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Cet article se propose d’analyser les voyages à l’international de la Première Dame des États-Unis, Eleanor Roosevelt, durant la Seconde Guerre mondiale. Madame Roosevelt accède à la renommée durant la période d’après-guerre pour son rôle pionnier en matière des droits de l’homme à l’échelle internationale, notamment en raison de sa participation en tant que présidente du comité ayant rédigé la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1947-48, et plus tard comme figure de proue dans la lutte pour la ratification par les États signataires de la même déclaration, permettant sa mise en oeuvre. Mais il faut noter que l’attention qu’elle a prêtée plus tard aux affaires internationales puise dans son expérience en tant que diplomate « semi-officielle » au cours d’une série de voyage effectués aux quatre coins de la Terre pendant la guerre. Il s’agissait d’une mission semi- diplomatique orchestrée par son mari, le président Franklin Delano Roosevelt, et en coordination avec les chefs de gouvernement des pays hôtes.

Il nous apparaît dès lors utile d’analyser la manière dont ces voyages lui ont apporté un apprentissage conséquent de la diplomatie. Dans la même veine, les discours et les activités publiques au cours de ces voyages durant la guerre ont constitué le terreau de son engagement futur pour la construction de la paix et de la justice à l’échelle internationale[1].

Un exemple particulièrement notable dans cet ensemble de déplacements à l’étranger demeure sa visite d’une journée à Montréal en janvier 1943, constituant son premier voyage officiel au Canada. Arrivée à Montréal au petit matin, elle passa la journée à effectuer des tâches protocolaires, visitant les usines et observant les conditions des femmes dans leur travail en temps de guerre. Au cours de la soirée, elle fit son apparition à un rassemblement au Forum de Montréal, organisé par le Fonds d’aide Canadien à la Russie (Canadian Aid to Russia), au cours duquel elle s’exprima devant une foule de 10 000 personnes présentes lors de cet évènement et s’adressa simultanément à une audience de centaines de milliers d’autres, par la voie des ondes radiophoniques. Au cours de son discours, elle mentionna la nécessité de l’aide à l’Union soviétique, mais aussi à la Chine, comme première étape à l’atteinte de l’unité des Alliés durant la guerre et à la paix qui suivra.

Cette journée montréalaise de la première dame des États-Unis représente une importante avancée dans le développement de cette « amitié particulière » avec le Canada qui se poursuivit dans les années d’après-guerre. Plus largement, les actions d’Eleanor Roosevelt, notamment à travers l’attention médiatique qu’elles suscitèrent, eurent des implications importantes pour la société canadienne, et ce particulièrement dans le domaine des droits des femmes et de leurs rôles au sein de la sphère publique.

La première des premières dames

La visite de 1943 n’était en rien la première d’Eleanor Roosevelt au Canada. Bien au contraire, même avant la guerre la première dame jouissait d’un statut privilégié et d’une certaine célébrité à travers l’Amérique du Nord, et le personnage, bien que lointain, possédait une renommée certaine.

Eleanor Roosevelt est née en 1884, premier enfant issu de l’union d’Elliott et Anna Hall Roosevelt. Les deux familles faisaient partie de l’élite new-yorkaise, et l’oncle d’Eleanor était nul autre que Theodore Roosevelt, président des États-Unis de 1901 à 1909[2]. Son enfance se caractérisait par une abondance de difficultés et tourments. Elle se sentait rejetée par sa mère alors que son père adoré souffrait d’alcoolisme et de multiples problèmes psychiatriques. Ses deux parents moururent avant son 10e anniversaire et elle fut envoyée avec son frère, encore nourrisson, chez des membres de la famille de sa défunte mère.

Au milieu de son adolescence, Eleanor fut envoyée à Allenswood (Royaume-Uni), un pensionnat francophone pour jeunes filles. Elle y jouit de l’enseignement et du regard favorable de la directrice, Mlle Marie Souvestre, qui attisa son intérêt pour la justice sociale.

Après son retour, elle s’est mêlée à contrecoeur à la grande société new-yorkaise, où elle commença à côtoyer son lointain cousin Franklin D. Roosevelt (FDR), alors étudiant à Harvard. Ils se marièrent en 1905. Au cours de la décennie qui suivit, FDR entreprend sa carrière politique à New York et Washington, alors qu’Eleanor, devenue épouse et mère de six enfants (dont l’un décéda en bas âge), n’accordait que peu d’intérêt à la carrière de son mari. Dans les années qui suivirent la naissance de leur dernier enfant, Eleanor Roosevelt fut dévastée par la découverte d’une liaison entre son mari et une de ses secrétaires, Lucy Mercer. Le couple envisagea le divorce avant de trouver un terrain d’entente, notamment pour favoriser le maintien de l’équilibre familial et la carrière politique de Franklin. Par la suite, la romance des débuts se transforma en un partenariat politique, processus qui prit de l’ampleur trois ans après. En 1921, FDR contracta la poliomyélite et fut paralysé. Sollicitée par son mari et par le conseiller politique de FDR, Louis Howe, afin de servir comme substitut publique de son mari, Eleanor embrasse une carrière publique, rédigeant discours et articles de presse, organisant des évènements politiques en plus de faire fonctionner une école et une ébénisterie. Elle poursuivit ses activités externes même après le retour de FDR en politique à la fin des années 1920 et son élection comme gouverneur de New York[3].

Le partenariat entre les deux époux évolua de nouveau à la suite de l’élection de FDR à la présidence des États-Unis en novembre 1932. Au cours des balbutiements du New Deal – nom donné au programme de régénérescence économique élaboré par l’administration Roosevelt durant la Grande Dépression – Eleanor Roosevelt occupa un rôle de premier plan non seulement à l’intérieur mais aussi à l’extérieur des cercles officiels. Au cours de ces années, elle agissait comme un ombudsman informel du gouvernement, intervenant auprès de la bureaucratie fédérale pour venir en aide aux plus démunis. Bien que niant quelque implication ou influence que ce fut au sein des affaires gouvernementales, elle n’en était pas pour le moins connue au sein de l’administration comme étant une proche conseillère du président, le poussant à adopter des réformes ambitieuses – que ce soit par une politique anti-lynchage ou encore par une assurance nationale de santé – mais aussi à nommer plus de femmes dans son équipe (Mme Roosevelt était en partie responsable de la sélection par le président de Frances Perkins, première femme ayant servi comme membre du Cabinet, à titre de secrétaire du Travail). Eleanor Roosevelt se distingua par ses voyages d’inspection à travers le pays, devenant les yeux et les oreilles, si ce ne sont les jambes de son mari paralysé[4]. Par sa mobilisation et le symbolisme de sa présence, elle devient l’effigie de la lutte des femmes pour l’indépendance et l’égalité des droits. Elle fut aussi la partisane blanche la plus visible de la lutte pour les droits civiques dans les cercles du gouvernement. Madame Roosevelt visita les universités destinées aux Noirs, organisa des forums à la Maison-Blanche avec des porte-parole de la communauté afro-américaine, devint la mécène d’artistes afro-américains, et se mobilisa pour l’inclusion au sein de l’administration d’un « Cabinet noir » formé de conseillers afro-américains. On peut retenir également l’appui qu’elle donna à son amie, Mary McLeod Bethune, présidente du Collège et directrice de la branche afro-américaine de la National Youth Administration (Administration nationale pour la jeunesse).

Madame Roosevelt parvint à utiliser les médias d’information, journaux et radio, pour promouvoir de nouvelles politiques, faisant d’elle une figure publique sans précédent. En 1933, elle devint la première femme d’un président à tenir des conférences de presse hebdomadaires ; dans sa volonté de faire employer plus de femmes au sein des équipes de journaux, elle n’invitait lors de ses conférences que des femmes journalistes. En 1935, elle commença à rédiger sa propre chronique quotidienne, « My Day », lui permettant de rejoindre un lectorat national. De même, elle publia de nombreux articles de magazine et plusieurs livres, parmi lesquels This is My Story, le premier volume de ses mémoires, qui devint un succès de librairie[5]. Par le biais de sa correspondance avec de nombreux Américains, qui s’éleva à des centaines de lettres par jour, elle se maintint informée des différents évènements au sein du pays. Elle engendra, par ses apparitions et discours publics, mais aussi par la transmission de ses conférences médiatisées, de plus gros revenus que son mari, revenus qu’elle utilisa pour financer des oeuvres de charité. L’un des projets favoris de Mme Roosevelt fut ainsi de contribuer et de lever des fonds pour la construction d’Arthurdale, un village coopératif expérimental établi par le gouvernement fédéral en 1934 afin d’aider les ouvriers des mines de charbon, dévastés par le chômage en Virginie-Occidentale[6].

Eleanor Roosevelt et le Canada

Avant même son arrivée à la Maison-Blanche, Eleanor Roosevelt était connue des Canadiens. Entre 1909 et 1921, elle passa chaque été entourée par sa famille dans une maison d’été à Campobello (Nouveau-Brunswick) qu’elle décrivit plus tard comme étant la première maison à laquelle elle fut attachée (après que FDR fut atteint par la poliomyélite sur l’île en août 1921, ses visites se firent plus irrégulières). En juillet 1933, quelques mois après l’accession de son époux à la présidence, Eleanor Roosevelt passa quelques semaines au Québec, en tant que simple touriste, où elle fit une expédition dans la région de la Gaspésie avec son amie intime Lorena Hickok[7].

Dans les années qui suivirent, les activités de Mme Roosevelt à la Maison-Blanche devinrent sujettes à discussion dans la presse canadienne, et ses voyages au Canada se publicisèrent. En juin 1935, elle fit un voyage à Montréal afin de présider un dîner privé de l’American Public Welfare Association, au cours duquel elle donna un discours. Son arrivée fut ovationnée par une foule rassemblée à l’Hôtel Mont-Royal, où elle donna une conférence de presse impromptue[8]. En septembre 1937, elle effectua son premier voyage officiel à l’extérieur des États-Unis en tant que première dame lorsqu’elle accompagna son époux pour une visite d’État à Victoria en Colombie-Britannique et fut reçue au prestigieux Empress Hotel. Elle attira une plus grande attention encore au Canada lorsqu’elle se joignit au président lors de la réception du roi George VI et la reine consort Elizabeth du Royaume-Uni à la Maison-Blanche puis à la résidence familiale de Hyde Park, à l’été 1939.

L’internationalisme d’Eleanor Roosevelt : les droits civiques et la sécurité collective

Malgré son implication active dans la politique intérieure de son pays, Eleanor Roosevelt se refréna généralement de tout commentaire public concernant les questions internationales au cours des années 1930. Cette « autocensure » rompit avec son comportement de la décennie précédente durant laquelle elle exprimait publiquement ses idées sur la conduite des affaires internationales, devenant sujette à controverse en 1924, lorsqu’elle agit comme juge pour la remise du Bok Peace Prize. Certes, au cours de ses premières années à la Maison-Blanche, Eleanor Roosevelt partagea publiquement des positions pacifistes, reflétant son horreur devant les atrocités de la Grande Guerre. Sa plus importante pierre à l’édifice du pacifisme fut un chapitre d’un ouvrage collectif intitulé Why Wars Must Cease[9].

Toutefois, alors que les années 1930 suivaient leur marche irréversible vers un conflit armé avec l’Allemagne nazie, elle commença à remettre en question sa position publique. Fervente sympathisante du camp républicain durant la Guerre civile espagnole, elle fut effrayée par l’érosion de la démocratie à l’échelle mondiale. Les événements en Espagne et la course vers la guerre avec le Troisième Reich l’éloignèrent du mouvement pour la paix et la rapprochèrent de la cause antifasciste[10]. En même temps, Mme Roosevelt devint de plus en plus touchée par le sort des juifs européens et des autres populations de réfugiés. Dans un petit opus, This Troubled World, écrit en 1937 et publié en 1938, elle y approfondissait ses idées sur la promotion de la paix par le biais de la sécurité collective et la coopération internationale[11]. Sans doute parce qu’il s’agissait de l’opinion de la première dame ou juste par le fait que l’opinion de Mme Roosevelt sur le sujet n’était pas assez limpide, This Troubled World demeure un travail prudent et subtil à partir duquel il est difficile d’extraire des conclusions définitives. En effet, les opinions les plus claires de l’auteure sur la politique sont négatives : la Société des Nations, héritière du Traité de Versailles, ne fonctionne pas ; il ne serait pas judicieux de démanteler les forces armées nationales ; aucun « mécanisme » pour la résolution des conflits n’est probant pour bâtir la paix, en particulier, les sanctions économiques contre les nations belliqueuses n’ont aucune chance d’aboutir à moins qu’il y ait un cadre international et une application par une force de police internationale. En revanche, la proposition phare de Mme Roosevelt demeurait audacieuse : elle milita pour une entité internationale investie des pouvoirs de police, non seulement pour arbitrer les différends entre nations, mais aussi dans le but de cerner qui seraient les pays agresseurs contre lesquels des mesures collectives d’embargo seraient utiles (elle fut toutefois prudente en omettant de mentionner un quelconque pays « agresseur » de l’époque – même dans le cas de l’occupation japonaise de la Chine, à propos de laquelle les États-Unis ne s’étaient pourtant pas déclarés neutres). Elle appela aussi de ses voeux la nationalisation de l’industrie armurière américaine, dans le but d’éviter que les manufactures de munitions n’incitent à la guerre.

Alors qu’elle tournait son attention vers les enjeux internationaux, Mme Roosevelt continuait à étendre et réaffirmer son combat pour la justice sociale sur le front intérieur, notamment quant aux droits civiques pour la communauté afro-américaine. Comme marque de son militantisme pour les efforts de sécurité collective et pour une police internationale, Mme Roosevelt martelait la crainte que l’ethnocentrisme américain et les conditions mises en place par les mesures Jim Crow à l’égard de la population noire des États du sud du pays aient un impact négatif sur l’image des États-Unis à l’étranger. En 1938, lors d’un discours devant la Southern Conference for Human Welfare, un groupe interracial de promotion des droits civiques, elle s’exprimait en ces termes : « Nous sommes la figure de proue de la démocratie dans le monde, nous devons prouver sur la scène internationale que la démocratie est non seulement possible, mais aussi capable de respecter les principes sur lesquelles elle a été fondée. Le monde nous regarde, et souvent nous nous apercevons que ces regards ne sont pas bienveillants[12] ».

L’éclatement des hostilités en Europe en septembre 1939, l’entrée en guerre immédiate du Canada, et la guerre éclair (Blitzkrieg) allemande de 1940 confirmaient la volonté de Mme Roosevelt de résister au régime nazi et au Japon. Elle prenait un rôle important en offrant de parrainer officiellement en tant que présidente honoraire le Chinese War Relief, mais aussi en soutenant financièrement les enfants réfugiés britanniques[13]. Or c’est l’attaque japonaise sur Pearl Harbor en décembre 1941 et l’entrée en guerre des États-Unis qui l’obligea à transformer définitivement la nature de son leadership politique. Madame Roosevelt était fortement impressionnée par l’argumentaire de la romancière Pearl S. Buck, lauréate du Prix Nobel de littérature, qui écrivait au président que la victoire sur l’Axe (Allemagne-Italie-Japon) dépendait de l’appui de la majorité de la population mondiale, non blanche, qui n’accepterait de rejoindre la cause des alliés qu’à la seule condition que les États-Unis s’engagent clairement en faveur de la démocratie multiraciale, en appuyant le combat des minorités raciales pour l’égalité. Madame Roosevelt souscrivait à l’argumentaire de Buck. Comme elle l’écrivait elle-même dans une critique : « À moins que nous ne rendions le pays digne que la population noire se batte pour lui, nous n’aurons rien à offrir au monde après la guerre[14] ». Conséquemment, Mme Roosevelt se lança elle-même dans le combat pour les Afro-américains et les autres minorités raciales.

En même temps, elle demeurait préoccupée par la faiblesse des libertés civiles durant la guerre. Elle estimait que les États-Unis ne pouvaient espérer combattre pour la liberté outre-mer s’ils ne défendaient pas celle-ci à l’intérieur de leurs frontières. Si elle ne s’opposa pas publiquement à la signature par son mari du décret présidentiel 9066, qui sous-entendait la détention de masse des Japonais américains durant la Seconde Guerre mondiale, elle martela en public la loyauté et la bonne citoyenneté des Américains d’origine japonaise, organisa l’assistance pour les individus et visita sans escorte le camp à Gila River en 1943, en signe de sa confiance envers la population américaine d’origine japonaise[15].

Eleanor Roosevelt : une diplomate internationale

Alors que Mme Roosevelt appelait au maintien de la démocratie aux États-Unis, elle prenait les rênes de la mission visant la promotion des droits de l’homme à l’échelle internationale, ce qu’elle fit par ses voyages à l’étranger durant la Guerre. À l’automne 1942, elle visita la Grande-Bretagne. En 1943, elle effectua une longue tournée dans le Pacifique sud, visitant la Nouvelle-Zélande et l’Australie. En 1944, elle se rendit dans les Caraïbes et en Amérique du Sud. Au cours de ces voyages, elle inspecta des bases militaires et des hôpitaux où elle rendait visite aux soldats et faisait rapport des soins et des conditions de vie. En même temps, elle s’informait comment la population locale, notamment les femmes, contribuait à l’effort de guerre, et se pencha sur le sort réservé aux soldats et citoyens non blancs — par exemple, elle fit la rencontre des chefs maoris en Nouvelle-Zélande. Durant son passage à Hawaï, alors colonie américaine, lors de son retour du voyage dans le Pacifique, Eleanor Roosevelt étudia attentivement les conditions locales, interrogeant les GIs présents dans les bases militaires rattachées au territoire et rencontra des groupes multiraciaux. Après son retour, elle utilisa l’exemple d’Hawaï comme la preuve qu’une société multiraciale était possible et avança cet exemple comme un modèle potentiel pour l’ensemble de la nation américaine[16]. Au milieu de 1943, Eleanor Roosevelt se rendit avec son mari en visite au Mexique et établit des contacts avec les autorités du pays. Peu de temps après, dans la foulée des célèbres émeutes raciales « Zoot Suit » à Los Angeles et au Canada (fidèlement décrites par Kathy Peiss), elle provoqua une controverse lorsqu’elle déclara avec courage que les émeutes étaient le produit d’une longue discrimination des Blancs à l’égard de la communauté mexicano-américaine – situation qui, pour elle, était une source de préoccupation depuis longtemps – et appela les Américains à réaliser qu’il y avait un problème racial et à former des comités intercommunautaires pour résoudre ou apaiser les conflits[17].

L’attention de Mme Roosevelt aux questions internationales, et notamment l’accent qu’elle a mis sur la coopération mondiale, était alimentée par ses contacts avec le Canada durant la période de guerre, entre 1943 et 1945. Comme nous l’avons mentionné, au moment où les États-Unis commencèrent la guerre dans le Pacifique, Mme Roosevelt avait d’ores et déjà noué des liens personnels avec des Canadiens. La presse canadienne offrit une couverture en première page à ses chroniques du voyage sur la côte Pacifique après Pearl Harbor, puis en Grande-Bretagne à l’automne 1942 (aussi bien que lors de ses voyages en Australie et en Nouvelle-Zélande l’année suivante). Cette attention à l’endroit de Mme Roosevelt était soulignée par le journal Montréal-Matin, affirmant qu’elle est depuis « longtemps [l’] inspiratrice de l’aide à la Grande-Bretagne[18] ».

C’est en janvier 1943 qu’elle effectue sa première visite officielle pour prôner la coopération internationale. Conviée par le premier ministre Mackenzie King à donner un discours lors d’un rassemblement organisé pour le Russian War Relief – la requête officielle démontre son implication comme personnage public –, Eleanor Roosevelt effectua un bref voyage à Montréal le 19 janvier 1943, pour lequel la couverture médiatique fut importante. À son arrivée le matin à la gare Windsor, elle fut chaleureusement accueillie par le Comité canadien d’aide à la Russie, dirigé par Philippe Brais, Paul Weil et Allan Bronfman[19]. Le journal francophone Le Canada couvrit la remise d’un bouquet de fleurs par Mme Edgar Watkins à Mme Roosevelt au nom de la communauté noire de Montréal. Alors qu’elle était toujours à la gare, elle accueillit des journalistes anglophones et francophones pour une conférence de presse. Après une pause à l’Hôtel Windsor, où elle salua la foule alors qu’elle recevait les honneurs de la part de la Gendarmerie royale du Canada, Eleanor Roosevelt fut escortée vers l’Hôtel de Ville pour y signer le livre d’or.

Par la suite, au cours d’un dîner officiel à l’Hôtel Windsor, elle fit la rencontre du premier ministre du Québec, Adélard Godbout (1892-1956). Il lui offrit une copie du livre de Louis Hemon, Maria Chapdelaine (1913), un roman classique portant sur le Québec, à propos duquel Mme Roosevelt répondit en français qu’elle l’avait déjà lu, mais qu’elle se faisait une joie de pouvoir en avoir son propre exemplaire. Au cours de son discours durant le dîner, elle souligna la contribution toute spéciale des femmes britanniques dans l’effort de guerre. Comme elle le mentionna :

le travail des femmes anglaises fera la différence pour les femmes dans toutes les nations alliées. Ce qu’elles ont fait c’est de nous montrer que tout ce que nous sommes appelés à faire ou à endurer, nous serons en mesure de l’affronter, nous aussi. Les femmes russes et chinoises ont fait pareil, et les femmes de ce continent le feront toutes également si nous sommes appelés à le faire[20].

Après le dîner, Eleanor Roosevelt quitta l’Hôtel Windsor pour passer la journée à visiter une usine de guerre où elle échangea avec des femmes travailleuses, apprenant quelques détails à propos des conditions de travail et de production, avant de se reposer et de prendre le souper à son hôtel. Mackenzie King se chargea d’aller chercher son invitée à l’hôtel. Madame Roosevelt rapporta alors au premier ministre que les femmes avaient une journée de travail de 10 heures, comparativement à une journée de 8 heures dans les usines américaines. Elle trouvait cette différence excessive et inacceptable, d’autant plus que les femmes canadiennes avaient un salaire inférieur aux Américaines[21].

King se proposa d’escorter Mme Roosevelt au rassemblement tenu au Forum. Elle y a fait un discours, soulevant la nécessité de l’aide à la Russie et à la Chine, avec un regard porté sur les conditions d’après-guerre. Comme elle le souligna : « La paix ne sera pas assurée par un document écrit, mais par des relations plus cordiales et plus intimes entre les différents peuples des Nations unies. C’est ainsi que s’établira une collaboration durable. » Le fait qu’elle parla de la Chine aussi bien que de l’URSS comme les cibles d’un soutien financier semble avoir échappé aux journalistes qui ont couvert l’évènement[22].

Toutefois, ce ne fut pas tant le contenu du discours qui attira le plus d’attention, mais bien le fait qu’elle le termina en français. Elle conclut ses propos en ces termes : « J’aime beaucoup votre belle langue, bien que je n’aie pas souvent l’occasion de la pratiquer[23]. » Le fait que Mme Roosevelt se sentait à l’aise de parler publiquement en français, premièrement au dîner puis lors du discours, fit un effet au sein de la presse francophone, notamment parce que le premier ministre Mackenzie King fut manifestement incapable de faire de même (King déplora d’ailleurs, en privé, la longueur du discours bilingue du premier ministre Godbout). « Mme Roosevelt parle français » était le titre d’un éditorial du journal Le Devoir, le lendemain matin[24]. La Patrie, pour sa part, souligna l’inspiration insufflée par Mme Roosevelt pour l’unité des deux peuples du Canada : « Comprenons-nous d’abord, en devenant des bilingues honnêtes, comme Churchill, comme madame Roosevelt, fidèle en cela à son éminent époux[25]. »

À bien des égards, au cours de sa visite au Canada, Eleanor Roosevelt gagna une double forme d’estime, à la fois celle due à une célébrité et à un chef d’État. Sa renommée fut évidente au moment de la première Conférence de Québec en 1943 entre le président Roosevelt et le premier ministre britannique Winston Churchill. La revue L’Action nationale se sentit obligée de démentir les rumeurs sur les différentes personnalités qui étaient attendues à cette conférence : « Le Souverain Pontife n’est pas venu au Château Frontenac transmettre une offre de paix du maréchal Badoglio aux Nations Unies. Il est faux de soutenir qu’un barbier de la rue Saint-Jean ait rasé Joseph Staline… Ni Greta Garbo, ni Tchiang Kai-Shek, ni Eleanor Roosevelt, ni Sir Harry Lauder n’ont participé à la conférence[26]. » En effet, la réaction publique à la suite de la visite de Mme Roosevelt fut si positive, du moins de ce qui se refléta dans les médias, que lors de la seconde visite officielle au Canada, au moment de la seconde Conférence de Québec en septembre 1944, elle reçut un vibrant hommage. Sans assister à la conférence, elle fut invitée à participer, conjointement avec l’épouse du premier ministre britannique, Clémentine Churchill, à une adresse radiophonique à l’attention des Canadiennes. L’émission fut enregistrée en direct depuis un salon fleuri du Château Frontenac, siège de la Conférence de Québec, où les deux femmes parlèrent en anglais et en français. Eleanor Roosevelt exprima éloquemment sa compréhension de l’importance des préoccupations domestiques et de l’implication des femmes dans la construction de la paix internationale :

J’espère donc que les femmes du Canada et les femmes des États-Unis trouveront l’occasion de se rapprocher les unes des autres ; que dans tous les domaines, agricoles, sociaux, intellectuels ou autres où elles ont des organisations auxquelles elles s’intéressent mutuellement, elles se rencontreront souvent ensemble pour apprendre à mieux se connaître… L’influence qu’exercent les femmes s’accroîtra dans les années qui viennent. Elles ont, par conséquent, la grande responsabilité de se préparer à bien servir la cause qui leur tient le plus à coeur, celle de préserver la paix dans le monde, en sachant que c’est durant les années de l’immédiate après-guerre qu’il faudra jeter les bases sur lesquelles cette paix sera fondée… [les femmes] devraient aussi donner plus d’efforts au pays et s’efforcer de mieux comprendre les conditions qui existent dans ce monde[27].

Elle conclut en soulignant qu’elle avait visité dans le passé de nombreuses contrées de l’Est canadien, et qu’elle souhaitait voir de nouveau les beautés de Montréal et de Québec, tout en espérant pouvoir voyager dans l’Ouest canadien après la guerre[28].

Les thèmes du discours d’Eleanor Roosevelt en 1944 rejoignaient ceux de ses déclarations publiques de son voyage à Montréal l’année précédente : l’activisme social des femmes et l’engagement intellectuel en dehors du cadre familial, et leur rôle de leader dans la construction de la paix à travers une compréhension des structures nationales. Plusieurs de ces thèmes étaient novateurs pour les femmes au Canada, particulièrement au Québec, où les femmes n’avaient même pas accès au suffrage avant 1940, et ne purent voter pour la première fois lors des élections provinciales que quelques semaines après la visite de Mme Roosevelt. Les commentaires de la première dame reflétaient précisément ses positions publiques face au public américain, mais l’expression de telles idées devant une audience canadienne représentait une extension radicale, pour les femmes, de la politique internationaliste libérale dite du « One World » (idée rattachée à Wendell Willkie, d’après son ouvrage de 1943) qui avait marqué la diplomatie américaine à l’international durant la guerre. Alors que différents journaux publièrent la transcription du discours, illustrée par les photos de Mmes Roosevelt et Churchill parlant à la radio depuis le Château Frontenac, il y eut peu de réactions directes du public ou encore des médias, et Eleanor Roosevelt ne mentionna pas l’intervention radiophonique dans sa chronique quotidienne « My Day ». Une grande partie du discours concernant la prise de position des femmes dans la construction de la paix resta inexploitée. Dans la période d’après-guerre, que l’écrivaine féministe Betty Friedan qualifia plus tard de moment de « la femme mystifiée », les femmes dans les deux pays non seulement demeuraient généralement exclues d’une quelconque inclusion à la politique internationale (à la seule exception de Mme Roosevelt), mais subirent aussi un contrecoup par rapport à leur rôle dans la main-d’oeuvre et dans la vie publique. Le discours a pu néanmoins anticiper les stratégies rhétoriques de l’après-guerre et le rôle des femmes activistes pacifistes comme celles du groupe Women Strike for Peace.

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Pourquoi l’activisme d’Eleanor Roosevelt dans la période d’après-guerre et son voyage à Montréal méritent-ils notre attention ? Premièrement, la visite créa une relation spéciale entre Eleanor Roosevelt et le Canada. Dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale et se poursuivant jusqu’au décès de Mme Roosevelt en 1962, cette dernière effectua non moins de 20 visites au Canada à l’invitation d’un grand nombre de personnes et d’institutions. En 1947, alors qu’elle travaillait au sein de la Commission sur les droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies, elle donna une conférence à l’Université McGill, et fut invitée à visiter le campus de l’Université de Montréal. En 1953, elle reçut le grade de doctorat honoris causa de l’Université McGill. Au cours de l’automne 1959, Mme Roosevelt accorda un entretien en français à Radio-Canada et fut interrogée en profondeur par René Lévesque, alors journaliste, avant que ce dernier ne quittât ce métier pour la politique, peu de temps après.

Plus largement, je suis enclin à croire que le séjour d’Eleanor Roosevelt à Montréal, aussi bref fût-il, offrit aux Canadiens une autre perception du rôle des femmes dans la société. Il est important de noter qu’à cette époque, aucune figure féminine n’occupait une position de haut rang comme figure publique dans la société canadienne. Lors de sa visite, elle offrit une nouvelle vision : l’exemple de la femme dynamique, indépendante de son mari, proclamant le droit pour chaque femme de participer au développement des sociétés. Plusieurs Canadiennes s’informèrent des activités d’Eleanor Roosevelt, et la portèrent aux nues en la qualifiant de modèle d’activisme politique. Durant sa visite à Québec, le premier ministre Adélard Godbout souligna ses contributions au développement positif des femmes en temps de guerre, un phénomène qui selon lui pouvait attirer l’oeil des sociologues :

Madame Roosevelt, le Québec est heureux de vous saluer et de vous exprimer son admiration et son affection. Nous vous connaissons de longue date et suivons avec un intérêt très vif le développement des oeuvres de charité et de justice sociale auxquelles vous attachez votre nom. Il ne vous a pas suffi d’être l’épouse et en quelque sorte la collaboratrice de l’un des plus grands hommes d’État de notre temps, vous avez encore voulu, par votre action personnelle, étendre, s’il se peut davantage, l’heureuse influence de votre illustre mari qui s’emploie à réaliser l’union morale, de plus en plus étroite, de tous les pays d’Amérique ligués contre un ennemi […] par la plume, la parole et l’exemple vous exercez autour de vous un ascendant incontestable que votre dignité votre bonté votre tact viennent encore rehausser […]. Oui madame, la femme est grande, et aux millions de mères des épouses, et des jeunes filles du monde civilisé tout entier, vous donnez une voix, votre rôle est magnifique[29].

En résumé, les voyages d’Eleanor Roosevelt durant la guerre, incluant celui effectué à Montréal, font partie d’une longue série de questionnements autour de son rôle comme leader politique et intellectuel. Ses combats durant la Seconde Guerre mondiale rejoignent différentes facettes de sa personnalité – le soutien aux minorités, le féminisme et l’internationalisme –, qui sont souvent sujets d’études séparés. Ses voyages outre-mer durant la guerre, particulièrement à Montréal, lui ont permis d’acquérir une réelle expérience des affaires internationales, une formation solide sur laquelle elle s’est basée en assumant un rôle de premier plan dans la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948.

Au-delà des événements historiques résident plusieurs considérations théoriques, en particulier les leçons sur le leadership politique que l’on peut tirer des actions de Mme Roosevelt. Les théories classiques du pouvoir (très souvent phallocrates) tendent à le définir comme dérivant de la « légitimité » qui découle de l’élection à un poste ou d’une position institutionnelle[30]. Cependant, elle n’occupait aucun poste politique, et n’était détentrice d’aucun titre officiel. Même le partenariat politique officieux qu’elle avait construit avec son époux au cours de la période du New Deal était en déclin en 1941. Elle réussit toutefois à exercer une influence en politique. Eleanor Roosevelt fut régulièrement en tête des listes des femmes les plus admirées, et ses apparitions publiques ainsi que ses chroniques quotidiennes attirèrent l’engouement de nombreuses personnes, même celles qui ne furent pas des soutiens de la politique du président Roosevelt. L’exercice magistral du leadership par madame Roosevelt invite à une nouvelle perspective pour les études féministes comme pour les politologues dans l’étude de l’influence des femmes dans la vie politique.