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Certains événements survenus au cours des dernières décennies, comme l’affaire Rushdie à la fin des années 1980, la controverse déclenchée par les caricatures de Mahomet parues dans le journal danois Jyllands-Posten en 2005, les attaques terroristes dirigées en 2015 contre le magazine Charlie Hebdo qui avait fait paraître des caricatures similaires, sans oublier l’assassinat survenu récemment en France d’un professeur pour avoir montré à ses étudiants une caricature du prophète, révèlent la sensibilité extrême que certaines communautés religieuses – en l’occurrence, la communauté musulmane, mais celle-ci n’est pas la seule – semblent manifester à l’endroit de toute expression, écrite, verbale ou picturale, susceptible de porter atteinte aux sentiments religieux de leurs membres. De tels événements nous amènent à poser la question de savoir jusqu’où la liberté d’expression, à titre de droit fondamental reconnu par les démocraties libérales, permet le droit au blasphème. Y a-t-il ici une limite à la liberté d’expression, même artistique, au-delà de laquelle certaines dispositions légales seraient requises? Les religions possèdent-elles un droit d’être protégées contre les expressions offensantes?

La thèse principale que je développerai dans ce texte est que les principales justifications avancées en faveur des lois contre le blasphème sont, soit devenues désuètes, soit mal fondées, et qu’en conséquence, dans les sociétés diversifiées et pluralistes que forment désormais les démocraties libérales, les expressions blasphématoires et offensantes ne devraient plus être prohibées ou criminalisées. Donc, en réponse à la question posée dans le titre de mon étude, j’entends montrer que, dans de telles sociétés, il est aujourd’hui devenu irréaliste que les religions revendiquent le droit d’être protégées contre le blasphème et les expressions jugées offensantes. Si une telle idée apparaît de prime abord peu surprenante, elle possède néanmoins des implications qui sont loin d’être banales et que mon texte entend examiner en profondeur. En premier lieu, la simple affirmation que les religions ne peuvent plus raisonnablement demander à être protégées contre les offenses dans nos sociétés ne peut effacer une réalité incontournable : l’existence bien réelle d’un sentiment d’offense au sein des membres des communautés religieuses et le caractère potentiellement explosif de ce sentiment (surtout au sein de la communauté musulmane). La question se pose donc de savoir si d’autres recours que la criminalisation ou la prohibition des expressions offensantes sont disponibles. Je soutiendrai ici l’idée (ce sera ma seconde thèse, en appui à ma thèse principale) que des recours civils pourraient avantageusement être offerts aux membres des groupes religieux qui s’estiment victimes d’outrage. Cependant, ma thèse possède d’autres implications. À partir du moment où nous soutenons que les religions ne peuvent plus sensément demander à être protégées contre les offenses dans les démocraties libérales et que celles-ci devraient se montrer tolérantes à l’endroit du blasphème et de l’atteinte au sentiment religieux, la question se pose de savoir jusqu’où doit s’étendre une telle tolérance. Doit-elle également s’étendre aux discours qui incitent à la haine religieuse ? Quelle est la différence ici? Y a-t-il, au juste, une différence? Sur cette question, je soutiendrai (ce sera ma troisième thèse, toujours en appui à ma thèse principale) qu’il existe une différence importante entre le droit au blasphème et la propagande haineuse, ainsi que des justifications puissantes en faveur de l’interdiction légale de cette dernière. Si, en d’autres termes, nos sociétés devraient se montrer tolérantes à l’endroit des expressions offensant le sentiment religieux, elles devraient en revanche criminaliser tous les discours qui incitent à la haine, que celle-ci soit raciale, religieuse ou autre, suivant en cela l’exemple du Canada, du Royaume-Uni et de l’Europe.

Mon texte est divisé en quatre parties. Dans la première, je fais un survol des approches adoptées actuellement en Occident en ce qui concerne les lois sur le blasphème. Comme nous le verrons, hormis quelques exceptions, une tendance générale se dessine en faveur de l’abrogation des lois qui furent historiquement adoptées contre le blasphème. À la lumière de ce tour d’horizon, on serait tenté d’affirmer que le sentiment religieux ne peut plus dans nos sociétés être protégé contre les offenses pour des raisons purement factuelles et historiques. Mais le simple appel aux faits constitue un bien piètre argument. C’est pourquoi je m’efforce, dans la seconde partie de mon texte, de rendre compte des raisons qui justifient cet état des lieux, en d’autres termes, des raisons pour lesquelles les principaux arguments connus avancés en faveur des lois contre le blasphème doivent aujourd’hui être regardés comme infondés ou désuets. Une fois ce point établi, je me demande, dans la troisième partie, si d’autres recours, comme les recours civils, ne pourraient pas être mis à la disposition des personnes, incluant les représentants de groupes religieux, qui s’estiment victimes d’offense. Je soutiens la thèse que les offenses religieuses doivent être regardées comme une forme d’offense profonde et que leurs victimes pourraient, en certaines circonstances, recevoir un dédommagement pour des raisons semblables à celles invoquées par les victimes d’actes de nuisance. Finalement, dans la quatrième et dernière partie, je me demande jusqu’où les sociétés libérales devraient se montrer tolérantes à l’endroit des offenses faites aux religions. J’y soutiens la thèse qu’il existe des différences importantes entre le droit au blasphème et la propagande haineuse, et des raisons très fortes pour criminaliser cette dernière.

1. LE DÉLIT DE BLASPHÈME : UN TOUR D’HORIZON

Puisqu’il est ici question de blasphème, une définition d’usage s’impose. J’entends par « blasphème » toute expression portant atteinte aux croyances et aux sentiments religieux en attaquant les manifestations du phénomène religieux (institutions, dogmes, symboles, textes, rituels) considérées comme sacrées. Une différence est parfois faite entre le blasphème et le libelle blasphématoire, en d’autres termes, entre la simple expression verbale et l’expression écrite, textuelle de propos blasphématoires. Comme nous le verrons, certains pays n’ont parfois criminalisé que le second et non le premier. Pour les fins de mon article, cependant, je considérerai une telle distinction comme non pertinente puisque, comme nous le verrons, la décriminalisation des expressions blasphématoires couvre aussi bien ses manifestations verbales que non verbales.

On aurait tendance à croire que le blasphème constitue un acte qui, dans les démocraties libérales, n’est plus considéré comme un délit criminel et n’est plus passible de sanctions pénales depuis fort longtemps. Il ne s’agit pourtant là que d’une présomption. Ce n’est, en effet, que fort récemment que certaines démocraties avancées, comme le Canada et le Royaume-Uni, ont abrogé les lois interdisant le blasphème, alors que dans d’autres cas, comme en Europe, il subsiste toujours des ambiguïtés sur l’attitude adoptée par les cours de justice quant aux expressions qui offensent les dogmes et les sentiments religieux.

Au Royaume-Uni, la loi sur le blasphème n’a été abrogée qu’en 2008 par la Chambre des Lords[1]. Cette dernière prenait acte de la décision que venait de rendre l’année précédente la Cour divisionnaire dans l’affaire Jerry Springer[2]. Cette cour avait alors rejeté la poursuite pour libelle blasphématoire intentée par le chef d’une organisation religieuse, Stephen Green, contre le producteur d’une pièce de théâtre intitulée Jerry Springer : The Opera, qui se montrait sarcastique à l’endroit de la religion chrétienne. L’une des raisons avancées pour cette abrogation était, outre la désuétude dans laquelle on considérait qu’était tombée l’offense pour blasphème au Royaume-Uni, la mise en place en 2006 du Racial and Religious Hatred Act, sur lequel je reviendrai plus loin dans ce texte Ces avancées récentes ne doivent cependant pas nous faire oublier que, à peine trois décennies plus tôt, soit en 1977, la militante conservatrice Mary Whitehouse avait intenté avec succès une poursuite pour blasphème contre le directeur du journal bimensuel Gay News[3].

Certains seront probablement étonnés d’apprendre qu’au Canada, ce n’est que tout récemment, soit le 13 décembre 2018, qu’a été officiellement abrogé l’article 296 du Code criminel intitulé « Libelle blasphématoire[4] », qui faisait de toute publication susceptible de porter atteinte aux dogmes religieux un acte criminel passible de deux ans de prison. Comme la dernière poursuite en date sous ce chef remonte à 1935[5] et que l’article 296 est depuis 1982 assujetti à l’article 2(b) de la Charte canadienne des droits et libertés garantissant la liberté d’expression (bien qu’aucune Cour n’ait eu à se prononcer explicitement sur leur compatibilité), le législateur en est probablement venu à la conclusion que, comme au Royaume-Uni, le crime pour libelle blasphématoire est désormais devenu une chose anachronique au Canada.

En Europe, les choses se présentent quelque peu différemment. Je ne pourrai bien entendu m’attarder sur les législations de chaque État et je me limiterai aux décisions rendues par la Cour européenne des droits de l’homme. On a constaté une tendance de la Cour dans les affaires touchant les offenses religieuses (notamment dans Wingrove[6], Murphy[7], Otto Preminger Institut[8], et I. A. v. Turkey[9]) à s’en remettre au jugement des juridictions nationales pour rendre ses décisions. La justification généralement donnée pour cette façon de procéder se fonde sur la doctrine de la « marge d’appréciation » (Cram, 2009, p. 317-319) selon laquelle les autorités nationales, avec leur connaissance contextuelle des affaires intérieures, sont les mieux placées pour tracer la ligne de démarcation appropriée entre les expressions tolérables et celles jugées excessives. Malheureusement, la principale conséquence de cette façon de procéder est, plutôt que d’oeuvrer sur le plan supranational à l’examen critique approfondi et rigoureux des peines imposées aux responsables des expressions jugées offensantes, de permettre aux majorités politiques nationales de restreindre la liberté expression et de censurer ainsi les points de vue controversés ou impopulaires au nom de la protection des orthodoxies religieuses locales. La Convention européenne des droits de l’homme ne contient pourtant aucun article criminalisant le blasphème ou l’offense faite aux religions. Alors que l’article 9 garantit la liberté de pensée, de conscience et de religion, l’article 10 garantit de son côté la liberté d’expression. Cependant, faisant immédiatement suite à l’article 10(1) où est énoncé le droit en question, l’article 10(2) contient un ensemble de clauses restrictives susceptibles d’en limiter l’exercice[10]. C’est cet article, combiné à l’article 9, que la Cour européenne a, dans tous les cas récents touchant les offenses faites à la religion, utilisé pour appuyer les restrictions imposées par les autorités nationales à la liberté d’expression.

Je ne pourrai terminer mon tour d’horizon sans parler des États-Unis, qui constituent probablement la seule démocratie occidentale à n’avoir aucune clause restreignant l’exercice de la liberté d’expression, et ceci en vertu du Premier amendement. La doctrine constitutionnelle dominante y est celle de la neutralité du contenu ou du point de vue[11] selon laquelle il est jugé inconstitutionnel que l’État intervienne pour réguler le débat public tant en ce qui concerne les thèmes des débats que les vues qui y sont exprimées. Ces décisions appartiennent au peuple seul qui est entièrement souverain en ces matières. L’unique intervention étatique tolérée concerne le temps, le lieu et la manière de tenir les débats publics. À la lumière de cette doctrine, on ne sera pas surpris d’apprendre que le blasphème et l’offense à la religion ne sont plus criminalisés aux États-Unis depuis le XIXe siècle. Si l’approche américaine possède des éléments progressistes indéniables, elle possède aussi des inconvénients non négligeables, comme nous le verrons plus loin lorsqu’il sera question du discours haineux.

2. LES JUSTIFICATIONS EN FAVEUR DES LOIS CONTRE LE BLASPHÈME

Si une tendance générale se dessinant en Occident semble favorable à la décriminalisation des lois contre le blasphème, un argument doit néanmoins être produit pour justifier un tel état de choses et démontrer, en d’autres termes, pourquoi les religions ne peuvent légitimement demander à être protégées contre les expressions offensantes. J’entends offrir ici un tel argument. J’entends démontrer que les principales justifications connues jusqu’ici apportées en faveur des lois contre le blasphème[12] manquent nettement de crédibilité.

(1) La première justification, probablement la plus répandue, est celle fondée sur la liberté de religion. Selon celle-ci, les offenses et les outrages aux dogmes, croyances et sentiments religieux constitueraient un préjudice contrevenant à un droit humain fondamental, la liberté de religion. Mais est-ce le cas? Pour le savoir, il suffit de jeter un regard sur la façon dont les documents internationaux interprètent la liberté de religion. L’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques conçoit la liberté de religion comme « la liberté d’avoir ou d’adopter une religion de son choix, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu’en privé, par le culte et l’accomplissement des rites, les pratiques, et l’enseignement. » Cet article reprend presque mot pour mot l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. On retrouve une formulation pratiquement identique dans l’article 9(1) de la Convention européenne des droits de l’homme.

Suivant cette compréhension de la liberté de religion sur laquelle convergent la plupart des documents juridiques internationaux, les expressions blasphématoires et offensantes, qu’il s’agisse d’écrits, d’images ou de paroles, ne constituent tout simplement pas une violation de ce droit fondamental. Pour le dire autrement, la liberté des chrétiens, des juifs ou des musulmans de manifester leur religion et leurs convictions de conscience, individuellement ou collectivement, en privé ou en public, n’est pas compromise par de telles expressions. À la différence des restrictions que l’État pourrait éventuellement vouloir imposer aux pratiques religieuses (par exemple à l’endroit de la tenue vestimentaire dans les institutions publiques ou des rituels religieux en milieu de travail), les expressions blasphématoires et offensantes n’obligent les croyants à aucun comportement qui serait contraire à leur religion ni n’interdisent aucun comportement prescrit comme obligatoire par les dogmes, que ce soit directement ou indirectement. En un mot : de telles expressions n’exercent aucune contrainte objective sur la liberté de religion qui pourrait potentiellement en compromettre l’exercice.

De ce qui précède, ce qu’il faut apparemment comprendre des documents internationaux est que le droit fondamental que cherche à protéger la liberté de religion est la pratique religieuse, dans sa dimension tant privée que publique, non les croyances et les sentiments sur lesquels elle se fonde. La liberté de religion, en d’autres termes, n’inclut pas la protection des croyances et des sentiments religieux contre les expressions hérétiques, blasphématoires ou offensantes. Si tel était le cas, cela voudrait dire que les croyances religieuses pourraient désormais dicter dans l’espace public ce qu’il est permis et ce qu’il n’est pas permis de dire et que tout propos jugé offensant pourrait constituer une restriction légitime à la liberté d’expression. Mais cela reviendrait alors à mettre l’autorité de l’État au service des religions, quelles qu’elles soient, ce qui entrerait manifestement en conflit, non seulement avec le principe de la séparation de l’État et de l’Église, mais aussi avec le droit à la libre expression garanti constitutionnellement par les démocraties occidentales. C’est sans doute pour ces raisons, et d’autres semblables que l’on peut aisément imaginer, que la protection de la religion et des croyances religieuses n’est plus considérée comme un droit fondamental en droit international[13].

(2) Il existe une autre justification des lois contre le blasphème, qui s’apparente quelque peu à la défense fondée sur la liberté de religion, que l’on peut appeler la justification identitaire. Selon celle-ci, il serait impossible de protéger les croyants sans protéger leurs croyances : celles-ci fondent tout simplement ce qu’ils sont, elles sont le siège de leur identité et les attaquer ne revient ni plus ni moins qu’à les attaquer eux-mêmes. En somme, pour que la liberté de religion soit autre chose que le simulacre d’un droit, elle ne devrait pas se limiter à protéger les croyants contre l’intolérance et la stigmatisation, elle devrait également protéger leurs convictions religieuses contre les blasphèmes et les offenses[14].

Cet argument en faveur des lois contre le blasphème revient en somme à dire que les individus et leurs croyances forment un tout indissociable et non négociable, et que le respect des uns implique obligatoirement le respect des autres. J’aimerais ici montrer qu’une telle position est mal fondée et que, si on l’acceptait, elle serait intenable dans une société démocratique.

D’abord, le respect des personnes peut s’entendre en un certain sens et non en un autre. Par exemple, supposons que X soit pro-vie, amateur de viande et membre du Parti conservateur canadien et que Y soit pro-choix, végétalienne et membre de Québec solidaire. X peut respecter Y dans le sens où, bien qu’il soit personnellement contre l’avortement, il reconnaît la légitimité de la législation actuelle à ce sujet et le droit de Y de recourir à l’avortement le cas échéant. X respecte également son droit à ne pas se nourrir de viande et il estime que les services publics (écoles, hôpitaux, aéroports, etc.) devraient tenir compte de cette réalité. Finalement, X respecte le droit de Y de voter pour le parti politique de son choix et même de se présenter pour les élections. Mais cela ne veut pas dire que X respecte l’opinion de Y en matière d’avortement, qu’il adhère à ses croyances au sujet de la consommation de viande et du droit des animaux, ou qu’il appuie ses opinions politiques, qu’il pourrait en fait juger parfaitement farfelues et irréalistes. X peut respecter Y en un certain sens, consistant à voir en elle une citoyenne d’une société démocratique possédant certains droits inaliénables, et non en un autre sens, consistant à concevoir ses vues, opinions et croyances comme immunisées contre la critique, voire le ridicule. En somme, X fait la différence entre le type de considération auquel Y a droit en tant que citoyenne et le type de considération auquel ont droit ses croyances, et il fait le même raisonnement en ce qui le concerne. Pourquoi en irait-il différemment pour les personnes ayant des convictions religieuses? Dans une démocratie libérale, celles-ci sont dignes de respect et de considération à titre de détentrices de certains droits fondamentaux (liberté de pensée, de croyance et de religion, liberté d’association, liberté d’expression, droit de vote, etc.), non cependant à titre de détentrices de convictions intouchables. Réclamer le respect en ce second sens risque de poser un ensemble de difficultés inextricables dans un régime démocratique.

Comme l’a bien analysé Waldron (1989; 2000; 2012, p. 135), les droits qui sont reconnus dans une société démocratique doivent être compossibles. En d’autres termes, la reconnaissance d’un droit ne doit pas entraîner la suppression d’autres droits ou rendre leur exercice impossible, ou sinon très coûteux. C’est précisément ce qui arriverait si l’on reconnaissait désormais aux croyants le droit d’être protégés contre les offenses pour des raisons d’identité et d’intégrité. En effet, dans une société pluraliste sur le plan religieux, la seule façon de rendre compossibles les droits de tous les membres de la société à ne pas être offensés serait d’hypothéquer gravement certaines de leurs libertés fondamentales (libertés de religion, d’expression, d’association, d’opinion, etc.). Rappelons qu’en Occident, les lois contre le blasphème ont traditionnellement été mises au service des orthodoxies religieuses nationales, le plus souvent chrétiennes. S’il fallait maintenant que celles-ci soient mises au service, non plus seulement d’une religion officielle, mais de toutes les religions, ces dernières auraient alors potentiellement le pouvoir de criminaliser toute expression publique jugée offensante, quelle qu’en soit la provenance. Si toutes les religions ont ce pouvoir, elles risquent alors de compromettre l’exercice de nombreuses libertés de base, dont la liberté de religion elle-même puisque le droit des croyants de manifester librement leurs croyances et leurs convictions en public se verrait inévitablement inhibé par la crainte de faire outrage aux sentiments religieux des croyants de conviction différente. Bref, réinstaurer les lois contre le blasphème pour protéger, non pas une, mais toutes les religions contre les offenses risque de leur donner un pouvoir disproportionné qui serait probablement ingérable dans une démocratie libérale pluraliste.

Reconnaître aux croyants le droit d’être protégés contre les offenses pour des raisons d’identité et d’intégrité risque de poser un autre problème épineux dans une société démocratique : accommoder de manière injustifiée les citoyens déraisonnables. Selon Rawls (1996, p. 48-58), les citoyens raisonnables possèdent deux caractéristiques essentielles. La première est d’accepter l’idée que la société constitue un système équitable de coopération entre des citoyens libres et égaux pour leur bénéfice mutuel. La seconde est d’accepter les fardeaux du jugement, c’est-à-dire l’idée qu’il existe des « risques nombreux associés à l’exercice juste et consciencieux des pouvoirs de la raison et du jugement dans le cours normal de la vie politique » (Rawls, 1996, p. 56), ce qui explique que des personnes pleinement raisonnables et rationnelles puissent en arriver à s’opposer en permanence sur des questions philosophiques, religieuses, et morales – ce qui explique, en d’autres termes, le fait du pluralisme raisonnable.

On peut déduire de ce qui précède que les citoyens seront dits déraisonnables lorsque, par exemple, ils croient que les citoyens ne sont pas libres et égaux, que la société est un système de coopération destiné à bénéficier à certaines personnes au détriment d’autres personnes et que les avantages et les fardeaux de la coopération ne devraient pas être équitablement distribués. C’est précisément à cette conclusion que doivent aboutir les croyants qui réclament d’être protégés contre les offenses faites à leurs convictions et qui jugent que leur identité religieuse est non négociable. Comme je l’ai expliqué précédemment, dans les démocraties pluralistes, la reconnaissance d’une telle demande serait incompatible, ou incompossible, avec l’exercice de plusieurs libertés de base, dont la liberté de religion elle-même, tout au moins dans sa dimension publique. La seule façon de la satisfaire serait d’éliminer les obstacles à la compossibilité : accorder aux membres de certaines religions, par exemple les orthodoxies religieuses, des droits, privilèges et immunités qui ne sont pas accordés aux membres des autres religions, celles par exemple issues de l’immigration. De deux choses l’une : ou bien les croyants se montrent raisonnables en ce qu’ils reconnaissent que dans les démocraties pluralistes le droit d’être protégé contre les offenses est incompossible avec un ensemble d’autres droits, dont la liberté de religion, et que tous les croyants doivent être traités comme des citoyens libres et égaux et partager les bénéfices et les fardeaux de leurs allégeances; ou ils posent des exigences déraisonnables en réclamant que certains croyants puissent bénéficier de privilèges qui ne sont pas accordés aux autres croyants, faisant ainsi entorse au principe fondamental de la liberté et de l’égalité des citoyens. Reconnaître aux croyants le droit d’être protégés contre les offenses obligerait les gouvernements à satisfaire à de telles demandes déraisonnables.

Les citoyens seront également jugés déraisonnables lorsqu’ils n’acceptent pas les fardeaux du jugement et le fait du pluralisme raisonnable, ce qui survient lorsque, par exemple, ils font preuve d’intolérance envers les autres citoyens et les doctrines auxquelles ils adhèrent. C’est précisément à de tels citoyens que doivent être comparés les croyants qui réclament d’être protégés contre les offenses faites à leurs convictions et jugent que leur identité religieuse est non négociable. De telles demandes reviennent en effet à nier les fardeaux du jugement et à rejeter la simple possibilité hypothétique que des croyances religieuses, morales ou philosophiques différentes des nôtres ou certains aspects de ces dernières puissent être vrais, d’où leur caractère offensant[15]. De telles demandes reviennent à ne réclamer ni plus ni moins que le droit de se montrer intolérant envers tous ceux (croyants et non croyants) qui n’adhèrent pas à certains dogmes ou qui offensent un certain sentiment religieux, que ce soit par leurs croyances, leurs pratiques ou leurs expressions. En un mot : reconnaître aux croyants le droit d’être protégés contre les offenses serait leur reconnaître le droit de se montrer intolérants et obligerait les gouvernements à satisfaire à d’autres demandes déraisonnables.

(3) La dernière justification en faveur des lois contre le blasphème est celle fondée sur la protection de la société et de l’ordre public. L’idée ici est que les expressions offensantes et blasphématoires pourraient, soit conduire à la désintégration du lien social, soit présenter une menace à la paix publique. Mais il faudrait alors supposer que, dans une société donnée, une forme d’autorité religieuse imprègne les moeurs de manière considérable, ou encore que le blasphème y soit perçu comme une sorte d’incitation à la sédition. Suppositions qui ne tiennent plus dans les démocraties modernes. D’une part, celles-ci forment des sociétés différentes des sociétés traditionnelles où la religion gouvernait la marche des institutions publiques et imprégnait les manières de vivre. S’il subsiste encore des relents du passé, comme en font foi les décisions discutables rendues par la Cour européenne des droits de l’homme dont j’ai parlé plus tôt, les possibles offenses faites aux orthodoxies locales ne peuvent néanmoins plus être sérieusement considérées comme des dangers menaçant le lien social. D’autre part, dans la majorité des démocraties occidentales, le blasphème ne représente plus une menace à la stabilité des gouvernements depuis que les sphères institutionnelles de l’État et de l’Église ont été séparées, en dépit de l’influence symbolique conservée par certaines orthodoxies religieuses. Même l’offense connue sous le nom de diffamation incitant à la sédition (seditious libel) n’est plus considérée comme un acte criminel dans plusieurs démocraties, dont les États-Unis et le Royaume-Uni[16]. Dans les circonstances, la justification fondée sur la protection de la société et de l’ordre public ne peut plus de nos jours être maintenue de manière crédible en raison de son caractère anachronique.

3. EXISTE-T-IL UNE FAÇON DE DÉDOMMAGER LES MEMBRES DES GROUPES RELIGIEUX PRÉTENDANT ÊTRE VICTIMES D’EXPRESSIONS OFFENSANTES?

Je viens d’exposer les raisons pour lesquelles il semble devenu hautement improbable que, dans les démocraties libérales telles que nous les connaissons aujourd’hui, les religions puissent revendiquer de manière convaincante le droit d’être protégées contre les blasphèmes et les expressions jugées offensantes, que ce soit au moyen de leur prohibition ou de leur criminalisation. Cependant, si les justifications généralement données en faveur des lois contre le blasphème sont mal fondées ou devenues désuètes, un fait demeure incontestable : le sentiment profond d’offense ressenti par les membres de certaines communautés religieuses à l’endroit des formes d’expression portant atteinte à leurs sentiments religieux. La question se pose donc de savoir si, tant sur le plan national qu’à l’échelle internationale, des recours ne pourraient pas être mis à la disposition des croyants se sentant lésés par les expressions offensantes, des recours qui leur permettraient, à défaut de criminaliser les auteurs de telles expressions, d’exiger d’eux certains dédommagements.

Selon moi, l’avenue qui semble la plus prometteuse est celle offerte dans la tradition du droit civil français sous le nom de droit de la responsabilité civile (correspondant au droit des délits civils au Québec) et, dans la tradition de la common law, sous le nom de Tort law. Les deux formes de droit ont une fonction semblable, celle de ne pas rendre criminellement responsable l’auteur d’un préjudice (fonction exercée par le droit criminel), mais plutôt d’offrir aux victimes une compensation pour le tort subi sous forme d’indemnité monétaire. De façon plus particulière, le modèle dont on doit s’inspirer est celui dérivé d’un secteur précis de la Tort law connu sous le nom de loi sur les nuisances. L’utilisation la plus intéressante qui en a été faite est selon moi celle proposée par Joël Feinberg, et c’est de celle-ci que je vais m’inspirer dans ce qui suit.

Il convient tout d’abord de rappeler que Feinberg (1984; 1985) est connu pour avoir suggéré d’opérer au sein du principe millien du tort subi (harm principle) une distinction capitale. Selon ce principe, la seule et unique justification à l’intervention coercitive de l’État en vue de restreindre la liberté d’expression est la prévention du tort que l’usage d’une telle liberté risque de causer à autrui. Or Feinberg distingue deux types de tort : les préjudices et les offenses. Les offenses (offenses) se distinguent des préjudices (harms) en ce qu’elles ne contreviennent pas à des intérêts humains jugés fondamentaux (par exemple, ceux que cherche à protéger le régime des droits et libertés propre aux constitutions libérales), intérêts dont la mise en cause est généralement susceptible de poursuite criminelle. Elles sont donc moins sérieuses que les préjudices. Elles n’en forment pas moins une catégorie de torts suffisamment importante pour légitimer en certaines circonstances une réglementation légale et judiciaire.

Les offenses s’étendent autant aux affronts à nos sens et à notre sensibilité primaire (exposition à une chose provoquant l’aversion et le dégoût) qu’aux affronts à notre sensibilité secondaire (à nos valeurs morales, à nos allégeances nationales, à nos sentiments religieux, etc.) (Feinberg, 1985, p. 16). Comme les torts causés ici sont moins importants que les préjudices portant atteinte à un droit fondamental, les sanctions légales imposées seront généralement moins sévères: amende, retrait d’un permis, poursuite civile en dommages et intérêts, comme dans le cas de la Tort law et de la loi sur les nuisances sur laquelle je vais maintenant m’attarder.

La loi sur les nuisances tente, d’une part, d’établir la gravité des inconvénients subis par un plaignant et, d’autre part, de les pondérer par rapport à la raisonnabilité du comportement du défendeur. S’inspirant des travaux influents de William Lloyd Prosser dans le domaine de la Tort law, Feinberg (1985, chap. 8) va lui-même proposer une liste de critères ou de standards à prendre en considération en vue d’évaluer la portée des offenses subies.

Pour évaluer la portée des offenses, une cour de justice devrait tout d’abord évaluer la gravité de l’offense en prenant en considération les critères suivants:

  1. La magnitude de l’offense, autrement dit, son impact envisagé tant du point de vue subjectif de l’intensité que du point de vue objectif de l’étendue (la quantité de personnes affectées).

  2. Le critère de l’évitement raisonnable : les offenses difficilement évitables ou impossibles à éviter pèseront plus lourd que celles pouvant normalement être évitées.

  3. La «Volenti non fit injuria», soit le principe selon lequel on ne peut être offensé par des conduites auxquelles on a volontairement consenti ou qui étaient raisonnablement prévisibles.

Une cour de justice devrait également pondérer la gravité de l’offense par la raisonnabilité de la conduite offensante en prenant en considération les critères suivants:

  1. L’importance de la conduite offensante pour la (ou les) personne(s) responsable(s) de la conduite.

  2. Sa valeur sociale.

  3. Sa contribution au débat démocratique.

  4. La présence de solutions de remplacement.

  5. La malice et la méchanceté comme motifs du comportement.

De plus, pour raffiner encore davantage ses critères, Feinberg (1985, chap. 9) va faire la distinction entre les nuisances seulement offensantes (offensive nuisances merely) et les offenses profondes (profound offences). Parmi la liste des critères proposés pour distinguer les deux, on retrouve les suivants:

  1. Les nuisances seulement offensantes touchent généralement les sensibilités primaires, alors que les offenses profondes touchent les sensibilités secondaires. On suppose donc ici que les nuisances qui n’affectent que nos sens (par exemple le tapage nocturne) sont moins importantes, moins « profondes » que celles qui affectent notre sensibilité morale, nos sentiments religieux ou notre sentiment national.

  2. Je dois généralement être directement témoin des conduites offensantes pour me sentir offensé dans le premier cas; dans le second, la seule idée qu’une conduite offensante ait lieu quelque part provoque en moi un sentiment d’offense.

  3. Les nuisances seulement offensantes sont généralement expérimentées comme des offenses personnelles, qui s’adressent directement à moi en tant que personne témoin de la conduite offensante. Les offenses profondes sont impersonnelles: ce n’est pas en mon nom propre qu’elles m’offensent, mais plutôt en tant que membre d’un groupe ou d’une communauté (religieuse, ethnique, nationale), voire en tant que personne humaine.

  4. Les nuisances seulement offensantes sont jugées mauvaises parce qu’elles nous offensent; les offenses profondes nous offensent parce qu’elles sont jugées mauvaises.

Feinberg (1985, p. 50-57) donne quelques exemples d’actions susceptibles d’être considérées comme des offenses profondes : le voyeurisme, les manifestations nazies et suprémacistes, les conduites religieuses ou laïques déviantes ou hérétiques qui sont exécrées par certaines religions, ou encore la profanation ou la dégradation de symboles vénérés (drapeaux, crucifix et autres symboles religieux, cadavres, etc.). Feinberg ne s’est cependant jamais penché sur le cas précis des blasphèmes et des offenses au sentiment religieux et n’en a jamais offert d’analyse particulière. C’est ce que je me propose de faire ici. Cependant, avant de me lancer dans cette analyse, j’estime qu’il convient de clarifier un tant soit peu la question de savoir pourquoi, au juste, les croyants qui se disent offensés par les blasphèmes devraient être dédommagés. Pourquoi les tribunaux devraient-ils entendre leurs requêtes? Après tout ce que j’ai affirmé dans les deux premières parties de ce texte, la question se pose en effet de savoir s’il est encore sensé que les tribunaux cherchent à soulager les croyants qui se prétendent victimes d’outrage. Si ceux qui cherchent à criminaliser les blasphémateurs ou à censurer les offenses faites aux religions doivent être déclarés déraisonnables et font preuve d’intolérance, comme je l’ai soutenu, en quoi les recours civils seraient-ils moins intolérants et davantage raisonnables? Ce n’est pas, en effet, parce qu’une peine est moins sévère qu’elle devient automatiquement légitime. La réponse, selon moi, se trouve dans les travaux de Feinberg lui-même: les recours civils et la recherche de dédommagement pour les offenses faites au sentiment religieux ne sont qu’une extension logique de cette partie de la Tort law qu’est la loi sur les nuisances. En d’autres termes, s’il est légitime pour des personnes victimes de «nuisance seulement offensante», par exemple de tapage nocturne ou d’exposition à des comportements obscènes, de poursuivre au civil les responsables de tels comportements, s’il est légitime pour les tribunaux d’entendre leur cause et, éventuellement (si les nuisances sont jugées suffisamment sérieuses), de leur offrir une forme de dédommagement, on ne voit pas pourquoi il en irait autrement pour les offenses qualifiées de «profondes», parmi lesquelles on doit compter les offenses faites au sentiment religieux. Le tapage nocturne et les comportements obscènes ne sont pas des actes qui, d’emblée, doivent être considérés comme criminels, mais ils provoquent des effets qui peuvent causer du tort et qui, selon les circonstances, méritent dédommagement. Il n’en va pas différemment pour les offenses faites au sentiment religieux.

Compte tenu des garanties aujourd’hui offertes par la liberté d’expression, ceux qui cherchent à criminaliser ou à prohiber les blasphèmes font preuve d’intolérance parce que, comme je l’ai expliqué dans les deux premières parties de mon étude, de telles sanctions sont maintenant regardées comme disproportionnées par rapport aux gestes commis et aussi parce que les justifications généralement offertes ne sont plus recevables. Cependant, ceux qui cherchent compensation pour les blasphèmes ou toute autre offense qualifiée de « profonde » ne sont de leur côté ni plus ni moins intolérants que tous ceux qui cherchent à être dédommagés pour les « nuisances seulement offensantes », comme le tapage nocturne ou l’exposition involontaire à des comportements obscènes. Si l’on dédommage les uns, on ne voit pas pourquoi il n’en irait pas de même pour les autres, a fortiori lorsque les offenses en question sont censées, selon la lecture qu’en propose Feinberg, être plus sévères.

Une fois ce point clarifié, et donc en admettant qu’en principe une cour de justice jugerait recevables les recours intentés par d’éventuels plaignants dont le sentiment religieux aurait été offensé, j’aimerais dans ce qui suit examiner de quelle manière les États régis par le droit civil ou la common law, ou certaines institutions internationales comme la Cour européenne des droits de l’homme, pourraient éventuellement juger de tels cas d’offense une fois munis des critères proposés par Feinberg. J’aimerais également voir quelles pourraient être les chances des parties lésées de recevoir une forme de compensation. Pour mon analyse, je me pencherai sur le cas particulier de la religion musulmane, qui est surtout celle qui a fait et qui continue de faire les manchettes, et je prendrai l’exemple typique des caricatures de Mahomet parues dans le journal Jyllands-Posten ou le magazine Charlie Hebdo.

Selon les standards établis par Feinberg, il s’agirait de cas clairs d’« offense profonde » mettant en jeu des expressions blasphématoires où des symboles religieux sont profanés et dégradés. Si, dans les démocraties occidentales, de telles expressions ne peuvent plus être criminalisées pour l’ensemble des raisons que j’ai exposées, il reste encore à savoir quels cas exactement d’offense pourraient être jugés suffisamment profonds et sévères pour permettre à un éventuel plaignant (par exemple un représentant de la communauté musulmane) d’obtenir une forme de dédommagement de la part du défendeur (par exemple un journal ayant fait paraître une caricature offensante). Les caricatures de Mahomet, comme celles parues dans les magazines danois et français, constituent-elles des cas d’offense tolérable dans une société démocratique ? Comme le modèle inspiré de la loi sur les nuisances invite les juges à un exercice de pondération mettant en jeu différents intérêts, le résultat de l’exercice ne peut être connu à l’avance et il variera selon les cas et le contexte. J’aimerais donc ici examiner à quoi pourrait ressembler l’exercice de pondération auquel les juges seraient conviés.

Une cour de justice utilisant les critères suggérés par Feinberg devrait d’abord considérer la gravité de l’offense. On peut raisonnablement estimer que, sur le plan de la magnitude, les juges considéreraient les caricatures comme une offense grave faite à tous les musulmans. Certes, si l’on s’en tient uniquement au critère subjectif de l’intensité, on peut présumer que celle-ci variera selon que les croyants adhèrent à l’un ou l’autre des différents courants de l’Islam (traditionalisme, fondamentalisme, réformisme, modernisme, etc.). Toutefois, si l’on s’en tient au critère de l’étendue, il serait fort difficile de contester, même sans étude statistique, que les caricatures de Mahomet sont susceptibles d’affecter un très grand nombre de musulmans. Pour ce qui est du critère de l’évitement raisonnable, une caricature publiée dans un journal à fort tirage, pouvant potentiellement être rediffusée partout sur Internet et sur les grandes chaînes de télévision, ne peut être comparée à une caricature isolée affichée sur un mur. Une telle source d’information n’est peut-être pas absolument impossible à éviter pour qui veut se tenir à l’écart de toute influence extérieure à la manière d’un ermite. Mais pour le commun des musulmans, il s’agit d’une forme d’offense dont on pourrait fort difficilement prétendre sans paraître déraisonnable qu’elle aurait pu être évitée par eux. Finalement, du point de vue du critère de la «Volenti non fit injuria», on pourrait difficilement prétendre que les musulmans ont volontairement consenti à être offensés par les caricatures, ou qu’une telle offense était raisonnablement prévisible, à la manière par exemple d’une personne qui entre dans une salle de cinéma pour y visionner un film pornographique qui se révèle après coup dégoûtant pour elle.

En somme, on peut présumer que, pour ce qui est de la gravité de l’offense, les caricatures ont de bonnes chances de satisfaire la plupart des critères. Qu’en est-il maintenant de la raisonnabilité du comportement du défendeur, soit les journaux responsables des caricatures? Il fait peu de doute que la production de caricatures satiriques parfois provocantes et pouvant heurter certaines sensibilités constitue une activité importante pour le défendeur, pour qui il s’agit en fait d’un gagne-pain. De telles caricatures ont également une valeur sociale reconnue et, bien qu’elles puissent parfois choquer et offenser, on ne peut nier qu’elles peuvent potentiellement contribuer au débat démocratique. Rien n’indique que la malice et la méchanceté constituaient le motif premier des magazines et des caricaturistes. À mon sens, le seul point en litige serait la présence d’autres options. Les caricaturistes auraient-ils pu s’y prendre autrement de manière à minimiser l’outrage ressenti par la communauté musulmane? Dessiner Mahomet avec une bombe sur la tête, pour ne prendre que l’exemple du magazine danois qui a tout déclenché, était-il nécessaire pour dénoncer le terrorisme et le détournement de l’Islam à des fins politiques? Dans un contexte mondial de plus en plus tendu depuis les événements du 11 septembre 2001, la question se pose de savoir si le même message n’aurait pas pu être transmis d’une autre manière. Si la production de caricatures satiriques possède une valeur sociale incontestable et peut possiblement contribuer à la formation d’idées et d’opinions, toutes les caricatures ne possèdent pas d’emblée cette qualité ni ne remplissent cette fonction. Certaines peuvent au contraire contribuer à annihiler le débat démocratique.

Comme on le voit, même s’il n’est pas garanti que les plaignants gagneraient leur cause, on ne peut non plus exclure une telle possibilité. Les recours civils tels que je viens de les décrire, assortis des critères de gravité et de raisonnabilité que les juges auraient à pondérer, offriraient à tout le moins aux croyants de toute confession qui s’estiment victimes d’outrage une solution de remplacement à la criminalisation ou à la prohibition des expressions offensantes et blasphématoires. À défaut de se voir protégés contre ces dernières, chose pratiquement impossible à réaliser en contexte démocratique comme je l’ai expliqué, ils pourraient en revanche recevoir une certaine forme de compensation.

4. OFFENSE AUX SENTIMENTS RELIGIEUX ET INCITATION À LA HAINE RELIGIEUSE

À partir du moment où l’on soutient, comme je l’ai fait jusqu’ici, que dans les démocraties libérales il est aujourd’hui devenu irréaliste que les religions revendiquent le droit d’être protégées contre le blasphème et les expressions jugées offensantes, que ce soit par la censure ou la criminalisation, la question se pose non seulement de savoir si d’autres solutions ne méritent pas d’être explorées en vue de réparer les possibles torts causés aux croyants – chose que j’ai abordée dans la partie précédente –, mais aussi celle de savoir jusqu’où doit s’étendre la tolérance dont nos sociétés doivent faire preuve. Doit-elle également s’étendre aux discours qui incitent à la haine religieuse ? J’entends soutenir dans cette dernière partie de mon étude qu’il existe des différences importantes entre le droit au blasphème et la propagande haineuse, quelle qu’en soit la forme, et des raisons très fortes pour criminaliser cette dernière.

Par discours haineux (hate speech) ou propagande haineuse (hate propaganda)[17], j’entends toute forme d’expression, verbale ou non verbale (écrits, images, symboles), dont l’intention est d’attaquer certaines personnes sur la base de caractéristiques ascriptives comme la religion, la race, l’ethnicité, la nationalité ou le genre en vue de leur dénier un statut moral égal. Sur cette question, on observe une tendance générale qui peut sembler paradoxale. D’une part, la plupart des démocraties occidentales (Canada, Royaume-Uni, Europe) se sont dotées de politiques variées visant à criminaliser les discours incitant à la haine[18], sauf les États-Unis. Ceux-ci, en effet, constituent probablement le seul pays démocratique avancé où le discours haineux est protégé par la Constitution en vertu du Premier amendement. D’autre part, cependant, au cours des vingt ou trente dernières années, on note dans la littérature (philosophique et juridique) sur la question une nette majorité de contributions qui vont exactement en sens contraire, c’est-à-dire qui remettent en question le bien-fondé des politiques prohibitionnistes relatives au discours haineux[19]. J’estime de mon côté, en accord ici avec des auteurs comme Waldron (2012) ou Heyman (2008; 2009), qu’il existe des justifications puissantes en faveur des politiques prohibitionnistes. Mais avant de les examiner, j’aimerais relever deux faiblesses majeures de la position antiprohibitionniste.

La première est de rester indifférente à la distinction entre, d’un côté, les blasphèmes et les offenses faites aux religions et, de l’autre, tous les discours, manifestations et expressions incitant à la haine – les affichages antisémites, les tracts et les blogues racistes et islamophobes, les rassemblements néonazis et suprémacistes, etc. Une telle indifférence est notamment affichée par la doctrine neutraliste en matière de liberté d’expression répandue aux États-Unis. Pour une telle doctrine, blasphèmes et discours haineux appartiennent au melting pot des « points de vue » qui s’affrontent dans l’espace public, et qui n’ont ni plus ni moins de valeur que n’importe quelle autre opinion politique. Une telle doctrine en apparence très tolérante et libérale, qui fait de la liberté d’expression un principe quasi intouchable, omet cependant de faire une distinction capitale : celle entre des attitudes adoptées envers des croyances et des institutions, et des attitudes adoptées envers des personnes. Les blasphèmes, au même titre que tous les discours révolutionnaires et subversifs, s’en prennent à des institutions établies et aux systèmes de croyances qui les supportent. Ils heurtent sans doute indirectement les individus qui y adhèrent. Mais là n’est pas leur cible. Et c’est ce qui les distingue du discours haineux. Ce que celui-ci remet en question, ce n’est pas l’Église ou les textes sacrés, c’est l’égalité de statut de certains membres de la société, leur dignité à titre de citoyens en bonne et due forme et de personnes libres et égales. En ce sens, le discours haineux peut être regardé comme une forme de diffamation, laquelle est généralement condamnée par les démocraties occidentales, même par les États-Unis. Il s’agit cependant d’une diffamation qui s’en prend à la réputation des personnes non plus en vertu de leurs caractéristiques propres et uniques – ce qu’est le libelle diffamatoire – mais plutôt en vertu de caractéristiques qu’elles partagent avec d’autres personnes et qui sont reconnues comme des sources de discrimination. Certains estiment qu’il convient en ce cas de parler plutôt de diffamation à l’endroit des groupes (group libel)[20].

À la différence des États-Unis, bon nombre de pays et d’institutions internationales prohibant le discours haineux ont endossé la distinction que je viens d’établir et l’ont mise en application. Je ne mentionnerai que deux exemples récents. Le premier est celui des Nations Unies. Celles-ci ont, au cours des années 2000, adopté plusieurs résolutions non exécutoires pour condamner la « diffamation de la religion », résolutions qui étaient appuyées par plusieurs États musulmans et patronnées par l’Organisation de la coopération islamique (OCI). En 2011, cependant, en conséquence des fortes pressions exercées par les pays occidentaux et les militants des droits de l’homme qui ne voyaient dans ces motions ni plus ni moins qu’une loi internationale contre le blasphème aux conséquences potentiellement dévastatrices pour la liberté d’expression et la liberté de presse, l’OCI a changé d’approche. Elle a proposé une nouvelle résolution, adoptée unanimement par le Comité des droits de l’homme, protégeant cette fois non plus les croyances, mais les croyants. Celle-ci condamne désormais « l’intolérance, les stéréotypes négatifs, la stigmatisation, la discrimination, l’incitation à la violence et la violence visant certaines personnes en raison de leur religion ou de leur conviction[21]».

L’autre exemple est celui du Royaume-Uni. Le Religious and Racial Hatred Act (2006) a apporté un amendement à la section 18(1) du Public Order Act (1986) qui confinait la prohibition de la propagande haineuse uniquement à la race et à la haine raciale. La section 29 qui fut ajoutée étend désormais la protection aux groupes religieux. L’une des justifications pour une telle modification était l’incohérence des lois existantes. D’une part, l’ancienne loi contre le blasphème n’était originellement destinée qu’à protéger la foi chrétienne contre les offenses, mais elle laissait du même coup toutes les autres croyances religieuses sans protection. D’autre part, la loi de 1986 était centrée uniquement sur la race, protégeant ainsi certains groupes contre la haine comme les Sikhs et les Juifs (parce que considérés comme des groupes ethniques), mais laissant une multitude d’autres groupes religieux, dont les musulmans et les chrétiens, sans protection[22]. En abolissant la loi contre le blasphème et en modifiant la loi sur la haine raciale pour y inclure la haine religieuse, le Royaume-Uni est parvenu à se doter d’une réglementation cohérente et non discriminatoire protégeant tous les groupes, tant raciaux que religieux, contre la propagande haineuse. La nouvelle loi fait désormais clairement la distinction entre la protection « d’un groupe de personnes définies en référence à des croyances religieuses[23] », et la protection des croyances : « Rien dans cette partie ne devra être lu ou mis en vigueur de manière à prohiber ou restreindre la discussion, la critique ou les expressions d’antipathie, d’hostilité, de moquerie, d’insulte ou d’outrage envers des religions particulières, les croyances ou les pratiques de leurs adhérents[24]. »

La seconde faiblesse de la position antiprohibitionniste est la tendance que l’on observe chez la plupart des auteurs qui s’opposent aux lois criminalisant le discours haineux à le considérer uniquement comme une forme d’offense, non comme un préjudice. C’est le cas par exemple de Joël Feinberg lui-même (1985 : 86-93), qui a analysé l’affaire Skokie[25], où une marche nazie fut organisée dans le village de Skokie dans l’État d’Illinois composé à majorité de Juifs, sous l’angle de la Tort law et de la loi sur les nuisances, et donc comme un simple cas d’offense profonde. Mais une telle tendance peut être observée même chez ceux qui auraient le plus à gagner des mesures prohibitionnistes, comme les défenseurs de la Critical Race Theory qui proposent de réinterpréter le Premier amendement à la lumière de l’histoire raciale américaine. Richard Delgado (1993), pour ne prendre que cet exemple, a suggéré de réformer le régime de la Tort law aux États-Unis pour y inclure, parallèlement à la loi contre l’infliction intentionnelle de détresse émotionnelle, une législation indépendante pour les insultes raciales. Si l’on doit saluer une telle initiative, il reste que celle-ci demeure timidement cantonnée aux poursuites en responsabilité civile telles que celles que nous avons examinées pour les cas de blasphème. Elle ne pourrait servir à instituer aux États-Unis les dispositions criminelles beaucoup plus sévères à l’endroit du discours haineux adoptées par la plupart des démocraties occidentales.

À mon sens, la principale raison pour laquelle le discours haineux est couramment assimilé à une simple offense plutôt qu’à un préjudice justifiant des dispositions criminelles est que ceux qui appuient les lois prohibant le discours haineux adoptent fréquemment une posture conséquentialiste[26]. En d’autres termes, ils s’en remettent à des considérations empiriques pour déterminer le caractère préjudiciable du discours haineux, comme la détresse émotionnelle et les séquelles psychologiques couramment invoquées par les victimes des attaques haineuses. Cependant, si les blessures psychologiques alléguées peuvent en certaines circonstances justifier les poursuites en responsabilité civile, comme celles analysées par Delgado, elles s’offrent aux yeux des antiprohibitionnistes comme de bien piètres justifications pour les lois criminalisant le discours haineux. Il est en effet difficile selon eux de déterminer de manière empiriquement fiable le lien de causalité existant entre le discours haineux et de telles blessures, de même qu’avec la violence et les crimes haineux[27]. La situation n’est pas différente de celle concernant les relations entre la violence au cinéma et la violence dans la société, ou entre la pornographie et la violence faite aux femmes, relations qui n’ont jusqu’ici été appuyées par aucune preuve empirique probante.

Le grand mérite des travaux d’auteurs comme Jeremy Waldron ou Steven Heyman est précisément de ne pas s’en remettre aux effets ou aux conséquences du discours haineux pour déterminer son caractère préjudiciable, mais plutôt aux normes fondamentales qu’il bafoue. Le caractère préjudiciable du discours haineux viendrait du fait, non qu’il blesse et laisse des stigmates psychologiques chez ses victimes (bien qu’il fasse certainement cela aussi), non qu’il soit un catalyseur de haine qui influence autrui et le conduit à la violence (bien qu’il fasse fort probablement cela aussi), mais qu’il attaque frontalement la dignité humaine, et qu’il manque donc à l’obligation morale fondamentale que nous avons tous de la respecter. Même si, dans un monde possible, il s’avérait que le discours haineux ne fasse aucune victime, il n’en serait pas moins à proscrire parce qu’il bafoue fondamentalement l’idée que nous nous faisons de la dignité humaine et du respect qui lui est dû.

La première grande justification aux lois prohibant le discours haineux provient donc de considérations déontologiques dans la tradition kantienne, c’est-à-dire de l’idée selon laquelle la personne humaine possède une dignité qui lui est intrinsèque, et que c’est cette dernière que bafoue fondamentalement le discours haineux. Certes, la compréhension offerte de l’idée de dignité variera selon les auteurs : plutôt métaphysique chez Kant, davantage juridique chez Heyman, nettement sociale et politique chez Waldron[28]. Mais la préoccupation première consistant à s’assurer que la société reconnaît et soutient la dignité de ses membres à titre de citoyens ayant le statut de personnes libres et égales demeure la même.

L’autre justification cruciale aux lois prohibant le discours haineux tient à l’idée d’égalité. De nombreux antiprohibitionnistes estiment que la liberté d’expression constitue la valeur la plus importante de la démocratie, sa condition incontournable de légitimation. À leurs yeux, cette raison seule suffit à invalider l’idée même de lois prohibant le discours haineux[29]. Cependant, si la liberté d’expression appartient incontestablement au bassin d’idéaux et de valeurs ayant contribué à nourrir et à consolider la culture démocratique libérale, on ne peut nier que l’idée d’égalité en fait également partie. Et, à la différence des États-Unis, la plupart des démocraties occidentales ont cherché jusqu’à maintenant à pondérer la liberté d’expression par d’autres droits, dont les droits à l’égalité des citoyens. Il faut entendre ici par « droits à l’égalité » non seulement les droits destinés à lutter contre les inégalités socioéconomiques et la discrimination, mais aussi les droits visant à doter tous les citoyens, en particulier les minorités historiques vulnérables (Afro-Américains, minorités religieuses, femmes, minorités sexuelles) d’un statut égal et d’une égale considération tant dans la vie sociale et politique que dans les forums publics. Les lois criminalisant le discours haineux cherchent à défendre ce droit à l’égale considération de tous les citoyens en les protégeant contre les tentatives récurrentes des semeurs de haine de les intimider, de les réduire au silence ou de les dénigrer.

Comme Corey Brettschneider (2012, p. 3) l’a vigoureusement soutenu, la principale faiblesse de la doctrine neutraliste américaine en matière de liberté d’expression vient de ce qu’elle :

…échoue à offrir une réponse au défi que présentent les points de vue haineux pour les valeurs de liberté et d’égalité – valeurs qui sont essentielles à la légitimité de l’État démocratique. […] Le problème pour les neutralistes est que les points de vue haineux ne menacent pas seulement n’importe quel idéal politique, mais les valeurs mêmes de liberté et d’égalité qui justifient à leurs yeux que l’on protège en premier lieu les droits à la liberté de parole des groupes haineux. En d’autres mots, les groupes haineux attaquent l’idéal le plus fondamental qui sous-tend la démocratie libérale, celui de l’égalité publique, idéal que je désigne par l’expression de citoyenneté libre et égale[30].

À l’opposé de la tradition constitutionnelle américaine, plusieurs philosophes politiques et théoriciens du droit s’entendent actuellement sur l’idée que si la liberté d’expression forme incontestablement l’une des conditions de légitimation centrales de la démocratie, les valeurs d’égalité, plus précisément celles relatives à l’égale considération et au respect égal dus à tous les participants au discours démocratique, ne peuvent être exclues de l’équation.

À titre d’exemple, Jeremy Waldron (2012, chap. 4), s’inspirant de la pensée politique rawlsienne, a cherché à défendre l’idée que le discours haineux ne pourrait figurer dans ce à quoi devrait normalement ressembler une société bien ordonnée, qui est, selon la définition qu’en offre Rawls (1971, p. 4-5, p. 453-462; 1996, p. 35-40; 2003, p. 8-9), une société gouvernée par une conception publique de la justice où les citoyens sont animés par un sens de la justice. Dans le même esprit, Jonathan Quong (2012, chap. 10) a soutenu que la notion rawlsienne de raison publique pourrait justifier l’imposition de mesures coercitives à l’endroit des citoyens déraisonnables et de la prolifération des doctrines déraisonnables. Reprenant la conception du raisonnable chez Rawls que j’ai exposée plus tôt dans ce texte, Quong (2012, p. 299) suggère de définir la politique visant à contenir les doctrines déraisonnables de la manière suivante : « toute politique dont l’intention première est de saper ou de restreindre la propagation d’idées qui rejettent les valeurs politiques fondamentales, c’est-à-dire : (a) que la société est un système équitable de coopération sociale pour le bénéfice mutuel, (b) que les citoyens sont libres et égaux, et (c) le fait du pluralisme raisonnable[31].» Comme les semeurs de haine croient généralement que la société est un système de coopération destiné à bénéficier à certaines personnes au détriment d’autres personnes, que certaines classes de citoyens sont naturellement inférieures à d’autres et qu’il est légitime de se montrer radicalement intolérants envers eux, on n’aura aucune peine à voir en eux un exemple typique des citoyens déraisonnables dont parle Quong, exemple qu’il offre lui-même.

Finalement, dans la tradition habermassienne de l’éthique du discours et de la démocratie délibérative, Heyman (2008, chap. 10; 2009, p. 174-177) a montré que les résultats des délibérations démocratiques seraient privés de toute légitimité s’il s’avérait que les participants ne soient pas dans une relation de parfaite symétrie les uns envers les autres, si, en d’autres termes, il s’avérait que certains d’entre eux exercent une pression ou une influence indues sur les autres participants, que ce soit en les intimidant, en les dénigrant, ou en les réduisant au silence. Considérant que c’est très exactement ce que les semeurs de haine font, considérant également que leurs contributions à la délibération démocratique consistent essentiellement à contester l’idée fondamentale d’égalité entre citoyens qui lui est sous-jacente, de telles contributions affecteront inévitablement la validité des discussions ainsi que la légitimité des résultats. Pour cette raison, elles pourraient difficilement être naïvement tolérées au même titre que toute autre contribution.

Voilà, en somme, quelques exemples d’approches récentes s’efforçant de mettre en relief l’importance, pour ne pas dire le caractère constitutif pour l’État démocratique libéral des valeurs d’égalité, de respect égal et d’égale considération des citoyens. Comme de telles valeurs forment la cible centrale du discours haineux, des mesures coercitives destinées à en criminaliser les auteurs apparaissent justifiées pour protéger ces valeurs et assurer par là même la stabilité politique et constitutionnelle des sociétés démocratiques de même que la cohérence des principes sur lesquels elles se fondent.

CONCLUSION

Les religions possèdent-elles le droit d’être protégées contre les expressions offensantes ? Mon étude a répondu à cette question par la négative. La première raison pour cela est que, en raison des garanties offertes par la liberté d’expression, le délit de blasphème est tombé en désuétude dans la plupart des démocraties occidentales et n’est plus reconnu en droit international. La seconde est que les principales justifications connues avancées en faveur des lois contre le blasphème s’avèrent, après analyse, peu convaincantes ou anachroniques. Cependant, à partir du moment où l’on répond par la négative à la question directrice de mon étude, s’ensuivent certaines implications. J’en ai examiné deux qui m’apparaissent centrales. La première est de savoir comment répondre au sentiment d’outrage ressenti par les croyants une fois que la criminalisation des offenseurs ou la prohibition des expressions offensantes ne sont plus des options à considérer. J’ai exploré en guise de solution les possibilités offertes par les recours civils en m’inspirant du modèle proposé par Joël Feinberg à partir de la loi sur les nuisances. La seconde implication consiste à se demander jusqu’où doit s’étendre la tolérance dont nos sociétés doivent faire preuve à l’endroit du blasphème et de l’atteinte au sentiment religieux. Doit-elle également s’étendre à l’incitation à la haine religieuse? J’ai soutenu sur ce point qu’il existe des différences importantes entre le droit au blasphème et la propagande haineuse, et des raisons puissantes pour criminaliser cette dernière.