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La question de l’articulation des identités religieuses et des normes sociales dans les sociétés diversifiées comme le Québec et la France n’est pas nouvelle. En effet, l’analyse historique de l’irruption de ces problématiques, de l’évolution des débats ou de la structuration des réponses politiques en la matière a déjà fait couler beaucoup d’encre de part et d’autre de l’océan. Comme le soulignent de manière colorée les auteurs : « Ce faisant, nous n’inventions pas l’eau chaude (en France) ou le bouton à quatre trous (au Québec) », illustrant à la fois la convergence des enjeux touchant les deux contextes et la singularité de leurs itinéraires historiques. Mais, ce livre se distingue à de multiples égards de ceux qui le précèdent en apportant une contribution originale et significative à la littérature récente sur la laïcité. Cette valeur ajoutée se reflète d’abord dans la large palette des perspectives disciplinaires convoquées pour aborder l’objet « laïcité » (historiques, politiques, sociologiques, philosophiques, linguistiques, etc.). De manière générale, ce croisement des disciplines permet d’aborder à partir de la laïcité les questions plus larges de l’intégration culturelle, des traditions philosophiques et de régulation politique qui excèdent parfois les analyses centrées sur les rapports entre Églises et États. Contrairement à plusieurs ouvrages récents portant sur des thèmes analogues, on remarquera que cette publication regroupe des textes d’auteur-e-s associé-e-s à des horizons idéologiques divers, ce qui est intellectuellement stimulant et favorise le dialogue entre les contributions. De plus, les parties structurant l’ouvrage ne sont pas que superposées, mais ont fait l’objet d’une minutieuse planification théorique, qui permet une progression et un rattachement de la réflexion d’un texte et d’une section à l’autre. Des introductions aux différentes parties et des encadrés très à propos ponctuant les textes consolident d’ailleurs la cohérence interne d’ensemble.

Une première partie aborde les principes constitutionnels et les encadrements juridiques prévalant en France et au Québec sur le plan de la régulation du champ religieux, enracinés respectivement dans la loi de Séparation en 1905 et dans la tradition libérale canadienne. Les différentes contributions illustrent clairement la plasticité des modèles de laïcité, qui au-delà des principes formels, se fondent sur un pragmatisme orienté vers le compromis avec les forces politiques en présence. Par exemple, Yann Raison de Cleuziou retrace les linéaments et l’évolution de la tradition républicaine française en relativisant la portée pratique du principe de laïcité depuis la Révolution française. En montrant les tribulations et négociations politiques entre l’Église et l’État qui ont marqué l’histoire de la République « laïque » tout en perdurant de nos jours par rapport à l’islam, l’auteur conclut en effet que le principe de séparation des Églises et de l’État « institutionnalis[e] moins un régime d’indépendance entre l’État et les religions, qu’un triomphe de la rationalité politique comme norme d’administration des religions par l’État ». Au Québec, Jack Jedwab met en doute la spécificité proclamée de l’interculturalisme par les courants nationalistes en suggérant, à partir de données statistiques, qu’il s’agit davantage d’une catégorie discursive cherchant à se construire une communauté de destin que d’un modèle effectif d’intégration. La deuxième partie lie les principes aux pratiques en se penchant sur les narrations sociales et politiques de la laïcité ainsi que sur les manières dont ces discours, marqués par des rapports de pouvoir entre les groupes, transforment le social. Il est en particulier question ici de l’argumentation qui s’est déployée au Québec et en France, sur laquelle la première est largement calquée, en faveur des droits de la majorité culturelle. Ce discours porté par plusieurs formations politiques et acteurs sociaux se décline notamment dans une laïcité nationaliste, devenue patrimoniale (David Koussens), ou alors dans un dispositif féministe mobilisant la valeur fondamentale de l’égalité entre les femmes et les hommes (Guillaume Lamy). Si la plupart des contributions de cette section remettent en question le poids croissant de cette « laïcité narrative », d’autres, comme celle de Jacques Beauchemin, se portent plutôt à sa défense en critiquant les paradoxes de l’« éthos pluraliste » considéré comme la nouvelle trame normative des rapports sociaux. Au vu de la montée récente des populismes, cette partie aurait pu être poussée davantage, en abordant notamment la manière dont certains discours aux limites de l’acceptabilité sociale percolent dans de nouveaux groupuscules de droite ou d’extrême droite. La troisième partie déplace le curseur de l’État vers les corps intermédiaires ou les « communautés » en explorant les manières dont les groupes confessionnels eux-mêmes peuvent favoriser l’intégration de leurs membres à la société plus large, bousculant par le fait même l’incompatibilité parfois présumée entre les appartenances religieuse et citoyenne. On y retrouve entre autres des enquêtes éclairantes sur le rôle de la religiosité des jeunes Français (Colette Sabatier) et le positionnement identitaire de groupes religieux, juifs ou musulmans, présentant à la fois un attachement « intégral » à leur propre tradition tout en étant pleinement ouvert au cadre pluraliste de la société globale (Martine Cohen). La partie suivante s’attarde au rôle dévolu à l’École dans la construction de la citoyenneté, à partir d’une mise en parallèle des approches de l’enseignement culturel des religions adoptées en France et au Québec (Brigitte Caulier, Jean-Philippe Perrault, Isabelle Saint-Martin) et d’une incursion dans l’univers moins connu des écoles confessionnelles (Sivane Hirsch, Carol Ferrara, Sara Teinturier).

L’ouvrage se clôt sur une cinquième et dernière partie visant à présenter des initiatives innovantes et à nourrir les réflexions à venir. Cette dernière, relatant principalement des récits d’expériences pédagogiques (scolaires ou parascolaires), présente certes un intérêt évident, mais opère une certaine rupture de ton par rapport aux sections précédentes et laisse le lecteur sur sa faim en termes de prospectives, en particulier au Québec. Malgré leurs retombées positives, ces expériences laissent ouverte l’épineuse question du désaccord persistant autour du statut normatif de la diversité. Comment et jusqu’où l’école doit-elle épouser les contours concrets de la société ou bien représenter un « sanctuaire » à l’abri des tensions identitaires ? On peut en effet multiplier les occasions de formation ou de sensibilisation à la diversité, mais en l’absence d’une réelle adhésion collective à une philosophie pluraliste, il est difficile d’en attendre des résultats significatifs. Gérard Bouchard, qui a contribué à l’ouvrage et a aussi coprésidé la commission « Bouchard-Taylor », racontait à l’occasion d’une conférence publique qu’une dame inquiète de la diversité religieuse à Montréal qu’il avait tenté de rassurer en citant quelques données statistiques avait répondu que « c’était juste des chiffres ». Cet exemple montre bien qu’une fois cristallisé, le noyau des représentations relatives à la diversité « résiste » aux démentis de la réalité. Cela met en perspective une fois de plus le rôle à la fois fondamental et partiel de la formation scolaire, qui n’est qu’une pièce du puzzle social.