substantielles de réduction, d’adaptation et de réparation pour éviter ou réduire ces injustices). Autrement dit, la force motivationnelle des agents provient avant tout de facteurs internes aux considérations morales. Par contraste, on pourrait estimer que dans certains cas, les considérations purement morales, même si elles servent à qualifier les situations d’injustes, ne suffisent pas à motiver l’action; il faut également adjoindre des motivations extérieures aux considérations morales pour que les détentrices et détenteurs de devoirs respectent les exigences de la justice. De fait, il existe, dans le cas du changement climatique comme dans de nombreux autres problèmes moraux et politiques, un écart entre l’acceptation d’une règle et l’action qui s’y conforme. Les normes morales ne peuvent pas à elles seules garantir la conformité, de la part de l’agent moral, à l’action qu’elles prescrivent; tout ce qu’elles font, c’est recommander un certain type de comportement. Pour reprendre les termes de Dieter Birnbacher, « avoir des raisons morales pour agir et être effectivement motivé à agir sont deux éléments distincts, si bien qu’un mécanisme psychologique indépendant de l’acceptation de la règle morale est nécessaire pour que l’action soit conforme à cette dernière. »[33] La dissonance cognitive entre un comportement effectif et un comportement dont on est moralement partisan est un phénomène courant. On peut envisager de combler ce fossé de différentes manières, à l’aide d’institutions qui, par l’incitation ou la contrainte, augmentent la conformité aux règles morales, ou bien en mettant en avant d’autres motifs, extérieurs à la morale, d’agir conformément à ce que prescrit la justice climatique. Si les deux approches tendent à se compléter, nous nous focalisons ici, comme annoncé ci-dessus, sur la seconde option.

Se référer exclusivement, pour combattre le changement climatique, à des motifs moraux comme les prescriptions d’un analogue de l’impératif catégorique, des vertus et de l’altruisme est largement insuffisant : d’autres facteurs relevant de l’intérêt personnel des individus doivent être intégrés pour parvenir à une approche non idéale de la justice climatique. C’est seulement ainsi qu’on peut esquisser une théorie non idéale de la justice climatique à même d’opérer la transition entre le réel tel qu’il est et le réel tel qu’il devrait être. Nous évoquons ici certains de ces motifs amoraux en nous focalisant d’une part sur les implications de l’existence de seuils critiques dans les systèmes artificiels et naturels et, d’autre part, sur un changement de perspective pour redescendre de l’échelle globale à l’étude des situations nationales, locales et individuelles concrètes. L’hypothèse faite ici est celle d’une convergence possible entre motivations prudentielles et motivations morales. Du point de vue global, la perspective de risques mondiaux n’épargnant personne et l’existence de points de basculement dans le système climatique sont des raisons fortes de lutter contre le changement climatique. Des points de vue nationaux et locaux, voire individuels, c’est toute une mosaïque de motifs prudentiels, dont nous esquissons ici un aperçu, qui peut entrer en résonnance avec les motivations morales en faveur d’actions climatiques justes.

2.1. Les risques systémiques mondiaux

Un des sens du phénomène de la globalisation est que nous vivons dans un monde de plus en plus interconnecté et interdépendant. La vie sur notre planète est caractérisée par une inflation exponentielle des liens entre les personnes qui l’habitent. Nous vivons dans l’ère de l’« hyperconnectivité des systèmes »[34] techniques, sociaux et industriels, une période d’interaction spectaculaire des individus et des politiques. La vie quotidienne au XXIe siècle se trouve entièrement branchée sur des macrosystèmes techniques : nos modes de vie reposent sur des technologies de plus en plus nombreuses et complexes qui assurent le fonctionnement de systèmes aussi variés que la défense militaire, la distribution de la nourriture et de l’eau et l’approvisionnement en électricité.[35] L’information, la finance, le tourisme, le commerce et ses chaînes d’approvisionnement, ainsi que les multiples infrastructures qui les sous-tendent, tous ces systèmes sont étroitement connectés. L’interdépendance est si forte que la perturbation d’un système peut causer la perturbation dans tous les autres systèmes qui y sont liés : des brèches dans nos infrastructures technologiques peuvent produire des effets dévastateurs. Aussi, les systèmes artificiels (dans le sens où ils sont le résultat de l’activité humaine) sont soumis à des effets de seuils : des perturbations en apparence minimes peuvent avoir des effets dévastateurs sur l’ensemble d’une région, d’un pays, voire du globe en entier. C’est ce que la crise du capitalisme financier du début de ce siècle illustre très bien. Le système financier international est devenu un réseau complexe de créances, d’obligations et de participations qui a gagné en vitesse et en sophistication grâce aux transactions à haute fréquence, aux produits dérivés complexes, à la titrisation de la dette et à d’autres nouveaux outils financiers. Le prix à payer pour un tel système est que les chocs peuvent désormais se répandre très rapidement sur tout le réseau. C’est ce qui s’est passé en 2008, avec une crise bancaire qui ne s’est pas limitée au seul secteur financier : elle a affecté l’ensemble de l’activité économique en augmentant le chômage, en fragilisant la cohésion sociale et en sapant la confiance des consommatrices et consommateurs à travers le monde.

Mais il faut aller encore plus loin. Les systèmes financiers et la plupart des autres services reposent sur un socle physique : les réseaux d’infrastructures comme le transport routier, maritime, aérien ou ferroviaire, ainsi que les réseaux électriques et de télécommunications (dont Internet), qui sont eux aussi de plus en plus interconnectés et sophistiqués. Ces infrastructures, qui représentent « les grands piliers de nos sociétés »,[36] sont également soumises à des risques accrus dus à leur complexification. Par exemple, sans électricité, il est impossible de faire fonctionner les mines de charbon et les oléoducs, ainsi que de maintenir les systèmes de distribution d’eau courante, les chaînes de réfrigération, les systèmes de communication ou les centres informatiques et bancaires. De même, il suffit d’une infiltration par un pirate informatique dans le système d’un aéroport, d’une centrale nucléaire ou d’un système de défense d’une grande puissance militaire pour qu’une destruction à grande échelle devienne possible. Plus l’interdépendance des infrastructures est élevée, plus de petites perturbations peuvent avoir des conséquences importantes, voire catastrophiques. À l’âge des technologies de pointe, de petites ruptures de flux ou d’approvisionnement peuvent mettre en danger la stabilité du système global en provoquant des effets en cascade disproportionnés. La globalisation a transformé l’économie mondiale en un système hautement complexe qui augmente la vulnérabilité de chacun des systèmes.

Dans un monde marqué par un tel degré d’interconnexion, un nouveau type de risque émerge : le risque systémique mondial. C’est ce que le changement climatique illustre très bien. Par exemple, la sécurité sanitaire de tous est menacée par le spectre d’une épidémie globale. En déplaçant toujours plus de personnes dans des quartiers urbains insalubres et des camps de réfugiés sans infrastructures adaptées, comme un système d’égouts adéquat, un système de soins efficace et un accès à l’eau potable, le changement climatique augmente les risques d’une crise sanitaire mondiale en créant les conditions idéales pour l’apparition d’épidémies graves pouvant se propager à l’échelle mondiale. Si le changement climatique ne crée pas à lui seul ce risque, il augmente les chances qu’il se réalise en influençant les différents facteurs qui rendent une épidémie globale possible : il amasse des personnes dans des quartiers exigus et des camps de réfugiés avec très peu d’hygiène et de soins médicaux; il favorise le mouvement de personnes n’étant pas immunisées aux mêmes agents pathogènes; et il met les systèmes médicaux et les infrastructures sanitaires existants sous pression, en les poussant à saturation ou en les détruisant.[37] Le changement climatique n’est pas seulement extrêmement nuisible à la santé des pauvres du monde et des générations futures; il menace la santé de tout le monde, personne ne pouvant se mettre à l’abri d’une épidémie globale.

Dans un monde globalisé, nul n’est à l’abri des impacts du changement climatique. Certains des impacts du changement climatique pourraient aussi considérablement augmenter les risques de conflits violents à l’échelle nationale comme internationale dans certaines régions du globe. Si la globalisation est synonyme d’accroissement des entrelacements politiques, économiques, culturels et militaires, les formes de violences déclenchées par les impacts climatiques doivent être vues dans le contexte de cet entrelacement. D’un côté, le changement climatique exacerbe les risques posés par le terrorisme : la réduction de l’approvisionnement en eau, la baisse des rendements agricoles, l’augmentation du niveau des océans, ainsi que des déplacements de population toujours plus fréquents et importants contribuent à stimuler les tensions ethniques et religieuses existantes, à intensifier la compétition pour les ressources, à menacer la production et la distribution du pétrole, permettant ainsi au terrorisme de se répandre davantage.[38] D’un autre côté, le changement climatique contribue également à attiser le climat d’hostilité qui existe déjà dans certaines régions du monde et exacerbe les facteurs déclencheurs de conflits militaires dont les effets dévastateurs devraient largement dépasser les frontières des pays belligérants. Nous pouvons effectivement lire dans le dernier rapport d’évaluation du GIEC que « [l]e changement climatique peut accroître indirectement les risques de conflits violents – guerre civile, violences interethniques – en exacerbant les sources connues de conflits que sont la pauvreté et les chocs économiques (degré de confiance moyen). De multiples sources de données permettent de lier la variabilité du climat à ces formes de conflits ».[39]

Par ailleurs, le changement climatique contribuera à déplacer des quantités massives de population qui chercheront à atteindre les îlots de prospérité et de stabilité que représentent pour eux l’Europe et l’Amérique du Nord. Cette perspective de gigantesques flux migratoires transnationaux représente un défi important pour les pays développés, qui ont déjà des difficultés à gérer la pression causée par les flux actuels de migrants sur leurs frontières. Selon Harald Welzer, le changement climatique « sera le plus grand défi de la modernité – en particulier face à l’inéluctable question du comportement à adopter vis-à-vis des masses de réfugiés, qui ne peuvent plus exister là d’où ils viennent et qui voudraient profiter des chances de survie offertes par les pays privilégiés ».[40] En 1995, lors de la Conférence de Berlin, Atiq Rahman, du Bangladesh Centre for Advanced Studies, a déclaré que « [s]i le changement climatique rend notre pays inhabitable, nous marcherons avec nos pieds mouillés dans vos salons ».[41] Si cette mise en garde était déjà à prendre au sérieux en 1995, elle est encore plus pertinente vingt ans plus tard dans un monde où le niveau des océans augmente toujours plus rapidement à cause d’un réchauffement climatique toujours plus important.

2.2. Les points de basculement dans le système climatique

Si les risques systématiques globaux liés aux systèmes artificiels représentent de puissants motifs amoraux pour la lutte contre le changement climatique, ceux qui sont liés aux systèmes naturels sont des facteurs motivationnels au moins tout aussi importants. En plus des implications de la globalisation, nous souhaiterions mettre ici en évidence les implications de l’existence de seuils dans le système climatique, au-delà desquels certaines boucles de rétroaction capables de rendre le changement climatique autonome sont susceptibles de s’enclencher.

Selon la théorie scientifique des limites planétaires récemment développée par la Communauté des sciences du système Terre,[42] la perturbation de certains systèmes biosphériques provoque des changements environnementaux capables de nous faire sortir de la stabilité de l’Holocène.[43] Cette théorie permet, en dressant une liste, de mettre au jour les trois systèmes planétaires qui ont été poussés au-delà de leurs limites critiques : le climat, le cycle de l’azote et la biodiversité. Si ces transgressions persistent (par exemple, si les concentrations atmosphériques de CO2 ne sont pas rapidement stabilisées, puis réduites), la planète entière pourra être entraînée dans un nouvel état, dans lequel elle sera très probablement de moins en moins hospitalière avec les sociétés humaines.

La Terre est à concevoir comme un système complexe de limites fonctionnant comme un ensemble interdépendant : lorsqu’une limite est dépassée, cela peut avoir des impacts substantiels sur les autres systèmes. La perturbation du cycle climatique provoque des bouleversements dans d’autres systèmes, comme l’intégrité de la biosphère, ce qui en retour peut provoquer le dépassement d’autres limites, créant ainsi un cercle vicieux que personne ne maîtrise. Un élément décisif mis en lumière par la théorie des limites planétaires est que le comportement des systèmes biosphériques est sujet à des effets de seuil : au-delà d’un certain seuil de perturbation, leur état peut se modifier de manière abrupte et les mener vers un nouvel état, souvent avec des conséquences nuisibles, voire catastrophiques pour l’être humain et les autres êtres vivants. Par exemple, à partir d’une certaine concentration atmosphérique de gaz à effet de serre, le réchauffement climatique peut s’emballer, passant d’un modèle graduel à un modèle abrupt.

Quels sont ces seuils ou points de basculement? Tant la biosphère que les océans fonctionnent actuellement comme des puits de carbone. Au-delà d’un certain degré de réchauffement, ces éviers planétaires peuvent néanmoins devenir des sources substantielles de gaz à effet de serre. Par exemple, de larges quantités de dioxyde de carbone et de méthane se trouvant actuellement emprisonnées dans le pergélisol sibérien pourraient être émises dans l’atmosphère; de même, les océans pourraient émettre des quantités substantielles de méthane se trouvant actuellement congelées dans leurs profondeurs. Dans les deux cas, l’augmentation des températures globales se verrait radicalement amplifiée.[44] Dans son dernier rapport d’évaluation, le premier groupe de travail du GIEC confirme la possibilité d’un tel point de basculement, en précisant qu’il pourrait être atteint au fil du siècle si les émissions globales continuaient à augmenter.[45]

Une notion centrale mobilisée par ce rapport est celle de rétroaction positive. Elle désigne une sorte de boucle de rétroaction, un enchaînement causal de facteurs, au sein d’un système écologique dynamique, dans lequel un facteur a un effet qui renforce en retour une de ses causes en amont, accélérant ainsi la transformation du système.[46] En l’occurrence, cette expression renvoie aux phénomènes causés par l’augmentation des températures, qui contribuent à leur tour à amplifier le réchauffement, ce qui contribue ensuite à radicaliser les phénomènes en question, et ainsi de suite. Par exemple, lorsque les réserves de dioxyde de carbone et de méthane congelées se mettent à fondre en raison du réchauffement climatique, elles amplifient l’augmentation des températures, ce qui en retour amplifie le dégel de ces réserves de gaz à effet de serre, et ainsi de suite, donnant naissance à un cercle vicieux que personne ne maîtrise.

Le dégazage de méthane emprisonné dans le pergélisol sibérien et les fonds marins, la fonte accélérée des inlandsis du Groenland et de l’Antarctique Ouest, la fonte totale de la banquise arctique en été, le ralentissement de la circulation océanique thermohaline ou encore le dépérissement de la forêt amazonienne et des forêts boréales représentent autant de seuils dont le point de non-retour n’est pas encore connu, mais dont le franchissement pourrait faire basculer le climat vers un nouvel état inconnu jusqu’alors. Si certains de ces seuils peuvent s’enclencher d’ici quelques siècles, rien n’empêche que d’autres puissent s’enclencher dans le courant du XXIe siècle. Selon le scientifique du système Terre Timothy Lenton et ses coauteurs, « une variété de points de basculement pourraient atteindre leur point critique au fil du siècle en raison du changement climatique anthropique ». Pour ces experts du climat, « [i]l est possible que nos sociétés se bercent dans un faux sentiment de sécurité provenant de projections rassurantes du changement global ».[47]

Si l’humanité franchit ces points de non-retour, ce ne seront pas seulement les personnes pauvres éloignées et les membres des générations futures qui seront affectés; ce seront également les personnes riches ainsi que leurs enfants et petits-enfants, où qu’ils habitent. De nombreux intérêts des membres des classes moyennes et riches des pays développés et des nouveaux consommateurs des pays émergents comme la Chine, l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud comptent ici dans la balance : leur bien-être économique, leur santé, leur subsistance et même leur vie peuvent être mis en danger dans un monde où les seuils critiques dans le système climatique seront dépassés. Lorsque les acteurs politiques (citoyens et hommes et femmes politiques) et économiques (producteurs et consommateurs) réfléchissent sur les politiques climatiques à mettre en oeuvre dans les prochaines décennies, elles ont tout intérêt à prendre en compte ces nouvelles données des sciences du climat. Comme Ryoa Chung le souligne, dans la mesure où la diversité des motivations politiques et économiques qui animent les actrices et acteurs individuels et collectifs doit être reconnue, « il faut également accepter la nécessité de faire appel aux intérêts purement prudentiels des agents quand la raison morale ne suffit pas, en cas de motivations conflictuelles, à remporter la délibération ».[48]

2.3. Dépasser la justice globale

Ces risques globaux liés aux systèmes artificiels et naturels permettent de faire valoir des motivations fortes pour inciter les agents à lutter contre le changement climatique et ses effets. C’est ainsi qu’à l’échelle du système Terre, on trouve de nouveaux ressorts motivationnels différents du devoir, de la vertu et de l’altruisme, mais qui en même temps viennent renforcer leurs prescriptions convergentes. On peut aussi découvrir de grandes sources de motivation en faveur de la justice climatique en redescendant, à l’inverse, de l’échelle globale à celles nationale, locale et individuelle. Une étude contextualisée des enjeux climatiques à l’échelle des États, des régions ou des individus met en évidence les contraintes du réel dans l’application des politiques climatiques. Une telle perspective de philosophie appliquée à des situations permet aussi de dévoiler des connexions pratiques entre le problème global et à long terme du changement climatique et des problèmes locaux et à court terme comme la pollution de l’air. Corrélativement, une analyse des situations politiques, sociales et économiques permet d’identifier des co-bénéfices locaux et à court terme des politiques de réduction des émissions, d’adaptation et de compensation. Ces autres bénéfices peuvent constituer des sources de motivation d’une autre nature que celles des motivations mises en avant par les théories idéales de la justice climatique. Cependant, ils ne peuvent être envisagés qu’à partir d’une étude minutieuse des cas réels aux échelles nationale et locale. Nous allons le montrer à travers quelques exemples qui illustrent des motivations susceptibles d’inciter les États-nations, les entreprises et les individus à lutter contre le changement climatique.

Un pays qui a sans conteste été au coeur des difficultés des négociations internationales sur le climat ainsi que des débats sur les principes de la justice climatique distributive est la Chine. Ce pays joue en effet un rôle central dans le changement climatique. Ses émissions ont plus que triplé entre 1990 et 2012, faisant de la République populaire de Chine le premier émetteur national de gaz à effet de serre à partir de 2006, devant les Etats-Unis.[49] Le négociateur en chef chinois pour les questions climatiques, Xie Zhenhua, a d’ailleurs admis en 2010 ce rôle de premier contributeur joué par son pays. Pour autant, le gouvernement chinois s’est opposé à de nombreuses reprises à tout accord faisant de la Chine le responsable principal de la lutte contre le changement climatique, arguant de la responsabilité historique des États-Unis pour les émissions produites depuis la Révolution industrielle, ainsi qu’en brandissant le principe des responsabilités communes mais différenciées, selon lequel on ne peut pas exiger d’un pays comme la Chine, qui doit encore lutter contre la pauvreté de centaines de millions d’habitants, le même engagement que celui qu’on attend des pays riches.[50] Les motivations morales à lutter contre le changement climatique afin de défendre, par exemple, les droits humains dans les pays les plus vulnérables se sont révélées sans grand secours pour pousser le gouvernement chinois à s’engager, dans la mesure où les États-Unis et les pays européens n’ont pas rempli au préalable leurs obligations. Certaines initiatives de justice ont certes été mises en place, comme le Fonds vert pour le climat, mais leurs résultats ne sont pas aujourd’hui encore suffisamment convaincants pour que l’on considère que les pays occidentaux s’acquittent de leur responsabilité et que la Chine doive désormais assumer les siennes. La portée des motivations liées à la justice reste donc limitée dans le cas de la Chine. Nous proposons alors de sortir de la perspective de la justice distributive globale pour descendre à l’échelle nationale afin d’étudier le contexte réel de la Chine et de montrer qu’il existe d’autres motivations pour ce pays de promouvoir indirectement la justice climatique.

Ce que l’on observe alors en particulier, ce sont les niveaux très préoccupants de pollution de l’air sur le plan local, notamment dans les grandes villes. Il s’agit là d’un phénomène différent du changement climatique. La pollution est locale et non différée dans le temps, même si elle a des origines communes avec les dérèglements climatiques : la généralisation de l’automobile et le recours aux centrales à charbon entre autres. Or, la pollution de l’air fait aujourd’hui grand débat en Chine. L’agitation provoquée par le documentaire de Chai Jing, « La Chine dans la brume : sous le dôme » en témoigne. Ce reportage dénonçant les niveaux extrêmes de pollution de l’air et leurs graves conséquences sur la santé a été regardé plus de 200 millions de fois sur Internet en Chine avant d’être censuré par les autorités.[51] Aujourd’hui, la réduction de la pollution, notamment par la fermeture des centrales à charbon, constitue un débat de grande ampleur, remettant en cause la croissance économique des dernières décennies. Il est donc dans l’intérêt du gouvernement chinois, soucieux de la stabilité de son régime politique, de lutter contre les causes de la pollution de l’air, sans parler des coûts économiques causés par le secteur de la santé. Ainsi trouve-t-on dans l’examen du contexte chinois des motivations prudentielles qui peuvent inciter l’État chinois à lutter à la fois contre les causes d’une pollution hic et nunc, et contre la source du changement climatique. Les motivations amorales relevant de l’intérêt national viennent renforcer les motivations morales à lutter contre le problème climatique.

Plus généralement, la combustion des énergies fossiles n’a pas seulement des impacts négatifs globaux à long terme; elle a également des effets néfastes locaux à court terme. Certains gaz à effet de serre comme le carbone noir, le méthane et certains chlorofluorocarbures (CFC) qui ont une durée de résidence dans l’atmosphère nettement inférieure à celle du dioxyde de carbone sont émis par des secteurs très précis de l’économie, et les coûts liés à leur réduction sont nettement moins élevés que ceux liés aux émissions de CO2. Qui plus est, la réduction de ces émissions fournit des bénéfices locaux en matière de santé, d’agriculture et de développement humain. L’action contre les émissions de méthane et de carbone noir pourrait permettre d’éviter 4,7 millions de décès prématurés d’ici 2030 et d’améliorer sensiblement les rendements agricoles. Ces bénéfices seraient avant tout locaux : par exemple, la réduction des émissions de méthane et de carbone noir provenant de la région Arctique et des pays voisins pourrait ainsi permettre d’éviter 47 800 décès prématurés dans la même région. Ces opportunités de réduction à faibles coûts et à hauts bénéfices permettraient en outre de réduire d’environ 0,5°C l’augmentation du réchauffement global entre 2010 et 2040, certains gaz comme le méthane ayant un forçage radiatif nettement plus élevé que le dioxyde de carbone.[52]

Cherchant à changer de perspective pour dépasser l’approche de la justice globale en s’intéressant aux contextes particuliers, on trouve d’autres exemples de motivations prudentielles à l’action contre le changement climatique. C’est par exemple le cas des motivations économiques à développer des secteurs d’activités contribuant à construire une économie décarbonée comme celui des énergies renouvelables. Pour les investisseurs et les industriels, le marché des énergies renouvelables représente en effet désormais une option rentable. Pour preuve, les investissements dans les énergies renouvelables ont mondialement atteint 318 milliards de dollars en 2014, soit une croissance de 19% par rapport à 2013.[53] Dans de nombreuses régions du monde, les coûts des énergies éolienne et solaire concurrencent désormais ceux des sources classiques d’énergie. Comme l’économiste Nicholas Stern le souligne dans une contribution récente, « le coût de l’énergie pouvant être fournie par ces dispositifs est compétitif (c’est-à-dire sans qu’il n’y ait besoin de subsides ou de taxes carbone) dans environ 80 pays ».[54] Ces opportunités de marché toujours plus nombreuses représentent des motivations amorales fortes pour les agents économiques. Elles sont susceptibles de participer à la transition vers une économie décarbonée et donc de lutter contre le changement climatique.

Ces deux éléments – les bénéfices locaux à court terme liés à la réduction des émissions des gaz à effet de serre et la chute du prix des énergies renouvelables – montrent que la transition énergétique nécessaire pour éviter une perturbation anthropique dangereuse du système climatique n’est pas aussi coûteuse que ce que les lobbies de l’industrie des combustibles fossiles voudraient nous le faire croire. L’effet combiné de ces deux facteurs illustre en fait des bénéfices nets à court et moyen termes associés à la lutte contre le changement climatique. Autrement dit, les coûts absolus de la transition de l’économie mondiale à des sources d’énergie renouvelable sont en train de décliner, tandis que les bénéfices directs associés à la réduction des émissions de gaz à effet de serre deviennent plus manifestes. La structure collective du problème climatique, selon laquelle il est collectivement rationnel de coopérer pour réduire les émissions mondiales, mais individuellement irrationnel de le faire, est pour ces raisons partiellement en train de s’effriter. Cela nous donne des raisons d’espérer qu’un changement climatique dangereux peut encore être évité, mais seulement à condition que les acteurs économiques et politiques locaux soient conscients des co-bénéfices liés à la lutte contre le changement climatique.[55] De ce point de vue, le mouvement social pour la justice climatique, notamment les campagnes de la société civile comme le mouvement pour le désinvestissement des énergies fossiles, joue un rôle central.[56]

On peut enfin mettre en évidence des motivations prudentielles chez les individus, qui concourent indirectement à lutter contre le changement climatique. Le cas de la consommation de viande rouge présente un exemple de ce genre de motivations. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a récemment annoncé que la viande rouge était cancérogène, ce qui peut constituer une forte motivation pour les individus des pays industrialisés à réduire leur consommation de viande bovine.[57] Or, l’élevage industriel ou intensif, au premier rang duquel l’élevage bovin, est à l’origine d’une part significative des émissions mondiales de gaz à effet de serre (environ 18%, c’est-à-dire plus que les émissions provenant du secteur des transports) en raison du méthane produit, un gaz au pouvoir de réchauffement vingt fois supérieur à celui du dioxyde de carbone.[58] Un changement d’habitudes alimentaires motivé par des raisons égoïstes liées à la santé individuelle participe de la lutte contre le changement climatique. C’est ainsi une attitude prudentielle envers les maladies chroniques, sur le plan individuel, qui entre en jeu. Ce type de motivation est particulièrement adapté pour inciter les populations riches des pays développés et émergents, soucieuses de leur bonne santé, à changer leur comportement.

De ce point de vue, le végétarisme représente un engagement individuel triplement bénéfique. Premièrement, il permet de réduire la souffrance animale en réduisant les traitements abjects et immoraux infligés aux animaux dans le cadre de l’élevage industriel. Les deux préoccupations essentielles de ce type d’élevage très répandu sont simples : maximiser la production et minimiser les coûts. Les effets abominables des traitements qui découlent de cette logique sont suffisamment documentés pour qu’il ne soit pas nécessaire de s’y arrêter ici.[59] Deuxièmement, le végétarisme promeut également la santé humaine. L’élevage industriel nuit à la fois aux animaux et aux humains, notamment du point de vue de la sécurité alimentaire : les produits que l’on donne aux animaux comme les hormones de croissance et les antibiotiques se retrouvent dans la viande que l’on mange, et certaines de ces substances sont cancérogènes. De plus, l’élevage industriel à l’ère de la mondialisation implique des épizooties et augmente le risque de pandémie. Ici aussi, le risque sanitaire concerne tout le monde : la grippe porcine, la « vache folle », la fièvre aphteuse et la grippe aviaire représentent autant d’effets pervers du traitement infligé aux animaux de consommation.[60] Enfin, le végétarisme contribue également à la réduction des coûts environnementaux. D’un côté, produire de la viande pollue les sols, l’air et l’eau, participant entre autres à l’érosion de la biodiversité. D’un autre côté, l’élevage des ruminants, l’utilisation d’engrais de synthèse et la déforestation servant à convertir les forêts en pâturages causent des émissions massives de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. La déforestation cause principalement des rejets de CO2, les pratiques agricoles des émissions de méthane, et l’utilisation d’engrais des émissions de protoxyde d’azote.

Le cas du végétarisme est un exemple éloquent du pluralisme motivationnel auquel on peut avoir recours pour promouvoir la lutte contre le changement climatique : on y observe une convergence entre des motifs associés à nos devoirs envers les plus pauvres du monde et les générations futures, à l’éthique environnementale, à l’éthique animale et à notre intérêt égoïste à vivre en bonne santé. L’étude de ce genre de convergences doit être davantage approfondie afin de montrer plus largement en quoi l’examen attentif des contextes nationaux, locaux et individuels permet ainsi d’identifier, à travers des connexions avec d’autres problèmes non différés dans le temps et dans l’espace, des motivations nouvelles en faveur de la lutte contre le changement climatique.

3. CONCLUSION : IMPLICATIONS POUR UNE APPROCHE NON IDÉALE DE LA JUSTICE CLIMATIQUE

L’approche proposée ici permet de se faire une idée plus complète de la diversité des intérêts mis en danger par le changement climatique, et surtout de réaliser qu’il peut aller dans le sens de l’intérêt des États, des entreprises et des individus de respecter leurs devoirs de justice climatique. Une perturbation anthropique dangereuse du système climatique ne bénéficierait à personne; au contraire, tout le monde en souffrirait, d’une manière ou d’une autre. De plus, une analyse des situations nationales, locales et individuelles permet de mettre en évidence les co-bénéfices des politiques climatiques, bénéfices d’une nature différente, non différés dans le temps et l’espace.

L’approche de la motivation qui a prévalu jusqu’ici dans les théories de la justice climatique, une approche idéale fondée sur l’impératif catégorique, la vertu ou l’altruisme, n’a pas examiné ces motivations amorales pourtant fortes. Or, ces dernières doivent impérativement être prises en compte pour opérer un changement de comportement à grande échelle, de toute urgence. Nous proposons donc, en prenant le parti de distinguer le problème du fondement du jugement éthique et celui de la motivation à l’action, une approche non idéale qui s’appuie sur des motifs prudentiels. Les théoriciens de la justice climatique ont raison d’insister sur les multiples motifs moraux pour lutter contre le changement climatique; cependant, ils ont jusqu’ici négligé tous les motifs amoraux qu’il y a à le faire, et nous souhaitions remédier à cette omission.

Nous sommes tout à fait conscients que la distinction entre théorie idéale et théorie non idéale ne se réduit pas au problème de la motivation, mais inclut aussi la question des institutions politiques et sociales à même de pousser les agents moraux à se conformer à leurs devoirs, notamment par la contrainte et par des incitations. Il est vrai que la question institutionnelle constitue elle aussi une piste privilégiée pour répondre au problème de l’inaction et de l’inertie politique. Ce problème étant de taille, il ne pouvait cependant être traité ici en profondeur en complément de celui de la motivation à l’action. Nous nous sommes intéressés ici au problème de la motivation, car il nous semble être prioritaire par rapport à celui des institutions, du moins dans le cadre d’une prise de décision démocratique et pour une raison simple : sans motivation des citoyens et des hommes et femmes politiques à réformer les institutions, il n’y a pas de réforme possible. Si la question de la réforme des institutions est d’une grande importance (notamment dans la prise en compte du long terme qui leur fait tragiquement défaut), elle nous semble n’intervenir que dans un second temps. De ce point de vue, notre approche non idéale de la justice climatique mérite encore d’être complétée. Une autre limite possible à l’approche défendue ici est que la question des motivations prudentielles à agir a déjà été étudiée dans d’autres secteurs de la justice, sans pour autant apporter de résultats probants quant à la sortie de l’inertie politique. Pourquoi en serait-il autrement dans le cadre de la justice climatique? Nous avons soutenu l’hypothèse selon laquelle le problème majeur auquel était confrontée la justice climatique tenait à la question de la motivation, ce qui n’est pas nécessairement le cas d’autres domaines de la justice. Dans la mesure où certains exemples étudiés plus haut comme le végétarisme, la lutte contre les pollutions locales, ou encore l’essor économique des énergies renouvelables témoignent d’une forme de convergence attestée entre des motivations prudentielles et les devoirs de justice climatique, cette voie peut contribuer à faciliter la transition entre la théorie et la pratique – du moins il n’est pas interdit de l’espérer.

Une dernière limite de l’approche proposée ici tient aux conséquences potentiellement négatives du développement d’une éthique climatique reposant sur des motivations prudentielles. On pourrait en effet lui reprocher de faire la promotion d’une forme de moins-disant moral par rapport aux autres théories étudiées plus haut. Un tenant de l’éthique des vertus rétorquerait ainsi peut-être que fonder la motivation sur les intérêts, parfois égoïstes, des agents, revient à promouvoir le développement de certains vices alors que la lutte contre le changement climatique était justement l’occasion de faire renaître d’antiques vertus oubliées aujourd’hui. Des partisans de l’éthique déontologique déploreraient certainement, quant à eux, l’occasion manquée de faire advenir une véritable conscience cosmopolitique globale du devoir, rendue plus que jamais urgente et, en même temps, à notre portée. Ces arguments ne manquent pas de force et nous ne pouvons que nous associer à ce type de projets en général, visant un progrès moral de l’humanité. Néanmoins, l’examen de l’inertie politique actuelle, des risques d’emballement du système climatique et de l’échec, jusqu’à présent, des exigences purement morales à réformer nos comportements nous amène à placer en priorité par rapport à ce type d’exigences la survie d’une humanité moins inégalitaire qu’elle ne le serait si le changement climatique s’accentuait.

Nous voudrions insister pour terminer sur le fait qu’il ne s’agit pas de se débarrasser des théories idéales de la justice climatique, mais plutôt de les compléter dans une perspective de philosophie appliquée aux situations réelles et à l’urgence. Plutôt que d’adopter une approche purement prudentielle, comme celle récemment défendue par John Broome,[61] voire une approche réaliste fondée sur une version trop simpliste des relations internationales, comme celle d’Eric Posner et de David Weisbach,[62] notre objectif est plutôt d’adopter une éthique pluraliste, consciente des limites des approches exclusivement morales, mais qui maintient en même temps les acquis des vingt années de débats en justice et en éthique climatiques. Il s’agit de montrer non seulement que les différentes éthiques climatiques sont largement conciliables, mais également qu’une approche prudentielle obtient des résultats similaires venant renforcer les motifs moraux. Les approches déontologique, utilitariste, des vertus et de l’intérêt bien compris convergent, dans le cas du changement climatique, vers le même résultat dans la pratique : il faut mettre en oeuvre des politiques climatiques drastiques non seulement parce qu’il s’agit d’un devoir moral, parce que cela correspond à un comportement vertueux, et parce que cela maximise l’utilité à l’échelle globale, mais aussi parce qu’il est dans nos intérêts de le faire.