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INTRODUCTION

Il est difficile de saisir ce que recouvre le concept de bonheur, en dépit du rôle important qu’il semble jouer dans nos vies. On se le représente parfois comme un simple état ressenti, ponctuel, dans lequel nous nous trouvons lorsque nous passons un bon moment. On dit ainsi que l’on a éprouvé du bonheur en passant la journée en compagnie de nos amis, en assistant à un concert, ou en mangeant un plat raffiné. Prenant appui sur cette intuition, certains philosophes ont développé la thèse selon laquelle le bonheur serait avant tout une émotion[1]. D’autres résistent cependant à cette idée, en s’appuyant sur l’intuition contraire selon laquelle le bonheur serait, plus qu’un simple épisode émotionnel, un état qui s’inscrit dans la durée. Ils proposent de caractériser le bonheur en faisant plutôt référence à des « propensions » émotionnelles, telles que des dispositions à éprouver des humeurs et des émotions positives sur le long terme[2]. De telles propensions ne seraient pas systématiquement et toujours ressenties, mais cette même propriété permettrait justement de rendre raison du fait que le bonheur n’est pas qu’une émotion plus ou moins fugace. Nos intuitions au sujet du bonheur sont ainsi écartelées entre deux conceptions contradictoires, et les théories philosophiques reflètent cet écartèlement. Mon but, dans cet article, sera de tenter d’analyser le concept de bonheur au-delà de ce conflit d’intuitions, en mettant l’accent sur le concept d’humeur. Cette question revêt une certaine importance, car elle conditionne aussi le type d’état auquel nous devrions nous intéresser lorsque nous essayons de mesurer le bonheur des individus (ce que les psychologues appellent de leur côté le « bien-être subjectif »). Or, le fait est que les humeurs n’ont jusqu’ici reçu que très peu d’attention dans les études empiriques sur le bonheur[3], alors qu’elles sont souvent au coeur des enquêtes sur la dépression (Wakefield et Demazeux, 2016).

De fait, aucun auteur ne semble avoir sérieusement envisagé la possibilité que le bonheur soit un état intermédiaire entre le caractère épisodique des émotions et le caractère durable, mais non ressenti, que revêtent les dispositions à éprouver des humeurs et des émotions. La thèse que je défendrai ici est que le bonheur serait pourtant mieux compris comme une humeur positive, et qu’être heureux se réduit à être de bonne humeur, c’est-à-dire à éprouver l’une des humeurs positives que nous sommes susceptibles de ressentir au cours d’une vie humaine. Après tout, lorsque nous déclarons que nous sommes heureux, c’est à notre humeur générale que nous faisons référence. L’indice sur lequel nous nous basons, lorsque l’on nous demande comment nous allons, est notre humeur également. En dépit de son caractère attrayant, cette approche n’a pourtant jamais été explorée pour elle-même. Dans cet article, je me propose donc de comprendre le concept de bonheur en m’arrêtant sur l’analyse du concept d’humeur et en soutenant que le bonheur n’est rien d’autre qu’une humeur positive, quelle que soit la nature de cette humeur (enjouement, excitation, calme, etc.). Cette thèse est réductionniste, en ce qu’elle soutient qu’il n’y a rien de plus dans le bonheur qu’une bonne humeur. De fait, il semble conceptuellement impossible d’être à la fois de bonne humeur et malheureux[4]. Mais c’est aussi, comme nous le verrons, une thèse pluraliste en ce qu’elle admet en même temps qu’il y a de nombreuses manières d’être heureux.

Afin de défendre cette thèse, je commence par passer en revue les théories émotionnelles du bonheur et je montre ensuite que la plupart des propriétés que l’on attribue au bonheur conçu comme émotion sont en réalité mieux comprises lorsque l’on comprend le bonheur comme bonne humeur. Je soutiens également qu’il n’est pas nécessaire de concevoir le bonheur en termes de propensions à éprouver des humeurs positives. À l’encontre de ces deux approches, je propose, en m’inspirant des analyses de Nesse (1991), de concevoir les bonnes humeurs comme des évaluations positives de la « propiciosité » (propitiousness) de notre situation personnelle, c’est-à-dire de la probabilité que celle-ci soit propice à la satisfaction de nos états motivationnels tels que nos désirs ou nos préférences. Je défends plus précisément la thèse selon laquelle les humeurs sont des attitudes prospectives, qui consistent à évaluer l’impact affectif possible de notre environnement sur nos motivations[5]. Pour finir, je m’efforce d’explorer les relations que le bonheur entretient avec le bien-être à partir de cette analyse du bonheur comme bonne humeur. Je soutiens que les bonnes humeurs ont une valeur prudentielle lorsqu’elles sont appropriées, c’est-à-dire lorsqu’elles évaluent correctement la propiciosité des situations auxquelles nous sommes confrontés.

1. LE BONHEUR COMME ÉMOTION

Les auteurs qui soutiennent que le bonheur est une émotion insistent sur le caractère épisodique du bonheur. Il semble en effet que l’on puisse être heureux de réussir un examen, de regarder un bon film, de jouer au basket, etc. L’émotion de bonheur aurait ainsi une intentionnalité évaluative, au sens où, comme toute émotion, elle porterait sur un objet intentionnel particulier (un succès, un film, une activité, etc.), qu’elle évalue positivement. L’émotion de bonheur aurait aussi, comme toute émotion, un caractère phénoménal, au sens où elle serait nécessairement ressentie et se caractériserait par certaines sensations. Cette émotion possède également une valence positive, dans la mesure où il est en principe plaisant de l’éprouver. La valence, en ce sens, désigne la tonalité hédonique d’un état affectif (émotion, humeur, etc.), qui peut être positive lorsque ce dernier est plaisant et négative lorsqu’il est déplaisant.

On peut toutefois envisager deux manières au moins de comprendre cette caractérisation du bonheur comme émotion. Selon une première approche, réductionniste, le bonheur se réduit en réalité à d’autres émotions telles que la joie, l’enthousiasme, l’extase, la gaieté, ou encore l’amusement. Selon l’approche réductionniste, être heureux reviendrait à éprouver l’une ou l’autre de ces émotions positives. De fait, dans les différents exemples mentionnés plus haut, le bonheur semble précisément être pris comme un synonyme de ces émotions : on est joyeux de réussir son examen, enthousiasmé de jouer au basket, etc. Mais les auteurs qui affirment que le bonheur est une émotion entendent généralement défendre une thèse non réductionniste, notamment parce que l’on pourrait très bien éprouver ces émotions sans véritablement être heureux. La question qui se pose alors est la suivante : en quoi le bonheur comme émotion pourrait-il bien se distinguer des autres émotions positives mentionnées dans les exemples précédents ? Il existe au moins deux propositions dans la littérature actuelle. La première consiste à insister sur les jugements évaluatifs caractéristiques de l’émotion de bonheur, la seconde à mettre l’accent sur l’objet spécifique de cette émotion. Dans ce qui suit, j’examinerai ces deux approches afin d’en souligner les limites et de montrer qu’une analyse du bonheur comme bonne humeur est préférable à celles-ci.

Afin de défendre la première approche, Goldman (2017) soutient que le bonheur est une émotion ponctuelle par opposition à un état de longue durée. Il caractérise les émotions comme des épisodes psychologiques incluant à la fois un jugement et des sensations. L’émotion de bonheur consisterait selon lui pour une part importante[6] en un jugement de satisfaction portant sur notre vie, au moment où nous prononçons ce jugement, mais aussi en un genre de « sensation pure » (2017, p. 10), qui aurait la particularité d’être dotée d’une teinte phénoménale propre, sans être localisée dans une partie précise de notre corps (et c’est en cela qu’elle serait « pure ») : c’est ce que l’on ressent par exemple lorsque l’on reçoit une bonne nouvelle. Être heureux reviendrait ainsi à juger que notre vie va bien au moment où nous éprouvons cette émotion, et l’émotion de bonheur aurait pour objet intentionnel notre vie à un certain moment, ou éventuellement un aspect plus étendu de celle-ci. Le jugement caractéristique de l’émotion de bonheur, selon Goldman, est donc une évaluation positive de notre vie ou de certains aspects de celle-ci, et ce jugement peut être implicite ou explicite. Le bonheur peut ainsi être inauthentique si le jugement caractéristique de notre émotion évalue mal la situation, par exemple parce que j’éprouve du bonheur en pensant à la réussite de ma vie de couple, alors que ma compagne ne m’aime plus sans que je le sache.

Cette première théorie émotionnelle du bonheur s’efforce ainsi de rendre compte du caractère à la fois ressenti et évaluatif du bonheur. Si Goldman semble soutenir une conception relativement intellectualiste des émotions (notamment en les assimilant en partie à des jugements), il est clair que son approche est compatible avec différentes théories des émotions. On pourrait très bien imaginer par exemple que le bonheur comme évaluation positive de notre vie soit une forme de perception évaluative (comme le soutient par exemple Tappolet, 2016, au sujet des émotions en général). Pour autant, il faut bien reconnaître que Goldman n’est pas clair lorsqu’il aborde la nature évaluative du bonheur comme émotion. Selon lui, nous l’avons vu, je suis heureux si je juge que ma vie va bien et que je ressens certaines sensations caractéristiques de l’émotion de bonheur. Mais dans ce cas, est-ce que mon émotion n’est pas juste une forme de réjouissance ou de joie ? Dire que j’éprouve du bonheur en évaluant positivement un aspect de ma vie, n’est-ce pas simplement une métaphore pour dire que je me réjouis de cet aspect de ma vie, ou qu’il me remplit de joie ? Goldman ne fournit pas réellement d’argument qui devrait nous permettre d’écarter une interprétation réductionniste de ce genre. Et si tel est le cas, alors on voit difficilement ce qu’aurait de spécial le bonheur en tant qu’émotion. Être heureux ou éprouver du bonheur reviendrait simplement à dire que l’on se réjouit d’un aspect de notre vie. Peut-être est-ce en fait la thèse que Goldman entend soutenir, mais dans ce cas, on peut s’étonner qu’il ne l’affirme pas plus clairement, et il eut été souhaitable qu’il clarifie alors davantage la nature évaluative du bonheur en tant qu’émotion.

Une autre option consiste à essayer de cerner plus précisément ce que certains appelleraient l’objet formel du bonheur. L’objet formel d’une émotion, en effet, est censé nous permettre de préciser le type d’évaluation qui caractérise spécifiquement cette émotion (Deonna et Teroni, 2012). On peut dire ainsi que le danger est l’objet formel de la peur dans la mesure où un épisode de peur consiste en l’évaluation d’un objet comme étant dangereux. Différents épisodes de peur peuvent ainsi porter sur différents objets particuliers (une voiture qui nous fonce dessus, l’apparition d’un nouveau virus, la montée de l’extrême droite, etc.), mais tous ces objets ont en commun de représenter un danger pour nous. De même, la fierté peut avoir différents objets particuliers (un succès lors d’un concours, un plat que l’on a préparé, un jardin que l’on entretient, etc.), mais ce qui caractérise la fierté est probablement d’évaluer ces objets comme des formes de réussites personnelles. L’objet formel d’une émotion, en ce sens, désigne une valeur négative (le danger) ou positive (la réussite) qui permet de déterminer l’évaluation caractéristique de cette émotion.

En suivant une stratégie de ce genre, Mulligan (2016) souligne que le bonheur comme émotion peut certes porter sur différents objets particuliers, tels qu’une victoire ou un moment passé entre amis, mais que ces différents objets particuliers ont en commun d’être des biens ou des situations que nous sommes chanceux d’avoir. L’objet formel du bonheur serait donc la bonne fortune à laquelle un individu doit son épanouissement[7]. Afin de défendre cette thèse, Mulligan soutient que le bonheur ne porterait pas sur un objet ou sur une personne en particulier – contrairement à de nombreuses émotions – mais sur le fait qu’il soit bon que certaines valeurs épaisses soient présentes. Son argument repose sur « le principe de l’ascension axiologique », qui stipule que si un fait exemplifie une valeur épaisse alors il exemplifie nécessairement une valeur fine. Un concept de valeur épais (thick ethical concept), en effet, est un concept dont le contenu est à la fois descriptif et évaluatif (comme le « dégoûtant »), là où un concept de valeur fin (thin) est un concept plus général et purement évaluatif (comme « mauvais »). Le principe de l’ascension axiologique semble donc évident, puisque le concept de « dégoûtant » implique manifestement celui de « mauvais », tout comme le concept de « réjouissant » implique le concept de « bon ».

Ainsi, si un fait exemplifie de la justice, ou du plaisir, alors il est bon que ce soit le cas, dans la mesure où ces valeurs épaisses impliquent des valeurs fines. Le bonheur aurait ainsi pour objets particuliers différentes formes de bontés : le fait de rencontrer des succès, d’être admirable, de ressentir de la gratitude, d’avoir des enfants aimables, etc. Pour le dire autrement, les objets particuliers du bonheur seraient des valeurs positives exemplifiées par certains faits, mais l’objet formel du bonheur désignerait le fait que l’on soit chanceux de rencontrer des succès, d’être admirable, etc., bref, qu’il en soit ainsi. Cette idée capture le fait trivial que, dans de nombreuses langues, le bonheur implique étymologiquement l’idée de chance, mais elle renvoie aussi plus fondamentalement au fait que notre situation est globalement bonne (Mulligan, 2016, p. 139)[8]. Être heureux ne supposerait pas simplement de voir certains de nos désirs satisfaits, mais d’être en présence de valeurs qui témoignent de notre chance, telles que la justice, l’amitié, ou même la possession de certaines capacités.

L’un des attraits des objets formels est qu’ils permettent de rendre intelligibles nos émotions et d’évaluer leur correction (Teroni, 2007). Dans le cas de la théorie émotionnelle du bonheur de Mulligan, cela revient à dire, d’une part, qu’il serait en effet absurde d’être heureux à propos de situations dans lesquelles nous sommes malchanceux, au sens où une telle réaction serait inintelligible : on ne peut pas se réjouir en principe de manquer de chance. Et cela revient à dire, d’autre part, qu’il serait correct d’être heureux si et seulement si l’on a de la chance, si le monde nous est globalement favorable. Il serait par conséquent incorrect d’être heureux si l’on se réjouit de la valeur positive de capacités, de relations ou de situations qui ne sont pas des exemples de notre bonne chance. Comme le souligne Mulligan, l’objet de notre émotion de bonheur peut cacher de grandes illusions, et je peux être doté de grandes capacités pour un sport qui n’est pas pratiqué là où je réside.

Cette thèse possède au moins deux attraits. Premièrement, elle rend compte du fait que le bonheur semble souvent au-delà de notre contrôle. Il s’apparente en cela à un genre d’effet secondaire que l’on ne peut obtenir délibérément, ou encore à un « cadeau » comme on le dit parfois. Deuxièmement, elle essaie de tisser un lien entre nos différentes émotions positives et le bonheur lui-même. Le bonheur, en effet, est compris ici comme une émotion réflexive, qui vient du fait que nous prenons du recul sur notre propre vie, voire encore comme une forme de méta-émotion au sujet de nos émotions ordinaires. Ce faisant, l’approche de Mulligan permet de mettre le doigt sur le fait que le bonheur est généralement tourné vers des situations plus générales que de simples objets, et notamment sur notre bonne fortune, au sens où le bonheur serait une manière d’évaluer le fait que les choses vont « globalement » bien pour nous.

D’un autre côté, cette approche semble rencontrer un certain nombre de difficultés. Il faut noter en premier lieu qu’il n’est pas évident de déterminer à partir de quand exactement la possession d’un bien ou d’une capacité est due à la chance. Les situations qui doivent être considérées comme « chanceuses » sont également loin d’être évidentes, étant donné que toute situation apparemment positive peut s’avérer en réalité défavorable. En l’état, le critère de la chance semble donc excessivement relatif. La deuxième difficulté que rencontre cette thèse est similaire à celle que rencontrait déjà la thèse de Goldman. En effet, on ne voit pas vraiment en quoi l’émotion de bonheur dont il est ici question est censée être différente du simple fait de se réjouir qu’une valeur positive soit présente. La différence semble purement lexicale une fois encore. Une réponse possible pourrait être que l’objet formel du bonheur n’est pas le même que celui de l’émotion de réjouissance, puisque la première ne porte pas sur le réjouissant mais sur la bonne fortune. Mais cette réponse court le risque d’être exagérément intellectualiste : lorsque nous sommes heureux, notre émotion ne semble pas porter sur le fait que nous avons de la chance. Il peut arriver qu’en méditant sur ce genre de considérations, nous nous sentions effectivement chanceux, mais il n’est pas nécessaire de réfléchir sur la valeur positive d’une situation pour être heureux.

Une troisième difficulté, enfin, que l’on retrouve là encore aussi bien dans l’approche de Goldman que dans celle de Mulligan, tient au fait que le bonheur soit réduit à un épisode temporel aussi bref qu’une émotion. Bien sûr, on peut admettre que le concept de bonheur est polysémique et qu’il peut désigner différents types d’états. Sumner (1996) distingue ainsi quatre sens possibles du terme « heureux » (happy), au premier rang desquels vient le fait d’éprouver une émotion et d’être heureux (being happy with) au sujet de quelque chose. C’est précisément à cet aspect que fait référence la théorie émotionnelle du bonheur. Mais si celle-ci ne nous donne pas de raison satisfaisante d’admettre que l’émotion de bonheur est différente du fait de se réjouir, alors il n’est pas clair que l’on puisse considérer cette acception comme une caractérisation authentique du bonheur. Sumner lui-même l’écarte en affirmant qu’« être heureux de quelque chose est à peu près équivalent au fait d’être satisfait ou content au sujet de cette chose, c’est-à-dire trouver qu’elle est raisonnablement à la hauteur de certaines attentes » (Sumner, 1996, p. 143-144). Inversement, on peut « se sentir heureux » (feeling happy), au sens où l’on éprouverait de façon plus généralisée un ressenti positif qui ne serait pas dirigé sur un objet particulier. Ce deuxième sens est plus proche d’une humeur susceptible de colorer l’ensemble de notre regard sur notre propre vie, comme le note Sumner. On peut se sentir plus ou moins heureux, en ce sens, sur un continuum qui va de l’exaltation à la dépression.

C’est bien cette deuxième signification qui semble embrasser le sens ordinaire du bonheur, lequel a une forme plus diffuse et plus longue que le simple fait d’éprouver de la joie ou le fait de se réjouir, qui sont des épisodes émotionnels temporellement réduits. Les humeurs, au contraire, désignent des états affectifs temporellement plus longs que les émotions et plus diffus que ces dernières. À côté de ces deux significations de « heureux », Sumner distingue encore le fait d’avoir une personnalité heureuse, en ce que l’on est disposé, par un tempérament enjoué, enthousiaste, ou optimiste, à éprouver des humeurs positives et ainsi à être généralement une personne heureuse. Ce troisième sens ne renvoie donc qu’indirectement au bonheur et n’est pas vraiment pertinent ici. Enfin, Sumner distingue le fait d’avoir une vie heureuse (having ahappy life), qui désignerait le fait d’avoir une attitude positive envers sa propre vie. Cette attitude serait à la fois affective et cognitive, en ce qu’elle renvoie à la fois au fait de se sentir satisfait par sa vie et au fait d’évaluer positivement sa vie, que ce soit sous l’un de ses aspects au moins, ou bien dans sa globalité. Le bonheur, ainsi compris, consisterait en « un jugement que, dans l’ensemble et en prenant tout en compte, votre vie va bien pour vous » (Sumner, 1996, p. 146). Le bonheur consisterait alors en une forme d’endossement ou d’acceptation de nos conditions de vie.

On peut toutefois se demander si cette proposition n’est pas, une fois encore, trop intellectualiste. Sumner reconnaît lui-même que la dimension cognitive de cette théorie exclut que les enfants en bas âge et les animaux puissent être heureux en ce sens, bien qu’ils puissent l’être d’un point de vue affectif (Sumner, 1996, p. 147). Il n’est peut-être pas nécessaire d’aller aussi loin. Dans la prochaine section, j’aimerais proposer l’idée que la deuxième signification de « heureux » que dégage Sumner est suffisante pour comprendre ce que recouvre le concept de bonheur : le bonheur peut en effet se caractériser simplement comme une « bonne humeur ». Cette proposition nécessite simplement une analyse plus approfondie du concept d’humeur.

2. LE BONHEUR COMME HUMEUR POSITIVE

Peut-on rendre compte de façon satisfaisante du fait que le bonheur est une humeur positive ? Il est nécessaire pour accomplir cette tâche de recenser en premier lieu les caractéristiques principales des humeurs afin de voir dans quelle mesure exactement elles peuvent apporter un éclairage satisfaisant sur le concept de bonheur. Dans cette section, je m’efforce de motiver l’idée selon laquelle le bonheur pourrait n’être qu’une humeur positive.

Il faut noter en premier lieu que nos humeurs sont liées aux émotions que nous éprouvons le plus souvent et qu’elles tirent généralement de ces dernières leur propre valence positive ou négative. Nous sommes de mauvaise humeur après avoir éprouvé des émotions négatives et, inversement, nous sommes de bonne humeur lorsque nous éprouvons davantage d’émotions positives, et le fait d’être heureux semble coïncider précisément avec ce genre d’état. En ce sens, le bonheur peut désigner l’humeur positive qui résulte elle-même d’émotions positives. Une telle hypothèse semble beaucoup moins coûteuse que l’affirmation selon laquelle le bonheur est une émotion réflexive portant sur notre vie. De façon beaucoup plus simple, les humeurs héritent des évaluations effectuées par nos émotions au sujet des situations que nous rencontrons et qu’elles généralisent. Si la colère consiste à évaluer une situation comme offensante, une humeur noire consiste à percevoir toute situation comme étant susceptible d’être offensante. De ce point de vue, les humeurs et les émotions se situent sur un continuum évaluatif (Siemer, 2009).

Il y a donc à première vue une continuité évidente entre les émotions et les humeurs. Il faut néanmoins se garder de ne voir dans les humeurs que des émotions plus générales (comme le soutient notamment DeLancey, 2006). Il existe en effet plusieurs différences importantes entre les émotions et les humeurs. La première est que les humeurs se déploient graduellement dans le temps, tandis que les émotions au contraire ont en général un début assez facilement identifiable (en ce qu’il est lié à un événement précis) et une fin que l’on peut également essayer de cerner dans une certaine mesure (Larsen, 2000). De ce point de vue, les humeurs ont un caractère plus diffus que les émotions, tout en étant aussi parfois plus envahissantes (Tappolet, 2018). Elles peuvent s’emparer progressivement de nous, colorer l’ensemble de nos pensées, puis disparaître également de façon imperceptible.

Une autre différence est que les émotions sont tournées vers le monde extérieur alors que les humeurs semblent parfois davantage tournées vers nous-mêmes : elles nous informent à propos de nos ressources pour répondre aux menaces et aux défis que pose notre environnement (Morris, 1992). Se sentir d’humeur déprimée, c’est sentir aussi que l’on n’est pas en mesure de faire face aux difficultés, que nous manquons de ressources pour affronter le monde. Inversement, être d’humeur joviale, c’est se sentir disposé à s’amuser de différentes choses, et être d’humeur sereine, c’est sentir que les événements n’auront que peu de prise sur nous. À cet égard, les humeurs constituent probablement sur le plan biologique un mécanisme de régulation affective, à l’interface de nos désirs et de ce qui est susceptible de nous procurer du plaisir ou de la douleur, mécanisme dont le but serait de déterminer l’allocation de nos ressources énergétiques pour nos comportements (Grinde, 2012).

Il ne faudrait cependant pas exagérer ce premier contraste entre les humeurs et les émotions. De fait, les humeurs semblent également tournées vers le monde extérieur. Toutefois, là où les émotions portent sur un objet en particulier (ma tristesse porte sur la disparition de mon chat), les humeurs tendent à colorer d’une même teinte affective et phénoménale le monde qui nous entoure, et elles nous disposent à leur tour à éprouver certaines émotions. Bien plus, nos humeurs s’accompagnent en principe de certaines pensées caractéristiques à l’égard de leurs objets : l’anxiété nous dispose à envisager différentes formes de menace, l’agacement nous dispose à envisager certaines formes de ripostes, et ainsi de suite. Or il faut remarquer que c’est également vrai du bonheur : être heureux nous dispose typiquement à éprouver certaines émotions positives et à entretenir certaines pensées. Nous éprouverons plus facilement de l’amusement, de la joie ou de la tendresse en étant heureux, et nous serons ainsi plus disposés à répondre avec bienveillance à certaines situations.

En tenant compte de ces différentes considérations, plusieurs théories ont défendu l’idée que les humeurs possèdent un caractère adaptatif, dans la mesure où elles nous permettent de coordonner un ensemble de réponses affectives et comportementales déterminées en fonction de la nature de notre relation avec notre environnement. Larsen (2000), en particulier, a proposé une métaphore intéressante avec le modèle du « thermostat ». Selon ce modèle, nos humeurs servent à déclencher des changements organiques et cognitifs pour retrouver un état affectif positif standard, de même qu’un thermostat déclenche des changements pour ramener la température d’une pièce à la valeur souhaitée. Cette idée se marie particulièrement bien avec la thèse psychologique selon laquelle il existerait pour chaque individu un « point fixe de bonheur » (happiness set point) auquel il revient naturellement, c’est-à-dire un état de bonheur moyen qui constitue pour chacun une forme d’état affectif positif standard (Diener et al., 2006). De fait, les études indiquent également que les individus sont généralement d’une humeur plutôt positive ou plaisante, tant qu’ils ne rencontrent aucun événement affectivement chargé et qu’ils se sentent ainsi ouverts à différentes sortes d’activités (Diener et al., 2015).

Ces différentes caractéristiques rendent ainsi plausible l’idée que le bonheur pourrait être compris comme une humeur positive. Il est tout à fait envisageable que l’état que nous décrivons à travers le concept de bonheur ne désigne rien d’autre que l’ensemble des humeurs positives que nous sommes susceptibles d’éprouver lorsque les choses vont globalement bien pour nous : être d’humeur joviale, gaie, tranquille, enjouée, allègre, légère, etc. Toutes ces humeurs sont possiblement des instances de ce que nous appelons être heureux. Nous sommes heureux, en ce sens, lorsque nos humeurs sont suffisamment positives pour nous permettre d’échapper à une forme de neutralité affective, neutralité qui désignerait un point inférieur à la valeur attendue sur notre thermostat émotionnel. Cette manière de comprendre le bonheur est manifestement réductionniste, puisque le bonheur se réduirait en réalité aux différents types d’humeurs positives que nous pouvons éprouver. Il ne semble pas, en effet, que le bonheur coïncide avec un type de bonne humeur en particulier, puisque l’on peut être heureux en étant dans n’importe laquelle des humeurs positives que nous venons de mentionner[9].

On peut toutefois être tenté de résister spontanément à l’idée que le bonheur ne soit rien d’autre qu’une humeur positive. Les humeurs sont en effet versatiles, dans la mesure où elles sont tributaires de nos émotions, et le bonheur semble parfois désigner quelque chose de plus global que notre humeur. Lorsque l’on demande à une personne si elle est heureuse « en ce moment », on ne souhaite pas seulement savoir comment elle va à l’instant même où nous lui posons la question, mais sur une période qui entoure ce moment et qui se compte plutôt en jours ou en semaines. Ainsi, la proposition alternative que défend Haybron (2008) revient à affirmer que le bonheur doit se caractériser de façon plus globale comme une propension à éprouver des humeurs et des émotions positives sur le long terme. En effet, les humeurs sont changeantes et Haybron soutient que lorsque nous nous demandons si une personne est heureuse, nous souhaitons savoir de façon plus générale si elle est disposée à ressentir des humeurs et des émotions positives (2008, p. 135).

De ce point de vue, le bonheur se définirait non plus comme un état ressenti, mais comme une disposition à ressentir certains états : « Être heureux […] n’est pas nécessairement se sentir heureux. Le bonheur ainsi conçu n’est pas du tout une émotion ou une humeur particulière, mais consiste plutôt dans l’état ou la condition émotionnelle générale d’un sujet. » (Haybron, 2008, p. 66) En employant l’expression de « condition émotionnelle », Haybron cherche à exprimer l’idée que le bonheur aurait non seulement un aspect ressenti, mais aussi une dimension inconsciente renvoyant à des dispositions qui ne sont pas nécessairement ressenties. Le bonheur serait ainsi l’état émotionnel global d’une personne, au sens où être heureux consisterait à être dans une condition émotionnelle d’ensemble positive[10]. Cette condition émotionnelle se caractériserait selon Haybron à la fois par une forme d’« affirmation psychique » qui nous permet de répondre favorablement aux différentes circonstances de notre vie, mais aussi par une profondeur causale qui serait le corrélat de cette attitude affirmative. Être heureux, c’est être disposé causalement, par certaines propensions émotionnelles, à pouvoir répondre positivement aux situations qui m’affectent. Ces propensions émotionnelles désigneraient des « états affectifs centraux », qui se distingueraient des états périphériques par leur persistance (être régulièrement de bonne humeur et non pas accidentellement), par un caractère diffus colorant la totalité de notre expérience, ou encore par une profondeur que n’ont pas tous les états plaisants, « [ce] qui distingue premièrement les états affectifs centraux […] c’est qu’ils disposent les agents à faire l’expérience de certains affects plutôt que d’autres » (Haybron, 2008, p. 130). Le bonheur, selon Haybron, se caractériserait donc moins comme une humeur positive que comme un ensemble de dispositions à ressentir certaines humeurs et émotions positives de façon régulière.

Mais de nombreux points de cette approche sont discutables. La première difficulté vient du fait que Haybron ne précise pas vraiment ce que sont ces dispositions à ressentir des humeurs. Comme les humeurs sont déjà elles-mêmes des dispositions à ressentir des émotions, la théorie semble faire référence à une disposition affective d’arrière-plan plus générale que les humeurs. On pourrait alors imaginer que ces dispositions à éprouver des humeurs désignent le tempérament ou le caractère d’une personne, mais Haybron refuse explicitement cette assimilation. La condition émotionnelle d’un individu désigne quelque chose de « plus profond qu’une humeur ou une émotion, mais plus variable qu’un trait » (Haybron, 2010, p. 20). Mais il est difficile de voir à quel type de propriété psychologique cette caractérisation pourrait renvoyer.

De plus, y a-t-il vraiment un sens à concevoir le bonheur comme un épisode dont la durée serait supérieure à celle de nos humeurs ? Sur quelle durée faut-il alors se baser exactement pour mesurer un tel état : trois jours, une semaine, un mois, un trimestre ? Bien que cet usage du concept de bonheur renvoie probablement à une intuition communément partagée, il se peut aussi que cette intuition doive être considérée avec prudence. On peut être heureux plusieurs jours en raison d’expériences positives ou de l’absence d’accrocs majeurs dans notre quotidien, puis être dévasté par le décès d’un proche durant plusieurs semaines, et connaître à nouveau des jours heureux. Il est même possible d’être heureux toute une matinée, puis d’être profondément contrarié par des questions liées au travail ou à notre vie familiale, et retrouver la voie de la tranquillité quelques heures plus tard. Il n’y aurait pourtant aucun sens à dire que nous étions heureux dans les moments négatifs que nous avons traversés dans ces deux exemples. Ce que nous appelons être heureux, c’est aussi de ne pas être perturbé, agacé, envahi par le chagrin, l’insatisfaction, les tracas et les ennuis. C’est précisément ce ressenti que la thèse du bonheur comme bonne humeur s’efforce de saisir. De fait, c’est aux humeurs des individus que l’on se réfère pour évaluer leur état actuel, et il semble conceptuellement improbable qu’un individu soit d’humeur noire ou déprimée et qu’il prétende en même temps être heureux. D’un autre côté, il serait pour le moins étrange qu’une personne soit de bonne humeur mais qu’elle affirme en même temps être malheureuse.

Ainsi, le concept d’humeur permet de faire sens de l’intuition selon laquelle le bonheur désignerait un état plus ou moins durable. Mais cette même intuition semble conduire certains auteurs à imaginer que le bonheur serait fondamentalement irréductible à nos états affectifs, et notamment à nos humeurs. C’est en effet cette intuition que Haybron cherche à développer lorsqu’il défend l’idée que le bonheur consiste en une forme « d’affirmation psychique », qui serait plus ou moins composée de trois états : celui d'« harmonie » (attunement), celui d’« engagement » (engagement) et celui d’« approbation » (endorsement). Un individu heureux serait ainsi selon Haybron un individu confiant et ouvert au monde (harmonie), doté d’une certaine énergie dans le cadre des activités qu’il accomplit (engagement), et généralement joyeux (approbation). Mais cette caractérisation ressemble précisément à une idéalisation des personnes heureuses, plutôt qu’au portrait de personnes réellement heureuses. En réalité, le bonheur peut avoir différents profils qui n’impliquent pas nécessairement la panoplie complète de l’« affirmation psychique » : on peut être d’humeur enthousiaste, mais ne pas nécessairement être confiant ; d’humeur badine sans se sentir engagé ; d’humeur joyeuse sans être pour autant dans l’approbation. Les conditions de réalisation du bonheur, de ce point de vue, sont plurielles. Il existe différentes façons d’être heureux, qui dépendent de la variété de nos humeurs positives.

Le deuxième problème dans l’idée de propension est que le bonheur n’est plus caractérisé comme un état ressenti ou occurrent. Ce point est censé si l’on admet l’intuition de la durabilité. Mais il n’en demeure pas moins étrange de caractériser le bonheur comme un état qui ne serait pas nécessairement ressenti. S’il s’agit de caractériser l’existence d’un individu indépendamment de ce qu’il ressent, comme le suggère Haybron, alors on pourrait être tenté de penser que cette analyse renvoie en réalité au bien-être comme concept objectif et normatif, et qu’elle cherche avant tout à désigner ce qu’est une vie bonne et sous quelles conditions on peut l’atteindre. Inversement, le bonheur semble être davantage un concept subjectif : on se sent ou non heureux et il semblerait contradictoire qu’une personne puisse affirmer qu’elle est heureuse sans ressentir aucun état affectif, ou inversement que l’on puisse dire qu’une personne est objectivement heureuse alors qu’elle ne ressent aucun bonheur. Une autre option pour le partisan de la caractérisation du bonheur en termes de propensions pourrait consister à dire que le bonheur est ressenti lorsque nos propensions s’actualisent sous la forme d’humeurs et d’émotions. Mais cela revient alors à admettre que le bonheur n’est vraiment ressenti que sous la forme de ces états affectifs. Et comme nous avons déjà écarté l’approche émotionnelle du bonheur, alors la seule option plausible revient à affirmer que le bonheur est une humeur ressentie. On peut ressentir un bonheur plus ou moins intense, selon que notre humeur elle-même est particulièrement vive et qu’elle résulte de jugements ou d’émotions qui revêtent un caractère important ou « central » pour nous (pour paraphraser Haybron), mais c’est un point sur lequel nous reviendrons plus bas.

3. LES HUMEURS COMME ATTITUDES PROSPECTIVES

Si j’ai donné jusqu’ici un certain nombre de raisons permettant de penser que le bonheur consiste bien en une humeur positive, il reste néanmoins à proposer une théorie des humeurs qui serait susceptible de rendre compte de cette idée de façon convaincante. Dans cette section, je souhaiterais donc m’interroger sur la manière dont nous pouvons conceptualiser les humeurs pour proposer une théorie satisfaisante du lien qui unit les humeurs au bonheur. Or, il existe un fossé au sein des théories contemporaines entre deux types d’approches au sujet des humeurs. Je présenterai brièvement ces deux types de théories, avant d’en proposer une troisième, encore non explorée à ce jour, que je crois être plus satisfaisante pour rendre compte du rapport que les humeurs entretiennent avec le bonheur.

Selon certains philosophes, le caractère diffus des humeurs implique qu’elles seraient dépourvues d’intentionnalité. Ils proposent ainsi de comprendre les humeurs comme des états affectifs bruts qui coloreraient notre expérience avec certaines teintes phénoménales, mais qui seraient dépourvus d’objets (Roberts, 2003 ; Kind, 2013). Les humeurs ne feraient qu’exprimer nos états affectifs internes, sans être dirigées vers le monde extérieur. Plus généralement, elles ne seraient que le résultat de mécanismes causaux imperméables aux raisons : on est de bonne ou de mauvaise humeur « tout court » et non pas pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Il ne semble pourtant pas si évident que les humeurs soient complètement étanches à l’égard des raisons. Certaines stratégies pour réguler nos humeurs sont, par exemple, liées aux raisons que nous avons ou non d’éprouver ces humeurs (Larsen, 2000). Par ailleurs, il fait partie de nos intuitions courantes que nous pouvons contrôler nos humeurs, tout comme nos émotions (Beedie, Terry et Lane, 2005 ; Cusimano et Goodwin, 2019). C’est aussi parce que nos humeurs sont sujettes à des contraintes de rationalité que certaines d’entre elles nous paraissent anormales, notamment lorsqu’elles sont déliées de toute référence à notre situation : il ne fait aucun sens d’être d’humeur déprimée si nous n’avons reçu aucune mauvaise nouvelle, d’être d’humeur colérique si nous n’avons rencontré aucun obstacle, ou d’être d’humeur rayonnante si les coups du sort s’acharnent sur nous.

Inversement, d’autres auteurs soutiennent que les humeurs sont des états intentionnels, au sens où elles possèderaient bien un objet : elles seraient dirigées vers le monde pris « comme un tout » (Solomon, 1993, p. 71). Cette seconde approche permet de proposer une explication intuitive du lien qui unit la phénoménologie des humeurs et leur intentionnalité : lorsque l’on est d’humeur noire, en effet, le monde entier semble offensant, et lorsque l’on est d’humeur badine, tout événement semble pouvoir être amusant. Une manière intéressante de comprendre l’intentionnalité des humeurs consiste alors à l’analyser en termes évaluatifs. Selon cette hypothèse, les humeurs sont des états évaluatifs dirigés vers le monde dans sa globalité. Tandis que les émotions seraient des évaluations de certains objets particuliers, les humeurs seraient des évaluations du monde en général. Tappolet (2018) soutient plus exactement que les humeurs seraient dirigées vers des « possibilités évaluatives ». Être d’humeur anxieuse reviendrait à percevoir la possibilité d’un danger. Dans la mesure où les humeurs visent des possibilités, il n’est pas nécessaire de supposer qu’elles portent sur un objet en particulier. On se donne ainsi les moyens de rendre compte à la fois de la généralité des humeurs et du fait qu’elles peuvent très bien ne pas être dirigées vers un objet. Enfin, les humeurs ont également des conditions de correction, puisqu’il semble correct d’être anxieux dans un environnement qui est effectivement chargé de menaces, et inversement.

En dépit des avantages que présente cette seconde approche, il faut reconnaître qu’il est toutefois difficile de concevoir les humeurs comme des représentations de valeurs ou de possibilités évaluatives. En effet, les humeurs semblent porter avant tout sur la diversité des objets qui nous entourent et dont elles sont susceptibles de s’emparer pour leur attribuer une coloration qui leur est propre. Autrement dit, les valeurs semblent moins être inhérentes au contenu représentationnel des humeurs, qu’à la manière dont nos humeurs elles-mêmes appréhendent ce contenu. À cet égard, une critique courante contre les théories perceptuelles des émotions semble également pouvoir être adressée aux théories perceptuelles des humeurs. Selon cette critique, si les humeurs étaient des perceptions évaluatives, alors un même contenu représentationnel devrait engendrer des représentations de valeurs ou de possibilités évaluatives identiques (Kind, 2013). Or ce n’est généralement pas le cas : deux individus peuvent entretenir des humeurs différentes vis-à-vis d’un même contenu représentationnel, et un même individu lui-même peut encore avoir des humeurs différentes vis-à-vis de ce même objet à différents moments. En ce sens, l’humeur semble bien plutôt consister en une manière d’évaluer un contenu représentationnel donné, qui n’est pas lui-même porteur de valeur en tant que tel (Dokic et Lemaire, 2013). De fait, si l’objet de mes humeurs est mon rapport général au monde, alors il est clair que cet objet peut être évalué de multiples façons à divers moments de mon histoire personnelle.

Ainsi, une manière d’analyser les humeurs, encore non explorée dans la littérature actuelle, pourrait consister à concevoir ces dernières comme des attitudes évaluatives spécifiques. L’idée d’analyser certains états affectifs comme des attitudes évaluatives a été proposée par Deonna et Teroni (2012) au sujet des émotions et elle repose sur une distinction entre l’attitude et le contenu caractéristiques d’un état mental. Le contenu d’un état mental peut avoir différents formats représentationnels : il peut être propositionnel ou non propositionnel par exemple (ce peut être une phrase tout comme la vision d’un objet ou l’audition d’un son). Et l’attitude désigne quant à elle la manière dont nous allons nous rapporter à ce contenu. On peut ainsi croire, supposer, désirer, ou espérer que « la France va battre les États-Unis au prochain mondial de basket ». Selon Deonna et Teroni, les émotions seraient des attitudes évaluatives en ce qu’elles consisteraient en des évaluations de certains contenus, qui se traduiraient notamment par des sensations corporelles de préparation à l’action (approcher ou fuir par exemple). Les sensations corporelles constitueraient ainsi la phénoménologie de l’émotion, et cette phénoménologie reflèterait l’intentionnalité évaluative de l’émotion : une évaluation émotionnelle positive pourrait se caractériser par un rapprochement vis-à-vis de l’objet de l’émotion, et une évaluation émotionnelle négative par l’évitement de l’objet de l’émotion. L’évaluation ne serait donc pas dans le contenu, mais dans l’attitude spécifique qui se rapporte à ce contenu.

De la même manière, il est plausible de concevoir les humeurs comme des attitudes évaluatives, au sens où celles-ci ne semblent pas avoir un contenu représentationnel précis, mais consistent plutôt en des manières d’appréhender de façon plus générale non pas un contenu mental en particulier, mais les différents types de contenus que nous sommes susceptibles de rencontrer. En ce sens, les humeurs seraient des attitudes consistant à appréhender un ensemble d’événements différents, là où les émotions sont des évaluations spécifiques de certains objets. C’est à cette différence d’intentionnalité que l’on peut rattacher également la manière dont la phénoménologie des humeurs se distingue de celle des émotions. En effet, la phénoménologie des humeurs implique généralement moins de sensations corporelles que celle des émotions et elle est en ce sens plus évanescente que cette dernière. C’est essentiellement la composante hédonique des humeurs qui est ressentie, sous la forme d’un état plaisant ou déplaisant qui peut être plus ou moins prononcé. En revanche, cette phénoménologie comporte généralement une dimension cognitive prononcée, que ce soit par la manière dont elle mobilise notre focalisation attentionnelle, ou encore par le type de pensées qu’elle va impliquer (que ce soit sous la forme de ruminations ou de réflexions). Ainsi, là où les émotions se présentent comme une forme de préparation à l’action, les humeurs se présenteraient avant tout comme une forme de préparation mentale à appréhender certains événements, avec une dimension anticipatoire bien plus marquée (Price, 2006).

La question est alors de savoir ce en quoi consiste plus précisément le caractère évaluatif des humeurs, et en quoi il se distingue de celui des émotions. Comme nous l’avons déjà vu, les humeurs tendent à hériter leurs évaluations caractéristiques de nos émotions. Une émotion de colère intense pourra susciter une humeur noire, et une émotion de joie intense pourra inversement susciter une humeur exaltée. Les émotions, de leur côté, semblent être déclenchées par le fait que certains événements soient susceptibles de satisfaire ou de frustrer nos états motivationnels, tels que nos désirs ou nos attachements à certaines personnes, à certains objets, ou à des valeurs auxquelles nous tenons (Scherer, 2001). Je ressens de la fierté lorsque je parviens à accomplir un but que je me suis fixé, de la honte lorsque je ne suis pas à la hauteur de mes propres standards, de la tristesse lorsque je perds un bien auquel je tenais énormément. Nous éprouvons ainsi une grande diversité d’émotions au quotidien, et nos humeurs sont plus ou moins positives en fonction de la diversité de ces émotions et de leur intensité. On peut être de bonne humeur parce qu’une excellente nouvelle nous procure une joie plus intense que les petites contrariétés que nous avons rencontrées dans la journée ou dans la semaine, ou inversement de mauvaise humeur parce qu’une succession d’ennuis n’a pas été compensée par un ou plusieurs états positifs suffisamment intenses.

Une façon plausible d’analyser la relation entre les émotions et les humeurs qui en résultent pourrait ainsi consister à dire que les humeurs dépendent de la manière dont nous sommes émotionnellement touchés par ce qui nous importe. Autrement dit, les humeurs positives seraient des états de satisfaction ressentis causés par le fait que nos motivations sont « satisfaites » ou simplement préservées (comme lorsque mon sentiment amoureux est entretenu par une sortie au cinéma, une longue discussion intime, ou une surprise de la part de ma compagne). Mais si les humeurs sont causées par nos émotions, elles semblent toutefois davantage tournées vers le monde extérieur, en prenant la forme d’attitudes « prospectives » : elles évaluent la possibilité plus générale que certains événements puissent affecter positivement ou négativement nos motivations. Ce caractère prospectif permet justement d’expliquer pourquoi les humeurs ont cette dimension modale qui est bien mise en avant par la théorie de Tappolet. Nos humeurs sont, pour ainsi dire, aux aguets des différentes possibilités de satisfaction ou de contrariété que pourraient rencontrer nos motivations. La prospection, en effet, se caractérise comme une « représentation de futurs possibles », pour reprendre l’expression de Seligman et ses collègues (2013)[11], représentation dont la fonction est de générer et d’évaluer sous forme de conditionnels différents états possibles. Comme le disent encore Seligman et ses collègues, « l’organisme prospecteur doit construire un paysage évaluatif des actions et de leurs conséquences possibles » (2013, p. 120). En ce sens, la prospection témoignerait selon eux d’une forme d’intelligence implicite dans laquelle nos états affectifs nous permettraient précisément d’évaluer les simulations de différents états futurs, pour nous préparer et nous adapter aux changements possibles auxquels nous pourrions être confrontés. Même les humeurs comme la mélancolie, de ce point de vue, qui semblent davantage focalisées sur le passé, pourraient consister en réalité à envisager différentes réécritures possibles de notre propre histoire[12].

On pourrait dès lors suggérer, à la suite de Nesse (1991), que les humeurs évaluent la « propiciosité » des situations auxquelles nous faisons face. Selon cette approche, les humeurs positives se caractérisent par le fait qu’elles vont mobiliser des ressources cognitives, physiologiques et comportementales de notre organisme afin d’investir une certaine somme d’efforts face à une situation qui est évaluée comme étant propice à un tel investissement. Inversement, les humeurs négatives se caractérisent par un retrait de ce genre d’investissement face à une situation qui est évaluée comme non propice. Autrement dit, les humeurs comme attitudes prospectives se caractériseraient par des évaluations qui mobilisent l’allocation de nos ressources organiques et cognitives en fonction de la probabilité que cet investissement soit « rémunérateur », et qu’il puisse ainsi nous permettre de satisfaire nos motivations. De telles évaluations impliquent ainsi la probabilité que nous rencontrions des dangers dans le cas d’une humeur anxieuse, que nous puissions nous réjouir dans le cas d’une humeur joviale, ou que nous rencontrions des obstructions dans le cas d’une humeur colérique. Plus nous évaluons les situations comme étant propices à nos efforts, plus notre humeur sera positive et nous disposera à mobiliser davantage de ressources cognitives, physiologiques, comportementales, et inversement lorsque la propiciosité semble négative. On est « d’humeur à » travailler précisément parce qu’on évalue la situation comme étant propice à ce que nos efforts dans le travail soient payants. C’est en ce sens que nos humeurs semblent influencer notre motivation au quotidien et nos différents états émotionnels.

Notons d’emblée qu’une telle approche permet de mettre l’accent sur le caractère adaptatif des humeurs, ainsi que sur leur caractère diffus et envahissant, dans la mesure où elle insiste sur les relations que les humeurs entretiennent avec nos autres états mentaux, et notamment nos émotions. Cette analyse permet également d’insister sur la nature des attitudes évaluatives qui caractérisent les humeurs, en les comprenant comme des formes de mobilisation ou de démobilisation ressenties, à la fois du point de vue corporel et du point de vue cognitif. Enfin, cette approche permet de comprendre en quoi les humeurs comme attitudes peuvent être correctes ou incorrectes. En effet, si les humeurs portent sur la propiciosité des situations auxquelles nous faisons face, alors il semble incorrect d’être de bonne humeur dans des situations qui ne sont pas propices à nos motivations, et inversement. Mais la propiciosité, ici, ne renvoie pas uniquement à des « possibilités évaluatives » objectives, comme c’était le cas dans l’approche de Tappolet, puisque le caractère propice d’une situation dépend aussi de nos préférences subjectives, ainsi que de l’énergie dont nous disposons pour saisir certaines occasions. Il semble ainsi correct d’être d’humeur déprimée après la mort d’un proche, même s’il n’existe aucune possibilité sérieuse que nous ne perdions quelqu’un d’autre actuellement, tout simplement parce nous n’avons plus la force d’affronter le monde sans cette personne.

Résumons l’approche attitudinale des humeurs, afin de mettre au jour les liens qui unissent cette approche avec la thèse plus générale selon laquelle le bonheur est une humeur positive. Selon la thèse attitudinale défendue dans cette section, les humeurs sont des attitudes évaluatives prospectives : elles évaluent la propiciosité des situations que nous rencontrons, et ces évaluations se traduisent par une phénoménologie affective et cognitive. Cette appréciation de la propiciosité dépend le plus souvent des émotions que nous éprouvons et qui engendrent à leur tour nos humeurs, mais elle peut dépendre également de nos autres états mentaux (un raisonnement sur notre situation actuelle, une réflexion sur notre avenir, etc.). Il devient intuitif, dès lors, de considérer que le bonheur n’est peut-être rien d’autre qu’une humeur positive, c’est-à-dire une évaluation positive de la propiciosité des situations que nous rencontrons.

Cette approche permet de rendre compte du fait que le bonheur désigne une attitude plus générale qu’une simple émotion : les humeurs dérivent en effet, comme nous l’avons vu, de la diversité de nos expériences émotionnelles et du rapport de celles-ci avec nos motivations. En ce sens, nos humeurs constituent une espèce d’état affectif intermédiaire, dans lequel se cristallisent nos autres états affectifs liés à la satisfaction ou à la frustration de nos motivations. Ce point apparaissait déjà lorsque nous avions souligné, dans la section précédente, le rôle régulateur des humeurs, et c’est un aspect dont il devient facile de rendre compte en insistant sur la manière prospective dont nos humeurs évaluent la propiciosité des situations. En effet, les humeurs régulent nos investissements motivationnels en fonction de la manière dont elles évaluent la probabilité qu’un désir ou une préférence puisse être satisfait, notamment en regard de nos expériences passées et des émotions que celles-ci ont engendrées.

Ce même point permet de rendre compte de la diversité des aspects que Haybron mentionnait au sujet du bonheur. En effet, nous pouvons nous sentir engagés avec le monde lorsque notre humeur est liée aux émotions positives que nous procure une activité, ou bien dans un état d’approbation lorsque nous éprouvons une forme de joie dans l’accomplissement d’un désir qui trouve enfin satisfaction, ou encore nous sentir en harmonie avec le monde lorsque nous sommes d’humeur optimiste, parce que nous avons bon espoir que nos désirs seront satisfaits. Mais il est possible encore d’imaginer bien d’autres humeurs positives constitutives des différents épisodes de bonheur que nous sommes susceptibles de traverser, notamment en lien avec nos relations interhumaines, ou avec nos expériences esthétiques.

Il devient aussi possible, à partir de là, de saisir de façon un peu moins énigmatique une idée que nous avions croisée dans les approches émotionnelles du bonheur, à savoir le fait que le bonheur est une attitude tournée vers notre bonne fortune, dans la mesure où les humeurs consistent en des appréhensions générales du caractère propice ou non propice de notre situation. Nous sommes de bonne humeur parce que les choses vont globalement bien pour nous, en regard de nos émotions et de ce à quoi nous tenons, et cela, il est vrai, a probablement grandement à voir avec la chance. De façon plus prosaïque, l’idée que les humeurs seraient des évaluations de la propiciosité de notre situation revient littéralement à dire qu’elles évaluent les chances que nous avons de pouvoir satisfaire ou non nos motivations.

4. HUMEURS ET BIEN-ÊTRE

Dans cette dernière section, je souhaite examiner les relations qui unissent la théorie du bonheur comme humeur positive avec le concept de bien-être. Selon les théories du bonheur au sujet du bien-être, seul le bonheur est non instrumentalement bon pour un sujet (Fletcher, 2016). Une manière intuitive de développer cette thèse en adoptant l’approche du bonheur comme bonne humeur consiste à soutenir que les autres ingrédients que l’on conçoit parfois comme des constituants du bien-être (tels que le plaisir, la satisfaction du désir, ou encore certains biens « objectifs » tels que l’amitié ou la santé) ne sont bons que parce qu’ils permettent d’engendrer des humeurs positives.

Deux raisons militent en faveur de cette thèse. La première est que l’on peut éprouver autant de plaisirs que l’on souhaite, satisfaire autant de désirs que possible et jouir de nombreux biens supposément objectifs, il serait difficilement concevable d’admettre que nous allons bien si tout cela ne nous conduisait pas à être de bonne humeur. Les plaisirs et les désirs satisfaits contribuent à notre bien-être dans la mesure où ils contribuent à engendrer des humeurs positives. Inversement, si les humeurs positives sont bonnes pour nous, ce n’est pas seulement parce qu’elles sont plaisantes, mais parce que ce caractère plaisant se traduit sous la forme d’attitudes caractéristiques, qui nous rendent plus ouverts et accueillants à l’égard de notre relation avec le monde. Ce ne sont pas les plaisirs ou la satisfaction de nos désirs que nous recherchons ultimement, mais les bonnes humeurs comme attitudes qui en découlent.

La deuxième raison est un corollaire de la première : soutenir que d’autres biens sont non instrumentalement bons même s’ils ne nous conduisent pas à être de bonne humeur semble conduire à une théorie du bien-être probablement aliénante. Admettons par hypothèse, en effet, que la santé, l’autonomie, ou l’amitié, par exemple, sont des biens dotés d’une valeur prudentielle indépendamment de notre attitude subjective à leur égard. Il serait étrange, comme on le souligne régulièrement depuis Railton (2003), de faire dépendre ainsi notre bien-être de biens extérieurs qui n’ont peut-être pas toujours une influence sur ce dernier. Il est même concevable que ces biens ne soient pas nécessairement bons pour tous les sujets et que certains d’entre eux laissent certains d’entre nous indifférents. Il serait problématique qu’une théorie du bien-être ne soit pas sensible aux particularités et aux idiosyncrasies affectives de chacun. Dans la mesure où nos humeurs sont tributaires de nos réactions émotionnelles, il est peu probable qu’un bien incompatible avec nos préférences et nos motivations subjectives puisse nous rendre heureux et être ainsi ultimement bon pour nous.

La théorie des humeurs au sujet du bien-être présente donc plusieurs avantages qui lui donnent de la crédibilité à première vue. Elle est en mesure de rendre compte des raisons pour lesquelles certains biens subjectifs (tels que les plaisirs ou la satisfaction du désir) sont bons pour un individu. Mais elle est aussi capable de rendre compte des raisons pour lesquelles les biens prétendument objectifs sont parfois bons pour nous. Ils le sont en effet lorsqu’ils sont compatibles avec notre tempérament, ou lorsque la privation de ces biens peut avoir des effets délétères sur nos humeurs : le sommeil ou la santé sont ainsi des biens objectifs pour cette raison, dans la mesure où ils ont une valeur instrumentale dans la recherche du bien-être. Enfin, cette théorie du bien-être permet de rendre compte de l’intuition courante selon laquelle nous allons bien lorsque notre situation est globalement bonne. Il ne suffit pas, en effet, d’être ponctuellement de bonne humeur pour aller bien. Un haut niveau de bien-être suppose la continuité et la succession de nos humeurs positives. En ce sens, les bonnes humeurs sont des constituants de notre bien-être plus que des causes. Notre niveau de bien-être n’est pas déterminé seulement par notre humeur actuelle, mais par l’ensemble des humeurs positives que nous éprouvons en moyenne.

Ce dernier point est important, car il permet de prendre en charge différentes objections que l’on pourrait adresser à la théorie du bonheur comme bonne humeur. On pourrait par exemple objecter que l’on peut être parfois de bonne humeur tout en étant globalement malheureux. Dans les termes de la théorie défendue ici, cela revient en fait simplement à dire que l’on peut éprouver des moments de bonheur, dans une vie dont le niveau de bien-être est globalement faible, voire négatif. Inversement, on pourrait objecter que l’on peut rester globalement heureux même quand des petits tracas nous rendent de mauvaise humeur. Mais là encore, cela revient en réalité à dire que l’on peut jouir d’un haut niveau de bien-être parce que l’on est fréquemment de bonne humeur, tout en traversant de brefs épisodes malheureux. Autrement dit, la thèse défendue ici nous invite à considérer toutes les situations où nous parlons de bonheur ou de malheur de façon « globale » comme des métaphores désignant en réalité le bien-être.

La question qui reste en suspens est alors de savoir si cette théorie est également susceptible de nous fournir une perspective critique sur le bien-être des individus. Après tout, les théories du bien-être sont censées être normatives, là où les théories du bonheur sont simplement descriptives (Haybron, 2008), et l’on attend précisément d’une théorie du bien-être qu’elle soit en mesure de nous dire dans quel cas certaines choses peuvent ne pas être bonnes pour un individu, quelle que soit par ailleurs l’attitude de celui-ci à l’égard de ces choses (Lemaire, 2016). Or, une objection évidente pourrait insister sur le fait que la théorie des humeurs au sujet du bonheur semble laisser croire qu’il suffit d’être de bonne humeur pour aller bien. Et manifestement, la plupart des gens sont souvent de bonne humeur (Diener et al., 2015). Dans ce cas, la théorie perdrait au mieux toute force normative et se contenterait de constater ce qui n’est plus qu’un fait banal : la plupart des gens sont heureux et vont bien. Les choses sont pourtant loin d’être aussi simples, comme en témoignent l’augmentation importante des dépressions sévères (Wakefield et Demazeux, 2015), les troubles du sommeil de plus en plus fréquents (Walker, 2017) ainsi que les nombreuses pathologies qui accompagnent le monde du travail. Le fait que nous sommes en moyenne plutôt heureux ne devrait donc pas nous conduire à mettre de côté les nombreux cas dans lesquels nous cessons de l’être, souvent sous la pression de conditions extérieures difficiles qui viennent à leur tour affecter nos humeurs.

Une autre implication contre-intuitive de la théorie des humeurs au sujet du bien-être est la suivante. Puisque cette théorie affirme qu’il suffit d’être de bonne humeur pour aller bien, alors il suffirait selon cette théorie que chacun d’entre nous soit soumis à une consommation de drogue optimale pour avoir un niveau de bien-être suffisant, quelles que soient par ailleurs nos conditions de travail ou peu importe notre état général de santé. Cette conséquence serait pour le moins contre-intuitive et rendrait cette théorie beaucoup moins attrayante. Mais si les bonnes humeurs sont censées contribuer à notre bien-être, c’est précisément en vertu de leur nature évaluative. Or, une drogue qui nous conduirait à être toujours de bonne humeur reviendrait à perturber causalement le mécanisme évaluatif des humeurs et nous conduirait ainsi à des évaluations détachées de notre rapport réel au monde.

En ce sens, notre bien-être dépend d’un bonheur qui est lui-même approprié, c’est-à-dire d’humeurs positives qui évaluent correctement la propiciosité des situations que nous rencontrons. S’il n’est pas nécessaire d’éprouver des humeurs correctes pour être heureux (dans la mesure où le bonheur est un concept simplement descriptif), il semble en revanche crucial que notre bien-être repose sur des évaluations correctes, sans quoi il serait effectivement possible de considérer n’importe quelle situation de bonheur comme dotée d’une valeur prudentielle. Mais il n’est guère concevable qu’un bonheur illusoire soit favorable à notre bien-être, qu’il soit lié à l’absorption de drogues ou à d’autres circonstances.

Il reste alors à définir plus précisément ce que désigneraient les conditions de correction de nos humeurs. Faute de place, je ne peux qu’esquisser ici ce qui me semble être une réponse plausible. Deux conditions au moins semblent importantes pour spécifier la correction des humeurs. La première est que nos humeurs, comme nous l’avons vu, sont connectées à nos autres états affectifs et motivationnels, tels que nos désirs, nos préférences ou nos sentiments. Une situation n’est propice, en ce sens, que si elle permet d’une façon ou d’une autre de satisfaire nos états motivationnels. L’évaluation de la propiciosité est donc indexée sur l’importance subjective que les situations ont pour nous, en regard de nos motivations. Il semble par exemple incorrect d’être de mauvaise humeur au sujet d’une situation objectivement défavorable, mais qui ne contrarierait aucune de nos motivations (être de mauvaise humeur à cause de la chute de la bourse, alors que cette situation n’est aucunement liée à nos préférences).

Une deuxième condition importante est liée à la centralité de nos états motivationnels, une caractéristique qui était également au coeur de l’analyse du bonheur proposée par Haybron, comme nous l’avons vu dans la section 2. L’importance subjective des situations, en effet, semble être liée au caractère plus ou moins central des motivations auxquelles elles renvoient. La victoire en championnat des Golden State Warriors est subjectivement moins importante pour moi que la santé de ma conjointe. Il serait donc incorrect d’être davantage affecté par la première que par la seconde. Un état motivationnel est dit « central », de ce point de vue, en ce qu’il est durable et plus étroitement connecté avec nos autres états mentaux, par contraste avec les états plus « périphériques » qui sont au contraire transitoires et moins connectés avec nos autres états mentaux (Arpaly et Schroeder, 1999). La victoire des Warriors, de ce point de vue, ne renvoie qu’à l’une de mes vagues préférences sportives, tandis que la santé de ma conjointe renvoie à mes intérêts et mes désirs les plus constants.

Cette caractérisation de la correction s’efforce de trouver un juste milieu entre les théories objectivistes, qui font dépendre notre bien-être de biens extérieurs, et les théories subjectivistes, qui font dépendre notre bien-être principalement de nos états internes, tels que nos plaisirs, nos désirs, ou notre bonheur. Une humeur est bonne pour nous tant qu’elle possède une valence positive et qu’elle évalue correctement une situation en regard de nos motivations. Cette théorie comporte une dimension subjectivement ressentie, mais elle implique aussi des conditions de corrections qui, même si elles dépendent de nos motivations, sont aussi indépendantes de nous (dans la mesure où il ne dépend pas de nous qu’un état du monde corresponde effectivement ou non à nos préférences). Ainsi, le fait d’éprouver des humeurs positives parce que l’on a consommé une certaine drogue ne suffit pas à rendre notre vie bonne. Il faut encore que le monde corresponde effectivement à certaines de nos motivations et que nous évaluions correctement cette correspondance.

CONCLUSION

Les théories qui soutiennent que le bonheur est une émotion insistent sur la dimension ressentie du bonheur, mais ne donnent généralement pas de raison suffisante de penser que cette émotion serait réellement différente des émotions de joie ou de contentement et tendent à mettre de côté la dimension plus ou moins durable du bonheur. Inversement, les théories qui assimilent le bonheur à une forme de « condition émotionnelle » impliquant des propensions à être de bonne humeur tendent à mettre de côté la dimension ressentie du bonheur. Dans cet article, je me suis efforcé de montrer que l’on pouvait concevoir le bonheur plus simplement comme une forme d’humeur positive, qui est ressentie et dans laquelle viennent se généraliser nos évaluations émotionnelles et non émotionnelles.

J’ai proposé de comprendre les humeurs comme des évaluations de ce que Nesse nomme la « propiciosité » des situations. Nos humeurs évaluent la possibilité que ces situations nous permettent de satisfaire ou non nos états motivationnels. En ce sens, ce sont des attitudes prospectives, marquées par une dimension anticipatoire, qui nous permettent de déterminer s’il vaut la peine ou non d’investir une certaine somme d’efforts dans la poursuite d’un but donné. Nos humeurs, en effet, tiennent compte de nos différentes expériences émotionnelles, mais aussi de nos jugements, et elles constituent en ce sens un type de mécanisme affectif qui, plus général que nos émotions, nous permet d’adapter notre comportement aux changements possibles que nous sommes susceptibles de rencontrer. Être heureux, de ce point de vue, c’est évaluer les situations auxquelles nous faisons face comme étant propices à la satisfaction de nos motivations. On peut ainsi être heureux de différentes façons, en fonction de la diversité de nos humeurs positives, telles que l’enthousiasme, la joie, la sérénité, etc., qui sont toutes marquées par une phénoménologie différente (de l’entrain, de la satisfaction, de l’apaisement, etc.). Et on peut être plus ou moins heureux selon que le monde nous paraît plus ou moins propice.

À partir de cette analyse, j’ai proposé de comprendre le bien-être comme le fait d’éprouver des humeurs positives qui évaluent correctement la propiciosité des situations. Notre niveau de bien-être, en d’autres termes, est constitué par l’ensemble des humeurs positives correctes que nous éprouvons.