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Introduction

La pensée républicaine est travaillée par une tension qui lui est inhérente. Convaincus que l’empire des lois est l’artifice politique principal qui permet de soustraire les individus à l’empire des hommes, les républicains croient aussi que la force destructive des passions et des intérêts personnels constitue une menace constante pour la stabilité des institutions qui assurent la liberté commune. Confrontés au problème de la corruption des institutions, elle-même enracinée dans la corruptibilité humaine, ils répondent que la vertu civique, comprise comme un attachement à poursuivre le bien commun, est, tant chez les citoyens ordinaires que chez les gouvernants, la condition non substituable de la réussite de leur projet. Or la source du danger qui rend la vertu civique nécessaire la rend également impossible, ou du moins très difficile à susciter : plus on prend au sérieux la menace que représente le souci de privilégier l’intérêt personnel aux dépens du bien commun, moins on peut prétendre que la vertu civique constitue une ressource aisément disponible pour soutenir l’empire des lois.

L’une des expressions les plus éloquentes de cette tension se trouve chez James Madison :

Je m’appuie sur ce grand principe républicain selon lequel le peuple aura la vertu et l’intelligence pour sélectionner des hommes vertueux et sages. […] Supposer qu’une forme quelconque de gouvernement garantira la liberté ou le bonheur sans aucune vertu dans le peuple est une idée chimérique.

Madison cité par Sunstein 1988, pp. 1560-1561

L’esprit général des solutions institutionnelles envisagées par Madison, notamment dans les numéros 10 et 51 du Fédéraliste, montre cependant que le « grand principe républicain » cède le pas à des considérations plus pragmatiques destinées à « faire en sorte que l’ambition neutralise l’ambition » et à « suppléer par des intérêts opposés et rivaux au défaut de meilleurs motifs » (Madison 2012, p. 405).

Cette tension affecte au demeurant la pensée de nombreux auteurs et courants au sein de la tradition républicaine. Les Cato’s Letters (1720-1723) de John Trenchard et Thomas Gordon, par exemple, qui comptent parmi les textes les plus populaires au moment de la crise qui conduira à l’indépendance des États-Unis, se présentent comme des « leçons de liberté et de vertu », mais déclarent en même temps que « chaque passion, chaque vue qu’ont les hommes est dans une certaine mesure égoïste (selfish) », « de sorte que les meilleures choses que font les hommes sont, comme les pires, égoïstes (selfish) » (Trenchard et Gordon 1995, pp. 10, 279 et 299). Un autre républicain extrêmement influent, Algernon Sidney, approuve pleinement la thèse qu’il identifie chez Nicolas Machiavel, selon laquelle « la vertu [est] si essentiellement nécessaire à l’établissement et à la préservation de la liberté » que la tyrannie ne saurait s’introduire là où le peuple est vertueux (Sidney 1995, p. 135), mais admet aussi que « tous les hommes suivent ce qui leur semble avantageux pour eux-mêmes. » (p. 274). La même tension se retrouve plus généralement dans le courant républicain français récemment mis en lumière par Rachel Hammersley : en s’inspirant largement des républicains anglais de l’époque moderne naissante, ce courant français s’est éloigné d’une conception trop exigeante de la vertu civique, héritée des Anciens, au profit d’une analyse de la vertu présupposant que les hommes poursuivent irrémédiablement leurs intérêts personnels (Hammersley 2010, pp. 20-21, 56, 68 et 190).

On ne saurait bien sûr exclure à priori que la pensée de ces auteurs recèle les moyens de résoudre ce que ces citations isolées font apparaître comme une difficulté insurmontable[1]. Le point qui m’intéresse davantage est que cette difficulté se retrouve également au coeur des théories républicaines contemporaines[2]. Deux exemples rapides permettront de préciser les termes du problème.

Selon Cass Sunstein, les républicains contemporains reconnaissent l’importance de la thèse, issue de leurs prédécesseurs classiques, selon laquelle il est essentiel à la pérennité d’une république libre que la délibération publique ne se réduise pas à la lutte entre des intérêts personnels; plus généralement, « la force motivationnelle du comportement politique ne doit pas être l’intérêt personnel (self-interest) défini de façon étroite », car « la vertu civique doit jouer un rôle central dans la vie politique » (Sunstein 1988, pp. 1550, 1547-1551, 1573 et 1587). Parce qu’ils admettent la pluralité des conceptions du bien, cependant, ils s’inquiètent du parfum de tyrannie qui émane de l’exigence de subordonner ses intérêts personnels au bien commun (p. 1540). Ils refusent donc, à l’encontre de certaines versions excessives de l’idéal républicain, de présupposer une « scission radicale entre les intérêts public et privé » (p. 1565). Mais en se donnant pour principale tâche de « canaliser l’intérêt personnel de manière à promouvoir le bien commun » (ibid.), n’admettent-ils pas implicitement qu’ils n’espèrent finalement pas grand-chose de la vertu des citoyens?

La même difficulté se pose, dans des termes en partie différents, dans la théorie plus systématique développée par Philip Pettit. Il soutient fermement (1989, p. 162; 2004, ch. 8; 2012, pp. 5, 17 et 228) qu’une république visant à promouvoir la liberté comme non-domination doit impérativement pouvoir compter sur la vertu des citoyens pour se maintenir durablement et réaliser la finalité qui est la sienne. La vitalité de la démocratie républicaine qu’il appelle de ses voeux sombrerait dans l’apathie (Pettit 2012, p. 227) si les individus n’étaient pas capables de faire des efforts, et notamment s’ils ne manifestaient pas un « niveau élevé d’engagement civique » (p. 226).

Sans chercher à minimiser le caractère « exigeant » de la vertu civique (p. 228), Pettit précise toutefois deux points. D’une part, à ceux qui doutent que les individus des sociétés contemporaines soient capables d’une telle vertu, il oppose que l’on oublie un peu vite l’enseignement de l’expérience commune : non seulement les gouvernants mais aussi les individus ordinaires que nous sommes sont « largement motivés par des considérations plus orientées vers l’esprit public » (Pettit 2004, pp. 289-290 [217]; voir p. 293 [219]). Mais d’autre part, Pettit se tient à distance de toute hypothèse altruiste et irréaliste selon laquelle les citoyens seraient capables d’une forme de « vertu non motivée » (2012, p. 247), c’est-à-dire non « renforcée de façon indépendante par l’intérêt personnel et l’investissement volontaire » (p. 228). La vertu à laquelle il fait appel est à la portée de tous puisqu’elle prend essentiellement la forme, pour les citoyens ordinaires, de « la vertu de la contestation » – la vigilance –, par laquelle chacun s’investit dans des associations de la société civile en fonction de ses intérêts et de ses passions (pp. 227-228).

Ce souci réaliste d’arrimer la vertu à l’intérêt personnel le conduit cependant à soutenir que la politique de la vertu consiste essentiellement à mettre en place des institutions qui incitent les individus à agir « comme s’ils se souciaient du bien public » – des institutions qui leur « donnent des raisons égoïstes de se comporter de façon vertueuse[3] ». Or, ce glissement pose problème : la « vertu motivée » est-elle selon Pettit réductible à l’action égoïste favorable au bien commun? La disposition à agir par souci du bien commun devient-elle superflue à ses yeux?

Il y a des raisons d’incliner vers l’affirmative. Comme l’a fait remarquer Maria Victoria Costa (2009, pp. 408 et 414), Pettit ne conçoit pas la vertu civique comme une disposition personnelle qui rendrait les individus capables de promouvoir la non-domination dans leurs actions, mais l’identifie plutôt à la civilité (Pettit 2004, p. 329 [245]), comprise comme un ensemble de normes partagées qui soutiennent les institutions républicaines et sont honorées essentiellement au nom du souci qu’ont les individus d’être bien considérés par leurs semblables (pp. 301-306 [225-9], 340 [253]). Or, quoique ce dernier souci, qui gouverne l’économie de l’estime, soit indépendant du désir de maximiser son intérêt personnel (Brennan et Pettit 2004, p. vii), il n’a pas non plus de lien nécessaire avec le type de normes républicaines qu’il est censé nourrir : il y a autant de formes d’estime que de formes de vie sociale. Si Pettit souhaite maintenir la thèse traditionnelle selon laquelle la politique de la vertu civique est essentielle à la pérennité de la république, il doit donc admettre que les citoyens sont disposés à soutenir les institutions de cette dernière indépendamment des gratifications qu’ils en retirent dans l’économie de l’estime. Autrement dit, il doit non pas suggérer que la civilité se substitue à la vertu des citoyens, mais au contraire que c’est cette dernière qui assure la stabilité des normes de la civilité républicaine (Costa 2009, pp. 410-412).

Si Costa a raison, alors la vertu civique comme disposition des citoyens à promouvoir le bien commun doit jouer un rôle crucial aussi bien dans la théorie républicaine que dans le modèle de sa mise en oeuvre politique (voir pp. 413-414). Mais en admettant qu’une telle politique de la vertu soit nécessaire, est-elle également réaliste, eu égard notamment aux présupposés psychologiques et anthropologiques censés la rendre possible? Prétendre qu’elle est réaliste implique-t-il d’assumer l’idée d’une « vertu non motivée » (Pettit 2012, p. 247), c’est-à-dire désintéressée? Est-il raisonnable d’attribuer aux individus des sociétés contemporaines la disposition à agir pour le bien commun et à sacrifier leurs intérêts personnels? Par ailleurs, fût-elle réaliste, serait-elle faisable? Peut-on la mettre en oeuvre sans conférer à l’État un pouvoir excessif de modeler les dispositions des individus?

Dans une série de travaux portant à la fois sur l’histoire des conceptions de la vertu civique et sur leur pertinence contemporaine, Shelley Burtt (1990; 1992; 1993; 1995) a apporté à ces questions une réponse forte et négative. Le défaut commun de la plupart des politiques de la vertu civique défendues par les républicains et les libéraux est qu’elles reposent sur une conception de l’esprit public inadaptée aux conditions d’exercice de la citoyenneté contemporaine (voir Waldron 1998); elles supposent à tort que les individus sont capables de motiver leurs actions par le souci du bien commun et qu’ils sont ainsi disposés à sacrifier leurs intérêts personnels. Parce que les individus sont au contraire fondamentalement animés par le souci de satisfaire leurs intérêts personnels, ces conceptions sont vouées à l’inefficacité politique : elles ne parviendront jamais à motiver les citoyens. Mais il ne s’ensuit pas, selon Burtt, qu’il faille abandonner le projet d’une politique de la vertu. Il faut simplement le repenser en des termes qui la rendent compatible avec les exigences raisonnables de la citoyenneté contemporaine. Le type de vertu civique possible et souhaitable ne doit pas voir dans l’intérêt personnel un « obstacle à la vertu civique mais […] une source des contributions positives des individus au bien public » (Burtt 1993, p. 364 b).

Si le présent article consiste pour l’essentiel à critiquer cette proposition de Burtt – et, à travers cette critique, à faire émerger une conception plus satisfaisante de la vertu civique –, il convient de mentionner pour commencer les raisons importantes de l’examiner en détail. De façon générale, Burtt n’a pas seulement le mérite d’envisager, à travers un parcours historique, différentes sources motivationnelles de la vertu (le devoir, le désir, l’intérêt), soulignant ainsi la diversité des sphères et donc des types de problèmes qu’est susceptible de rencontrer une politique de la vertu (la morale pour le devoir, l’éducation pour le désir, les institutions qui aiguillonnent les intérêts). L’intérêt de sa démarche tient en outre au fait qu’elle cherche à hiérarchiser ces sources, sur un plan normatif et politique, en fonction de leur pertinence pour le projet contemporain d’une politique de la vertu.

De façon plus substantielle, Burtt a parfaitement raison de se maintenir à distance des conceptions de la vertu civique pour lesquelles le citoyen pourrait et devrait estimer qu’une existence dévouée au bien commun est une forme d’existence supérieure à l’existence de l’individu privé (sur cette vision, voir Pocock 2003, p. 201). C’est aussi à juste titre qu’elle refuse de faire porter ses espoirs sur le type de vertu civique sacrificielle visé par les analyses bien connues de Montesquieu (1951, IV, 5, p. 267; voir Pocock, 2003, pp. 74, 88, 201et 294). Elle a notamment raison d’accorder une importance centrale à l’idée selon laquelle il est nécessaire, si l’on veut que les individus agissent comme de bons citoyens, que le bien commun et les intérêts personnels se recoupent fortement (voir Skinner 2002a; Dagger 1997, p. 100).

Mais croire en la nécessité de ce recoupement implique-t-il de penser que l’intérêt personnel soit la mesure du bien commun? Cette croyance implique-t-elle, comme Quentin Skinner l’a défendu dans sa reconstruction de l’argument de Machiavel sur cette question, de se résoudre à l’idée que la vertu ne peut plus être décrite comme une disposition à vouloir le bien commun, mais seulement comme l’effet d’actions égoïstes favorables à ce dernier, parce que canalisées par les lois[4]? Comment assurer la stabilité des institutions si le souci du bien commun n’est plus le motif de l’action vertueuse?

Pour répondre à ces questions, je propose une analyse critique détaillée de la thèse de Burtt; je tente de montrer que la vertu civique doit être enracinée dans le motif du bien commun – qu’elle doit nécessairement être une vertu civique d’esprit public, selon l’expression de Burtt. Je présente d’abord la thèse de Burtt, notamment les prémisses qui lui permettent de justifier la substitution d’une politique de la vertu d’esprit privé à une politique de la vertu d’esprit public (section 1). Je clarifie ensuite les ambiguïtés de cette thèse, en montrant que soit elle entraîne la réduction de la vertu à l’intérêt, et rend par suite impossible une politique de la vertu, soit elle conserve une place à la vertu, mais demeure une conception d’esprit public (section 2). Puis je montre que la vertu civique d’esprit privé, parce qu’elle veut faire l’économie du souci du bien commun, échoue à fournir ce pour quoi elle est conçue : la stabilité des institutions libres (section 3). Enfin, je montre la nécessité de la vertu civique d’esprit public en soulignant que Burtt elle-même ne peut en faire l’économie dans son analyse (section 4).

1. La psychologie de la vertu : la thèse de Burtt exposée

Le projet de Burtt est donc à la fois de montrer qu’une conception courante de la vertu civique est inadaptée à la citoyenneté moderne, et de lui substituer une conception plus satisfaisante qu’elle perçoit à l’oeuvre dans l’histoire, mais qu’elle défend d’un point de vue théorique. Son argument s’organise pour l’essentiel autour de deux distinctions qui lui permettent d’une part de souligner la diversité des approches possibles de la politique de la vertu et, d’autre part et surtout, de mettre en évidence la supériorité d’une forme de vertu fondée sur les intérêts personnels.

1.1. Première distinction : les trois fondements psychologiques de la vertu civique

La première distinction propose une analyse tripartite des fondements psychologiques possibles de l’action vertueuse (Burtt 1990). Selon une conception de la vertu d’inspiration stoïcienne, on devient vertueux par la contrainte du devoir, c’est-à-dire si et seulement si l’on saisit par la raison qu’il est de notre devoir de l’être et si l’on agit en conséquence. Dans cette conception, les passions comme les intérêts sont des obstacles à la vertu (p. 26). Burtt l’écarte au nom des problèmes que soulèverait sa mise en oeuvre publique. D’une part, cette conception de la vertu est potentiellement dangereuse (car elle confond morale et politique), mais d’autre part, elle est irréaliste et donc vouée à l’inefficacité :

la culture contemporaine américaine […] est trop imprégnée de l’idéologie de l’intérêt personnel bien entendu pour qu’il soit possible de manière générale de persuader les citoyens qu’ils devraient ou pourraient quotidiennement chercher à sacrifier leurs désirs personnels pour favoriser le bien public.

p. 36; voir p. 37

Selon une autre approche, c’est par l’éducation des passions que l’on devient un citoyen vertueux; il s’agit donc moins d’éteindre les passions ou de les étouffer que de les « façonner (modling) soigneusement » de manière à ce que les citoyens « trouvent un accomplissement et une satisfaction personnels principalement en se mettant au service du public » (p. 24). Cette approche est plus satisfaisante que la première, car sa mise en oeuvre impliquerait de faire appel à des motifs réalistes, fondés dans les aspirations personnelles des individus dûment réorientées. Burtt estime cependant qu’elle doit être également écartée parce qu’elle supposerait de donner un trop grand pouvoir à l’État pour modeler l’esprit des individus; elle ne saurait donc fournir le point de départ d’une politique de la vertu dans les sociétés démocratiques contemporaines[5].

Selon une troisième conception de la vertu, c’est par l’accommodement des intérêts que les citoyens deviennent vertueux. Cela suppose de croire possible qu’un « calcul rationnel de l’avantage personnel fonde le comportement politique de la plupart des individus » (p. 25).

1.2. La vertu comme accommodement des intérêts

Si Burtt introduit cette élégante tripartition en précisant qu’elle décrit des « idéaux-types » (pp. 26-27) susceptibles de se recouper partiellement chez les auteurs, elle insiste surtout sur ce qui les oppose, négligeant ainsi leur possible compatibilité et, par suite, d’éventuelles conceptions de la vertu qui combineraient sans contradiction ces différentes approches. Pour se limiter au cas qui guidera l’essentiel de mon argument, rien n’empêche par exemple de penser à la fois que la vertu dépend d’un devoir de promouvoir le bien commun et qu’elle est néanmoins significativement enracinée dans l’intérêt personnel ou dans certaines passions humaines. Burtt, pour sa part, doute d’une telle compatibilité. Pour comprendre pourquoi, il faut se pencher sur la conception qui a sa préférence et qu’elle souhaite à la fois réhabiliter d’un point de vue théorique et voir mise en oeuvre politiquement : la vertu comme accommodement des intérêts (voir p. 37).

L’originalité de cette conception tient au fait, poursuit-elle, que « lorsqu’elle est convenablement structurée par les normes et les institutions de la république, la poursuite de l’intérêt personnel peut en elle-même produire un comportement vertueux politiquement » (p. 25). Le point crucial, ici, est que la vertu n’est plus caractérisée comme un type spécifique de disposition causant les actions, mais simplement par les effets, favorables au bien commun, qu’entraînent les actions égoïstes (voir Skinner 2002a, p. 178). Cette conception évite donc à la fois l’hypothèse hasardeuse selon laquelle il faudrait compter sur le devoir (puisque la vertu n’est qu’un effet de l’action intéressée) et le projet inquiétant de laisser façonner les passions des citoyens par la puissance publique (puisque ce n’est pas en transformant les intérêts mais en s’appuyant sur eux que l’on suscite des actions vertueuses).

La façon dont Burtt présente la vertu comme accommodement des intérêts demeure cependant équivoque : s’agit-il simplement d’un calcul égoïste par lequel l’individu, aidé par les institutions, agit en bon citoyen par le fait même de chercher à satisfaire ses intérêts? Ou bien s’agit-il plutôt d’une négociation, toujours aidée par l’architecture institutionnelle, entre le désir de satisfaire ses intérêts personnels et le souci du bien commun? Dans le premier cas, c’est le calcul égoïste qui rend l’intérêt « éclairé » (Burtt 1990, p. 35; 1995, p. 149 a) ou « bien compris » (Burtt 1992, pp. 13 et 76; 1990, p. 25 n. 7) favorable au bien commun[6]. Dans le second cas, la « lumière » ou la « compréhension » est en revanche le résultat d’un calcul contraint par le souci du bien commun. Ce second cas a cependant le défaut, aux yeux de Burtt, de réintroduire l’hypothèse d’un devoir – celui d’agir par souci du bien commun – contraignant la poursuite des intérêts personnels.

1.3. La deuxième distinction : vertu d’esprit public versus vertu d’esprit privé

C’est probablement en vue de dissiper cette équivoque (au profit du calcul égoïste) qu’est conçue la seconde distinction, exposée d’abord de façon détaillée et historique dans son ouvrage Virtue Transformed. Political Argument in England, 1688-1740, publié en 1992, puis de façon normative et synthétique dans « The Politics of Virtue Today: A Critique and a Proposal », paru en 1993. Burtt distingue cette fois deux types de vertu civique en fonction de leur orientation, publique ou privée. La vertu civique d’esprit public (publicly oriented civic virtue) suppose que le citoyen « privilégie la sphère publique et politique aux dépens des besoins, des désirs et des ambitions personnels » (1992, p. 9), et peut donc être définie comme une « disposition à servir, dans l’action et la délibération, le bien public aux dépens du bien privé » (1990, p. 24, voir pp. 35-36). Plus précisément, elle exige que le bien public soit le « centre » des « réflexions » et des « affections » des citoyens (1993, p. 367 b; voir p. 364 a), lesquels doivent donc être prêts à lui « sacrifier » leurs intérêts personnels (1990, p. 25). Au contraire, la vertu civique d’esprit privé (privately oriented civic virtue) est une « qualité qui dispose au comportement bénéficiant au public, mais pas pour des raisons publiques (publiclyoriented reasons) », puisque ce sont des « raisons enracinées dans des intérêts et des engagements personnels » qui motivent les citoyens à « servir leur pays » (1992, pp. 10, 11 et 13).

L’enjeu principal de cette distinction concerne donc la question des sources motivationnelles[7] de l’action favorable au bien commun : la vertu civique d’esprit public requiert une raison d’agir indépendante des intérêts personnels, tandis que la vertu civique d’esprit privé prétend dériver cette action de la poursuite par chacun de ces mêmes intérêts (1993, p. 364 b).

1.4. Formulation synthétique de l’argument de Burtt

On peut formaliser de la manière suivante l’argument permettant d’écarter la vertu d’esprit public :

  1. La vertu civique d’esprit public repose sur le sacrifice des intérêts personnels de l’individu au profit du bien commun.

  2. Or, ce sacrifice néglige la thèse anthropologique réaliste selon laquelle les individus ne peuvent pas ne pas chercher à satisfaire leurs intérêts personnels – c’est la thèse de l’égoïsme indépassable.

  3. Parce qu’elle néglige cette thèse, la vertu civique d’esprit public est dangereuse politiquement, et ne devrait donc pas être poursuivie aujourd’hui.

  4. Si la vertu d’esprit public est irréaliste (et dangereuse), ce n’est pas le cas de la vertu d’esprit privé, qui a justement le double avantage de :

    1. ne pas faire entrer le souci du bien commun dans la motivation de l’agent – car cette vertu d’esprit privé suppose précisément qu’un individu peut être vertueux même si son esprit n’est dirigé que vers le souci de satisfaire son intérêt particulier;

    2. ne pas exiger de sacrifice, puisqu’elle n’est que l’effet de la poursuite, par chacun, de ses intérêts personnels.

2. Égoïsme, bien commun et sacrifice : la thèse de Burtt clarifiée

Pour clarifier la thèse de Burtt, j’examine les concepts clés de son argument – l’égoïsme, le bien commun, le sacrifice – qui sont susceptibles de deux interprétations distinctes, et je montre qu’aucune des deux ne supporte sa thèse : les versions fortes de ces concepts clés ou bien réduisent la vertu à l’intérêt personnel (c’est le cas pour l’égoïsme) ou bien sont trop peu crédibles pour être retenues (c’est le cas pour le bien commun et le sacrifice); et les versions modérées de ces mêmes concepts clés n’excluent pas la vertu civique d’esprit public que Burtt veut écarter.

2.1. La thèse anthropologique : quel égoïsme?

La thèse anthropologique de « l’égoïsme indépassable du citoyen républicain » (1992, p. 75) constitue l’objection principale que Burtt oppose à la vertu civique d’esprit public. Cette thèse, qui affirme que toutes les actions humaines sont motivées par des considérations d’ordre privé ou personnel, recouvre en réalité deux idées distinctes qui sont loin d’être équivalentes et dont les différences entraînent des conséquences importantes.

2.1.1. L’égoïsme indépassable comme nécessaire priorité de l’intérêt personnel

Selon une première interprétation, cette thèse signifie que les individus sont égoïstes au sens où il leur est impossible de ne pas donner la priorité, dans leur action, à la satisfaction de leurs intérêts personnels : « les hommes ne sont tout simplement pas faits de telle sorte » qu’on puisse « les convaincre de sacrifier leur avantage personnel pour un bien public plus grand » (1990, p. 25). Cette thèse n’affirme donc pas seulement que l’individu cherche toujours à satisfaire son intérêt; elle pose qu’il est impossible que cet intérêt personnel ne soit pas prioritaire : il est « psychologiquement inévitable » que les citoyens « placent leurs intérêts avant ceux du public » (1992, p. 77). Ces formulations, notons-le, n’excluent pas par principe que l’individu puisse prendre en considération dans son action le bien commun[8]; elles signifient en revanche qu’il est nécessaire que le souci de son intérêt personnel domine les motifs de l’agent, si bien que l’action ne sera favorable au bien commun que si ce dernier est coexstensif à l’intérêt personnel de l’agent. C’est donc cette tendance inévitable à donner la priorité à l’intérêt personnel qui permet d’écarter la vertu civique d’esprit public, qui appelle les citoyens à poursuivre le bien commun aux dépens de leurs intérêts personnels.

Une implication remarquable de cette version de l’égoïsme vient confirmer ce que l’on a déjà vu : la vertu n’est plus une disposition spécifique de l’individu qui lui permet de déterminer son action par le motif civique, mais devient un simple effet de l’action égoïste (1992, pp. 75-76). Une autre implication importante, et gênante, est qu’il devient difficile de distinguer cette impossibilité psychologique de « l’incapacité constitutive » de l’être humain à être vertueux, mise au coeur de la satire sociale de Mandeville (p. 133). Or, ce paradigme de l’agent « égoïste, rationnel et maximisant son utilité » (Mueller 1989, p. 2) a peut-être dominé pour un temps un certain type de science sociale et politique (Mansbridge 1990), mais il rencontre désormais une résistance sur plusieurs fronts. Selon certains, il a le défaut d’être tout simplement réfuté par l’expérience (Elster 2009, p. 15); selon d’autres, il est surtout incompatible avec toute forme d’argument normatif autonome (Brennan et Hamlin 2000, pp. 26-27), et rend donc impossible la justification normative des institutions nécessaires à la mise en oeuvre d’une politique de la vertu.

2.1.2. L’égoïsme indépassable comme impossible élimination de l’intérêt personnel

Mais selon une seconde acception de la thèse anthropologique, Burtt affirme une chose différente, à savoir qu’il est inévitable que les actions des individus soient motivées par leurs intérêts personnels : « ils agissent essentiellement (primarily) à partir du souci de leur bien-être personnel » (1993, p. 365 b) – essentiellement, mais pas exclusivement[9].

Cette seconde acception est donc moins exigeante que la première : elle suppose certes qu’il soit impossible que les individus ne cherchent pas à satisfaire leurs intérêts personnels, mais elle ne requiert pas que cette satisfaction soit toujours le motif dominant de leurs actions. L’égoïsme anthropologique, ici, affirme simplement que quels que soient les autres motifs de l’action individuelle, le souci de satisfaire ses intérêts personnels sera toujours significativement présent. L’avertissement, en matière de design institutionnel, n’est donc plus qu’il est vain d’espérer que les citoyens sacrifient leurs intérêts particuliers, mais qu’« aucune constitution ne pourra éliminer les intérêts privés des citoyens » (1990, p. 25)[10].

L’implication importante de cette version modérée de l’égoïsme indépassable est qu’il n’est pas incompatible avec l’idée que le bien commun puisse être l’objet de la motivation du citoyen – cette version n’oblige donc pas à abandonner la vertu civique d’esprit public au profit de la vertu civique d’esprit privé. Pour confirmer cette compatibilité, il faudrait toutefois montrer que le souci du bien commun – le motif civique –, qui définit la vertu civique d’esprit public, n’exige pas l’élimination ou la suppression de tous les intérêts personnels.

2.2. Bien commun et intérêts personnels : exclusion ou irréductibilité?

Or c’est précisément ce que l’on ne saurait montrer, selon Burtt, car ceux qui, comme les républicains classiques, caractérisent l’action vertueuse du citoyen par le motif civique, raisonnent à partir d’une notion de « bien public compris comme séparé et distinct de l’avantage privé » (1992, p. 11; 1990, p. 38), c’est-à-dire comme relevant d’un « ordre complètement différent » de l’ordre des intérêts particuliers (1992, p. 81).

L’idée selon laquelle le bien commun serait par principe exclusif des intérêts personnels est cependant aussi invraisemblable d’un point de vue conceptuel que d’un point de vue psychologique. Précisément parce que l’on invoque le plus souvent le bien commun « dans le contexte d’un appel, adressé à des individus particuliers, à faire une chose ou une autre qui est contraire à leur intérêt net » (Barry 1965, p. 203), il est certes notoirement difficile de définir ce concept de façon non controversée (Mansbridge et collab. 2010, p. 68; 2013). Certains se plaignent que le bien commun est trop perméable à la satisfaction des intérêts personnels (Sandel 1996); d’autres déplorent au contraire que les intérêts personnels ne soient pas suffisamment pris en compte dans certaines définitions du bien commun (Herzog 1986, p. 484, Goodin 2003, p. 69; Brennan et Lomasky 2006, p. 222). Mais personne ne défend l’idée selon laquelle le bien commun n’est constitué d’aucun intérêt particulier. Si, pour les besoins du présent argument, on se limite à le concevoir, de façon fonctionnelle, comme le bien que les citoyens doivent vouloir pour assurer les conditions de leur liberté, la conception exclusiviste du bien commun n’a aucun sens[11].

Toutefois, la façon dont Burtt conceptualise la notion de bien commun prête de nouveau à confusion. Deux exemples permettent de s’en convaincre. Au cours de ses analyses historiques, elle assimile deux affirmations qui sont pourtant loin de dire la même chose. Elle s’appuie sur le révolutionnaire américain Carter Braxter, qui adopte la conception exclusiviste du bien commun et définit la vertu civique par l’« attachement désintéressé au bien public, exclusif et indépendant de tout intérêt personnel et privé » (1993, p. 361 a). Dans la même page, Burtt cite aussi l’historien Anthony Pagden, qui affirme de son côté que « pour la plupart des républicains classiques, on ne pouvait atteindre la liberté que par la volonté de chaque homme de renoncer à ses intérêts purement privés pour le bien supérieur de la communauté » (p. 361 a; Pagden 1987, p. 10). Elle commente ensuite ces deux propositions en les assimilant : toutes deux expriment selon elle (1993, p. 361 a; voir 1992, p. 9) le fait de « donner une priorité » aux « qualités qui font un bon citoyen » et « aux biens de la sphère publique » « sur les biens privés ». Cette assimilation est cependant abusive[12]. D’une part, donner la priorité au bien public n’implique aucun attachement désintéressé et exclusif des intérêts particuliers; au contraire, l’idée même de priorité du bien commun sur les intérêts particuliers repose logiquement sur la présence de deux termes. D’autre part, renoncer à ses intérêts purement privés présuppose de ne pas exclure tous ses intérêts propres (voir Barry 1965, p. 203). Quoique Pagden ne précise pas ce qu’il entend exactement par « purement privés », il est aisé de les concevoir comme ceux de nos intérêts personnels qui sont en eux-mêmes incompatibles avec le bien commun – c’est-à-dire avec la réalisation de la liberté commune –, à la différence de ceux qui sont « légitimes » (Pagden 1987, p. 10).

Le deuxième exemple qui permet de montrer que Burtt n’est pas au clair sur les rapports entre bien commun et intérêts personnels concerne la façon dont elle commente et réinvestit à son compte la tripartition, proposée par Bruce Ackerman, entre deux extrêmes non souhaitables d’un côté – le « parfait privatiste » incapable d’envisager autre chose que son intérêt personnel, et le « citoyen parfaitement public » incapable de conférer une valeur intrinsèque à l’existence privée –, et la figure plus satisfaisante du « citoyen privé », de l’autre côté, qui accorde de la valeur à la citoyenneté active sans vouloir la couper de l’existence privée (Ackerman 1998, pp. 291 et suiv.; 1984, p. 1033). Burtt cherche à montrer que la figure intermédiaire du citoyen privé repose sur le type de conception privée de la vertu civique qu’elle défend, mais avance à cette fin un argument qui ne l’autorise pas à tirer cette conclusion. À ceux qui voudraient voir dans le modèle d’Ackerman une reformulation de la vertu d’esprit public, Burtt répond (1993, pp. 366b-367a) qu’Ackerman adopte une conception d’esprit privé parce qu’il reconnaît que la vertu civique accessible au « citoyen privé » ne suppose pas que le « coeur » de ce dernier soit « entièrement expurgé des intérêts personnels » (voir Ackerman 1984, p. 1041). Mais pour que cette inférence soit valide, il faudrait supposer que la vertu civique exclue par principe les intérêts particuliers, ce qu’Ackerman n’a aucunement affirmé. Il soutient certes que la « parfaite pureté des motifs » (ibid.) réclamée par la figure du « citoyen parfaitement public » est inaccessible aux citoyens des sociétés démocratiques contemporaines, mais sa thèse est précisément que cette impossible pureté civique n’empêche pas ces citoyens de pouvoir se mobiliser, dans des circonstances particulières, au nom du bien commun (ibid.).

La conception du bien commun qui émerge du modèle d’Ackerman et que Burtt veut reprendre à son compte ne relève donc pas de la vertu d’esprit privé au sens où l’entend Burtt – c’est-à-dire d’une forme de vertu qui exclut que le citoyen puisse orienter son action à partir du souci de servir le bien commun. Sans nier que le bien commun recoupe certains intérêts personnels, une telle conception présuppose qu’il n’est pas réductible à ces derniers. Elle implique également que l’idée d’une action vertueuse motivée par le bien commun n’est pas incompatible avec la version modérée de l’égoïsme (voir Dagger 1997, p. 100) : on peut de façon cohérente supposer à la fois que le citoyen ne peut pas ne pas chercher à satisfaire ses intérêts quand il agit, et qu’il est capable de motiver son action par le bien commun.

Pour faire valoir une telle position, il est cependant nécessaire d’examiner une dernière objection faite à la vertu civique d’esprit public, l’objection selon laquelle elle repose sur un sacrifice des intérêts personnels, et n’est donc pas seulement peu plausible, mais dangereuse.

2.3. Sacrifice

Supposons que l’argument présenté dans la section précédente convainque Burtt que la notion satisfaisante du bien commun est la version non exclusiviste. Il est vraisemblable qu’elle jugerait encore la vertu civique d’esprit public inacceptable, car indissociable d’un sacrifice (1990, p. 38). Il convient donc d’examiner la critique de la dimension sacrificielle de la vertu d’esprit public. Une première difficulté est que l’on ne sait pas, sous la plume de Burtt, ce que la vertu civique d’esprit public exige précisément de sacrifier. Le citoyen est-il censé se sacrifier lui-même (1992, p. 9; 1993, pp. 361 a-b, 363 a), sacrifier ses intérêts et désirs personnels (1990, pp. 35-38; 1992, pp. 11et 35; 1993, pp. 364 a et 366 b-367a)[13], ou bien, de façon plus précise (et plus limitée), sacrifier ceux de ses intérêts qui pourraient entrer en conflit avec le maintien des institutions libres?

Il ne faut pas perdre de vue que le sacrifice desoi (de sa vie) est une possibilité – peut-être une nécessité – dans certaines situations politiques extrêmes (de guerre, par exemple) ou dans des scénarios moraux extrêmes (voir Overvold 1980). Mais dans des circonstances politiques normales, il est clair que s’il est, comme on l’a vu, invraisemblable que le bien commun soit par principe exclusif de tous intérêts particuliers, il est à fortiori inconcevable que le coût de la vertu civique soit la vie même des individus. Il pourrait sembler inutile de préciser ce point, mais certaines formulations de Burtt (ou d’auteurs sur lesquels elle s’appuie en semblant les considérer comme des descriptions valides de ce qu’est la vertu civique d’esprit public) obligent à le faire. Mais même si l’on suppose que Burtt souhaite, de façon plus plausible, limiter les objets du sacrifice à la sphère des intérêts personnels, sa position n’est pas parfaitement claire, car sa critique du sacrifice vise en réalité deux idées distinctes.

Selon la première conception, forte, le sacrifice implique de supprimer, d’éliminer ses intérêts personnels pour favoriser le bien commun (1993, p. 361a-b; 1990, pp. 25 et 38). Si l’objection de Burtt à la vertu civique d’esprit public ne s’appuyait que sur cette conception du sacrifice, elle n’aurait guère d’intérêt : la vertu civique sacrificielle est davantage un épouvantail qu’autre chose. En effet, à la lumière de l’argument développé à la section précédente, il semble plus raisonnable de soutenir que la vertu civique d’esprit public n’implique pas un sacrifice absolu, mais un sacrifice partiel des intérêts personnels. Mais ce qui rend la critique de Burtt plus ambitieuse est justement qu’elle entend refuser le sacrifice pris en ce sens moins exigeant.

Selon cette seconde conception, modérée, du sacrifice, celui-ci implique soit de ne pas satisfaire ceux de nos intérêts personnels qui seraient incompatibles avec le bien commun – par exemple, resquiller quand on sait que les chances d’être sanctionné sont improbables ou nulles –, soit de ne pas maximiser la satisfaction de ceux de nos intérêts dont la satisfaction maximale (mais pas la satisfaction tout court) entrerait en conflit avec les exigences du bien commun (Philp 1996, pp. 396 et 405) – par exemple, satisfaire son désir de gagner une élection (parfaitement légitime en lui-même) en remplissant les urnes de bulletins d’électeurs fictifs. Il s’agit du type de sacrifice contenu dans l’idée, classique et largement relayée par les analyses de Burtt elle-même, selon laquelle la vertu civique d’esprit public suppose de subordonner ses intérêts particuliers au bien commun, ou encore de donner à celui-ci la priorité sur ceux-là.

Cette conception moins exigeante du sacrifice est donc compatible avec la version modérée de la thèse égoïste : il n’est pas incohérent d’admettre qu’il est impossible que les individus ne cherchent pas, dans chacune de leur action, la satisfaction de leurs intérêts personnels, et de soutenir que la vertu civique exige qu’ils ne maximisent pas cette satisfaction, ou qu’ils ne satisfassent pas ceux de leurs intérêts qui mineraient directement les institutions d’une société libre. Ces deux propositions ne sont pas contradictoires, car transcender l’intérêt personnel ne signifie pas l’annihiler mais le subordonner et donc, dans une certaine mesure, le satisfaire (voir Dagger 1997, p. 16). De même, placer le bien commun avant l’avantage personnel ne présuppose pas la suppression mais au contraire l’existence du souci de satisfaire son avantage propre dans la motivation. Comme le souligne B. Barry (1965, pp. 203-204), le sacrifice des intérêts personnels au nom du bien commun peut être décrit comme le sacrifice des intérêts qui n’avantagent qu’un individu (ou une classe d’individus) au profit des intérêts que cet individu (ou cette classe d’individus) partage avec tous les autres.

Mais quoique subordonner ne soit pas supprimer, c’est encore trop pour Burtt : toute conception de la vertu civique qui « transcende l’intérêt personnel est un idéal séduisant mais illusoire » (1993, p. 364 a; voir 1992, p. 76; 1990, p. 35), car il néglige la donnée élémentaire de la psychologie humaine dont nous sommes partis, « l’égoïsme indépassable du citoyen » (1992, p. 75). L’impossibilité du sacrifice, même partiel, a pour conséquence de barrer la route à la vertu d’esprit public, puisque cette dernière suppose un sacrifice. Cette impossibilité est en revanche parfaitement cohérente avec la thèse clé qui, selon Burtt, fait l’originalité de la vertu civique d’esprit privé : celle-ci favorise le bien commun, mais uniquement pour des motifs égoïstes. Les individus ne peuvent être vertueux (au sens où leurs actions auront des effets bénéfiques de soutien du bien commun) que lorsque leurs intérêts personnels seront maximalement satisfaits. Selon la leçon qu’est censé avoir délivrée James Harrington, architecte d’une politique de la vertu comme accommodation des intérêts, c’est en « exprimant plutôt qu’en transcendant ses intérêts personnels » qu’une « populace égoïste (self-interested) […] peut et doit atteindre le bien public » (1990, p. 31).

3. Mécanisation de la vertu, stabilité et esprit public : la thèse de Burtt réfutée

Une conséquence inévitable de ce refus du sacrifice, toutefois, est qu’il devient impossible de distinguer, par l’examen des motifs, les actions où les individus recherchent la satisfaction maximale de leurs intérêts, et les actions qui, de fait, se trouvent servir le bien commun. Cette indistinction entraîne au moins deux problèmes internes à l’argument de Burtt.

3.1. Le problème du réductionnisme et l’enjeu de la stabilité

Le premier problème est celui du réductionnisme : comment distinguer la vertu civique d’esprit privé et la position de Bernard Mandeville, que Burtt oppose pourtant l’une à l’autre? Pour reprendre ses propres termes, si le citoyen moderne ne peut être vertueux qu’en maximisant la satisfaction de ses intérêts personnels, en quoi la « proposition » d’une « politique de la vertu aujourd’hui »[14] se distingue-t-elle encore du « monde sans vertu » appelé de ses voeux par l’auteur de la Fable des abeilles[15]?

Au-delà de l’enjeu simplement nominal (pourquoi conserver le terme de vertu si celle-ci se réduit à l’intérêt?) se trouve soulevé celui de la stabilité, capital puisque touchant à la raison d’être d’une politique de la vertu (1990, pp. 66-67) – c’est le deuxième problème. En effet, prétendre que la vertu civique est indispensable au maintien des institutions libres, c’est nécessairement admettre que ces dernières ne résisteront pas seules aux forces corruptrices qui, par hypothèse, animent la société. Mais si c’est « seulement en suivant leurs intérêts égoïstes » que les citoyens ordinaires peuvent servir le public (1993, p. 364 b), on voit mal comment cette ressource pourrait constituer une garantie suffisante pour assurer la stabilité : lorsque la satisfaction d’un intérêt personnel entrera en conflit avec le bien commun – ce qui ne manquera pas de se produire si l’État s’interdit de modeler les passions et de transformer les intérêts des individus –, le citoyen égoïste que décrit Burtt sera incapable de sacrifier cet intérêt. On ne peut certes pas exclure que dans un certain nombre de cas, l’intérêt et la vertu se trouveront converger; mais une politique de la vertu civique qui se contente d’une telle convergence factuelle et contingente est vouée à l’échec[16] : elle a par définition besoin de dispositions qui rendent les individus capables de ne pas chercher à satisfaire ceux de leurs intérêts qui mettraient en danger les institutions gardiennes de la liberté. N’en déplaise à Burtt (1992, p. 14), le passage de la vertu d’esprit public à la vertu d’esprit privé, laquelle fait l’économie de ces dispositions, est moins le signe d’une transformation de la vertu que celui de sa disparition.

Bien qu’elle donne l’impression de vouloir réduire la vertu à l’intérêt (voir 1992, p. 74), Burtt (p. 13) ne souhaite pourtant pas défendre l’idée selon laquelle n’importe quelle raison « enracin[ée] dans des intérêts et des engagements personnels » produira un comportement public vertueux. Mais comment parer l’objection réductionniste sans abandonner la vertu civique d’esprit privé? Comment, plus précisément, refuser que la satisfaction de n’importe quel intérêt personnel soit favorable au bien commun tout en maintenant que ce n’est qu’en satisfaisant leurs intérêts personnels (et pas en développant des dispositions civiques spécifiques) que les citoyens peuvent être vertueux? La réponse de Burtt consiste à s’inspirer de ce qu’elle perçoit comme le coup de maître des théoriciens politiques modernes convaincus de la nécessité de la vertu civique, qui sont parvenus à élaborer une politique de la vertu à partir d’un concept de bien public recoupant ce que John Locke appelait les « intérêts civils » des citoyens :

Caton [i.e., pseudonyme de John Trenchard et Thomas Gordon] croit que les citoyens peuvent défendre et défendront le bien public (signe caractéristique d’individus faisant preuve de vertu civique) à partir de motifs fondamentalement intéressés (self-interested) – la raison étant qu’à une époque post-lockéenne, le bien public consiste essentiellement dans la protection de la liberté personnelle et la promotion de la force et de la prospérité nationales.

1990, p. 37

Toute atteinte au bien public sera une atteinte à l’un des intérêts personnels critiques des citoyens – la liberté, la sécurité, le bonheur (voir 1992, pp. 11 et 81) –, lesquels ne manqueront pas de protester contre les menaces que le gouvernement pourrait faire peser sur ces intérêts, et soutiendront ainsi les institutions de leur société libre.

3.2. Quatre difficultés

S’il apporte en principe une réponse à l’objection du réductionnisme, ce coup de maître soulève en même temps bien des difficultés. On peut en identifier quatre.

1. Tout d’abord, on peut se demander si certains des intérêts évoqués – notamment la promotion de la force et de la prospérité nationales – peuvent de manière convaincante être caractérisés comme des intérêts personnels au sens où l’entend Burtt. Il ne faut pas beaucoup d’imagination pour envisager des exemples où les exigences que l’État souhaiterait imposer en matière de service militaire (au nom de la force nationale), en matière d’impôt (au nom de la prospérité nationale), ou en matière de contrôle de la liberté de mouvement ou du droit à la vie privée (au nom de la sécurité publique), sont susceptibles d’apparaître aux citoyens comme incompatibles avec leurs intérêts personnels. Il en va de même pour celui de ces intérêts qui semble le plus immédiatement « personnel », la liberté (voir 1990, p. 37). Burtt affirme que dans les sociétés contemporaines, les citoyens vertueux seront disposés à « servir leur pays et à préserver sa liberté [i.e., à leur pays] pour des raisons enracinées dans des intérêts et des engagements personnels, intérêts privés qui disposent aussi à l’action publique vertueuse » (1992, p. 13; voir 1992, p. 9). Mais s’il est vrai que l’un des slogans de la pensée républicaine moderne est qu’un individu ne saurait être libre que dans une société qui est elle-même libre (Skinner 2010, p. 99), il faut préciser que celui ou celle qui adopte une telle conception doit nécessairement pouvoir aussi adopter une perspective collective où sa liberté personnelle n’existe que dans une structure commune qui assure la même liberté à tous.

2. Supposons que les intérêts composant le bien public « postlockéen »[17] soient réductibles à des intérêts personnels; un deuxième problème est de savoir si ces derniers seront néanmoins compatibles entre eux. Pour se limiter à un exemple classique qui n’a pas perdu de son actualité, on pensera à la tension entre l’intérêt personnel à la sécurité et l’intérêt personnel à la liberté.

3. Même si l’on parvenait à dégager une cohérence entre les différents intérêts composant le bien public, un troisième problème se poserait : n’est-il pas inévitable que les citoyens conçoivent parfois le même intérêt personnel de façon très différente? Il est vraisemblable, par exemple, qu’ils en viennent à interpréter leur intérêt personnel à la liberté de façon conflictuelle et potentiellement incompatible avec le bien commun. Pensons au conflit irréductible, rendu célèbre par Machiavel (2004, p. 73), entre l’intérêt qu’ont les nobles pour la liberté (comme moyen de satisfaire leur désir de dominer le peuple), et l’intérêt qu’a le peuple pour la liberté (comme moyen de ne pas être dominé par les puissants). Comme nous le verrons bientôt (section 4), il semble impossible de répondre à ces difficultés sans réintroduire l’idée même que Burtt a voulu exclure de sa conception de la vertu civique – l’idée selon laquelle, aussi intéressés soient-ils, les citoyens doivent pouvoir non seulement trier, parmi leurs intérêts personnels, ceux qui sont compatibles avec le bien commun, mais encore déterminer leur action conformément à ce tri.

4. Enfin, de manière plus générale, l’idée selon laquelle il y aurait une sorte d’harmonie préétablie entre les intérêts personnels les plus fondamentaux et le bien public (fût-il défini en termes postlockéens) trahit un singulier optimisme, d’autant plus étrange qu’il vient d’une théoricienne revendiquant explicitement le « réalisme » contre le « mythe historique » de la vertu publique (1992, p. 86). Qu’est-ce qui permet à Burtt de supposer que les intérêts personnels des individus peuplant les sociétés démocratiques contemporaines se limiteront à la défense vigoureuse de leurs libertés personnelles contre les atteintes du pouvoir, ainsi qu’à l’enrichissement personnel seulement en tant qu’il contribue à la prospérité nationale? Dans la mesure où elle se garde bien de hasarder l’hypothèse selon laquelle les désirs les plus craints par les républicains du passé – l’ambition, l’avarice, la domination, la gloire personnelle – auraient disparu des sociétés contemporaines, on se demande par quel miracle leur pleine satisfaction pourrait avoir des effets favorables au bien commun.

3.3. L’argument de la mécanisation de la vertu

La réponse de Burtt à cette question tient en un principe : mécaniser la vertu par les institutions, c’est-à-dire faire en sorte que, grâce à la façon dont les institutions sont structurées, les actions intéressées produisent des effets favorables au bien commun. Plusieurs voies peuvent être explorées : rendre attractives, d’un point de vue intéressé, les actions vertueuses; décourager les actions qui minent le bien commun; contraindre les intérêts mutuellement incompatibles à trouver un terrain d’entente. Cette « solution constitutionnelle », prétend Burtt (1992, p. 75-76 et 78; voir 1992, p. 85; 1990, pp. 30, 33 et 37; 1993, p. 364 b-365 a), produit le miracle souhaité : parce que les atteintes portées aux institutions de la liberté nuiront aux intérêts personnels des citoyens, ces derniers défendront pour des raisons égoïstes ces institutions, et pourront donc être dits vertueux.

Cette réponse est également censée régler le problème de l’instabilité, en retournant contre les champions de la vertu publique l’argument classique selon lequel l’esprit public des citoyens doit venir au secours des institutions pour contrecarrer les forces destructrices que sont les passions et les intérêts personnels. Convaincus que c’est faire reposer la stabilité d’une société libre sur une chimère, les partisans de la mécanisation de la vertu prétendent à l’inverse que c’est en organisant les institutions de manière à rendre la vertu intéressante que la société libre a des chances de se maintenir.

3.4. Le problème des conditions de la stabilité

Toutefois, les conditions qui rendent cette réponse acceptable sont incompatibles avec la vertu civique d’esprit privé telle que Burtt la conçoit. Tout d’abord, la thèse de la mécanisation de la vertu suppose un tri préalable des intérêts (voir Philp 1996, p. 393; et Burtt 1995, p. 149 a; 1993, p. 365 a). En effet, cette thèse n’affirme pas que les institutions parviendront à tirer le meilleur (la vertu) de tous les intérêts personnels. Certains – comme le désir d’un candidat d’acheter le vote de citoyens, ou le désir d’un citoyen de vendre son vote – ne pourront pas être satisfaits du tout, parce que leur simple satisfaction entraînerait la mise en cause directe des institutions d’une société libre. Mais même ceux qui seront seulement canalisés sans être proscrits par principe par les lois mécanisant la vertu seront d’une manière ou d’une autre contraints, parce que leur satisfaction maximale mettrait en danger les institutions de la société libre –, ainsi le désir de s’enrichir ou celui de posséder du pouvoir, sans être proscrits, devraient l’être s’ils sont envisagés comme impliquant, par exemple, le refus de se soumettre à l’impôt ou, pour un représentant du pouvoir exécutif, le désir de contrôler les institutions judiciaires.

Or ce tri, en pénalisant la satisfaction (ou la maximisation de la satisfaction) de certains intérêts, impose des contraintes qui doivent pouvoir être justifiées auprès des citoyens concernés. Que les contraintes pesant sur les intérêts particuliers puissent être justifiées est essentiel à la stabilité, car il est vraisemblable que des citoyens égoïstes tels que les suppose Burtt jugeront excessives et infondées certaines de ces entraves. Pourquoi ne tenteraient-ils pas, dès lors, de resquiller quand c’est peu risqué ou non sanctionné (voir Dagger 2006, p. 159), voire d’user de leur pouvoir politique pour les abolir[18]? Si Burtt veut soutenir ces institutions qui protègent la liberté – et elle doit le vouloir, car ce souci est coexstentif au projet d’une politique de la vertu –, alors elle doit en premier lieu disposer d’un critère qui lui permette de trier, au sein des intérêts particuliers, ceux qui sont compatibles avec le bien commun ou lui sont favorables et ceux qui ne le sont pas. Elle doit ensuite supposer que les citoyens ont accès à ce critère. Enfin et surtout, elle doit supposer que les citoyens l’acceptent – ou plutôt qu’ils acceptent, en règle générale, l’issue d’un usage public de ce critère, qui consiste précisément à évaluer et sélectionner les intérêts personnels du point de vue de ce qu’exige le bien commun. Or admettre que les citoyens ont accès à ce point de vue et qu’ils peuvent déterminer leur action en fonction de celui-ci, c’est admettre qu’ils peuvent motiver leur action par le souci du bien commun[19]. C’est donc parce que le souci du bien commun est prioritaire dans leur action qu’ils sont en mesure d’opérer ce tri, s’autorisant à poursuivre les intérêts personnels qui ne sont pas un obstacle au bien commun, et s’empêchant de poursuivre ceux qui le sont (voir Philp 1996, p. 393), même quand les lois ne les sanctionnent pas[20]. Par conséquent, loin d’être un moyen de se dispenser du motif civique, la mécanisation de la vertu a au contraire besoin de celui-ci pour être efficace, c’est-à-dire pour contribuer à la stabilité des institutions qui assurent la liberté.

4. La vertu civique et la nécessité de l’esprit public : Burtt versus Burtt

La restitution et la critique de la position de Burtt seraient toutefois incomplètes si elles omettaient de mentionner que Burtt est elle-même amenée à reconnaître la nécessité de l’esprit public. Ce constat ne prive pas de sa pertinence la critique développée dans les sections précédentes; il la renforce au contraire, car il conduit à montrer que Burtt développe en définitive une conception de la vertu civique qui est contradictoire en son coeur même : la vertu civique d’esprit privé, conçue pour faire l’économie du motif civique, repose sur la nécessité d’un tel motif.

4.1. Nuances : la vertu civique peut exister sans une radicale subordination des intérêts personnels

Tout d’abord, il faut noter que les nuances qu’elle apporte à sa thèse tendent à suggérer que la vertu civique suppose la priorité du motif civique sans pour autant exclure complètement les intérêts particuliers. Ainsi, lorsqu’elle évoque, dans son livre, la spécificité de la conception de la vertu civique développée par le Caton anglais, elle n’oppose plus, à la vertu civique d’esprit public exigeant le sacrifice des intérêts personnels, la vertu civique d’esprit privé fondée exclusivement dans ces derniers; elle observe, de façon plus graduelle, l’abandon par Caton:

[d’]une conception de la vertu civique d’esprit plus public (dans laquelle le citoyen agit à partir et au nom d’un amour profond du bien commun), au profit d’une conception d’esprit plus privé (dans laquelle le bon citoyen sert la cause de la liberté et du bien-être public sans cette radicale subordination des désirs et des intérêts personnels). La vertu civique est transformée, plutôt qu’éclipsée.

1992, p. 34

On peut évidemment interpréter cette nuance comme s’appliquant dans le cadre d’une différence de nature entre deux formes de vertu civique (d’esprit public et d’esprit privé). Mais si l’on abandonne le présupposé infondé selon lequel la vertu d’esprit public impliquerait de façon générale l’exclusion des intérêts personnels, il devient possible d’envisager que la nouvelle forme de vertu avancée par Caton demeure fondamentalement publique. En effet, dire que le citoyen sert désormais la cause du public « sans cette radicale subordination » de ses intérêts, c’est bien réduire la portée de cette subordination, mais pas nécessairement son existence, voire sa nécessité. « L’autre sorte de vertu » qu’appelle selon Burtt (1993, p. 362 b) le refus des « conceptions fortement publiques du bon citoyen » pourrait donc bien être une conception moins publique, mais néanmoins publique.

On peut confirmer ce point par l’analyse qu’elle fait de l’exemple historique précis de la crise de la compagnie des Mers du Sud, qui poussent Trenchard et Gordon à écrire les Cato’s Letters. Burtt s’intéresse aux protestations populaires contre cette politique gouvernementale corrompue ayant eu pour effet de ruiner un grand nombre de petits investisseurs. Prétendre que les citoyens se mobilisent par sens du devoir ou par amour de la patrie, soutient Burtt (p. 364 b) qui généralise l’analyse, c’est « manquer complètement ce qui amène d’abord (in the first place) les individus à l’action politique ». Caton, lui, l’a bien compris et « s’attend à ce que ceux qui ont un intérêt personnel à ce que la justice soit faite soient aussi les plus motivés et les plus efficaces pour promouvoir le bien public »[21]. Mais d’où vient cette heureuse harmonie entre l’intérêt personnel des petits investisseurs et le bien public? Comme Burtt le précise elle-même, cette harmonie tient précisément au fait que « ce qui satisfait leur désir de vengeance personnelle contre un ensemble de responsables publics corrompus satisfait aussi la nécessité publique de les éloigner des responsabilités et de les mettre en prison. » (ibid.) Autrement dit, si Caton peut, dans ses lettres, espérer mobiliser l’opinion publique en invoquant l’intérêt particulier des citoyens, c’est uniquement parce qu’il se trouve que, dans le cas d’espèce, la politique corrompue a ruiné de nombreux investisseurs.

Mais supposons un instant qu’elle les ait au contraire enrichis : la généralisation de Burtt n’est plus valable, puisque leur intérêt personnel aurait alors été favorisé par une telle politique. Dans cette hypothèse, ces nombreux investisseurs auraient personnellement eu fortement intérêt à ce que justice ne fût pas faite. La bonne façon d’interpréter l’explication de Burtt – selon laquelle l’appel à l’intérêt de Caton est efficace car le désir de vengeance satisfait aussi le bien public – est donc la suivante : on ne peut s’attendre à susciter des actions vertueuses en faisant vibrer la corde de l’intérêt personnel que lorsque ce dernier coïncide avec le bien commun. Or, si c’est bien au nom du bien commun que l’on satisfait son intérêt particulier, il est trompeur d’invoquer la notion d’intérêt bien compris pour analyser ce type de raisonnement (Dagger 1997, p. 100). Cela suggère en effet que c’est le souci de son intérêt personnel qui tranche la question de savoir si l’individu agira de façon conforme à ce qu’exige le bien commun, alors que le souci du bien commun doit jouer le rôle de sélection des intérêts personnels à satisfaire. Contrairement à ce que conclut Burtt (1993, p. 364 b), ce n’est donc pas « simplement en suivant leur intérêt personnel » que les « citoyens ordinaires peuvent être considérés comme servant le public ». Disposer de cette capacité à s’interdire de poursuivre des intérêts personnels incompatibles avec le bien commun suppose précisément d’être doté de l’esprit public[22] que Burtt considère absent chez le citoyen commun des démocraties modernes.

4.2. Contradiction : la vertu civique ne peut exister sans esprit public

Mais en réalité, Burtt ne se contente pas de suggérer que la poursuite des intérêts personnels pourrait ne pas être exclusive du souci du bien commun. De façon plus surprenante, elle ruine sa propre thèse lorsqu’elle en vient à reconnaître que la vertu civique présuppose chez ceux qui la pratiquent la prédominance du souci du bien commun. C’est notamment le cas dans un passage où elle critique explicitement Caton pour avoir cru trop naïvement qu’il suffit que soient perpétrées des atteintes flagrantes à la confiance publique pour que même les « plus égoïstes et les plus corrompus des citoyens » protestent massivement et efficacement en vue de punir les coupables. Caton s’est montré naïf, affirme-t-elle (1990, p. 38), parce qu’il y a des « conditions préalables nécessaires à la vertu des citoyens » :

Nous ne pouvons attendre une telle réponse [i.e., une protestation massive en cas de violation de la confiance publique] que de citoyens qui, à tout le moins, conçoivent que leurs intérêts sont affectés par la prise de décision politique, se définissent eux-mêmes comme des acteurs politiques, et attendent de la protestation politique qu’elle produise des changements significatifs – des citoyens qui, en d’autres termes, ont été éduqués à être républicains.[23]

Ces conditions supposent donc que les individus se perçoivent comme des citoyens, c’est-à-dire qu’ils « prennent au sérieux les droits et les responsabilités qu’implique ce rôle » de citoyen (1993, p. 365 a).

Deux implications méritent d’être soulignées. La première est que la vertu d’esprit privé telle que Burtt l’a élaborée est incapable de satisfaire ces exigences; tout au plus permet-elle d’espérer, comme dans le cas des petits investisseurs ruinés par la politique corrompue du gouvernement, que le souci du bien commun et l’intérêt particulier coïncideront de fait, ce qui fournit une base bien fragile et contingente à la stabilité (voir Philp 1996, pp. 396 et 405). La seconde implication est que cette concession – selon laquelle l’investissement même de l’égoïsme en politique n’est possible que pour des individus qui se conçoivent eux-mêmes comme des citoyens républicains – revient en fait à affirmer que les citoyens sont animés d’un esprit public. Selon l’expression de Burtt (1993, p. 365 a), lorsqu’ils sont appelés aux urnes ou à délibérer publiquement, les citoyens « doivent être capables de laisser de côté (put aside) leur intérêt personnel conçu de manière étroite (où l’horizon de l’intérêt s’arrête au seuil de sa porte) ». On ne peut dès lors pas prétendre, comme le fait Burtt (pp. 365 a-366 a), que la pratique de la citoyenneté consiste simplement à « étendre la portée de l’intérêt particulier » et non à le « subordonner », car en même temps qu’elle élargit effectivement le domaine pris en considération par l’individu, cette pratique suppose d’abandonner les intérêts étroits (voir Brennan et Hamlin 2000, pp. 63-64). Qu’est-ce qui, sinon une forme d’esprit public à la fois irréductible au souci de satisfaire ses intérêts personnels et non exclusif de ces derniers, permet au citoyen de laisser de côté son intérêt personnel étroit?

Mais Burtt ne se contente pas de caractériser son modèle de la vertu civique de façon négative en le démarquant d’une conception purement privée de la vertu; elle soutient (1993, p. 365 a), de façon plus positive, que « les citoyens doivent […] considérer ce qui est dans leur intérêt personnel en tant que membres de la communauté politique ». S’il s’agit d’un devoir, ce ne peut être celui de simplement considérer son intérêt personnel : il est inutile de faire d’une pente naturelle un devoir. Le devoir porte donc sur le statut de citoyen : il exige des individus une « réflexion sur eux-mêmes » (p. 366 a) telle qu’ils se « comprennent eux-mêmes » comme des individus ayant des intérêts et des droits au sein d’une communauté politique (p. 365 a-b). Pour être vertueux, les citoyens doivent donc « développer une conscience complémentaire d’eux-mêmes en tant que citoyens fiers de réaliser comme il convient les droits et les responsabilités d’un tel rôle public » (p. 366 a; voir 1992, p. 86). Bref, Burtt reconnaît que pour être vertueux, les citoyens doivent faire preuve d’esprit public. Si la vertu suppose bien un accommodement, il ne s’agit plus d’un accommodement des intérêts égoïstes entre eux (voir 1992, p. 33), mais d’un « accommodement entre l’intérêt égoïste, qui domine tant notre vie et notre caractère, et la considération publique (public regard), nécessaire pour qu’une démocratie libérale s’épanouisse » (1993, p. 366 b)[24].

Burtt finit donc par dire, sans aucune ambiguïté, que les sociétés libres contemporaines ont besoin non d’une vertu privately oriented, mais d’une vertu public-regarding, c’est-à-dire d’une vertu d’esprit public. Quoique cette vertu civique inclue nécessairement la satisfaction d’un nombre significatif d’intérêts personnels, on peut bien sûr toujours douter que les citoyens contemporains en soient capables. Mais l’argument présenté dans les pages précédentes permet en revanche d’affirmer que s’ils en sont capables, alors la vertu civique ne peut pas revêtir la forme que Burtt veut lui donner.

Conclusion

L’examen de la conception de la vertu civique proposée par Shelley Burtt n’a pas seulement montré l’impasse que représente la thèse de la vertu d’esprit privé. D’une part en effet, la clarification des ambiguïtés contenues dans les objections que Burtt adresse à la vertu civique d’esprit public a permis d’écarter les reproches qu’elle formule à son encontre. D’autre part, l’analyse précise des principales notions en jeu dans la conception publique de la vertu civique a mis en évidence les bonnes raisons de penser que c’est bien cette conception publique qui doit servir de soutien aux institutions libres. Cette analyse a notamment permis de comprendre la nécessité de présupposer dans l’action du citoyen vertueux un motif civique irréductible au souci de satisfaire ses intérêts personnels, sans pour autant que ce motif n’exclue par principe ce souci.

Je me limiterai pour conclure à ressaisir, de façon synthétique et sous forme de propositions, certains éléments susceptibles de fournir la matière d’une conception acceptable de la vertu civique qui émerge de cette critique du modèle de Burtt :

  1. La vertu civique est nécessairement d’esprit public, c’est-à-dire que le bien commun doit être le motif de l’action vertueuse.

Comme on l’a vu en effet dans la section 3, cette condition est nécessaire si l’on veut éviter la thèse réductionniste, incompatible avec le projet républicain, qui pose que la vertu civique n’est que l’effet de la poursuite non entravée des intérêts particuliers des agents.

  1. La vertu civique est par principe compatible avec les intérêts personnels.

Comme on l’a vu en effet à la section 2, il semble invraisemblable que la vertu civique jugée nécessaire pour le maintien des institutions libres exige le sacrifice complet des intérêts particuliers.

  1. En réalité, la vertu civique admet, et même exige que les intérêts personnels soient significativement satisfaits (l’honnête est utile).

Car, comme on l’a vu également en 2.2, le bien commun comprend par définition un certain nombre de biens particuliers.

  1. La vertu civique admet, plus précisément, que le désir de satisfaire ses intérêts personnels soit partie prenante de la motivation de l’action vertueuse.

Comme il a été montré en 2.1, la thèse réaliste qui sous-tend cette affirmation ne repose pas sur l’idée d’un égoïsme indépassable comme nécessaire priorité de l’intérêt personnel, mais sur la conviction qu’il est impossible d’éliminer dans toute action, y compris l’action vertueuse, le souci de satisfaire ses intérêts personnels.

  1. En revanche, la vertu civique implique nécessairement qu’un.e citoyen.ne soit capable de donner la priorité au bien commun sur ses intérêts personnels.

Cette priorité, on l’a vu en 2.2; 3.4 et 4.2, constitue le critère qui distingue l’action vertueuse, et par là même la condition de la stabilité des institutions républicaines.

  1. La vertu civique n’exclut pas en principe qu’en agissant vertueusement, le citoyen puisse maximiser ses intérêts.

Cette possibilité est cependant contingente et n’est acceptable qu’en tant que cette maximisation est compatible avec le bien commun, lequel est irréductible aux intérêts personnels et prime ces derniers comme motif de l’action.

  1. Cette capacité de donner la priorité au bien commun dans son action suppose donc, au nom de ce dernier, de pouvoir soit renoncer à la satisfaction de ceux de ses intérêts personnels qui sont incompatibles avec le bien commun, soit ne pas maximiser la satisfaction de ceux de ses intérêts personnels dont la maximisation de la satisfaction nuirait au bien commun.