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L’Hôpital général de Québec a connu de graves revers de fortune à la suite de la guerre de Sept Ans, qui a conduit les Augustines au bord de la faillite. « À dater de la prise du Canada, [la communauté] a été pendant bien des années réduite à la plus grande gêne et à la plus désolante défection, sans compter les craintes et les anxiétés sur le résultat de nos affaires desquelles dépendait notre avenir », peut-on lire dans les annales de l’hôpital.

À partir de 1760, la situation financière des Augustines est critique. Elles s’adresseront par lettre officielle aux anciennes autorités métropolitaines pour faire entendre leurs revendications. Les religieuses le feront plusieurs fois durant cette décennie, particulièrement au moment de la liquidation de la dette de la France, puis en 1775. Utilisant la filière ecclésiastique pour prévenir Versailles de leur infortune, elles étendront leur réseau des communautés religieuses françaises à l’abbé de l’Isle-Dieu, en passant par l’archevêque de Paris et Louise de France, tout cela pour atteindre ultimement le roi lui-même, Louis XV. N’ayant pas obtenu de réponse favorable à leur demande, les hospitalières reviennent à la charge en 1802. Cette fois, elles emploieront la filière administrative puisqu’elles s’adresseront au lieutenant-gouverneur du Bas-Canada.

L’exemple des Augustines permet de comprendre les répercussions de la cession de la colonie sur les mécanismes de représentation, plus particulièrement la forme des demandes faites par les religieuses et le chemin qu’elles ont parcouru. Nous verrons que ces représentations sont traditionnelles dans la forme et le processus, les religieuses s’y prenant comme elles l’auraient fait sous le Régime français. Elles sont toutefois singulières dans le contexte de changement de régime, la Conquête ne mettant pas fin immédiatement aux canaux de représentation qui unissaient jusqu’alors les sujets canadiens au roi de France. Les représentations des Augustines sont le reflet du processus de distanciation avec la mère patrie qui s’opère dans les décennies suivant la signature du traité de Paris en 1763.

Marcel Trudel et Yves Guillet ont écrit sur les Augustines de l’Hôpital général pendant la Conquête. Le premier leur consacre, notamment dans L’Église canadienne sous le Régime militaire, 1759-1764, un chapitre où il fait une analyse sociodémographique de la communauté en plus d’aborder largement la question financière. Le deuxième s’attarde à leur seigneurie de Saint-Vallier dans des articles. Micheline D’Allaire traite pour sa part de l’Hôpital général dans un ouvrage, mais elle s’arrête à la fin du Régime militaire, soit en 1764. John R. Porter a examiné une fonction en particulier, le soin des aliénés, à long terme. Enfin, mentionnons l’essai de Colleen Gray qui analyse l’exercice du pouvoir à l’intérieur de la Congrégation de Notre-Dame de Montréal à partir de l’exemple de supérieures qui l’ont dirigée et de leurs interactions, comme femmes, avec les instances extérieures, majoritairement masculines[2].

Le présent article porte également sur les Augustines, communauté religieuse française cloîtrée, après la Conquête et leurs relations avec la société civile et militaire. Il se démarque toutefois de l’historiographie, en ce sens qu’il s’arrête plus particulièrement au mécanisme de réclamations financières et aux représentations politiques des Augustines dans le contexte du changement de métropole.

Les origines de la dette : le soin des malades pendant la guerre

La ville de Québec est bombardée à partir du 12 juillet 1759 pendant 66 jours consécutifs depuis la pointe De Lévy. Une pluie de bombes ravage et détruit la ville. On dénombre entre autres la destruction de la cathédrale de Québec (22 et 23 juillet) et de l’église Notre-Dame-des-Victoires (8 et 9 août).

La population est ainsi maintenue en état d’alarme constant. Les religieuses de l’Hôtel-Dieu obtiennent la permission de leur évêque de se retirer à l’Hôpital général le 13 juillet, car celui-ci est situé hors de la portée des canons. Le jour même, 28 d’entre elles se dirigent vers l’Hôpital Général. Douze restent sur place pour s’occuper des malades encore présents puis sept partent le lendemain, quand il n’y a plus de malades. Cinq soeurs vont toutefois demeurer dans les voûtes de l’Hôtel-Dieu pendant tout le siège pour empêcher le pillage. Puis, les 35 Ursulines se réfugient elles aussi à l’Hôpital général le 14 juillet vers 20 h.

L’hôpital devient vite surchargé de plus de 600 personnes, selon l’annaliste[3], alors que le nombre maximal de pensionnaires qu’elles pouvaient accueillir avait été fixé à 30 à l’origine. Outre les soeurs des autres communautés, le grand vicaire Briand, leur supérieur et confesseur, le chanoine Rigauville, plusieurs femmes de la ville, des membres de leur famille et des blessés commencent à arriver. Au début de l’automne 1759, 183 blessés[4] de l’armée française s’y font aussi soigner. Les soeurs en prennent soin jour et nuit. L’évêque, qui s’est réfugié chez le curé de Charlesbourg, vient quotidiennement les encourager. Elles reçoivent peu de vivres des magasins du roi puisque ceux-ci sont eux-mêmes près d’en manquer.

Les deux armées s’affrontent le 13 septembre 1759 sur les hauteurs des plaines d’Abraham. Montcalm meurt le lendemain. Son second, François-Gaston de Lévis, prend la direction de l’armée le 17 septembre. Québec capitule le 18 septembre 1759. Les Augustines de l’Hôtel-Dieu et les Ursulines resteront à l’Hôpital général jusqu’au 21 septembre. Mère Sainte- Hélène, supérieure de la première communauté, y laisse 12 soeurs jusqu’à la fin de l’automne pour aider l’Hôpital général. Mère de la Nativité, supérieure des Ursulines, leur offre de faire de même.

Les soeurs se sentent bien seules à Québec quand l’armée française se replie sur Montréal. Le 22 septembre, les Hospitalières qui sont retournées à l’Hôtel-Dieu recommencent à y recevoir quelques malades. Elles s’incommodent pour les loger en cédant leurs chambres, car les Anglais leur ont défendu d’en admettre dans les salles et la maison qu’ils occupent. Ils se réserveront d’ailleurs presque exclusivement l’hôpital jusqu’en 1784.

En ce qui a trait à l’Hôpital général, les généraux anglais prennent possession des salles dès le 13 septembre, venant à occuper tout le bâtiment, y compris une petite décharge, et chargent les hospitalières de leurs 200 blessés ainsi que d’une garde d’une trentaine de soldats. L’hiver 1759-1760 est difficile dans Québec. Les hommes de James Murray sont affaiblis par les fièvres, le scorbut et le froid.

Pour les religieuses, ces mois sont synonymes de gêne, de privation et de travail incessant auprès des blessés. Elles soignent des centaines d’Anglais et autant de Français qui occupent toutes les pièces de l’hôpital. Lors du second siège de Québec en avril 1760, l’armée française reprend momentanément le contrôle de l’Hôpital général et les blessés, tant français qu’anglais, reviennent à nouveau en grand nombre.

Après une année de travail intense, les hospitalières voient les derniers soldats et officiers blessés quitter l’hôpital à la fin de 1760. Plus de 1 000 soldats et miliciens morts durant la guerre de Sept Ans reposent dans leur cimetière. À cela il faut ajouter des centaines de soldats britanniques qui ont été inhumés collectivement dans des fosses près de l’enceinte.

En 1759, les dépenses de l’Hôpital général se sont élevées à 136 482 livres, alors que les recettes n’étaient que de 99 334 livres. On note aussi plus de 81 700 livres de créances aux gouvernements français[5] et anglais[6]. Les dépenses nécessaires à la subsistance et au traitement des malades sont à leur charge du 28 avril 1760 au mois d’octobre de la même année. Elles doivent emprunter auprès de Canadiens, de Suisses et d’Anglais de Québec pour assurer le quotidien, en espérant qu’elles seront remboursées par la France à la fin de la guerre, ce qui leur permettra de rembourser ces créanciers à leur tour.

L’intendant François Bigot aurait dû leur remettre des ordonnances ou des certificats à cet effet, appelés argent de papier ou papiers du Canada, ce qu’il ne fait pas. Déjà inquiètes, les religieuses demandent à Murray, responsable du gouvernement de Québec pendant le Régime militaire, d’intervenir en mars 1762 pour que Bigot s’engage à payer quelque 70 000 livres dans le cas où la colonie serait cédée.

Une fois la paix conclue, le remboursement promis par la Cour de France pour le soin des blessés de l’armée commence à se faire attendre alors que les emprunts se multiplient et que les créanciers s’impatientent.

Chercher en vain à être entendues

Le 10 février 1763, dans une déclaration tenant sur une page, le ministre César Gabriel de Choiseul-Praslin s’engage au nom de Louis XV à payer tous les billets et lettres de change des Canadiens pour les fournitures faites aux troupes françaises. Le processus de règlement sera long et complexe et aboutira à d’immenses pertes financières pour les porteurs de papiers du Canada.

La situation financière de plusieurs Canadiens est donc fragile à une époque critique de changement de régime. Bon nombre d’entre eux n’arrivent pas à prendre le dessus des années après la signature du traité de Paris de 1763 et adressent des mémoires à la Cour pour demander de l’aide ou solliciter une pension. C’est aussi le cas de certaines communautés religieuses, dont les Augustines de l’Hôpital général et de l’Hôtel-Dieu de Québec. Pendant plus d’une décennie, elles cherchent à être entendues par Versailles.

Poussée dans ses derniers retranchements à cause d’une situation financière qui devient de plus en plus intenable, la supérieure de l’Hôpital général, mère de la Visitation, fait ce que beaucoup de Canadiens font alors : des représentations écrites auprès des instances françaises. La religieuse sollicite d’abord, le 27 septembre 1763, le ministre concerné au moment de la liquidation de la dette du Canada[7], le duc César Gabriel de Choiseul-Praslin (secrétaire d’État des Affaires étrangères) et le président de la Commission Fontanieu (Gaspard Moïse Augustin de Fontanieu[8]), pour qu’ils interviennent en faveur de la communauté afin qu’elle ne soit pas concernée par la dévaluation générale de la monnaie de papier. Elle écrit : « N’est-il pas temps, Monseigneur, après trois ans d’attente et de souffrances, d’être remboursées des sommes que nous avons avancées pour la guérison et le rétablissement de ses troupes ? Nos fonds, s’il en fallait faire la vente, suffiraient à peine à payer les dettes que cela nous a mises dans l’obligation de contracter. »

Le nouvel évêque, Mgr Briand (1766-1784), est chargé de présenter un mémoire à l’évêque d’Orléans[9], peu de temps après son arrivée à Québec, donc autour de 1766. D’ailleurs, une inscription manuscrite en haut à gauche du document indique que le mémoire a été soumis à ce dernier, en plus du contrôleur général et M. de Fontanieu. Cette inscription nous permet aussi de conclure que l’évêque d’Orléans en question est Louis-Sextius Jarente de La Bruyère (1758-1788), qui est proche du duc de Choiseul.

Dans ce mémoire, après un bref rappel des faits intervenus en 1760, les religieuses reviennent sur l’épisode où elles ont été poursuivies par leurs créanciers en 1762, puis condamnées par le Conseil militaire[10]. Elles ne cachent pas leur déception de connaître un « sort aussi malheureux pour avoir eu la plus généreuse compassion des sujets du roi, et leurs compatriotes et pour avoir fait avec la plus entière confiance les avances des fournitures que Sa Majesté ne pouvait faire alors ». D’ailleurs, « les délais de faveur vont expirer et cette maison va se retrouver exposée à toutes les rigueurs des poursuites, des exécutions, de la misère la plus déplorable, enfin de sa dissolution totale […] ».

Elles expliquent à l’évêque d’Orléans que leur communauté est menacée de disparaître si elles ne sont pas immédiatement payées en totalité et que l’Hôtel-Dieu ne va guère mieux, « endetté de 106 000 livres que les religieuses de cette communauté ont été obligées d’emprunter pour le rétablissement de leur maison incendiée en 1755 […] [11] ». Même en vendant tous leurs biens, ce qui leur resterait ne serait pas suffisant pour assurer la pérennité de la communauté. Une fusion des deux maisons[12] est même évoquée. S’ajoute à tout cela le fait que « les deux hôpitaux sont d’autant plus pauvres aujourd’hui que depuis 1760, ils se trouvent privés de plus de neuf mille livres de gratification annuelle qu’ils tenaient des grâces du roi ».

Réclamant justice et humanité de la part de leur ancienne métropole, « elles en seront quittes pour les alarmes que leur a causées jusqu’à présent leur état […] les victimes de leurs devoirs et de leur zèle[13] ». Les hospitalières demandent de la sollicitude de la part du roi, Louis XV, « particulièrement [pour] ceux qui l’ont servi avec fidélité, et avec un entier dévouement, elles sont donc assurées que sa bonté ne se refusera pas à leur juste représentation ». Comme le démontre l’historienne Marie-Eve Ouellet, le zèle et le service du roi sont des arguments récurrents dans les requêtes et représentations pour obtenir des faveurs[14].

En 1767, mère de la Visitation envoie aux hospitalières françaises une Relation de ce qui s’est passé au siège de Québec, et de la prise du Canada dans laquelle elle revient notamment sur le soutien apporté aux troupes françaises durant la guerre de Sept Ans : « Notre monastère et nos biens seraient vendus pour payer les dettes que nous ont fait contracter les troupes du roi de France, et nos créanciers n’ont arrêté leurs poursuites que par ordre du gouverneur [Murray], à qui notre maison est redevable de subsister encore[15]. » Elle s’adresse également, par leur intermédiaire, aux soeurs religieuses de l’abbé Joseph-Marie de La Corne[16], Marie-Anne et Élisabeth, passées en France après la Conquête. Les annales de l’Hôpital général nous apprennent que :

M. L’abbé de l’Isle-Dieu se donne à Paris pour engager le roi à leur accorder un honnête dédommagement à prendre sur les restitutions… dédommagement qui ne serait que juste de la part de la cour de France […]. M. le duc de Praslin s’étant exprimé de la manière la plus forte en leur faveur dans sa lettre à M. de Guerchy. Il pose en fait qu’elles ont été jusqu’à la fin les meilleurs sujets que le roi ait eus en Canada. Cet abbé d’ailleurs qui est parfait honnête homme s’empresse à Paris à engager de bons amis à secourir puissamment les Dames, afin de prévenir la vente de leurs biens en Canada[17].

Pierre de La Rue, abbé de l’Isle-Dieu, se dépense en effet sans compter pour elles. Les Augustines diront du grand vicaire de l’évêque de Québec et procureur des communautés du Canada en France qu’il « doit être à juste titre compté au nombre de ceux qui se sont employés avec beaucoup de zèle et de charité, non seulement à la poursuite de cette affaire, mais encore pour tout ce qui pouvait contribuer à nous procurer quelque secours[18] ».

L’abbé de l’Isle-Dieu, après avoir sollicité l’appui de la duchesse d’Aiguillon[19], s’être adressé au ministre à de multiples reprises et avoir proposé de « demander de quoi payer vos dettes à toutes » en confisquant les biens de l’ancien intendant Bigot, finit par se montrer très sévère à l’égard de la France : « Je n’ai pu rien obtenir de la Commission et dans la manière dont les affaires y ont été traitées et les grâces et les indemnités de Sa Majesté très chrétienne qui ont été distribuées, ç’a été plutôt un brigandage qu’une justice rendue et je doute que Sa Majesté britannique ni son ministre en aient été informés[20]. »

La situation traîne en longueur et l’abbé commence à se faire vieux. Étant en effet âgé de 84 ans en 1772, il recommande aux Augustines Jean-Louis Maury, qui écrit lui-même aux soeurs pour les informer de ce changement. Ce dernier prend le relais à partir de cette date[21]. Avocat à Paris, il agira comme agent d’affaires en France pour l’Hôpital général pendant une quarantaine d’années, vraisemblablement jusqu’à son décès à 82 ans en 1815[22]. Il est alors fréquent tant en France que dans la Province de Québec de recourir à un avocat ou un procureur pour s’occuper de ce genre de questions.

Charles-Régis Blaise Des Bergères de Rigauville leur sera aussi d’une aide précieuse. D’abord chapelain des Augustines de l’Hôpital général en 1759, il devient leur supérieur en 1768. De Rigauville leur apporte toute l’aide qu’il peut dans cette « funeste » affaire. Il va même à Montréal exposer leur situation aux curés afin d’obtenir la préférence en leur faveur sur les ouvrages de dorure. Il obtient en plus pour elles des aumônes en argent et en blé. Le nom de Rigauville se retrouve également partout dans les comptes des hospitalières. Il multiplie ainsi, chaque année, les petits dons à leur endroit.

Les années passent encore et ces représentations demeurent sans effet. Au début de la décennie 1770, les deux communautés augustines, celle de l’Hôtel-Dieu et celle de l’Hôpital général, demeurent dans un criant état de précarité. Cette dernière se trouve dans une situation pénible lorsque Marie-Catherine de Saint-Alexis est élue supérieure pour un premier triennat en 1772.

Pour survivre et poursuivre leur mission, les deux communautés comptent sur les pensions, les dots, les aumônes et les revenus de leurs terres. Elles font en plus de la couture, du blanchissage, divers ouvrages de dorure, des fleurs artificielles, vendent quelques-unes de leurs terres, jusqu’à leur précieuse seigneurie de Saint-Vallier dans le cas de l’Hôpital général, et limitent les dépenses. En ce qui concerne Saint-Vallier, qu’elles possédaient depuis 1720, le domaine permettait aux Augustines d’approvisionner leur établissement en grains, bestiaux et bois qu’elles faisaient venir par barque. Saint-Vallier constituait également une importante source de revenus en rentes seigneuriales. C’est donc par extrême nécessité qu’elles s’en sont départies.

1775 : une année passée dans l’action

En 1775, les hospitalières affirment se trouver dans une « extrême indigence » depuis plusieurs années. Ayant épuisé toutes les stratégies pour « assurer leur conservation », les Augustines de l’Hôpital général utiliseront des moyens extraordinaires pour sortir de l’impasse. Elles changent de stratégie de représentation et s’adressent aux plus haut placés en France. Après avoir informé leur agent d’affaires, M. Maury, de l’état de leurs finances, elles cherchent des appuis parmi les puissants et envoient, cette année-là, des lettres à cette fin. Dans les annales, on peut lire qu’elles cherchent encore par leur entremise à être dédommagées par la Cour pour les dépenses faites en 1759-1760.

La communauté de l’Hôpital général compte alors 135 personnes (2 ecclésiastiques, 37 religieuses, 33 pauvres, 53 pensionnaires et 10 domestiques). Les religieuses soutiennent qu’elles n’ont pu mettre une balance égale entre les recettes et les dépenses depuis 1759. En 1774, la recette a été de 24 387 livres et la dépense de 23 153 livres. Elles sont endettées de 3 550 livres et ont payé pour 6 128 livres de dettes, alors qu’elles n’ont obtenu que pour 825 livres d’ouvrages de dorure et 248 livres en aumônes[23]. Leurs difficultés financières sont donc l’objet de toutes leurs pensées.

Comble de malchance, la colonie est au bord d’une autre guerre et cela inquiète beaucoup les religieuses « car les malheurs qui nous avaient amené celle de 1760 n’avaient pu être entièrement réparés[24] ». Elles devront pourtant faire face à un nouvel état de guerre qui vient compliquer davantage leur situation.

Un mouvement d’agitation est en train de poindre dans les Treize Colonies. Rappelons quelques faits. Le 26 octobre 1774, dans une lettre aux habitants de la Province de Québec, les délégués du Congrès continental invitent les Canadiens à les rejoindre. Les troupes de George Washington prennent les forts Ticonderoga, Crown Point et Saint-Jean en mai 1775. L’évêque de Québec, Jean-Olivier Briand, publie un mandement le 22 mai invitant ses paroissiens à ne pas tenir compte des appels des rebelles révolutionnaires et à se tenir prêts à défendre leur pays et leur roi. Quelques jours après, les délégués du Congrès continental américain invitent à nouveau les habitants à les rejoindre.

À l’automne, une expédition dirigée par Richard Montgomery se met en branle en vue d’envahir le Canada. L’épisode est connu pour s’être soldé par un échec en pleine tempête le 31 décembre 1775. À leur arrivée à Québec, une partie des troupes américaines avait demandé à s’installer à l’Hôpital général, situé en dehors des murs de la ville, où les Augustines soignent les soldats blessés et malades. C’est à ce moment que Marie-Catherine de Saint-Alexis entreprend son second triennat comme supérieure[25].

Passer par le réseau religieux

L’archevêque de Paris

Pour les Augustines, cette année 1775 est marquée par une nouvelle ronde de représentations. Afin d’obtenir l’aide du roi de France, les religieuses ont recours aux lettres officielles, comme ce fut le cas au cours de la décennie 1760-1770. Qui a eu cette idée ? La nouvelle supérieure, mère de Saint-Alexis ? Cette question demeure sans réponse. Quoi qu’il en soit, elles utilisent le réseau religieux afin de présenter une requête. Par l’entremise de leur avocat Maury et de l’abbé de l’Isle-Dieu[26], les hospitalières de l’Hôpital général s’adressent tout d’abord à l’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont. L’archevêque est connu pour avoir pris part à l’une des plus importantes querelles religieuses du temps (la bulle Unigenitus[27]). Il lutte ardemment contre les jansénistes et est reconnu pour son intransigeance à cet égard. De Beaumont se heurte au Parlement de Paris, si bien qu’il est exilé deux fois hors de la ville, soit de 1754 à 1759 et en 1763.

Trois pièces de cette requête adressée à l’archevêque de Paris sont conservées dans les archives du Monastère à Québec[28]. Elles sont rédigées de ce qui semble être de la même main, comptent les mêmes espacements et formules de politesse. Ce sont vraisemblablement des modèles. L’heure est solennelle et grave. Il faut trouver des appuis pour se sortir de l’impasse. Il est nécessaire de peser ses mots, de sortir les arguments les plus percutants, de s’appliquer. Ce sont des documents de grand format, sur le modèle des placets. La forme révèle que les soeurs s’adressent à des gens haut placés.

La version définitive devait comporter un cachet et la signature de la supérieure de la communauté. Elle a dû être envoyée au principal intéressé, car elle ne se trouve pas avec les autres documents aux archives. Qui a aidé les Augustines dans leurs démarches ? Cette information n’a pu être retracée dans les sources.

Dans la première pièce de 6 pages, les soeurs soulignent toute l’aide apportée par de Rigauville et, sur une note dramatique, affirment qu’après 82 ans de fondation leur maison est menacée de fermeture.

À peine le Canada eut-il subi le joug d’une nouvelle domination que nous fûmes obligées de payer une somme de soixante mille livres empruntée sur la bonne foi d’un remboursement réel par l’État qui nous devait alors cent vingt mille livres de fournitures […]. Mais nos mémoires confondus avec la dépense générale de la colonie ont subi le sort des lettres de change et du papier, de sorte que cette somme considérable réduite à la sixième partie ne montait qu’à vingt et un mille livres, qui jointe à celle de trente mille que l’intendant nous avait délivrée en papiers de change formait au total cinquante et un mille livres : seul et unique paiement que nous ayons pu obtenir.

M. Maury et l’abbé de l’Isle-Dieu sont chargés de présenter à Beaumont un mémoire dans lequel les Augustines demandent sa protection auprès de Louise de France, fille de Louis XV, et de lui présenter en leur nom une supplique. Les hospitalières espèrent obtenir le remboursement de 69 000 livres qu’elles jugent leur être dues ou une indemnité proportionnée à cette perte. L’archevêque s’en trouverait récompensé jusqu’à devenir « par ce bienfait signalé le nouveau fondateur, le père et l’appui de l’hôpital ».

Le choix de l’archevêque comme destinataire des représentations n’est pas anodin. Louise de France avait eu recours à lui cinq ans plus tôt au moment de se faire carmélite. Il avait intercédé auprès de Louis XV pour défendre la décision controversée de sa fille : une enfant de roi qui devient religieuse. Cet événement a marqué les esprits du temps, surtout ceux des communautés religieuses. Les Augustines ont dû en être informées par un correspondant métropolitain. Pour elles, l’archevêque, personnage puissant, bien placé à la Cour et dont les actions ont été auparavant couronnées de succès, ne peut que réussir dans sa mission. Elles lui écrivent qu’elles sont « instruites par la renommée qui publie sans cesse la haute réputation que Votre grandeur s’est acquise, et les éloges que son zèle et l’excellence de ses vertus lui ont si justement mérités[29] ».

Bien que la formulation soit différente, elles reprennent les mêmes arguments dans la deuxième pièce[30], qui compte huit pages. Elles insistent cette fois sur l’aide que l’évêque de Québec leur a apportée jusqu’à présent. Le ton est davantage théâtral :

La guerre fut bientôt allumée en Canada, les combats sanglants et les blessés apportés à chaque instant dans leur hôpital. Ce fut alors que les soins et les veilles des suppliantes se redoublèrent avec zèle. Elles cédèrent la majeure partie de leur logement pour servir de retraite aux officiers et soldats qui avaient été dangereusement blessés en combattant pour la gloire de leur prince, elles leur donnèrent tous les lits qu’elles avaient dans leur communauté et les serviettes, les draps, même une partie du linge dont elles se vêtissaient servirent à panser leurs blessures.

Elles vont jusqu’à faire tuer leurs boeufs et moudre leur blé[31] pour nourrir les blessés, car les magasins sont vides. Poursuivons leur récit : « Elles s’endettèrent parce que la pitié de voir de braves guerriers souffrir et le zèle avec lequel leur roi les aurait secourus lui-même s’il les eut vus les engagèrent à le faire en son nom sous la foi d’un remboursement réel et d’une juste indemnité. »

L’intendant François Bigot leur avait promis à l’automne 1759 qu’elles recevraient 38 000 livres de la France. Elles reformulent ses paroles d’alors, non sans une pointe d’ironie : « Je n’ai point d’ordre, disait-il, de promettre d’autre valeur que celle des papiers de Canada, la colonie est conquise, je ne suis plus intendant, je m’en vais. Tâchez de faire attendre vos créanciers et j’obtiendrai en France ce qu’il faudra. »

Puis elles continuent la chronologie des événements en faisant une fois de plus état de leur condamnation par le Conseil militaire en 1762 en faveur de leurs créanciers et leur condamnation par corps en 1764 suspendue par la médiation du gouverneur. Elles doivent alors à Benjamin Comte, délégataire de la créance du boucher Joseph Méthot, 31 000 livres. Le négociant suisse Comte veut bien attendre la liquidation de l’argent de papier en France. La dette et ses intérêts montent à la somme colossale de 51 000 livres.

Or, en 1764, la France réduit la valeur des papiers du Canada des Augustines de moitié, soit à 20 700 livres. Il a encore fallu négocier ces reconnaissances, qui n’ont produit que la somme de 12 900 livres. Il manque aux religieuses 38 000 livres en espèces pour rembourser Comte. « Monseigneur l’évêque de Québec, malgré ses soins attentifs et prudents, voyait tous les moyens épuisés. » C’est dans ce contexte qu’elles ont été contraintes de vendre leur seigneurie de Saint-Vallier en 1767. Après avoir fourni les preuves de leur infortune, elles invitent l’archevêque à « réfléchir sur le changement de domination et la dureté des temps, leur infortune excitera encore plus la compassion et la charité ».

Elles exagèrent sans doute un peu par moments quand elles écrivent qu’elles sont « obligées de cultiver en Canada souvent par elles-mêmes une seule portion de terre qui a été ravagée et qui est stérile par elle-même », alors que les comptes de l’hôpital comportent les gages de domestiques pour la même période !

La troisième pièce est un peu plus volumineuse. Elle compte 12 pages. Cette version a fort probablement été envoyée à M. Maury, leur agent d’affaires parisien, car elles le remercient en premier lieu « des soins obligeants que vous avez pris de nos intérêts, depuis le moment heureux pour nous, où vous avez bien voulu vous en charger ». Les Augustines lui demandent de présenter à l’archevêque de Paris, « dans les audiences qu’il vous accordera à ce sujet », la lettre qu’elles joignent à leur envoi et leur supplique à Louise de France. C’est avec appréhension qu’elles lui confient cette mission : « le plus grand et le plus essentiel des services que vous puissiez nous rendre, le succès que nous en espérons dépend entièrement des démarches que vous aurez la bonté de faire[32] ».

Fait intéressant, elles reconnaissent qu’il s’agit là d’une « voie extraordinaire […], car les malheurs qui nous ont suivies depuis la Conquête de notre pays, jusqu’à présent, et dans les différents événements, semblent avoir creusé le précipice de notre ruine ».

Les mêmes arguments sont repris, mais cette fois les mots choisis sont adoucis. Reprenons le passage où elles parlent de Bigot. Celui-ci est devenu :

faute par l’intendant français qui était encore dans le pays d’accorder des traites au nom du roi de France, celles que le ministre lui avait ordonné d’en tirer pour la subsistance de l’armée, il répondit à nos instances que ses pouvoirs étaient tombés à l’instant même de la Conquête, et qu’il ne pouvait tirer aucune lettre de change sur France. Chose d’autant plus difficile à croire qu’il restait encore dans les bureaux une multitude d’affaires à régler avec beaucoup de particuliers.

Les Augustines ajoutent à cette version la perte de 20 000 livres en vivres pour le chirurgien-major de l’armée française André Arnoux, campé à leur hôpital, qu’elles n’ont jamais pu récupérer. Elles mentionnent encore les réparations de 20 000 livres qu’elles ont dû faire sur leurs terres autour de l’hôpital après la guerre et à « notre maison que la secousse du bombardement et du canon, qui avait ébranlé les murs presque jusque dans leurs fondations ». Une note à la fin du document indique qu’ « il convient d’effacer ce qui est dit du bombardement de l’hôpital, quoi qu’il ait souffert du siège, il paraît extraordinaire que les canons l’aient endommagé ».

Point crucial s’il en est dans leur argumentation : opposer l’Angleterre à la France dans cette affaire. Elles ajoutent à la requête qu’elles ont reçu cette année-là 5 300 livres du roi d’Angleterre pour du bois fourni à ses malades en 1761 : « Nous avons cette obligation à Monsieur Carleton qui a bien voulu se donner la peine d’en solliciter lui-même l’acquit, dans son dernier voyage à Londres. »

Une note d’un conseiller leur indique qu’ « il faudrait dire en terminant par induction que, si le roi d’Angleterre a cru qu’il ne pouvait refuser ces 5 000 livres ci-dessus, la France a encore moins de raison pour refuser ce que l’hôpital a déboursé pour les troupes de France ».

Elles reprennent donc leur texte en ajoutant : « Sa Majesté britannique a bien voulu nous tenir compte des avances faites par l’ordre de son général à Québec, n’avons-nous pas lieu de croire que la France ne voudrait pas paraître moins juste […]. Sa Majesté très chrétienne aura le même égard pour un hôpital qui lui appartenait directement. » C’est par ignorance des faits qu’il n’en aurait pas été ainsi jusqu’à présent, car, « si l’auguste Louis Quinze avait connu l’état où nous sommes restées après la Conquête, nos mémoires auraient joui du privilège qu’ils devaient naturellement avoir ».

S’adresser à Versailles quand on est sujet britannique

Louise de France

Examinons plus en détail la participation de Louise de France dans cette affaire. Plus jeune des enfants de Louis XV et de Marie Leszczynska, Louise de France est entrée au Carmel en 1770 sous le nom de Thérèse de Saint-Augustin. Elle est prieure au moment où les soeurs canadiennes lui demandent son concours. Les Augustines lui exposent leurs revers de fortune dans une supplique non datée[33] et signée par la supérieure, mère de Saint-Alexis, accompagnée des formules de politesse appropriées. Elles la confient à l’archevêque de Paris. Leur geste n’est pas banal et elles insistent sur l’urgence de leur situation : « Il ne fallait pas moins Madame, que le poids de la misère qui nous accable, et sous laquelle nous gémissons, et qui nous annonce la même ruine prochaine de notre maison, pour oser prendre la liberté de nous adresser à Votre Altesse royale. »

Sur le ton du compliment, elles sollicitent sa protection pour « un hôpital ruiné par les malheurs de la guerre et la Conquête du Canada, qui a été la funeste source du misérable état où elle nous a réduites, en nous séparant pour toujours de notre patrie, et en nous privant des secours que votre auguste père nous faisait toucher chaque année[34] ». Les Augustines vont plus loin, pour obtenir une indemnité, en parlant « de l’Illustre Monarque, que la France a le bonheur de posséder ».

Dans une colonie qui est britannique depuis une quinzaine d’années, il est plutôt inusité, voire audacieux, de rappeler le lien avec l’ancienne Couronne et de demander de l’aide au roi lui-même ! Est-ce commun d’agir ainsi ? Cette façon de faire n’est pas fréquente, mais il n’y a rien qui empêche les soeurs de le faire. La communauté est une institution avec des racines françaises et, après tout, il s’agit d’une dette de la France.

Comment le gouverneur Guy Carleton perçoit-il cela ? Il a sûrement été sensibilisé à leur situation par son aide de camp Charles-Louis de Lanaudière, dont le père Charles-François, malade, est pensionné à l’Hôpital général en 1775 avec sa belle-mère et ses demi-soeurs. Charles-François de Lanaudière avait acheté de leurs mains en 1767, avec l’assentiment de Carleton, la seigneurie de Saint-Vallier pour qu’elles remboursent leur principal créancier, Benjamin Comte. Carleton poursuit par ailleurs par ce geste une politique de bienveillante tolérance envers l’Église, commencée sous Murray, afin d’assurer la stabilité de la colonie.

Bien au fait de la situation de la communauté religieuse, le gouverneur n’est pas resté les bras croisés à les regarder s’enliser. Il n’est pas dans son intérêt d’administrateur de voir la fermeture d’un hôpital. Il accorde annuellement de l’argent à l’Hôpital général pour la pension de personnes invalides ou démunies : 480 livres en 1766-1767, 444 livres en 1768-1769, 240 livres en 1772-1773. C’est encore le cas pendant l’invasion américaine. Le 24 décembre 1775, l’hôpital reçoit 75 livres du gouvernement pour 3 mois de pension d’une femme et de son enfant. En 1776, l’administration accorde 72 livres pour les pensions d’invalides, de soldats et matelots malades et 62 livres pour 52 jours de maladie de 7 Bostonnais. En septembre 1780, l’hôpital pensionne encore une trentaine de soldats et de matelots malades.

Du reste, la stratégie des soeurs n’est nullement une contestation de l’autorité britannique. C’est plutôt, comme nous l’avons déjà mentionné, que la dette est française. Les religieuses sont d’ailleurs très amères à cause de la manière dont elles ont été traitées par Versailles, ce qui leur fait écrire au gouverneur Haldimand en 1781 : « la réduction considérable que la cour de France fit très injustement sur la monnaie de papier[35] ».

Dans la supplique qu’elles destinent à Louise de France, elles font la liste des sommes sur lesquelles elles ne peuvent plus compter dont une gratification annuelle du roi et les rentes de leur seigneurie de Saint-Vallier. Les contrats d’ouvrages de dorure pour les églises, plus pauvres elles aussi, diminuent. Elles ajoutent : « Nos dépenses confondues avec celles de la colonie ont subi le sort général des lettres de change et du papier, le remboursement n’a produit que la sixième partie du capital (21 000 livres) et la vente de nos propres fonds a suppléé au reste pour nous liquider. »

Les Augustines demandent à Louise de France[36] d’intercéder auprès du roi pour leur obtenir une indemnité. Passer par la fille du roi pour atteindre Versailles. Or, Louis XV est mort il y a plusieurs mois, le 10 mai 1774. Pensent-elles plutôt à son petit-fils Louis XVI ?

Dans les annales, on apprend que la supplique a été envoyée à la principale intéressée, mais qu’elle « n’eut aucun effet[37] ». On aurait pu croire que cet échec mettrait fin à leurs représentations. Au contraire, les Augustines font preuve d’une extraordinaire ténacité.

Recourir au réseau administratif colonial

Après la Conquête, les Augustines font leurs représentations aux autorités françaises, ce qui est tout à fait dans l’ordre des choses puisque c’est Versailles qui leur doit de l’argent. Mais cela n’explique pas tout. Les liens monarchiques et religieux sont forts et ne disparaissent pas instantanément par quelques traits de plume sur un traité diplomatique. Elles se sentent vraisemblablement encore pleinement françaises. Une religieuse de l’Hôpital général pouvait ainsi écrire en 1763 : « On ne peut, Monseigneur, dépeindre au naturel la douleur et l’amertume qui s’est emparée de tous les coeurs à la nouvelle de ce changement de domination[38]. »

Au lendemain du traité de Paris, la question de la religion catholique occupe les esprits. Les Canadiens sont vite rassurés par les bonnes dispositions des administrateurs britanniques la concernant. À cela il faut ajouter que la communauté fait partie d’une société d’Ancien Régime pour qui le loyalisme envers les autorités constituées est primordial, qu’elles soient françaises ou anglaises.

Mais les choses ont bien changé dans la colonie en près de cinquante ans. Il y a eu deux constitutions et, surtout, la Révolution américaine, la Révolution française, et l’Empire napoléonien qui ont contribué à renforcer le lien de fidélité envers la Couronne britannique. Au début du XIXe siècle, le lieutenant-gouverneur est désormais l’autorité envers qui se tourner. Le Bas-Canada compte également un Parlement avec des députés à qui l’on peut s’adresser.

Le lieutenant-gouverneur Milnes

Est-ce que la situation financière des Augustines s’améliore avec les années ? Il semble que non puisqu’elles reprennent la plume. Délaissant les canaux de représentations religieuses, elles utilisent cette fois le réseau administratif et les institutions parlementaires dont le Bas-Canada est doté depuis 1791 et portent leurs revendications devant les autorités coloniales britanniques.

En 1802, « leur sort devenant chaque jour plus rigoureux », elles s’adressent à Robert Shore Milnes, lieutenant-gouverneur du Bas-Canada entre 1799 et 1805[39]. La guerre de la Conquête est loin des préoccupations de la plupart des habitants, mais pas des leurs.

La démarche a ceci de surprenant que Milnes est reconnu pour son inimitié envers les catholiques. Pour asseoir son pouvoir politique, il cherche même à intervenir dans les affaires de l’Église afin de se servir de l’ascendant qu’elle exerce auprès des Canadiens.

Quoi qu’il en soit, Milnes est l’administrateur le plus élevé dans la hiérarchie de la colonie et c’est à ce titre que les soeurs s’adressent à lui. Les archives des Augustines conservent quatre versions, non datées, d’un document intitulé « À Son excellence Sir Robert Shore Milnes, baronet lieutenant gouverneur de la Province du Bas-Canada, supplique et très humble représentation des dames hospitalières de l’Hôpital général de Québec ». Le but de cette supplique est que le lieutenant-gouverneur les aide à percevoir les arrérages de leurs rentes et à les leur conserver ensuite. Les hospitalières espèrent finalement que Milnes pourra leur accorder du secours.

Le ton est plus formel que dans leur requête de 1775. Il n’est pas question ici de rappeler le glorieux passé français à un administrateur britannique ! La supplique commence par un bref rappel de leur fondation par Mgr de Saint-Vallier et de leur mission, le soulagement des pauvres. Pour accomplir cette mission, leur fondateur leur a assigné 7 192 livres de rente annuelle sur l’hôtel de ville de Paris. Le duc d’Orléans les a gratifiées pour sa part d’une rente annuelle de 100 livres en faveur des pauvres, aussi sur l’hôtel de ville de Paris. Enfin, Mgr de Saint-Vallier leur a accordé la seigneurie de Saint-Vallier, la baronnie des Islets et le comté d’Orsainville.

Or, arrivent les dures années de guerre : « Les malheurs du temps et principalement les événements arrivés par la conquête de la province par les armes de Sa Majesté britannique ont réduit ledit établissement à la plus rigoureuse indigence et à toutes les tristes conséquences qui en dérivent, par les dettes immenses qu’il a contractées pour nourrir et soigner un nombre considérable de soldats blessés et malades qui leur arrivaient par centaines des deux armées belligérantes. » Rappelons qu’en 1759-1760 elles sont chargées de plus de 1 000 soldats et officiers blessés et malades.

Et c’est « par manque de paiement des commissaires du roi très chrétien pour les blessés et malades de son armée » que les hospitalières ont dû vendre Saint-Vallier et abandonner le capital constitué de quelques rentes. Par surcroît, le gouvernement français leur accordait annuellement une gratification de 2 000 livres pour les pauvres, qu’il a cessé de verser à partir de 1759.

Dans les comptes de la communauté, il y avait bien des entrées annuelles de l’hôtel de ville de Paris jusque-là. Ainsi, le 27 août 1775, elles ont reçu 1 600 livres de leurs rentes sur l’hôtel de ville et du prince d’Orléans, plus 160 livres comme bonification de 10 % ou encore, le 16 avril 1780, 1 700 livres des mêmes rentes, y compris 100 francs du duc d’Orléans, plus une bonification de 198 livres.

Il est vrai qu’en plein contexte révolutionnaire les finances françaises sont en très mauvais état. La dette est énorme et les anciennes dettes coloniales canadiennes y sont noyées. M. Maury leur écrit le 11 mars 1791 :

vous ne pouvez ignorer les malheureux événements de notre royaume […]. Tout y est bouleversé, renversé. Jusqu’à l’année dernière, j’avançais toujours une forte partie de vos rentes jusqu’à l’échéance de vos effets. Mais les nouvelles opérations ont jeté une si grande incertitude sur les dettes de l’État que l’on ne peut plus compter sur l’avenir. C’est ce qui m’a déterminé à ne pas payer votre lettre. […] J’en ai été désolé, mais dans l’état où sont les choses, je ne puis rien risquer d’avance. Nous ne connaissons plus l’argent monnayé. Tous les paiements se font en papier que l’on appelle assignats. […] Nous sommes vraiment dans une position fâcheuse, et nous ne voyons pas comment nous en sortirons[40].

Dans la supplique, elles affirment ne plus recevoir les rentes que leur fondateur avait établies sur l’hôtel de ville de Paris depuis la Révolution. Pour les religieuses, cela représente un manque à gagner de plus de 20 000 livres. Par ailleurs, elles ont perdu, à la mort du père jésuite Jean-Joseph Casot en 1800 (jadis confesseur des religieuses hospitalières de l’Hôtel-Dieu), une aumône annuelle de 100 minots de froment sur le moulin de Lorette que les Jésuites leur faisaient depuis longtemps.

Malgré le fait que de Rigauville leur ait donné la seigneurie de Berthier en 1780, les soeurs doivent faire de grands sacrifices quotidiennement pour prendre soin des 30 pauvres de leur établissement. Elles en sont réduites à devoir vivre avec le toit de leur maison en mauvais état, car elles n’ont même pas d’argent pour le réparer.

Les hospitalières sont encore endettées de plus de 16 000 livres ancien cours. À l’intention de Milnes, elles font à nouveau la liste des sommes dont elles sont privées, mais cette fois depuis 1791 dans le contexte de la Révolution française : leurs fonds en France produisant 4 803 livres tournois de rente annuelle diminuées à 1 896 livres au commencement de la Révolution, 93 livres annuellement provenant d’un don du prince d’Orléans[41] depuis 1751, puis 1 614 livres d’un capital affecté sur l’hôtel de ville de Paris et 198 livres d’une rente constituée sur les tailles[42] de la généralité de Paris. La communauté soutient que cela a été la cause pour elle de « privations pénibles ».

Elles annexent à leur supplique, comme preuves des faits avancés, les extraits de leurs registres avant et après 1759, les recettes et les dépenses, les contrats de leurs rentes en France, les avances qu’elles ont faites pour les soldats français et la liste des biens dont elles ont dû se départir[43].

Une note à la fin du document donne un indice à propos de son auteur. On peut y lire :

S’il arrivait que vous n’eussiez point de nouvelles d’ici un an au plus tard de Monsieur Maury, ou que ledit sieur vous écrive que les fonds sont perdus, il faudrait insérer une clause dans la supplique à cet égard. Et si vous n’aimiez point à le faire vous-même, le premier venu de vos amis le pouvait faire et ensuite Monsieur Morrogh se chargerait de la faire transcrire par une belle main sur de beau papier.

Ce monsieur Morrogh est vraisemblablement Robert Morrogh, neveu et associé de Robert Lester[44].

Cet homme d’affaires irlandais, proche de Mgr Plessis, use de toute son influence à de multiples reprises en faveur du clergé catholique à cette époque. Il conseille financièrement les hospitalières de l’Hôpital général en 1802. De surcroît, il est député de la Basse-Ville aux côtés de John Young. Lester est donc très bien placé pour être derrière cette démarche de supplique.

La troisième pièce de la supplique est une version de travail avec les commentaires d’un conseiller. Les soeurs mettent toutes les chances de leur côté pour réussir dans leur démarche. Il y a des espaces laissés en blanc pour qu’elles fournissent l’information précise ou encore des conseils entre parenthèses après certaines phrases. Par exemple : « ici il les faut détailler pour autant que cela regarde le soin des pauvres malades », ou encore : « elles se sont fortement endettées (nonobstant le paiement qu’elles ont reçu des commissaires de Sa Majesté notre souverain) par le manque de paiement des commissaires du roi très chrétien pour les malades et blessés de son armée[45] ».

La quatrième pièce[46] ne compte que 3 pages et reprend pour l’essentiel ce qui a déjà été dit. Elle était conservée dans les archives de l’Hôtel-Dieu, contrairement aux trois autres qui l’étaient à l’Hôpital général.

De leur côté, toujours en 1802, l’Hôtel-Dieu de Québec et le Séminaire des missions étrangères à Québec mènent une action conjointe. Ils envoient une procuration au supérieur du Séminaire de Saint-Sulpice à Paris, Jacques-André Émery, pour toucher les rentes dues à leur communauté depuis la Révolution[47].

On voit donc que les soeurs s’adaptent et modifient leur discours en fonction de leur interlocuteur. Est-ce que le fait d’écrire à Milnes signifie qu’un changement de mentalité s’est opéré chez les religieuses et qu’elles se sentent désormais sujettes du roi anglais et fidèles à ses représentants coloniaux ? Elles s’identifient elles-mêmes ainsi dans la supplique : « Qu’au retour de la paix vos suppliantes comme sujets britanniques osent prier votre excellence de s’intéresser pour elles […][48]. » Ou croient-elles avoir plus de chances de succès en passant par l’Angleterre ?

Une chose est sûre, elles éprouvent beaucoup de rancoeur envers la France pour la façon dont elles ont été traitées dans cette affaire. Marguerite d’Youville, fondatrice de la Congrégation des soeurs de la Charité de l’Hôpital général de Montréal, écrivait déjà en 1765 : « Le traitement que la Cour de France fait à nos papiers est des plus durs et porte un grand tort aux pauvres misérables de ce pays […] [49]. » Les communautés religieuses sont alors fragilisées dans leurs fondements pour avoir agi par charité. Cela suscite incompréhension et sentiment d’injustice.

En guerre contre l’Angleterre, la France régicide, qui a nationalisé les biens du clergé et fait souffrir des prêtres et des soeurs, a fini par altérer le sentiment d’attachement des communautés religieuses du Bas-Canada envers elle. Pour l’Hôpital général comme pour les autres, la primauté de la monarchie et la fidélité au roi et aux autorités coloniales qui s’opposent à la Révolution ne peuvent que les inciter à s’éloigner de la France et à faire appel au lieutenant-gouverneur.

Les Augustines ont également de moins en moins d’interlocuteurs en France après la Révolution. Plusieurs de leurs fidèles appuis qui les rattachaient à leur ancienne métropole, comme l’abbé de l’Isle-Dieu, de Rigauville et le prince d’Orléans, sont décédés. Elles se retrouvent donc obligées de passer par la hiérarchie coloniale britannique un peu par la force des choses.

En 1814, une autre guerre prend fin avec l’abdication de l’empereur Napoléon et deux autres traités sont signés à Paris. Il a été convenu que le gouvernement français rembourserait aux sujets du roi de la Grande-Bretagne toutes les rentes et les créances que ces derniers peuvent avoir à réclamer de la France.

Le prêtre Jean-Baptiste Thavenet[50], qui agit alors à titre de conseiller de l’Hôpital général, leur suggère de s’adresser plutôt à l’Angleterre. Il écrit ainsi à la supérieure : « Ce qui se passe en France ne doit pas inspirer beaucoup de confiance aux Anglais. Les Anglais ne veulent plus être leurs créanciers. Je vous conseille de faire comme eux et de rompre, le plus tôt que vous pourrez, vos rapports de finances avec la France[51]. »

Les Augustines persévèrent et reviennent donc avec la filière religieuse dans leur représentation par ce personnage des plus intéressant. Le sulpicien Thavenet avait fui la Révolution et s’était réfugié à Montréal en 1794. De retour à Paris en 1815, il s’emploie à recouvrer les créances de plusieurs communautés religieuses canadiennes, en particulier les rentes et leurs intérêts qu’on avait cessé de leur verser pendant la Révolution et l’Empire. L’espoir renaît à l’Hôpital général. Les prières et les représentations, quant à elles, reprennent.

Conclusion

Si certains ont tiré profit de cette période d’instabilité économique que représente un changement de régime, pour l’ensemble des Canadiens, la situation est difficile. Les Augustines de l’Hôpital général de Québec ont vécu des années d’angoisse et de privation. Comme Marcel Trudel le fait remarquer, de toutes les communautés féminines de la colonie, c’est l’Hôpital général qui est le plus affecté par la Conquête[52]. Mgr Briand écrit à leur sujet en 1766 à l’évêque d’Orléans : « Une communauté de filles religieuses se voit aujourd’hui plongée dans la plus grande et déplorable indigence, accablée de dettes auxquelles elle est dans l’impuissance de satisfaire, exposée par conséquent aux poursuites les plus rigoureuses, pour s’être livrée sans réserve à l’esprit de charité et d’hospitalité qui l’a toujours animée. » Elles sont doublement frappées : par la dette de près de 50 000 livres qu’elles ont contractée dans le soin des blessés français pendant le siège de 1759-1760, puis par les sommes considérables en argent de papier qu’elles possèdent et dont elles ont de la difficulté à obtenir le paiement.

Les Augustines ont tout mis en oeuvre pour se sortir de l’impasse financière et récupérer les fortes sommes qui leur étaient dues par la France. Elles se sont adressées par requêtes et suppliques, en recourant souvent à des intermédiaires, aux personnages les plus haut placés dans leur ancienne métropole et dans leur colonie, ayant sans doute réfléchi à la meilleure manière de les atteindre. Elles adaptent leurs requêtes aux circonstances politiques de la colonie, entre autres par le choix des acteurs auxquels elles font appel, l’argumentaire mis de l’avant et la rhétorique utilisée. Elles savent sans doute que les requêtes sont des discours faits pour convaincre. La ténacité dont les religieuses font preuve illustre bien qu’elles croient que les faits finiront par parler pour elles.

Elles échouent, mais ce n’est pas faute d’avoir persévéré dans leurs démarches. Les hospitalières de l’Hôpital général de Québec peuvent très justement écrire que « tout a réduit les suppliantes à la plus rude misère. Elles se la reprocheraient si elles en étaient la cause ou si elles avaient négligé les moyens de s’en retirer[53]. »

Leur histoire aurait pu s’arrêter là. Mais les Augustines de l’Hôpital général réussissent à s’en sortir à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. La chronologie est ici intéressante à observer, surtout si on la juxtapose aux démarches entreprises par les religieuses en 1775 et en 1802. John R. Porter[54] remarque ainsi une reprise de l’internement d’aliénés en 1776, fonction qui s’accentue à la fin du siècle. En 1800, l’administration bas-canadienne vote un acte concernant les aliénés et en confie le soin aux communautés religieuses. À Québec, les Augustines de l’Hôpital général acceptent de voir leurs responsabilités augmenter en cette matière, ce qui leur assurera, entre 1800 et 1824, 16 518 livres (cours de la province). Le gouvernement assume les frais de pension de même que le coût des importants travaux d’agrandissement de l’établissement qui ont lieu en 1802 et en 1818.

En fin de compte, ce qu’elles n’obtiennent pas du gouvernement français, les Augustines l’obtiennent, en contrepartie, du gouvernement britannique, qui a tout intérêt à maintenir et à développer le réseau institutionnel à vocation sociale dont il a hérité.

Même cloîtrées, les religieuses sont conscientes du monde qui les entoure et de ses enjeux. Les Augustines de l’Hôpital général ont démontré, par cet exemple, leur capacité à jouer des structures politiques avec acuité et à s’adapter à l’évolution des contextes colonial et métropolitain dans une période aussi trouble que celle d’un changement de régime.