Éthique fondamentale

Les intuitions morales ont-elles un avenir ?[Record]

  • Ruwen Ogien

…more information

  • Ruwen Ogien
    CNRS - Université Paris Descartes

Parmi les défis intellectuels auxquels la philosophie morale sera probablement confrontée dans les années à venir, l’un des plus importants, à mon avis, concernera le rôle épistémologique des intuitions morales en éthique normative, c’est-à-dire la place de ces intuitions dans la justification des théories qui nous disent ce qui est désirable ou indésirable, ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Pour la plupart des philosophes qui s’intéressent à ces questions aujourd’hui, on ne peut pas se passer de l’appel aux intuitions dans ce domaine de réflexion. David Copp a trouvé les mots justes pour l’exprimer. Il fait observer que les philosophes politiques et moraux considèrent que les théories morales et les principes moraux sont douteux s’ils contredisent des intuitions. Et ils ont tendance à mobiliser des intuitions dans l’élaboration et la défense de leurs propres théories. Dans son essai sur les contributions possibles des approches empiriques de l’éthique à la philosophie morale, Joseph Heath suppose, comme je le ferai aussi, que le rôle central des intuitions dans la justification des théories normatives sera de plus en plus contesté. La raison qu’il invoque principalement est que les philosophes perdront confiance dans la fiabilité des intuitions morales au fur et à mesure qu’ils prendront conscience des implications de certaines recherches empiriques en psychologie cognitive. Ces dernières montrent en effet à quel point nos intuitions sont peu fiables, en raison de ce qu’on appelle des « effets de cadrage ». Nous pouvons préférer une proposition à une autre alors qu’elles ont exactement le même sens, tout simplement parce qu’elles ne sont pas présentées de la même manière. Les meilleurs exemples dans la littérature ne font pas référence à des intuitions morales, mais leur leçon peut être étendue à ces dernières. Supposons qu’on soit confronté à une grave épidémie. Si on la laisse se développer, 600 personnes vont certainement mourir. On peut mettre en oeuvre plusieurs politiques pour en sauver un certain nombre. Si on nous dit que l’une des politiques permet de sauver 200 personnes, alors qu’une autre en laissera mourir 400, nous aurons tendance à préférer la première à la seconde alors qu’elles sont exactement les mêmes, en raison d’une aversion psychologique à l’égard de la perte, ou d’un biais psychologique en faveur de la conservation de ce qu’on a. Ce genre d’enquête empirique montre que nos réactions spontanées à un dilemme moral ou non moral peuvent être fortement influencées par la forme de sa présentation, et même par les mots qui sont utilisés pour le présenter. Ainsi, nous aurons tendance à préférer les réponses dans lesquelles des mots comme « sauver », sont plus saillants que « tuer » ou « laisser mourir », même lorsque leur contenu est identique. La référence à ces données empiriques est devenue l’« objection standard » contre l’appel aux intuitions dans la justification des théories morales. Ce n’est pas du tout celle que je voudrais présenter ici. Mon objection n’est pas empirique mais conceptuelle. Elle dit que si les intuitions ne peuvent pas servir à justifier les théories morales, ce n’est pas (ou pas seulement) parce qu’elles ne sont pas fiables empiriquement. C’est parce qu’elles ne sont pas suffisamment indépendantes conceptuellement de ces théories. Étant donné que le débat autour des intuitions morales est entièrement focalisé sur la question de leur fiabilité, il n’est pas évident que cette idée puisse être jugée pertinente par ceux qui sont engagés dans la discussion. Mais je peux toujours espérer (en faisant preuve d’un optimisme assez irréaliste il est vrai) qu’elle pourrait le devenir, grâce à ces Ateliers de l’éthique sur le futur de la philosophie …

Appendices