Éthique et économie

Économie normative : un regain[Record]

  • Marc Fleurbaey

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  • Marc Fleurbaey
    Princeton University

En ce printemps 2022, on me demande de revenir sur les recherches en « éthique et économie » au cours des dix dernières années depuis 2012. Je vais me concentrer sur l’économie normative, qui s’intéresse aux questions d’éthique sociale, et laisser de côté un champ que je connais moins bien, celui de l’éthique des actions individuelles (en particulier l’éthique des affaires), bien que ce domaine ait pris de l’ampleur depuis quelques années avec le développement de l’approche visant à dériver du principe « d’égale dignité » des modes d’interaction innovants avec les salariés et autres parties prenantes. L’économie normative, qui était un domaine marginal au début du siècle, a repris de l’importance en économie depuis l’essor de nouvelles mesures du bien-être, un mouvement lancé notamment par Layard (2005) et Kahneman (Kahneman et al. 2004), et sous l’impulsion d’auteurs influents qui ont défendu le caractère incontournable des questions normatives dans le domaine de l’évaluation des politiques publiques, tel Atkinson (2011). Les nouvelles mesures du bien-être ont introduit une véritable révolution en économie du bien-être (« welfare economics »). Influencés par Robbins (1932) et Arrow (1963), les économistes avaient fini par désespérer de la possibilité de faire des comparaisons de bien-être entre les personnes, et ce problème des comparaisons interpersonnelles était l’obstacle principal sur la voie de la formulation d’indicateurs de bien-être social. La fraîcheur (naïve ?) de l’empirisme a vaincu les raideurs (pointilleuses ?) de la théorie, quand les enquêtes de bien-être subjectif ont fourni d’innombrables données sur le niveau de satisfaction des populations, leur ressenti, et les déterminants de leur bonheur. On s’est alors aperçu que le bien-être individuel dépend certes du revenu et du confort matériel, mais aussi, dans une très large mesure, de dimensions moins matérielles comme la qualité des relations sociales ou le statut social. Ceci a conforté dans une certaine mesure ceux qui plaidaient depuis longtemps pour un élargissement des dimensions du bien-être vers des aspects non strictement économiques. Il est cependant apparu paradoxal que les individus mettent la santé au premier plan de leurs préoccupations dans certaines enquêtes d’opinion alors que l’influence de la santé sur le bien-être subjectif est apparue relativement mineure dans les enquêtes de satisfaction. La recherche à l’interaction des études de comportements (behavioral economics) et des études de bonheur (happiness studies) s’est alors concentrée sur les « erreurs » que font les individus dans l’appréciation des déterminants de leur propre bonheur. Selon cette approche, la source principale d’erreur est l’incapacité à prévoir correctement l’ampleur du phénomène « d’adaptation ». Par exemple, dans le domaine de la santé, les individus craignent certaines conditions de santé, et même lorsqu’ils sont affectés et connaissent donc bien l’état de santé en question, seraient prêts à des sacrifices importants (en argent ou en durée de vie) pour recouvrer la santé, alors que l’on observe très peu de différences en termes de niveaux de bonheur entre les individus en bonne et mauvaise santé (à l’exception de ceux qui souffrent de douleurs). De la même façon, de nombreuses personnes expriment un grand intérêt pour l’éducation et le savoir, alors que l’on observe très peu d’influence du niveau d’éducation sur le bonheur, dès lors que l’on contrôle les effets indirects passant par le revenu et le statut social. Les chercheurs se sont donc concentrés sur la conception de politiques adaptées permettant de rendre les gens heureux en dépit de leurs obsessions pour le confort et la santé. Ces recherches ont associé sciences humaines et sociales et biologie, puisque les processus biochimiques peuvent être un vecteur puissant de génération de sentiments agréables et de satisfaction subjective. Comme l’avait prédit A. …

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