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L’achat d’une nouvelle propriété est un moment heureux qui entraîne de nombreuses dépenses connexes. La fameuse « taxe de bienvenue » est certainement celle qui soulève le plus d’interrogations en raison de son ironie plus ou moins prisée. Pourquoi lui avoir donné pareil nom ? Et qui a eu la brillante idée de l’inventer ?

C’est le 23 décembre 1976 qu’est sanctionnée la Loi autorisant les municipalités à percevoir un droit sur les mutations immobilières[1]. Cette mesure du gouvernement péquiste de René Lévesque permettait aux municipalités d’augmenter leurs revenus par la perception de droits chaque fois qu’une propriété était achetée sur leur territoire.

Avec le temps, elle a fini par être appelée ironiquement « taxe de bienvenue » par bon nombre de gens. De là, un glissement dans la graphie s’est opéré pour en attribuer la paternité à Jean Bienvenue, ministre dans le gouvernement libéral de Robert Bourassa (1970-1976).

Nous avons distingué dans les textes quatre variantes de cette légende douteuse, mais persistant depuis plus de 40 ans dans la croyance populaire. Jean Bienvenue aurait donc : 1) parrainé cette loi en Chambre, 2) fait adopter cette loi en Chambre, 3) suggéré sa création à ses collègues ministres, ou, 4) simplement recommandé son adoption. Dans cet ordre, nous allons démontrer que ces affirmations ne constituent qu’un mythe tenace.

Premier élément fondamental, Bienvenue est défait aux élections du 15 novembre 1976 qui portent le Parti québécois au pouvoir. Il n’a donc pu ni parrainer ni faire adopter cette loi en Chambre. Elle sera plutôt l’oeuvre du nouveau ministre des Affaires municipales, Guy Tardif, qui la parraine jusqu’à son adoption à l’Assemblée nationale le 22 décembre 1976. Cette réalité met à mal les deux premières interprétations, mais nous ne pouvons en rester là.

En effet, il arrive souvent qu’un mythe change de forme après avoir été réfuté. Une de ces mutations veut que Jean Bienvenue ait suggéré l’idée de cette loi sans nécessairement avoir participé activement à son élaboration. Remontons dans l’histoire pour examiner plus longuement cette troisième interprétation reprise et propagée, à l’automne 2016, entre autres, par L’actualité[2].

Au début des années 1970, la question des champs de taxation municipaux était un enjeu important. Les maires proposaient au gouvernement Bourassa de permettre aux villes d’imposer un pourcentage de taxes sur les mutations immobilières pour obtenir davantage d’autonomie fiscale[3]. Cette suggestion aurait-elle été débattue au Conseil des ministres ? Bienvenue, qui en faisait partie, aurait-il pris part à ces échanges au point d’être réputé à l’origine de cette future loi ? Aucun élément ne permet de l’affirmer. À l’Assemblée nationale, Bienvenue n’est pas membre de la Commission permanente des affaires municipales où pourraient se discuter de telles mesures. Il n’a jamais non plus été titulaire des ministères responsables à ce chapitre, soit ceux des Finances, des Affaires municipales ou du Revenu[4].

C’est en mai 1976 que Raymond Garneau, ministre des Finances et collègue de Bienvenue, annonce dans le discours sur le budget que leur gouvernement déposera bientôt un projet de loi donnant aux municipalités « le pouvoir de lever des droits sur les transferts d’immeuble[5] ». Jean Bienvenue n’est sûrement pas au courant de cette annonce en raison d’une règle sacrée en politique : afin d’éviter les fuites, les mesures contenues dans le budget sont confidentielles jusqu’à leur dévoilement par le ministre des Finances. Monsieur Garneau nous confirme d’ailleurs qu’elles n’étaient pas discutées au Cabinet et que, de plus, Jean Bienvenue, alors ministre de l’Éducation, n’avait pas à être informé d’un sujet qui ne le concernait pas. À part Garneau, seul son collègue ministre des Affaires municipales, Victor C. Goldbloom, et le premier ministre Bourassa étaient au courant[6].

Cela dit, à quand remonte l’émergence de la locution « taxe de bienvenue » ? À qui peut-on en attribuer la paternité ? Chose certaine, on ne trouve aucune trace de son existence dans les débats parlementaires de 1970 à 1976, soit durant la carrière politique de Jean Bienvenue. Même situation quand l’Assemblée nationale adopte la loi en décembre 1976 ; personne ne fait alors allusion à l’ex-ministre, et l’expression ne figure nulle part encore.

C’est en septembre 1982 que nous trouvons dans un quotidien une première mention littérale de la « taxe de bienvenue[7] ». Neuf ans plus tard, le gouvernement Bourassa rend obligatoire la perception de ce droit par les municipalités qui, jusque-là, n’était que facultative[8]. La question est débattue à l’Assemblée nationale où l’opposition proteste. Le 13 mars 1991, le député Francis Dufour est celui qui utilise l’expression pour la première fois en Chambre[9]. Cet ancien maire revient à la charge deux mois plus tard et attribue la paternité de l’expression aux notaires, qui en ont fait un « mot charmant pour planter les municipalités » et « écoeurer les gens ». Sans jamais faire référence à l’ex-ministre Bienvenue, Dufour espère qu’on va « trouver un autre nom » à ce droit de perception[10].

L’expression ironique existe donc dans le vocabulaire courant avant de connaître une mutation pour le moins surprenante. En mars 1993, le journaliste Guy Pinard établit dans La Presse l’argumentaire fondateur du mythe de la taxe de bienvenue, « qu’il faudrait écrire avec un B majuscule puisqu’elle doit son nom, non pas à sa vocation comme on serait porté à le croire, mais plutôt à Jean Bienvenue, qui était ministre du Revenu quand cet impôt foncier fut lancé par le gouvernement Bourassa peu avant sa défaite du 15 novembre 1976 (le gouvernement Lévesque décida de faire adopter le projet de loi amorcé par son prédécesseur) [11] ».

Le contenu de la parenthèse est symptomatique de la faiblesse générale de l’affirmation de Pinard. En effet, le nouveau gouvernement Lévesque ne peut avoir fait « adopter le projet de loi amorcé » par le gouvernement sortant, car, techniquement, aucun projet de loi ne demeure en plan à l’Assemblée nationale quand un décret d’élection générale du Conseil exécutif est pris. Automatiquement, la dissolution de la législature entraîne la « mort au feuilleton » de tous les projets de loi qui n’ont pas été adoptés. Enfin, une vérification démontre que le gouvernement Bourassa n’a jamais présenté un projet de loi relatif aux droits de mutation immobilière avant sa défaite[12].

Mais l’article de Pinard a suffi à assurer une longue vie dans les médias à cette légende. Sa dernière parution dans L’actualité à l’automne 2016 a le mérite d’avoir encouragé Camille Lessard, un fonctionnaire à la retraite, à signer un court mot afin de déboulonner le mythe. Selon lui, Jean Bienvenue ne s’est jamais impliqué dans le dossier : c’est son confrère Victor C. Goldbloom, ministre des Affaires municipales, qui est le vrai instigateur de cette idée que le gouvernement Lévesque va réaliser. Puis Lessard ajoute avec l’humilité d’un ancien serviteur de l’État : « pour sa part, votre correspondant, à son corps défendant, doit assumer la paternité de la rédaction du projet de loi original, ce qui lui a permis d’être près des faits et de pouvoir témoigner de la fragilité de la transmission de la vérité[13] ».

Maintenant, tout ce qui précède suffit-il à donner le coup de grâce à ce mythe ? Pour s’en assurer, notre ultime démarche a été de contacter la famille de Jean Bienvenue. Ce dernier, nous indique son fils Pierre, n’avait aucune expérience en matière de finances publiques et ne s’est jamais attribué la paternité de cette mesure. Pourquoi d’ailleurs le premier ministre Bourassa lui aurait-il confié un dossier qui relevait des ministres Goldbloom et Garneau[14] ?

En conclusion, il est temps que Jean Bienvenue cesse d’en porter l’odieux. L’amalgame avec son patronyme est un raccourci séduisant par son côté anecdotique, mais sans aucun fondement. Personne ne sait hors de tout doute qui, le premier, a imaginé lui en attribuer la paternité ni qui a surnommé ce droit de perception « taxe de bienvenue ». L’expression prolifère pourtant depuis sans que l’on puisse en extirper les racines. En définitive, elle est correcte si elle se limite à souligner l’ironie qu’une municipalité souhaite la bienvenue à ses nouveaux résidants en leur faisant payer ce qui est vu comme une « taxe ».