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Introduction

Si on l’associe à la notion de vertu, qui connote l’excellence morale et la participation active dans les affaires de la cité ou de la république, la notion de responsabilité a des sources très anciennes. Pourtant, le terme demeure mal défini[2] et les références directes à ce vocable sont somme toute assez peu nombreuses dans l’histoire de la philosophie politique, que ce soit dans la tradition libérale ou ailleurs. Si le terme émerge vers la fin du XVIIIe siècle, on l’associe surtout à la sphère politique et plus particulièrement aux modalités de la représentation dans un régime parlementaire. Dans son acception moderne, la responsabilité renvoie généralement au débat entre libre arbitre et déterminisme. Or, deux traditions sont particulièrement influentes dans les articulations modernes de la responsabilité. D’un côté, on estime que l’individu est un agent à la fois rationnel et moral, capable de déterminer ses devoirs et obligations. De l’autre, on estime que le jugement négatif ou positif d’une action individuelle dépend de notre capacité à ressentir de la sympathie et, plus largement, à considérer les réactions à nos gestes. Si la première de ces traditions prend ses sources dans la pensée kantienne, la seconde s’inspire de celle de David Hume[3]. Ces deux visions se verront alternativement appropriées, élargies, critiquées ou invalidées dans les explorations plus contemporaines de la responsabilité en philosophie[4]. Encore une fois, ces deux perspectives renvoient au débat entre l’imputation de la responsabilité à un individu rationnel et capable de choix ou aux circonstances sociales, familiales et culturelles qui façonnent l’individualité et la décision. Cette problématique préoccupe aussi la philosophie du droit, qui s’attarde à identifier les chevauchements et les distinctions entre imputabilité morale et légale[5]. Une autre interprétation influente de la responsabilité nous vient de Hans Jonas[6], pour qui les transformations engendrées par la technologie moderne ont grandement fragilisé notre espace vital, ce qui devrait mener à une reconsidération profonde des devoirs et obligations de l’humanité face à elle-même, à sa postérité et à l’environnement.

Le présent article s’intéresse à la notion de responsabilité, mais dans une optique passablement différente. Au lieu d’intervenir dans les débats philosophiques sur la question, j’entends mettre en relief son émergence, sa dissémination et ses différentes articulations dans les discours public, politique et académique. Les exhortations de plus en plus fréquentes à la responsabilité dans les politiques publiques et les discours de la classe politique en Occident (particulièrement dans le monde anglo-saxon) s’inscrivent dans le contexte d’une revalorisation de la rationalité individuelle et des dispositions entrepreneuriales. Plutôt que d’en définir le contenu de façon abstraite, il s’agit ici d’identifier les usages, incarnations et effets de la responsabilité dans le contexte d’un mode de gouvernement néolibéral. En d’autres termes, il s’agit de déterminer en quoi les différentes mobilisations du terme produisent certains modèles de subjectivité et par là même, certains effets disciplinaires. Pour ce faire, je me réfèrerai au concept de « gouvernementalité » développé par Michel Foucault. Bien que ce dernier ne s’intéresse pas directement à la notion de responsabilité et qu’il ne serait pas question pour Foucault d’établir les assises morales du concept, sa méthode généalogique peut certainement être utilisée pour en dégager les fonctions stratégiques. Dans ce cadre, la responsabilité prend davantage la forme d’une norme dont le contenu émerge à l’intersection des pratiques et discours officiels à un moment historique donné. L’apport de la gouvernementalité à une étude critique de la responsabilité consiste donc ici en une dénaturalisation des standards qui façonnent nos aspirations et nos réflexes, en une mise en relief des exclusions et hiérarchisations qui découlent des usages dominants de la responsabilité et en une mise en lumière de son rôle dans la régulation sociale et culturelle à l’ère néolibérale.

Les invocations récentes à la responsabilité paraissent être de deux ordres. Le premier est lié à l’atteinte de l’autonomie et à l’évaluation individuelle des coûts sociaux de certains comportements dans un mode de gouvernement néolibéral. Le deuxième est lié précisément à ce qu’une rationalité néolibérale ne peut pas produire, c’est-à-dire aux déterminations normatives qui dépassent les cadres de l’utilité et de la liberté économique. Cette dernière version passe par différents médiums et modes de pouvoir. D’un côté, les élites politiques, dépositaires d’une sagesse exclusive, peuvent imposer une vision du bien commun par la loi; de l’autre, les formes associatives et participatives qui émergent dans les années 1990 peuvent être vues comme des moyens d’atténuer les effets sociaux et culturels du néolibéralisme et d’atteindre le bien commun par l’engagement citoyen.

Ce que nous appelons « rationalité de gouvernement » consiste non pas en un appareil idéologique qui parvient à s’imposer par la falsification systématique du réel, mais plutôt en un ensemble de techniques, d’idées et de calculs qui définissent, compartimentent et distribuent les catégories et méthodes utilisées dans l’administration des choses et des hommes[7]. La rationalité néolibérale de gouvernement se définit sommairement par la généralisation d’une logique micro-économique au comportement individuel ainsi qu’à la gestion sociopolitique. La version strictement néolibérale de la responsabilité s’en tient donc essentiellement à un respect et un perfectionnement de la logique économique. De concours avec la flexibilité et la disposition inhérente à l’autocritique d’une rationalité (néo)libérale, l’autre version de la responsabilité opère une sorte de dédoublement critique, c’est-à-dire qu’elle remédie aux insuffisances et effets potentiellement délétères du mode de gouvernement en place en même temps qu’elle déplace et modifie ses techniques. Précisons que la gouvernementalité libérale, que nous définissons en détail plus loin, constitue un modèle idéalisé de la subjectivité et de l’administration des flux économiques et humains. Dans les faits, elle est constituée de systèmes de corrélation variables entre des constructions discursives comme la sécurité, la liberté et la responsabilité. Les différentes formes historiques de la gouvernementalité sont ainsi loin d’être hermétiques et unifiées. Comme nous le verrons, elles adoptent aussi des contours distincts selon les contextes nationaux.

L’article se divise en quatre parties. La première s’attarde à définir la gouvernementalité libérale, tout en situant la place de la responsabilité dans ces mêmes configurations. Bien que je me concentre sur les quatre dernières décennies, je reviendrai sur quelques-unes des formulations initiales de la responsabilité dans le cadre plus large de la philosophie politique libérale. La deuxième partie se penche sur les modalités de la rationalité néolibérale et du gouvernement par la communauté. La troisième partie aborde les particularités de la gouvernementalité américaine dans les quarante dernières années. Afin d’illustrer les différentes mobilisations et définitions de la responsabilité dans ces schémas de gouvernement et les différentes combinaisons entre une rationalité néolibérale et ce que j’appellerai avec le sociologue britannique Nikolas Rose une rationalité « éthico-politique[8] », j’étudierai un programme social particulier, soit l’Aid to Families with Dependent Children (AFDC), rebaptisé Temporary Assistance for Needy Families (TANF) en 1996 dans la quatrième partie. J’ai choisi d’étudier ce programme parce qu’il touche à deux éléments fondamentaux dans l’administration de la population et la production d’un certain sujet, soit le travail et la famille. La production d’un sujet responsable repose donc sur des exhortations à la fois morales et économiques. D’un côté, le travail constitue l’une des formes privilégiées de la réalisation de soi et de l’intégration sociale. De l’autre, la famille devient un vecteur important de la régulation sociale, dans la mesure où elle fournit un cadre pour la constitution de la conscience morale et des qualités motivationnelles de ses membres individuels, dans l’espoir qu’elle devienne un espace autonome pour la reproduction sociale. Bien que l’on ne puisse affirmer que ce programme représente l’ensemble des calculs et des réflexions qui entourent la configuration des programmes sociaux dans l’Amérique contemporaine, on peut néanmoins y voir les grandes lignes de la combinaison entre les rationalités néolibérales et éthico-politiques.

1. La gouvernementalité libérale

À partir de 1977, Foucault commence à réfléchir dans ses cours au Collège de France aux modes de contrôle et de classification qui s’étendent non plus seulement à l’individu, mais à l’ensemble du corps social. Pour Foucault, il s’agit d’identifier les pratiques et mécanismes qui accompagnent l’émergence d’un objet de savoir fondamentalement nouveau à la fin du XVIIIe siècle, soit la « population ». L’émergence de cet objet de savoir est liée à un ensemble de préoccupations économiques et politiques, notamment la croissance démographique, les taux de natalité et de mortalité, la « capacité de travail » ainsi que l’utilisation et la répartition des ressources[9]. Ces problèmes et préoccupations sont à leur tour répertoriés, triés, compilés, distribués et modulés à l’aide de nouvelles techniques et de nouveaux savoirs. Foucault désigne l’ensemble de ces mécanismes sous le nom de gouvernementalité. Plus précisément, cet ensemble est :

constitué par les institutions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d’exercer cette forme bien spécifique, quoique très complexe, de pouvoir qui a pour cible principale la population, pour forme majeure de savoir l’économie politique, pour instrument technique essentiel des dispositifs de sécurité.[10]

La multiplication des préoccupations gouvernementales fait en sorte que la fonction et la raison d’être de l’État ne se limitent plus seulement à augmenter le nombre de sujets sur un territoire donné ou à établir un contrôle toujours plus total sur ces mêmes sujets, mais bien à gérer les flux et processus qui agissent sur les forces vitales de la population. La gouvernementalité suppose donc une forme de pouvoir distincte dont l’objectif n’est pas simplement de proscrire des comportements ou de discipliner les individus, mais bien de « laisser faire », de laisser circuler. Cette conception proprement foucaldienne du pouvoir rompt avec les créneaux de la théorie politique moderne, qui entend localiser les sources de l’autorité et de la légitimité dans une entité abstraite comme le souverain, le peuple ou l’État, et critique implicitement une position marxiste, portée à réduire la multiplicité des dominations à la seule domination de classe et à s’incarner dans la structure juridico-politique du parti[11].

Comme l’affirme Colin Gordon, la gouvernementalité consiste en la « conduite de la conduite, c’est-à-dire en une forme d’activité qui façonne, guide et affecte la conduite des personnes.[12] » Plus que des rationalités générales qui disposent les hommes et les choses, les différentes incarnations historiques de la gouvernementalité produiront aussi des comportements et des sujets particuliers. En tant que mode de pouvoir, la gouvernementalité individualise en même temps qu’elle totalise[13]. Foucault concentre la majeure partie de ses cours de 1978 et 1979 sur l’art libéral de gouverner. Ce dernier, qui se développe en parallèle avec la limitation juridique du pouvoir politique et la formalisation des libertés individuelles, se doit avant tout de mesurer et de favoriser le bonheur relatif et la productivité de la population. Par là même, la gouvernementalité libérale doit « produire » des libertés politiques et économiques[14]. Dans ce contexte, la raison d’être de l’État libéral est de fournir les conditions minimales pour que s’épanouisse non seulement la liberté individuelle, mais aussi les processus qui découlent des interactions entre individus libres. Il va de soi que la notion de liberté invoquée ici a un caractère plutôt instrumental, c’est-à-dire qu’elle s’apparente beaucoup plus à un espace abstrait où les limites de l’intervention dans les processus sociaux sont calculées qu’à une propriété naturelle de l’individu. La production de libertés économiques et politiques est cependant contrebalancée par ce que Foucault appelle les « mécanismes de sécurité ». Le jeu stratégique entre liberté et sécurité, qui n’est pas ici à somme nulle, mais bien coconstitutif, est précisément ce qui anime l’« économie du pouvoir » du libéralisme[15].

Dans une rationalité libérale de gouvernement, le marché devient la référence principale pour le déploiement du pouvoir politique et les individus viennent à être définis comme des sujets d’intérêts, qui répondent la plupart du temps à la logique du calcul économique. Comme le souligne Graham Burchell, « le prototype de l’homme économique devient le corrélat et l’instrument du nouvel art de gouverner.[16] » L’idée d’un « sujet comme principe d’intérêt », dit Foucault, apparaît avec la philosophie empirique anglaise. De John Locke jusqu’aux Lumières écossaises, il s’agit de chercher à « fonder le principe de rationalisation de l’art de gouverner sur le comportement rationnel de ceux qui sont gouvernés.[17]» C’est précisément l’incompatibilité entre « la multiplicité non totalisable caractéristique des sujets d’intérêt » et « l’unité totalisante du souverain juridique[18] » qui définit le libéralisme moderne. En outre, Adam Smith suggère que l’équilibre naturel qui procède de l’expression combinée des intérêts individuels est une force qui ne peut être totalement comprise ou maîtrisée par une autorité souveraine. Pour Smith, il s’agit précisément de démontrer aux chefs d’État de l’époque les limites et les effets potentiellement délétères que certaines interventions juridico-politiques peuvent avoir sur le bien-être de la population. La science de l’économie politique consacre donc l’ignorance du souverain et confirme son retrait partiel des processus spontanés qui émanent de la population, elle-même constituée d’intérêts multiples. Foucault souligne aussi que plusieurs philosophes des Lumières, notamment Immanuel Kant, associent la diffusion du libre commerce à la justice, à la civilité et à une incarnation toujours plus parfaite de la raison et de la nature[19].

Afin de préciser ce que j’entends par gouvernementalité libérale, j’indiquerai trois éléments de définition. Premièrement, la gouvernementalité libérale est plus une « manière de faire » et un éthos qu’une philosophie politique ou une idéologie. Cela ne veut pas forcément dire que les questionnements sur les fondements du pouvoir et de la communauté politique seront complètement évacués, mais bien que la préoccupation de ce nouvel art de gouverner est avant tout de gérer, disposer, sélectionner et distribuer les flux vitaux. Deuxièmement, elle s’efforce à la fois de retranscrire et moduler les dispositions individuelles, qui peuvent toucher tant aux intérêts qu’aux préférences, aspirations et besoins, toujours dans l’optique générale de maintenir ou de produire le contentement relatif de la population. Troisièmement, si on se projette un peu dans l’avenir, la gouvernementalité libérale démontre une flexibilité et un penchant à l’autocritique remarquables. Dans une large mesure, sa pérennité repose sur une capacité intrinsèque à reconnaître ses insuffisances et à y remédier avec de nouveaux mécanismes plus souples et sophistiqués. Comme le note Mitchell Dean, la gouvernementalité libérale est « un instrument critique polymorphe et permanent qui peut se retourner contre la forme de gouvernement qui précède.[20] » La convergence de multiples critiques peut donc éventuellement déplacer ou modifier le type de gouvernementalité qui prévaut à un moment donné. Nous n’avons qu’à prendre pour exemple la remise en question du désengagement de l’État dans les processus socioéconomiques à partir de la fin du XIXe siècle, qui se matérialisera dans l’adoption de politiques keynésiennes quelques décennies plus tard.

Il n’a pas été question jusqu’ici de responsabilité, et cela est dû en partie au fait que Foucault n’utilise pas réellement le terme. Cependant, cette notion revient ponctuellement dans la critique interne de la gouvernementalité libérale, notamment quand il s’agit de compenser pour les « excès » ou lacunes de la liberté ou d’expliciter le lien entre implication citoyenne et bien commun. La responsabilité intervient à la fois dans la volonté de donner une définition plus précise de l’intérêt et dans la remise en cause de l’infaillibilité de la rationalité individuelle. Cela peut se traduire autant par la formulation d’une pensée philosophique faisant contrepoids au libéralisme, que par l’élaboration de politiques qui jaugent les conséquences sociétales et la moralité d’un comportement donné. Comme nous nous intéresserons principalement au contenu et aux usages stratégiques de la responsabilité au sein d’une rationalité spécifiquement néolibérale, je me restreindrai à quelques remarques sur les instrumentalisations possibles du terme dans les formes gouvernementales qui ont précédé le néolibéralisme. D’un point de vue foucaldien, il va sans dire que la responsabilité, tout autant que la liberté, n’a aucune essence ou contenu fixe. Elle s’insère toujours dans un champ de forces particulier et se définit dans ses relations variables avec d’autres constructions discursives comme la liberté ou la sécurité.

Chez les philosophes britanniques de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la société civile constitue une préoccupation centrale. Foucault interprète cette préoccupation comme une volonté de circonscrire un espace qui est à la fois attentif au pouvoir politique et à « la spécificité de l’économie » sans pour autant correspondre complètement ni à l’un ni à l’autre de ces vecteurs[21]. Plusieurs dispositions morales comme « l’intérêt désintéressé », la « compassion » ou la « sympathie », que l’on retrouve d’ailleurs dans plusieurs traités philosophiques des Lumières écossaises[22], ne figurent pas explicitement dans les diagrammes de l’économie politique, et donc d’une rationalité de gouvernement libérale. Cette « synthèse spontanée[23] » qu’est la société civile constitue ainsi un agrégat de dispositions individuelles parfois contradictoires parmi lesquelles on pourrait retrouver la responsabilité, ou du moins certaines versions de la responsabilité. Disons simplement que la discussion à propos de la société civile ouvre sur une certaine ambiguïté, sur un espace excédentaire que l’on ne peut forcément totaliser, mais qui sert néanmoins de point de référence et d’objet à connaître pour le déploiement efficace des dispositifs gouvernementaux[24]. J’estime qu’il y a eu au courant des derniers siècles une certaine évolution et une amélioration de la capacité à retranscrire et instrumentaliser les propensions individuelles dans les schémas de la gouvernementalité libérale. La responsabilité se décline à la fois comme une critique philosophique qui s’insère dans divers courants idéels situés dans le temps et comme une matrice aux usages plus pragmatiques, par exemple comme donnée additionnelle dans l’élaboration de politiques publiques.

Avant d’aborder la gouvernementalité néolibérale, il convient de s’attarder au moins brièvement à la configuration gouvernementale qui la précède, qui constitue à la fois l’objet de ses critiques et le spectre qui continue de la hanter aujourd’hui. À partir de la fin du XIXe siècle, les risques associés au développement économique et technologique commencent à être pris en compte et se voient transformés en données quantifiables et manipulables. L’unité d’analyse n’est donc plus simplement l’individu, mais les groupes sociaux identifiables, et donc les formes associatives comme la famille, les ordres professionnels, les mouvements politiques ou les groupes religieux[25]. Il ne s’agit plus simplement de favoriser des processus spontanés à distance, mais bien de manipuler activement les variables socioéconomiques qui touchent au bien-être collectif[26]. Par conséquent, on assiste à la multiplication des agences administratives et à l’éclosion des différentes sciences de la société comme la sociologie, la démographie et la psychologie afin de mieux connaître, enregistrer et moduler ces variables. L’émergence de l’État-providence annonce ainsi un rapport plus étroit entre expertise et administration. Le travail des institutions disciplinaires, qui consiste à observer, segmenter et orienter l’activité des corps individuels, est maintenant relié à une spécification de la normalité qui s’étend à l’ensemble du corps social, c’est-à-dire que les termes de l’inclusion, de l’exclusion et de la différentiation sont fixés par les nouvelles modalités du bien-être collectif.

2. La gouvernementalité néolibérale et le gouvernement par la communauté

Dans une série de cours intitulée Naissance de la biopolitique[27], Foucault met en relief l’émergence et la gestation d’un mode de gouvernement néolibéral qui commence à s’installer en Occident sous diverses formes. Il prend pour exemple l’ordolibéralisme allemand de l’entre-deux-guerres[28] et le néolibéralisme américain, qui prend ses sources dans la pensée de Friedrich Hayek, mais atteint son paroxysme dans l’oeuvre de Gary Becker, l’une des figures de proue de l’école de Chicago[29]. Curieusement, la plupart des prolongements de l’oeuvre de Foucault sur le sujet et des études sur les formes plus contemporaines de la gouvernementalité néolibérale nous viennent de sociologues anglo-saxons comme Nikolas Rose et Mitchell Dean. Dans ce qui suit, je soulignerai les caractéristiques générales de la rationalité néolibérale, tout en considérant la place de la responsabilité dans les diagrammes gouvernementaux récents.

En général, l’idée selon laquelle le bien-être des citoyens individuels dépend de celui de la communauté sociale, dont les besoins sont représentés dans les institutions étatiques, est critiquée dès les années 1940 par des penseurs comme Hayek. Inquiet de la bureaucratisation et de la militarisation de l’État, Hayek veut en limiter les fonctions au respect de certaines conventions morales et culturelles. La rationalité économique, combinée à la capacité que chaque individu a d’exercer son autonomie au sein d’un mode d’interaction sociale relativement développé, doit servir de modèle à l’exercice du pouvoir politique. Néanmoins, et c’est en partie cela qui distingue le néolibéralisme du libéralisme classique, les processus tels que la concurrence ne sont pas naturels; ils naissent dans des conditions bien particulières et doivent être activement favorisés par les instances politiques[30]. Ce n’est pas avant les années 1970 que l’on assiste à un déplacement et à un remaniement progressif de l’État-providence. La valorisation croissante de l’ingéniosité et de la créativité individuelle, qui émerge à l’intersection de l’esthétisme contre-culturel et des doléances d’une classe entrepreneuriale ennuyée par une règlementation trop lourde, s’oppose de plus en plus à la sclérose et au conformisme du modèle social. On estime l’individu suffisamment autonome et raisonnable pour exercer ses choix. Le fait même de choisir parmi l’éventail grandissant des biens de consommation exprime à la fois l’identité, la rationalité et l’autonomie[31].

Contrairement au libéralisme classique et au libéralisme social, le sujet/citoyen néolibéral est gouverné à travers les « communautés » auxquelles il ou elle a choisi d’appartenir et est catalogué selon son mode de vie, son orientation sexuelle ou ses habitudes de consommation[32]. La gouvernementalité néolibérale codifie les transformations subjectives liées à la consommation de masse dans l’après-guerre et guide la conduite individuelle à travers des techniques plus discrètes et sophistiquées. En d’autres mots, bien qu’elle concrétise les penchants à l’autonomie et à la rationalité économique, la gouvernementalité néolibérale doit aussi être en mesure de produire et de développer ces mêmes qualités. Des termes comme l’empowerment et la « réalisation de soi » viennent s’immiscer dans le discours public et intégrer les programmes politiques[33]. Évidemment, ces invitations à l’autonomie et à la persévérance prennent place dans le contexte d’une crise de l’État-providence et du resserrement des dépenses publiques. Je pense néanmoins que la restructuration majeure du travail et de l’appareil étatique dans les années 1980 dépend de l’intégration et de la reproduction plus ou moins élargie de ces dispositions par les membres individuels d’une population.

De concert avec ces nouvelles orientations culturelles, on assiste à une revalorisation des acteurs économiques privés et à l’affirmation progressive des pouvoirs régulateurs de la compétition. Le rôle de l’État sera donc reconfiguré et consistera de plus en plus à émettre des objectifs et des standards, surveiller et vérifier les processus d’attribution et allouer des budgets[34]. Par contre, l’appareil administratif devra aussi respecter les critères qu’il impose aux organismes soumissionnaires, c’est-à-dire que les institutions publiques devront faire la démonstration de leur efficience et se soumettre à une évaluation continuelle de leurs programmes. Dans ce contexte, les citoyens sont avant tout des consommateurs de services qui sont tenus de sélectionner, toujours en fonction de leurs aptitudes propres et de la croyance que les ressources sont limitées, les meilleurs moyens de maintenir ou d’améliorer leur « qualité de vie »[35]. Cela suppose que le citoyen est désormais responsable de ses choix, et donc de ses succès autant que de ses échecs. Comme le souligne Rose, le rôle de la psychologie dans la constitution de quelque chose comme une subjectivité néolibérale est déterminant. L’exercice de la liberté étant lié à une logique micro-économique et à une propension à l’auto-actualisation, la réalisation de soi et la prospérité dépendent de l’habileté à prendre les bonnes décisions dans un environnement compétitif. La prolifération des techniques comme la méditation, les thérapies par la parole, les livres sur l’auto-assistance, etc. dénote un désir assez répandu de surmonter les obstacles à l’épanouissement individuel et la réussite matérielle.

Les effets de la gouvernementalité néolibérale, particulièrement bien ancrée en Grande-Bretagne et aux États-Unis à partir des années 1980, commencent cependant à être notés et critiqués. Citoyens, intellectuels et instances politiques constatent l’érosion des normes morales depuis les années 1960, ce qui se traduit par l’émergence ou la recrudescence de nombreux « problèmes sociaux » comme la criminalité, la consommation de drogue et la désintégration de la famille, et déplorent les conséquences sociétales de la valorisation excessive de l’intérêt personnel. L’émergence de cette critique multiforme coïncide avec la réapparition d’une forme de républicanisme civique dans les écrits d’Alasdair MacIntyre, Michael Sandel, Charles Taylor et Michael Walzer et avec celle du néoconservatisme américain. Ces courants de pensée incarnent les différentes tentatives de renouer avec l’idée du bien commun et d’identifier les fins et les moyens qui s’y associent (renouvellement d’une culture civique, restauration du prestige moral de l’État, retour au citoyen-soldat, etc.). C’est en partie dans cette lignée que nous pouvons situer la discussion contemporaine autour de la notion de vertu ou, plus couramment, de responsabilité. Par contre, cette discussion se heurte à l’attachement durable au multiculturalisme et au respect de la différence et de l’individualité, surtout dans les pays anglo-saxons. C’est d’ailleurs ces deux pôles que le communautarisme dit « idéologique » tentera de dépasser ou d’accommoder[36].

La multiplication rapide des organismes communautaires et des organisations non gouvernementales vouées à des causes spécifiques dans les années 1990 annonce aussi la redécouverte de la notion de société civile. Cependant, contrairement à son incarnation au XVIIIe siècle, la société civile est devenue un vecteur actif de la rationalité néolibérale de gouvernement dans la mesure où l’on a officialisé sa définition, précisé ses fonctions et répertorié ses composantes de façon systématique. Par là même, on assiste à l’instrumentalisation intensive des qualités individuelles et relations sociales normalement associées à la société civile, de sorte que celle-ci n’est plus extérieure au marché et au pouvoir politique, mais bien pleinement investie par les deux. Plus encore, la reconnaissance politique et juridique des organisations à vocation éthico-politique concrétise l’investissement de tout un « champ moral[37] ». Encore une fois, nous voyons comment toute une série de nouvelles pratiques sociales et de courants intellectuels vient intégrer et reconfigurer le diagramme gouvernemental en place. Des programmes comme la police communautaire, le volontariat, les projets de développement locaux et internationaux jouent un rôle de plus en plus important dans la réorganisation de la gouvernance selon des identifications morales. Le rôle de l’État consiste ici principalement à entretenir ces réseaux de solidarité soi-disant spontanés. Ce que Rose appelle le gouvernement par la communauté repose donc sur l’intériorisation d’une responsabilité à deux versants, c’est-à-dire « une responsabilité à soi-même et une obligation aux autres de par son appartenance à des réseaux associatifs locaux et internationaux.[38] »

Dans un premier temps, la responsabilité prend des formes spécifiques au sein même d’une rationalité néolibérale de gouvernement. Elle est ici principalement liée à l’usage de la rationalité individuelle, c’est-à-dire au succès relatif des choix et des calculs individuels. Par exemple, l’idée selon laquelle les sans-emplois et les criminels ont fait de mauvais choix et de mauvais calculs est de plus en plus répandue dans plusieurs pays occidentaux à partir des années 1980[39]. Selon cette même logique, la gestion du risque, l’éducation des enfants, le fait d’habiter un certain quartier, etc. sont autant de facteurs liés à la responsabilité individuelle. Au bout du compte, les individus qui paraissent refuser d’assumer leurs responsabilités, en d’autres termes qui ne participent pas à l’optimisation du bien-être de la population selon les impératifs de la gouvernementalité néolibérale, se voient punis, disciplinés ou simplement laissés à eux-mêmes.

Deuxièmement, les formes et le contenu de la responsabilité sont en partie dictés par des courants idéologiques qui se distinguent du néolibéralisme, soit diverses variantes conservatrices, communautaristes et néorépublicaines. Il s’agit pour ces différentes tendances de solidifier et de fournir un complément à la gouvernementalité néolibérale dont le contenu moral demeure mal défini.

Troisièmement, la responsabilité dépasse le stade de la critique philosophique et des discours officiels pour devenir immanente aux programmes de gouvernance à partir des années 1990. Ce que Rose appelle le gouvernement par la communauté renvoie au déploiement d’un mode éthico-politique qui a pour effet de formaliser le partenariat stratégique entre l’État et les organismes communautaires. Depuis les années 1990, la responsabilité se matérialise aussi dans une revalorisation de l’implication citoyenne, qui prend souvent la forme d’une participation à des regroupements à vocation éthique ou communautaire (l’appartenance à diverses ONG, la surveillance de quartier, etc.).

3. La spécificité américaine : liberté et responsabilité dans l’ère contemporaine

Bien que nous ayons jusqu’ici présenté la gouvernementalité sous ses formes générales, chaque contexte national a ses spécificités. Aux États-Unis, le discours politique a ceci de singulier qu’il ne dépasse pas réellement le cadre du libéralisme[40]. La notion de liberté a donc une tonalité distincte aux États-Unis puisqu’elle fait l’objet de nombreuses spécifications juridico-politiques en même temps qu’elle constitue un idéal constamment réactivé par la population et les chefs d’État. La méfiance envers les instances politiques centralisées demeure également un trait caractéristique de la culture politique américaine, ce qui est en partie dû au fait que le niveau de développement de l’appareil administratif et juridique ainsi que l’unité territoriale et politique normalement associés à l’émergence de la gouvernementalité ne sont pas réellement atteints avant la première moitié du XXe siècle. Mentionnons enfin que la composition raciale de la population américaine correspond à des divisions socioéconomiques durables, les Afro-américains et les Hispano-américains demeurant plus à même d’être pauvres, criminalisés et exclus.

Cette forte tradition libérale est ponctuée par des exhortations périodiques à la responsabilité et à l’implication citoyenne[41]. Me concentrant sur les trente dernières années, je suggère que la configuration de la gouvernementalité américaine repose sur deux axes complémentaires, soit une rationalité néolibérale caractérisée par l’application d’une logique économique à toutes les dimensions de la vie sociale et de la psychologie individuelle, et une rationalité éthico-politique multiforme qui entend rétablir l’autorité morale de l’État, contrer l’influence des élites libérales et revaloriser la vertu citoyenne[42]. J’estime que les différentes formulations de la responsabilité dans l’Amérique contemporaine découlent en grande partie de la relation complexe et variée entre ces deux paradigmes.

Foucault observe que pour le néolibéralisme américain, « il s’agit toujours de généraliser la forme économique du marché[43] », c’est-à-dire qu’il y a une volonté de ramener toutes formes sociales et existentielles à la logique du marché. Il ne s’agit donc plus simplement d’étudier l’économie en fonction de processus généraux comme le capital, l’investissement ou la production, mais bien d’analyser « la rationalité interne » et la « programmation stratégique de l’activité des individus[44] ». Le travailleur individuel devient alors un référent économique de première importance, dont on peut évaluer et moduler les capacités physiques et intellectuelles dans l’espoir d’augmenter la productivité générale. Plus encore, ce que Foucault appelle la « forme entreprise » devient un « modèle de l’existence même, une forme de rapport de l’individu à lui-même, au temps, à son entourage, à l’avenir, au groupe, à la famille.[45] » L’éducation des enfants, le choix d’établissements scolaires, le choix d’un partenaire de vie, etc. sont vus comme autant d’investissements qui peuvent mener à un avantage comparatif. Cet ensemble de déterminations trouve sa plus haute expression dans le concept de « capital humain » élaboré par les économistes américains Théodore Schultz et Gary Becker. Selon cette perspective, l’individu doit se percevoir comme son propre capital, sa propre entreprise[46] afin de pouvoir s’adapter à tous les contextes, demandes et situations.

Si nous transférons cette rationalité à l’échelle de la population, il s’agit de contrôler, filtrer et améliorer le capital humain[47]. Cela implique donc une forme de sélection et de responsabilisation, c’est-à-dire que ceux qui n’auront pas suffisamment investi dans leur propre capital seront écartés de façon plus ou moins directe. Ce modèle de subjectivité est aussi suggéré et réaffirmé par toute une série de médiums culturels et de discours qui prônent la persévérance et les vertus de la compétition. Enfin, cette rationalisation économique constituera une façon d’évaluer le pouvoir politique, ses dépenses, ses programmes, en termes de ce qui est nécessaire ou superflu[48]. Cela ne veut pas dire que l’État prendra en charge l’amélioration du capital humain pour l’ensemble de la société, mais bien qu’il assistera les individus ayant démontré la volonté d’investir en eux-mêmes.

Certains économistes et sociologues américains comme Milton Friedman, Charles Murray et George Gilder, pour ne nommer que les plus connus, voient le marché comme un modèle politique et moral. Pour Friedman, la liberté économique est un « prérequis pour la liberté politique.[49] » Cette affirmation se rapporte évidemment à la critique néolibérale de l’État-providence. De façon générale, cette critique souligne les effets néfastes de programmes sociaux jugés trop généreux, du contrôle exagéré des indicateurs macro-économiques et du refus obstiné de reconnaître l’inégalité fondamentale des talents. Dans cette optique, le rôle de l’État doit se borner à assurer la libre expression des aptitudes individuelles et de la concurrence entre les agents économiques. Pour Friedman, il s’agit de rétablir « l’ordre naturel des choses », caractérisé en tout premier lieu par l’inégalité. Il est tentant, dit-il, « de croire que le gouvernement peut rectifier ce que la nature a engendré », mais au bout du compte la vie est injuste et « il est impératif de reconnaître jusqu’à quel point nous bénéficions de l’injustice que nous déplorons.[50] » Malgré leurs bonnes intentions, les programmes sociaux ont pour conséquence de décourager les citoyens de travailler, d’épargner ou d’innover[51]. Selon Friedman, l’État ne doit pas non plus avoir une part dans la formulation de la responsabilité morale, qui doit demeurer une affaire strictement privée.

Dans Loosing Ground[52], Murray mène une attaque soutenue contre l’assistanat et insiste sur le fait qu’il faut mettre fin à la « culture de dépendance » qui afflige une partie de la société américaine (principalement afro-américaine et hispano-américaine). Il affirme que la meilleure façon de changer un comportement est de faire usage du renforcement négatif[53]. Il s’agit ici de réduire les prestations sociales, particulièrement pour les personnes aptes au travail. D’un côté, les individus doivent mesurer les risques associés au chômage et à la passivité, de l’autre l’État doit éliminer la viabilité de ces mêmes options. Un autre commentateur influent dans les années 1980, Gilder[54], présente la pauvreté comme un choix individuel, encouragé par un système de sécurité sociale irresponsable et irrationnel. Il estime que certains programmes sociaux contribuent même à l’éclatement des familles, ce qui engendre d’autres problèmes comme une hausse de la criminalité. Le maintien de l’unité familiale classique, c’est-à-dire de la famille nucléaire, a donc des implications aussi bien sociales qu’économiques. On voit ici que la moralité se décline de différentes façons dans la pensée néolibérale américaine. D’un côté, on peut la considérer, un peu à l’image du libéralisme classique, comme une affaire strictement privée, de l’autre, on peut la considérer selon son utilité et ses effets sur la stabilité de l’ordre social. Comme nous le verrons, cette dernière interprétation présente certaines similarités avec le néoconservatisme.

Dès son arrivée au pouvoir, Ronald Reagan a concrétisé un programme de décentralisation et délégué plusieurs tâches au secteur privé et aux États. Cette nouvelle ère a donné lieu non pas à un retrait du pouvoir fédéral, mais bien à une reconfiguration ou une réorientation stratégique de son activité. L’État central a reproduit et mis en pratique l’idée selon laquelle la concurrence permet d’identifier les acteurs qui méritent d’être soutenus ou non. Le mandat de Reagan s’est aussi distingué par le traitement particulièrement sévère réservé aux individus jugés néfastes. Les couches les plus défavorisées de la société américaine ont fait l’objet de mesures disciplinaires, dont le resserrement considérable des conditions pour obtenir des prestations sociales, ou ont carrément été abandonnées, comme en fait foi l’épidémie du crack qui a sévi dans plusieurs ghettos afro-américains au courant des années 1980. De concert avec la désagrégation progressive de l’État-providence, la conceptualisation de la criminalité repose non plus seulement sur une considération des facteurs sociaux et économiques qui peuvent mener au crime, mais sur l’idée que certains individus n’ont tout simplement pas les qualités morales ou intellectuelles requises pour respecter la loi. Comme le sociologue James Q. Wilson l’affirme : « les gens méchants existent bel et bien. Il n’y a rien à faire sauf les séparer des gens innocents.[55] »

Le néolibéralisme américain est donc caractérisé par l’« économisation » de la vie sociale et psychologique, par la critique et l’évaluation du pouvoir politique selon une rationalité économique, par un recalibrage du rôle et des fonctions de l’État et par la « disciplinarisation » ou l’abandon des individus jugés irrécupérables. En revanche, certains critiques, dont les penseurs associés à la persuasion néoconservatrice[56], considèrent que les néolibéraux ont tendance à surestimer la capacité à l’autorégulation. En effet, l’émergence du néolibéralisme aux États-Unis, qui trouvera sa plus haute expression dans le régime sociopolitique des années 1980, s’accompagne d’un renouvellement du conservatisme américain, en raison de l’apparition plutôt inattendue de forces politiques et culturelles déstabilisantes dans les années 1960. Si la plus grande part de la société américaine avait jusqu’alors observé des valeurs telles que la tempérance et l’unité familiale, de nouvelles formes d’engagement politique et pratiques culturelles ont provoqué une crise à la fois identitaire et institutionnelle. Face à ce qu’ils considèrent comme la complaisance des élites libérales envers l’individualisme, le consumérisme, la permissivité et la dépravation, des intellectuels comme Irving Kristol et Daniel Bell insistent sur le rôle déterminant des élites politiques dans l’élaboration d’une vision morale claire pour l’ensemble de la société américaine.

Ce n’est pas tant que les néoconservateurs soient hostiles à la pensée libérale. De façon générale, ils reconnaissent le bien-fondé de la libre entreprise et la nécessité de protéger les intérêts de la classe entrepreneuriale. La question est de savoir, comme l’indique Bell, « s’il est possible d’en arriver à une série de règles normatives qui protègent la liberté, récompenser la réussite et contribuer au bien commun, tout cela à l’intérieur des contraintes de “l’économique”[57] » Pour d’autres, il s’agit plutôt de recouvrer les formes antérieures du libéralisme. Comme l’indique Kristol en se référant à l’ensemble de l’oeuvre de Smith, « l’individualisme primordial de la pensée politique et sociale moderne culmine généralement dans une certaine vision de la bonne communauté.[58] » De la même façon, plusieurs néoconservateurs portent une grande admiration aux pères fondateurs et à des penseurs comme Alexis de Tocqueville, dont les réflexions philosophico-politiques se prêtent à une articulation conjointe de l’exercice actif de la responsabilité civique et de la préservation du foyer de la liberté individuelle.

Bien qu’il serait fautif de confondre les manifestations politiques et esthétiques de la jeunesse contre-culturelle ou les problématiques sociales et culturelles de 1960 à aujourd’hui avec le néolibéralisme, certaines des injonctions qui s’y associe, comme la « réalisation de soi » et l’expression de l’individualité dans l’éventail grandissant des biens de consommation, peuvent certainement y être rattachées. Or, pour les néoconservateurs, l’expression de ces tendances ne mène visiblement pas à la stabilité ni à l’unité du corps social. Au contraire, il est pour eux impératif d’orienter les choix et préférences individuelles et de leur donner un contenu spécifiquement moral. Autrement dit, il faut pouvoir pallier l’hésitation néolibérale à légiférer sur la moralité personnelle et sur une version relativement unifiée du bien commun. En s’appuyant sur les pères fondateurs, Tocqueville mais aussi Leo Strauss, les néoconservateurs sont d’avis que la démocratie est mieux préservée quand l’influence de l’opinion publique sur l’élite politique est minimisée[59]. Selon Kristol, l’objectif de tout régime politique doit être d’atteindre une version du bien-vivre et du bien social et non pas seulement de réitérer une conception procédurale de la démocratie[60]. C’est l’État et ses hauts dirigeants, qui par l’entremise de politiques publiques, de discours unificateurs et de mesures punitives, doivent s’affairer à mitiger l’atomisation et la perte des repères moraux au sein de la société américaine. Dans le contexte de la dégénérescence d’institutions comme la famille et l’Église ainsi que de l’érosion du volontariat et des associations citoyennes, la mission de l’État est de récréer un attachement à des valeurs communes. Selon Kristol, les dirigeants politiques doivent avant tout se poser la question suivante : « quel type d’homme ordinaire le gouvernement populaire doit-il produire?[61] »

Bien qu’il soit difficile d’évaluer avec précision l’influence des néoconservateurs sur la politique et la culture états-unienne, on peut néanmoins supposer que l’élection de Reagan ne fut pas étrangère à la visibilité croissante des idées et discours néoconservateurs autant en ce qui a trait à la politique intérieure qu’à la politique extérieure. Cette influence fut encore plus immédiate dans la formulation de la vision stratégique et morale derrière la politique étrangère de George W. Bush. Certes, les néoconservateurs ont toujours eu un accès privilégié aux cercles officiels et ont régulièrement contribué à des publications à grand tirage comme Commentary, The Public Interest, The Wall Street Journal et le New York Times. Leurs monographies et rapports[62] ont aussi généré beaucoup de débats dans les sphères publiques et académiques et, quand ils ne faisaient pas eux-mêmes partie de l’administration, ils étaient régulièrement invités à la Maison-Blanche.

N’étant pas particulièrement hostiles à l’idée d’un État interventionniste, les néoconservateurs ont néanmoins su garder des liens étroits avec les élites financières et économiques, comme leur association durable avec l’American Enterprise Institute en témoigne. Globalement, leur stratégie a plutôt consisté en une conversion patiente des élites politiques et économiques à leurs idées. Commentateurs omniprésents et infatigables, les néoconservateurs ont certainement contribué à la revitalisation du Parti républicain au tournant des années 1980, en menant une offensive idéologique contre ce qu’ils appelaient la « nouvelle classe » et en ravivant l’inimitié envers l’Union soviétique. Née des contestations culturelles et politiques des années 1960, cette nouvelle classe a, selon les néoconservateurs, réussi à noyauter l’espace public en démocratisant l’accession aux partis politiques, dans ce cas particulier au Parti démocrate, et à étendre son influence pernicieuse dans les universités et les médias[63]. À tout le moins, les néoconservateurs ont contribué de manière notable au retour en force de la droite idéologique aux États-Unis.

Si le néoconservatisme est demeuré bien présent dans le paysage idéologique et politique américain au moins jusqu’à la moitié des années 2000, d’autres courants ont aussi eu une influence sur les modalités de la responsabilisation citoyenne et du gouvernement par la communauté des années 1990 à aujourd’hui. Le communautarisme dit « idéologique[64] », principalement associé à Amitai Etzioni, se présente aussi comme une solution à l’étiolement du tissu social et associatif aux États-Unis. À défaut de vouloir installer des normes morales fixes au-delà des points de vue divergents, les communautariens souhaitent trouver un terrain d’entente entre les communautés et les systèmes de croyances. Au lieu de se rabattre sur la loi et le pouvoir étatique, ce courant préconise l’investissement des différents médiums de la société civile et se fonde sur ce qu’Étzioni appelle la « voix morale » du public américain[65]. Pour les communautariens, les standards communs ne peuvent résulter que de la multiplicité des voix culturelles, politiques et économiques et d’un engagement volontaire dans la chose publique.

Les différentes solutions proposées pour pallier l’atomisation et l’apathie passent donc par un État qui légifère sur les principes devant régir la vie sociale ou par l’implication citoyenne diversifiée qui rejoint, à travers le dialogue et le compromis, une version du bien commun. Nous croyons que les différents appels à la responsabilité dans les discours officiels des vingt dernières années aux États-Unis se réfèrent, consciemment ou non, à ces deux paradigmes. Ces inflexions se succèdent ou se côtoient selon les orientations idéologiques des administrations en place. Il faut cependant mentionner que l’influence du néoconservatisme sur les politiques publiques s’est progressivement estompée au profit de celle exercée sur la politique étrangère dans la deuxième moitié des années 1990[66] et dans la première moitié des années 2000. Comme l’affirment quelques commentateurs, la formulation d’une politique extérieure qui insiste à la fois sur les menaces existentielles, et en particulier sur les supposées menaces qui pèsent sur les valeurs et le mode de vie américain, ainsi que sur le rôle indispensable des États-Unis dans la défense de la démocratie libérale à l’échelle mondiale, visent plutôt à assurer l’unité de la sphère intérieure[67].

4. Les politiques sociales aux États-Unis de 1980 à aujourd’hui : l’exemple de l’AFDC et du TANF

L’ère Reagan est caractérisée par un recours marqué aux idées néolibérales autant sur le plan de la gestion de l’économie que du discours sociopolitique. Il blâme l’interventionnisme et le défaitisme des administrations précédentes pour la contreperformance économique et la morosité qui affligent le pays. Reagan entend réanimer les énergies entrepreneuriales et la confiance de la nation et veut restituer la liberté de choix aux individus, aux communautés locales et aux États, qui constituent selon lui le coeur battant de la république. Cette restitution implique un remaniement de la responsabilité et la proscription de comportements ou réflexes associés au régime politique précédent. Cela donnera lieu, entre autres, à une stigmatisation des bénéficiaires de l’aide sociale. Considérant la stagflation, les coûts de production élevés (dûs en partie à la force des organisations syndicales) et le manque de compétitivité à l’international, Reagan met en place une politique monétariste qui vise à contrôler l’inflation et à resserrer les dépenses publiques. Puisque qu’il juge évident que la Great Society[68] n’a pas réussi à enrayer la pauvreté, l’exclusion, le chômage, l’ignorance et la criminalité, le retrait partiel de l’État de la sphère sociale et économique a selon lui beaucoup trop tardé. Afin d’étayer la thèse selon laquelle la gouvernementalité américaine de 1980 à nos jours est constituée de combinaisons variables entre une rationalité néolibérale et une rationalité éthico-politique multiforme, je me concentrerai ici sur un programme social particulier, soit l’Aid to Families with Dependent Children (AFDC), rebaptisé Temporary Assistance for Needy Families (TANF) en 1996. J’ai choisi cet exemple parce qu’il met en lumière plusieurs unités importantes dans la gestion du corps social comme la famille et le travail, et qu’il met en scène le jeu de positions et la répartition stratégique des tâches entre les individus, les formes émergentes de la participation citoyenne et les autorités politiques. De plus, ce genre de programme expose les différents modes de pouvoir qui contribuent à transformer certains individus et « catégories » populationnelles.

Dès son arrivée au pouvoir, Reagan entend mettre un terme au fléau de « la dépendance à l’assistance sociale ». Pour ce faire, il entame une campagne discursive soutenue qui vise à discréditer les individus qui « abusent » du système, et impose une série de sanctions et d’obligations aux bénéficiaires jugés illégitimes[69]. Ces mesures sont regroupées dans le projet législatif intitulé Omnibus Budget Reconciliation Act (OBRA)[70]. L’AFDC, qui fit partie d’une réforme en profondeur de l’assistance sociale en 1962 à travers le Public Welfare Amendment, et qui avait pour objectif de fournir une aide financière aux parents biologiques ou membres de la famille vivant sous le même toit que des enfants défavorisés, est directement visée par la réforme, plus particulièrement à travers les restrictions à l’éligibilité, la réduction des paiements et l’obligation des États de développer des programmes de démonstration Work Incentive (WIN)[71].

Au-delà des mesures disciplinaires et de la dévolution du pouvoir aux États, cette réforme vise les moeurs et les habitudes de vie des bénéficiaires. En particulier, on souligne l’importance du travail rémunéré et d’une vie de famille stable. Dans un rapport d’évaluation de l’AFDC publié en 1986, la commissaire Jo Anne B. Ross explique « qu’un enfant qui voit ses parents se lever chaque matin pour aller travailler constate les bienfaits, financiers ou non, de cette habitude et constate que le travail aide à atteindre ses objectifs ». Ross poursuit en affirmant « qu’avec les prestations régulières, les bénéficiaires ont tendance à perdre de vue leurs obligations, en particulier celle d’être autonomes. Ils s’abandonnent au désespoir[72]» Il y a ici une responsabilisation sur deux plans. D’un côté, les individus vulnérables doivent faire preuve d’optimisme, de résilience et de détermination, de l’autre l’État doit éliminer la possibilité même de choisir entre le travail et l’assistance sociale[73]. L’assimilation des nouveaux paradigmes gouvernementaux implique donc tout un recalibrage psychologique, un « travail sur soi », et la diffusion d’ordonnances morales par les instances politiques. Cette responsabilisation à la fois verticale et horizontale produit des effets disciplinaires, éthiques et économiques.

Le Family Support Act de 1988 continuera le transfère des compétences vers les États et exigera que ces derniers conçoivent leurs propres critères pour l’attribution des prestations. Le projet de loi amorce aussi l’informatisation des dossiers et des paiements pour les pensions alimentaires et introduit des tests de paternité afin de déterminer qui doit réellement recevoir ou payer ces pensions. S’ajoutent à cela des obligations au travail pour les bénéficiaires non exemptés de l’AFDC et l’obligation pour les États de mettre sur pied des activités de formation et de préparation au travail ainsi que de respecter certains quotas de participation. Les individus qui auront réussi à faire la transition de l’aide sociale au travail bénéficieront d’une couverture médicale gratuite pendant un an, d’un remboursement des frais de déplacement et d’un droit d’exemption sur le revenu gagné[74]. Ces incitatifs à la responsabilité proviennent à la fois du pouvoir central et d’une norme sociale émergente sur la place de l’assistanat. En effet, ces discours et ces mesures deviennent la norme aussi bien pour les libéraux que pour les conservateurs en ce qu’elles confortent et produisent le mécontentement des Américains face au style de vie de certains bénéficiaires. En d’autres termes, la société ne peut ou ne veut plus faire les frais des unions hors mariage, des pères irresponsables et des individus paresseux[75]. Une sélection franche s’opère donc entre ceux qui méritent d’être aidés et ceux qui ne le méritent pas. Chaque individu a la responsabilité de calculer les conséquences de ses gestes, que ce soit l’abandon de son épouse ou la décision de vendre de la drogue. Selon cet impératif de la gouvernementalité néolibérale, il s’agit de se maîtriser soi-même afin de ne pas pénaliser les autres membres de la société.

Bien que le gouvernement du bien-être social dans les années 1990 ne déroge pas des techniques néolibérales, le degré et l’étendue du contrôle qui s’exerce sur les personnalités et les habitudes de vie des bénéficiaires ne font que s’accroître. Un nouvel élément vient s’ajouter dans la composition de la gouvernementalité états-unienne, c’est-à-dire que l’on commence à intégrer les prédispositions éthiques des citoyens privés dans l’administration du social. Ces aspirations sont à leur tour instrumentalisées en vue de créer des communautés qui se gèrent elles-mêmes.

On assiste à cette époque à une transformation importante du sens et des opérationnalisations de la démocratie et de la citoyenneté. En somme, l’idée selon laquelle le bien-être social constitue un droit est rendue caduque. Comme avec la plupart des réformes précédant l’AFDC, les changements institués par le Personal Responsibility and Work Opportunity Reconciliation Act (PRWOR) de 1996 se fondent sur l’idée que le bien-être social engendre un état psychologique de désespoir et de dépendance[76]. Encore une fois, le travail et le mariage sont présentés comme des vecteurs de stabilité sociale et même d’efficience. La confiance et la fierté que rapportent le mariage et l’emploi constituent des atouts indéniables dans un univers social confus et atomisé. Dans une étude empirique qui évalue les effets du mariage sur la « qualité de vie », Linda J. Waite constate que ce dernier s’associe à un pouvoir d’achat accru, une meilleure santé et un effet modérateur sur le décrochage et la criminalité chez les adolescents[77]. Il est de plus en plus clair que ces deux vecteurs constituent des instances privilégiées de régulation sociale et qu’ils doivent figurer dans l’élaboration des programmes sociaux et de formations pour les employés de l’État.

Comme l’affirme Nikolas Rose, « les technologies du workfare déploient un mélange de thérapies moralisantes, de pédagogies inculquant des compétences citoyennes et de mesures punitives.[78] » Les individus visés par ces techniques doivent intégrer et mettre en application ce qu’ils apprennent dans les cours d’éducation parentale, les ateliers en préparation au mariage et les programmes de recherche d’emploi. Reconduisant la décentralisation initiée par l’OBRA dans les années 1980, le PRWOR déleste formellement le gouvernement fédéral de sa responsabilité de soutenir les plus vulnérables en la transférant aux États et aux autorités locales. Plus encore, la loi vise à échanger les prestations contre un travail salarié dans les deux ans de versement pour tout adulte apte à travailler, et la révocation complète des prestations après cinq ans au chômage. Ces transformations importantes vont pousser le président Bill Clinton à déclarer que ces mesures « mettent fin au bien-être social tel que nous le connaissons ». L’assistance sociale est à présent définie comme un état transitoire et « temporaire.[79] »

Le PRWOR fixe des taux d’insertion professionnelle rigoureux pour les États. Ces derniers sont aussi tenus de développer des plans personnalisés pour l’emploi, qui visent à impartir les qualités nécessaires à l’obtention et la conservation d’un travail. Les programmes ayant obtenu le plus de succès font l’objet de récompenses financières. On laisse aussi une place de plus en plus importante au secteur privé dans la dispensation des services et dans la valorisation et la diffusion de critères comme le mérite, la qualité et la compétence.

Dans les années 1990, le tiers secteur, composé d’organisations privées, publiques et bénévoles, s’insère dans la configuration gouvernementale en place à travers une variété d’alliances et de partenariats avec le secteur privé et l’État. Ces organisations et regroupements se conçoivent tantôt comme une solution de rechange aux pouvoirs économiques et politiques, tantôt comme de nouveaux espaces pour le travail rémunéré. Cependant, l’obtention de financement pour ces organisations à vocation éthique, que ce soit de sources privées ou publiques, implique la démonstration d’une expertise de pointe, l’habileté de concevoir des plans stratégiques et une capacité d’évaluer les retombées de leurs projets. L’indépendance présumée du tiers secteur ou l’idée selon laquelle une économie dite « sociale » peut humaniser le capitalisme néolibéral est en partie mise en cause par l’obligation de souscrire aux déterminations de la concurrence et de la performance. Aussi, l’idéal du gouvernement par la communauté est d’éliminer la nécessité d’une intervention directe de l’État en créant des communautés morales semi-autonomes, où l’implication citoyenne mène théoriquement à une prise en charge locale de questions comme la sécurité et le bien-être social. Les années 1990 donnent notamment lieu à la création d’organisations ombrelles comme AmeriCorps, dont le mandat est d’« améliorer les vies, de renforcer les communautés et de favoriser l’engagement citoyen par le biais du service public et du volontariat en vue d’aider, d’éduquer et de restaurer les communautés défavorisées.[80] » D’autres regroupements et organismes à but non lucratif plus anciens, comme la Coalition on Human Needs et la Goodwill Industries prennent une place importante dans la promotion de politiques publiques qui répondent aux besoins des populations vulnérables, et dans tout ce qui entoure la formation et l’insertion professionnelle[81]. La recrudescence d’activités à caractère éthiques par les citoyens est aussi prise en compte dans l’élaboration de politiques visant à favoriser la « qualité de vie » des communautés locales. Il faut désormais impliquer et faire participer les citoyens dans les consultations qui touchent à la gestion du social[82].

L’autre composante notable du Personal Responsibility Act est sa conceptualisation du mariage et de la famille. La loi établit le mariage comme l’un des piliers de la stabilité sociale[83]. Les parents sont ainsi tenus responsables d’évaluer les risques que posent des enfants issus de foyers brisés sur le long terme. Leur habileté à préserver leur mariage et à élever leurs enfants fait l’objet d’une surveillance accrue. De concours avec l’augmentation des grossesses hors mariages chez les adolescentes et des divorces, on adopte des mesures et programmes qui visent à développer la « responsabilité masculine ». Le gouvernement fédéral subventionne des initiatives comme Fathers Work, qui aident les pères à payer leurs pensions alimentaires et à « connecter » avec leurs enfants[84]. La gestion de ces programmes est assurée par des groupes communautaires, des organisations confessionnelles et des centres d’orientation professionnelle mis sous contrat par des instances politiques locales et fédérales. Les parents ont donc un rôle prépondérant à jouer dans la prévention du crime, de la délinquance et des grossesses chez les adolescentes. Si ces derniers refusent d’assumer cette responsabilité ou, en d’autres termes, de contribuer à la gestion efficiente et à la stabilité du corps social, les parents dits irresponsables voient leurs salaires réduits, leurs comptes de banque saisis et leurs remboursements révoqués. Le programme inclut également un plan d’éducation sexuelle qui prône l’abstinence avant le mariage, citant les effets psychologiques et physiologiques néfastes de l’activité sexuelle hors mariage[85]. Sous George W. Bush, la loi donne essentiellement suite aux initiatives de l’administration Clinton en proposant des campagnes publicitaires sur la valeur intrinsèque du mariage, des relations humaines et de la budgétisation[86]. L’idée selon laquelle une forme particulière d’unité familiale induit certaines qualités morales n’est pas nouvelle en soi, mais le fait que sa fonction normative soit explicitement reconnue par la loi est sans précédent.

Bien que les principaux paradigmes de la gouvernementalité contemporaine demeurent fermement en place sous Barack Obama, le TANF a fait l’objet d’une modification subtile. En juillet 2012, le Department of Health and Human Services décharge formellement les États de leur obligation d’atteindre un taux de participation au travail fixé par le gouvernement fédéral, offrant ainsi plus de flexibilité dans l’élaboration de stratégies pour aider les familles dans le besoin[87]. Quoique cette modification ne remette pas en cause l’interruption des paiements après cinq ans et qu’elle ait été adoptée afin de réduire les dépenses publiques, les commentateurs politiques conservateurs comme Robert Rector[88] y voient un renoncement formel à l’obligation au travail. Il faut mentionner que cette mesure survient dans le contexte d’une des pires crises financières de l’histoire des États-Unis, mais aussi d’une réapparition du thème de l’inégalité dans le discours politique américain. Sans faire ici de pronostic, cette « réapparition » est intéressante dans l’optique d’un déplacement possible ou d’une nouvelle hybridation des techniques gouvernementales. Malgré cela, l’assemblage particulier d’une rationalité éthico-politique à la fois dirigiste et suggestive, et d’une rationalité néolibérale qui produit des dispositions psychologisantes comme la résilience et le dépassement de soi semblent se maintenir en dépit de la crise économique.

Conclusion

Les mobilisations de la responsabilité dans les plateformes et véhicules politiques contemporains témoignent de la flexibilité et de la résilience de la gouvernementalité néolibérale, dans la mesure où elles ne viennent pas troubler ou modifier ses paramètres de manière fondamentale. En effet, les dispositions comme l’esprit d’entreprise, la persévérance et l’habileté à calculer les risques ou les avantages liés à certains gestes demeurent indispensables au succès ou encore à la survie des acteurs sociaux. En faisant usage du concept de gouvernementalité, j’ai voulu montrer que les invocations récentes à la responsabilité produisent non pas tant des « effets moraux » que des directives, des effets disciplinaires et des comportements spécifiques. À défaut de s’inscrire dans les débats philosophiques sur la responsabilité ou de se situer sur l’axe libéralisme/communautarisme, ce qui aurait impliqué de préciser ses assises en tant que norme morale intersubjective ou présociale, ou encore d’élaborer une définition à mi-chemin entre libre arbitre et déterminisme, j’ai cherché à illustrer ses formes effectives dans le détail des documents officiels, des discours de certaines politiques et du travail d’une variété d’intellectuels publics. La mise en relief de ces « instrumentations », pour reprendre l’expression de Pierre Lascoumes[89], ne veut pas dire que la notion de responsabilité est irrémédiablement vouée à la cooptation ou qu’elle invalide complètement les réflexions qui cherchent à mieux la définir en vue d’atteindre le bien commun ou un sens de la communauté. Il s’agit précisément à la fois d’identifier et de dénaturaliser l’association entre responsabilité et subjectivation néolibérale et de mettre en doute l’idée selon laquelle les appels à la moralité dans les discours officiels et les principaux modes de participation citoyenne constituent un adoucissement des impératifs économiques, psychologiques et sociaux du néolibéralisme.

À mon sens, l’utilité critique du concept de gouvernementalité réside précisément en une faculté d’exposer l’ensemble des stratégies qui constituent l’organisation sociopolitique et les grandes lignes de la subjectivité contemporaine. Or, sans partager la fascination à tout le moins passagère que Foucault éprouvait pour le néolibéralisme[90], j’insiste plutôt sur le besoin de reconnaître les réflexes qui poussent une majorité d’entre nous à reproduire des standards dont les effets matériels et humains se sont avérés funestes. De cette façon, on pourrait se risquer à dire que la gouvernementalité constitue une sorte de critique de l’idéologie, tout en reconnaissant que l’horizon métaphysique d’un sujet libre de toute aliénation et capable de s’extraire de la réalité sociopolitique n’existe plus. Dans cette perspective, la capacité de la gouvernementalité à « rendre visible » pourrait être mise à contribution dans une critique plus large de l’économie politique.