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Dans le panthéon de l’édition savante canadienne, le Dictionnaire biographique du Canada (DBC) occupe une place des plus enviables. Encensé par la critique, auréolé des plus prestigieux prix, dont le prix d’histoire du gouverneur général pour les médias populaires, le dictionnaire, qui en est à sa 57e année d’existence, a acquis au fil du temps un véritable statut de « trésor national[1] » selon le mot de son codirecteur actuel David A. Wilson. Décliné en 16 volumes contenant plus de 8000 biographies de Canadiens décédés avant 1931, son autorité n’a d’égal que les éloges unanimes dont il a fait l’objet de la part de la communauté scientifique élargie, ceci tant pour sa fiabilité, sa rigueur que son accessibilité, grandement facilitée par la mise en ligne de ses biographies il y a quelques années[2]. Il semble toutefois que ces éloges, souvent sous forme de bilans et de rétrospection bien agencés produits à l’occasion de ses anniversaires[3], se sont substitués au réel travail d’historicisation. Or, pour paraphraser l’historien André Burguière, les célébrations sont rarement les meilleures conseillères de la recherche historique dans la mesure où leur caractère rétrospectif tend parfois à masquer la contingence des événements et leur ancrage social[4]. Rares sont en effet les études qui, à ce jour, ont analysé le Dictionnaire au-delà de sa genèse événementielle, autrement dit comme un objet historique à part entière, avec le souci d’interroger, au moyen des outils de l’histoire intellectuelle, son contexte de production et ses contours scientifiques et idéologiques d’un point de vue critique. Pourtant, une telle entreprise de biographie collective représente une oeuvre dont la portée n’est pas à sous-estimer, tant pour sa longévité que pour l’abondance de ressources humaines, matérielles et financières qu’elle a mobilisées. En outre, son histoire offre un regard inédit sur l’évolution du milieu de l’édition universitaire canadienne de même que sur les mutations propres à la discipline historique au Canada. Pour ces raisons, la place qu’il a occupée dans le champ intellectuel canadien demande à être étudiée de manière plus fine et approfondie, sur le plan historique.

La démarche qui aurait consisté à soumettre à l’analyse l’ensemble du corpus du Dictionnaire et ses archives institutionnelles étant hors de notre portée, c’est plutôt à la genèse de l’entreprise et aux intentions de ses fondateurs que nous nous attacherons dans ce texte. Pour ce faire, nous avons limité notre étude à l’examen des textes introductifs et des recensions des premiers volumes du DBC ainsi qu’aux divers témoignages de ses anciens directeurs et artisans. Notre corpus s’est également rehaussé d’une entrevue que nous avons réalisée, en 2014, avec le professeur Jacques Monet, qui, au moment de ses études doctorales, avait été à l’embauche du DBC entre autres pour assurer le relais entre ses bureaux de Toronto et de Québec. Le choix d’axer notre étude sur l’étape de fondation du Dictionnaire est aussi tout indiqué au regard de la problématique générale du présent dossier, cette entreprise biographique ayant constitué le plus important chantier scientifique canadien à adopter, dès sa création au tournant des années 1960, un mode de fonctionnement bilingue. Quelles étaient les motivations politiques et idéologiques sous-jacentes à cette entreprise ? De quelles filiations intellectuelles et de quels héritages littéraires se réclame-t-elle ? Dans quelle conjoncture scientifique plus large doit-on inscrire sa naissance ? Qu’est-ce qui a pu conduire ses créateurs à privilégier une optique bilingue, et ce, dans un contexte où un tel choix pouvait prêter flanc à la controverse ? C’est, ultimement, à ces questions que ce texte entend répondre en analysant la genèse du DBC et les ressorts de son impulsion initiale.

Cette démarche nous permettra, par surcroît, de jeter un éclairage sur certains des idéaux rattachés au fondement historique du bilinguisme canadien et leur traduction dans le domaine de la science historique. À tout prendre, on peut effectivement interpréter la naissance du DBC comme faisant partie du vaste dispositif symbolique qui se met en place après la Seconde Guerre en vue de faire sens d’une nouvelle référence nationale canadienne en émergence. Cette nouvelle référence s’élabore en réponse à la disparition progressive de l’autoreprésentation du Canada anglophone comme nation « britannique », à la volonté persistante des élites canadiennes de se démarquer du voisin américain et au besoin de créer une nouvelle cohésion nationale pour surmonter le clivage historique entre Canadiens français et Canadiens anglais. De ce point de vue, sa mission s’indexe à un processus de nation-building, à l’heure où le Canada est confronté à une redéfinition en profondeur de ses principaux repères. Elle traduit aussi la volonté de donner au Canada un visage résolument biculturel de manière à favoriser une réconciliation, à la fois sociétale et intellectuelle, entre ses deux peuples fondateurs.

Notre étude se divise en trois parties. La première examine, à des fins de contextualisation historique et théorique, la spécificité des dictionnaires biographiques comme genre littéraire relatif à la construction des imaginaires nationaux. La seconde est consacrée à l’inscription du DBC dans les conjonctures à la fois scientifique et politique qui ont présidé à sa naissance. Enfin, nous discutons plus en détail de l’horizon bilingue du Dictionnaire.

Les dictionnaires biographiques nationaux comme genre littéraire

Les entreprises de biographies collectives constituent parmi les plus anciens modes d’écriture de l’histoire et désignent une pratique bien établie dans le paysage littéraire occidental[5]. Historiquement, elles ont pris diverses formes, parmi lesquelles il faut d’abord distinguer les biographies de groupes des biographies universelles. Introduites dans l’Antiquité avec les écrits panégyriques de Cornélius Népos et ceux de Suétone, auteur de la Vie des douze Césars, les biographies de groupes jouissent d’une grande popularité surtout au temps de la Renaissance italienne (XVe et XVIe siècle) avec la multiplication des biographies de papes, d’écrivains célèbres, d’artistes et de figures militaires. En Grande-Bretagne, le genre prend forme surtout à travers l’Athenae Oxonienses (1691-1692) d’Anthony Wood et accompagne bien souvent l’essor de nouveaux ordres professionnels en quête de légitimité symbolique[6]. Les biographies universelles sont, quant à elles, le fruit des polymathes du début de l’Europe moderne, plus particulièrement de l’encyclopédisme des XVIIe et XVIIIe siècles. L’émergence d’une vie scientifique collective et d’une érudition historique officielle, encouragée par la réflexion rationaliste des Lumières, favorise la multiplication des projets de connaissance ambitieux, cumulatifs, didactiques et de portée universelle, bien que cette universalité reste, pour l’essentiel, confinée à l’Europe[7]. Parmi les nouveaux outils d’ordonnancement du savoir à voir le jour, outre la très célèbre Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, on note le Grand Dictionnaire Historique (1673) de Louis Moréri, le Dictionnaire des arts et des sciences (1694) de Thomas Corneille, le Dictionnaire Historique et Critique (1697) de Pierre Bayle, le New and General Biographical Dictionary (1761), mais surtout, la Biographie universelle (1781) de François-Xavier de Feller ainsi que celle de Louis-Gabriel Michaud (1802), dont la renommée atteindra l’Occident dans son ensemble.

Le genre des dictionnaires biographiques nationaux hérite, en bonne partie, de ces modes de classification de la connaissance, à ceci près qu’ils limitent leur entreprise au cadre de la vie nationale ou impériale. Il s’agit, en substance, d’un type de dictionnaire encyclopédique, limité aux informations biographiques et dont le contenu rassemble les biographies des plus grandes personnalités d’un pays donné, suivant certains critères particuliers qui peuvent varier d’une entreprise à l’autre. Le genre est déjà à l’honneur aux XVIIe et XVIIIe siècles dans la tradition littéraire anglaise avec la parution des Worthies of England (1662) ou encore, autrement plus ambitieux, du Biographia Britannica, entre 1747 et 1766. Toutefois, la forme plus contemporaine des dictionnaires nationaux – c’est-à-dire explicitement référée à un cadre national précis et fonctionnant sur un mode collaboratif – commence réellement à se diffuser dans le contexte de la montée des sentiments nationaux dans l’Europe du XIXe siècle, qui requiert ce genre d’ouvrages.

Leur apparition accompagne le romantisme européen naissant, où il est question d’asseoir l’idée nationale sur un passé héroïque et le legs de ses grands hommes[8]. Dès lors, il n’est pas surprenant de constater que la Biographie nationale de Belgique (1866-1944) voit le jour en plein processus d’étatisation de la nation belge, suivant la proclamation de son indépendance en 1830. Idem pour l’Allgemeine Deutsche Biographie (1875), dont la création suit de peu l’unification de l’Allemagne en 1870. L’Angleterre emboîte aussi le pas avec la création, en 1886, du célèbre Dictionary of National Biography (DNB), dont la naissance, conjointe au New English Dictionary et au British Museum, répond alors à un besoin de consolidation de l’identité nationale britannique à la fin de l’ère victorienne[9]. Avec ses poussées décolonisatrices et le relâchement progressif des liens impériaux, le XXe siècle amplifie ce mouvement en l’étendant à l’extérieur de l’Europe. Mentionnons, à cet égard, la création de l’Australian Dictionary of Biography, créé en 1957, du Dictionnaire biographique du Canada, officiellement lancé en 1959, et du Dictionary of New Zealand Biography, lancé en 1982. De la même manière, on assistera à une prolifération de dictionnaires biographiques nationaux au cours des années 1990 dans le contexte des nations émergentes d’Europe centrale et d’Europe de l’Est à la suite de la chute du Rideau de fer[10].

Cette base permet déjà de préciser un aspect important et généralement commun aux Dictionnaires biographiques, à savoir qu’ils sont des productions littéraires intimement liées à la mise en forme des imaginaires nationaux. Oeuvres patiemment construites, dans le souci d’exactitude, de rigueur et de détail, leur création n’en demeure pas moins indissociable du processus de constitution et de questionnement social et politique de l’État-nation moderne, raison pour laquelle elles doivent être appréhendées comme des « complex communicative act[11] ». Selon le philosophe Paul Arthur :

[…] national biography, whether or not it sets out to do so, reflects how a nation views itself - in terms of its preoccupations, its value and its key historical events and people - its “nationness”. In other words national biography and national identity are inextricably linked. To the extent that any kind of authoritative history influences collective views of the nation, national biographies also play a role in shaping that identity[12].

C’était aussi le sens de la remarque du politologue australien James Walter, pour qui « in celebrating the prominent, collective biography describes the elites, the people who made us what we are […] This contribute to a certain form of history - one that is unified, and implicitely progressive. It is, even if unitended, a whig history, a celebration rather than a critique of nation building[13] ». Autrement dit, si l’on accepte la thèse de Benedict Anderson selon laquelle les nations apparaissent d’abord et avant tout comme des « communautés imaginées », distinctes « non par leur fausseté ou leur authenticité, mais par le style dans lequel elles se sont imaginées[14] », une entreprise comme celle d’un Dictionnaire biographique, par sa prétention à représenter et à distinguer la communauté nationale au moyen d’une « stylisation » particulière de contenu et de contenant, prend un relief des plus intéressants[15]. Cette caractéristique se lit d’ailleurs au mieux à travers les témoignages de ceux qui ont, à un moment ou un autre, dirigé ce genre d’entreprise. Ainsi, pour l’éditrice Francess G. Halpenny, qui a été à la tête du DBC de 1969 à 1988, ce genre d’entreprise relève bien d’une représentation narrative de l’objet national :

The [Dictionary of Canadian biography] is indeed narrative, telling thousands of biographical stories. As the individual stories have been developed, enriched by such newer scholarly interests as labour and business history, native history, women’s history, and reinterpretation of the fur trade, an overall story of people emerges. Throughout that story, they have been confronting and learning to adapt to a land and landscape that give profound meaning to the term Canada[16].

L’écriture des dictionnaires biographiques nationaux n’échappe pas aux enjeux liés à la délimitation du sujet national et aux procès d’inclusion et d’exclusion qui s’y jouent : « Nonetheless, écrit Elizabeth Baigent, there is a potential difficulty : when does one nation’s openness to include in its dictionary people of other nations become lexicographical irredentism from the viewpoint of those other nations, who, perhaps lacking their own biographical dictionary see their greatest figures ornamenting a larger nation’s stage ?[17] ».

S’ils sont exemplaires de la formation des imaginaires nationaux, il faut dire que l’essor des dictionnaires biographiques a aussi partie liée à la popularité qu’acquiert le genre biographique en lui-même au XXe siècle. Comme le souligne Peter F. Alexander, cette popularité s’expliquerait par une singularité toute judéo-chrétienne, dont la culture intellectuelle, plus « autoréflexive », prendrait davantage en considération l’importance des vies humaines individuelles. Il faudrait aussi interpréter ce succès comme un effet direct de la floraison de la psychologie, brillante après la Première Guerre avec les travaux de Freud et de Jung, et dont l’un des effets aura été d’approfondir et de recentrer la connaissance sur la nature humaine. Finalement, il faudrait voir dans cette notoriété du biographique l’un des nombreux corollaires de l’individualisme des sociétés contemporaines et des processus de différenciation sociétale qui lui sont rattachés[18].

La création du DBC en contexte

La création du DBC ne marque pas l’année zéro des dictionnaires biographiques canadiens, signe que les chercheurs et le public érudit désiraient depuis longtemps la réalisation d’un semblable instrument de travail. L’initiative poursuit en effet une tradition déjà établie par le Dictionnaire des hommes illustres du Canada, l’Atlas historique du Canada, le Macmillan Dictionary of Canadian Biography ou encore le Panthéon Canadien de François-Maximilien Bibaud. Elle s’en démarque toutefois par son étendue et la valeur officielle que son contenu revêt aux yeux de la communauté savante et érudite canadienne. C’est à la fin des années 1950 que le DBC voit le jour, grâce au don généreux d’un mécène torontois, James Nicholson, un Anglais de Liverpool, immigré au Canada en 1891 au début de la trentaine. Féru d’histoire et de littérature biographique, ce riche homme d’affaires avait fait fortune dans le commerce de graines d’oiseaux avant de léguer, au moment de son décès, une importante somme d’argent à l’Université de Toronto pour que cette dernière crée un dictionnaire consacré à la biographie de Canadiens. Au cours de l’année 1959, l’historien George W. Brown, professeur à l’Université de Toronto et fort d’une longue expérience en édition[19], fut nommé directeur général de l’entreprise et les Presses de l’Université de Toronto, qui avaient été désignées pour éditer l’ouvrage, mirent à la disposition du projet un service de rédaction, de fabrication et de diffusion. Entre-temps, Brown avait visité divers endroits qui logeaient un dictionnaire national de biographies, dont l’Université Columbia à New York, où étaient installés les bureaux du Dictionary of American Biography[20]. S’ensuivit, peu de temps après, l’élaboration d’une édition française avec le concours de l’Université Laval et de ses presses universitaires, qui entreprirent ce travail dès l’année 1961. À partir de ce moment, les deux presses universitaires s’associeront à parts égales dans la production du Dictionnaire, une collaboration qui se poursuit encore aujourd’hui. L’historien Jacques Monet, alors étudiant à l’Université de Toronto et proche collaborateur de Brown, avait été l’intermédiaire désigné pour faciliter cette collaboration entre les deux établissements[21]. L’historien Marcel Trudel fut nommé directeur adjoint de l’entreprise avec pour collaborateurs immédiats Monet, Fernand Ouellet, Jean Hamelin et André Vachon, qui figureront parmi les contributeurs francophones les plus réguliers du volume initial. Le premier volume du Dictionnaire paraîtra en 1966, couvrant la période allant de l’an 1000 à l’an 1700 et mettant à contribution plus d’une centaine de collaborateurs composés à la fois d’universitaires, mais aussi d’archivistes, de généalogistes, d’enseignants, de prêtres et d’érudits.

L’histoire de cette fondation requiert, ici, deux niveaux d’analyse. Un premier niveau concerne sa filiation intellectuelle et littéraire avec son ancêtre britannique, le Dictionary of National Biography. Un deuxième niveau se rapporte à son articulation spécifique avec la conjoncture scientifique de l’immédiat après-guerre et son lien avec l’évolution de la problématique identitaire canadienne.

À l’enseigne du Dictionary of National Biography

La vision qu’avait Nicholson du dictionnaire canadien s’était moulée sur les principes et l’étendue du Dictionary of National Biography (DNB), publié en Angleterre depuis 1886 et fondé lui aussi à l’initiative d’un riche homme d’affaires, George Smith. Fervent lecteur du dictionnaire anglais, Nicholson avait été saisi d’admiration par l’histoire de ses origines et la pensée de son premier éditeur, Leslie Stephen, un réputé journaliste et hommes de lettres anglais, père de l’auteure Virginia Woolf. Grand vulgarisateur, agnostique proclamé et disciple d’Auguste Comte et du rationalisme scientifique, Stephen était partisan d’une approche méthodique à l’histoire, appuyée sur une observation empirique et raisonnée du réel, qu’il adossait à celle des historiens qu’il qualifiait – péjorativement – d’« antiquaires »[22]. Sa vision de l’histoire avait été profondément influencée par l’oeuvre de l’historien britannique Thomas Carlyle, qui concevait l’Histoire universelle comme étant par nature biographique, c’est-à-dire produite par la somme des vies illustres menées par ses acteurs principaux. « The first office of the biographer is to facilitate what I may call the proper reaction between biography and history ; to make each study throw all possible light on the other[23] », écrivait-il en 1896. Stephen envisageait d’ailleurs le DNB comme un hommage à Carlyle et son projet commémoratif, à ceci près qu’il ne souscrivait pas entièrement au culte carlyléen des héros et des grands hommes. Stephen lui avait en effet opposé une vision de l’histoire inspirée par l’oeuvre du philosophe et sociologue Herber Spencer, vision selon laquelle les conditions sociales avaient préséance sur l’action des grands hommes dans le cours de l’histoire. C’est d’ailleurs cette sensibilité qui avait amené Stephen à accorder une place importante aux acteurs obscurs et secondaires de l’Histoire, dans un souci encyclopédique d’exhaustivité[24].

En outre, Stephen avait insufflé à l’orientation du dictionnaire anglais une conception très libérale de la nationalité qui, peu soucieuse de définir en amont la différence culturelle significative de la nation britannique, faisait plutôt de l’ « ouverture » et de l’ « inclusivité » les principes sous-jacents au choix de ses biographies. La politique éditoriale proscrivait activement tous jugements moraux, biais nationalistes ou encore toute enflure verbale dans l’écriture, de crainte de donner une tonalité trop patriotique à l’entreprise. « Like the Queen’s head on stamps, the DNB asserted nationality but carefully avoided defining it. Famously, it had no preface and thus had no statement of its aims or criteria : national biography was what the DNB did. The DNB was in fact as much an imperial as a national biographical dictionary[25] », écrit l’historien Colin Matthew, ancien directeur de l’Oxford Dictionary of National Biography. Cet angle d’approche avait incité le comité éditorial à privilégier, dans ses premiers volumes, une couverture très large et éclectique, regroupant des biographies issues de toutes les sphères de la société (sportifs, journalistes, politiques, hommes de théâtre, criminels célèbres, etc.) et de plusieurs aires géographiques comprises dans l’orbite de l’Empire britannique, depuis les Amériques jusqu’en Asie, en passant par l’Afrique[26]. Le processus de sélection des biographies reposait, quant à lui, sur un modèle ouvert et participatif, soumis à la délibération démocratique et aux demandes des lecteurs et du public[27].

L’impérialisme britannique, encore très puissant à la fin du XIXe siècle, avait sans doute poussé les artisans du dictionnaire à faire montre d’un nationalisme plus modéré et accommodant que les autres nations émergentes d’Europe, plus chauvines parce que travaillées par une plus grande inquiétude conservatrice[28]. Cette orientation était aussi redevable à l’indépendance politique du DNB qui, à la différence de la plupart des dictionnaires biographiques nationaux européens de son époque, était financé par des fonds privés plutôt que par l’État. « The authority the DNB celebrated, therefore, was not national authority but literary authority, explique William Lubenow. It was a tacit, informal, convivial, personal authority, rather than structural authority. It was the authority of the elite to which Leslie Stephen and the authors in Common Reading belonged[29] ». Cela ne rendait pas pour autant le Dictionnaire anglais indifférent face à la vacillante question de l’unité nationale anglaise, comme en témoigne par exemple son souci d’intégrer, dans ses premiers volumes, les biographies d’individualités marquantes du Pays de Galles, de l’Écosse, de l’Irlande et des îles de l’archipel. D’ailleurs, Leslie Stephen lui-même, ainsi que son frère, le juriste James Fitzjames Stephen, étaient reconnus pour leurs sympathies à l’égard du camp des libéraux unionistes, menés par Joseph Chamberlain, et qui s’étaient opposés à l’indépendance de l’Irlande et à son projet de « Home Rule ». Le nationalisme pragmatique et « rassembleur » de Stephen était donc aussi, et pour beaucoup, celui d’un défenseur de l’Union, raison pour laquelle il décidât d’ailleurs d’accorder une place particulière à l’Irlande dans le DNB en y intégrant les biographies de tous les rebelles irlandais du soulèvement de 1798[30].

Entre le Dictionnaire britannique et le Dictionnaire canadien, on retrace une évidente généalogie de l’essai biographique. L’article concernant la dotation relative au DBC dans le testament de James Nicholson indique très clairement son souhait d’entreprendre un ouvrage « dont le principe et l’étendue rappellent le Dictionary of National Biography […], mais qui serait consacré à la biographie de personnes nées au Canada ou y ayant élu domicile par la suite[31] ». Fin lecteur du dictionnaire anglais, Nicholson vouait une grande admiration pour son fondateur et mécène, Georges Smith, qui symbolisait selon lui les plus belles qualités de l’Angleterre victorienne dans le monde du commerce. C’est d’ailleurs en partie à la suite d’une lecture attentive de ses mémoires que lui serait venue l’idée de créer un dictionnaire biographique pour le Canada[32]. Cette admiration pour Smith et son dictionnaire se couplait également, chez lui, d’un attachement profond à l’Empire britannique[33], à l’image d’une forte proportion de Canadiens anglais des années 1950, qui voyaient encore d’un mauvais oeil le renoncement aux repères britanniques traditionnels dans un contexte où les États-Unis et sa culture populaire gagnaient de plus en plus d’influence[34]. Comme premier rapprochement souhaité entre le DNB et le DBC, Nicholson avait souligné l’importance d’une production biographique qui soit faite d’études rigoureusement construites à partir de recherches originales et faisant référence à des sources de première main ; « les collaborateurs du dictionnaire utiliseront des documents dignes de foi, y compris des textes et des registres inédits ; pour chaque article, ils indiqueront la liste complète des sources de leur documentation[35] », peut-on lire dans le testament. Cette exigence impliquait aussi que le dictionnaire canadien souscrive, comme son prédécesseur anglais, à une conception pragmatique et « inclusive » de la nation qui conjuguerait son intention patriotique à un souci de représenter la diversité et la complexité du corps social canadien, depuis ses plus illustres figures jusqu’aux acteurs secondaires de l’histoire. Aux dires de Nicholson lui-même, « les biographies qui paraîtront dans ce dictionnaire doivent être celles des personnages dont la vie a été remarquable à tous les points de vue. Le mot “national” ne doit pas exclure les premiers colons de l’Amérique du Nord britannique, ni les personnes qui, nées au Canada, se sont distinguées dans des pays étrangers, ni les personnes qui, nées à l’étranger, se sont distinguées au Canada[36] ». Le premier volume paru en 1966 ménage d’ailleurs un large accueil aux Vikings de l’an 1000 ainsi qu’aux Indiens des XVIe et XVIIe siècles[37]. À l’évidence, cette orientation était aussi motivée par l’essor spectaculaire et la très grande popularité du paradigme de l’histoire sociale au début des années 1960 dont l’une des propositions centrales consistait à étendre l’observation de l’historien à l’ensemble des acteurs du passé, au lieu de la restreindre aux plus célèbres d’entre eux.

Nonobstant cette attention pour les acteurs sociaux plus anonymes de l’histoire et ce souci appuyé pour la méthode, le dictionnaire biographique, à l’image de son ancêtre anglais, n’engageait pas moins un certain travail sur la mémoire nationale[38]. D’ailleurs, à relire certaines des réactions suscitées par l’annonce de sa naissance dans la presse, il est aisé de voir combien sa création répondait à de réelles aspirations commémoratives. Ainsi, le Globe and Mail écrivait, dans son édition du 5 mai 1959 :

This will fill a long-felt want. In the course of more than three centuries, Canada has produced its full share of remarkable men, and women. But information about them is hard to obtain, at least for the ordinary reader. […] As a result, many colorful personality has suffered underserved oblivion in the minds of his countrymen. It is, indeed, far easier for Canadians to learn about the notables of other countries than about their own […] A Dictionary of Canadian Biography, arranged on the same lines, ough to be equally interesting, and should ensure that our own worthies “have their due need of rememberance”[39]

Dans le même esprit, l’historien Charles G. Roland estimait, au moment de la sortie du premier volume, que « a good argument could be presented to support a relationship between national maturity and the publication of a scholarly dictionary of national biography. If the thesis is correct, Canadians should doubly welcome the appearance of Volume 1 of the DCB[40] ».

Si la philosophie générale du dictionnaire canadien s’inspirait en bonne partie de celle de son ancêtre britannique, ses artisans n’ignoraient pas que le Canada aurait à faire ses propres adaptations. Sur plusieurs aspects relatifs au fonctionnement de l’entreprise, les dispositions s’écartaient de l’exemple donné par le DNB. Parmi ceux-ci, notons le choix d’opter pour un agencement chronologique des biographies plutôt qu’alphabétique, comme le voulait la manière traditionnelle. Cet agencement, arbitrairement découpé en période de dix ou vingt ans, visait à contourner l’inévitable éparpillement de l’ordre alphabétique, à faciliter le processus de révision et de réédition des volumes, mais surtout, à permettre une meilleure mise en contexte historique et géographique des personnages[41]. À ce propos, les cinq premiers volumes comportaient, en guise d’introduction, des études préliminaires rédigées par des spécialistes dans le but d’aider les lecteurs à se familiariser avec la période historique couverte par le livre. Un autre aspect distinguait le dictionnaire canadien du dictionnaire anglais : les modalités de financement. Dans le cas du dictionnaire canadien, il avait été convenu que seul le revenu du legs de M. Nicholson soit utilisé, disposition qui devait assurer une certaine permanence au projet, bien que la recherche de nouveaux capitaux deviendrait indispensable pour poursuivre la production du Dictionnaire[42]. Finalement, les deux instruments se distinguaient sur le plan linguistique, le DBC ayant opté pour un mode de fonctionnement bilingue plutôt qu’unilingue.

Un imaginaire national en mutation

On ne saurait comprendre la genèse du DBC, puis les caractéristiques et les fonctions de cette entreprise, sans tenir compte de son inscription dans le contexte des mutations historiographiques et identitaires canadiennes de l’immédiat après-guerre. Tout d’abord, soulignons combien sa création est à la fois le produit et le complément d’un renouveau d’intérêt pour le genre biographique au Canada anglais, renouveau consacré par la parution, en 1952, d’une biographie à succès en deux volumes de John A. Macdonald sous la plume de l’historien torontois Donald Creighton. Dans le même sillage, on note aussi la publication des ouvrages de William Kilbourn sur Mackenzie King (1956), de J.M.S Careless sur George Brown (1959), de Kenneth McNaught sur J.S. Woodsworth (1959) et de William Eccles sur Frontenac (1962). Cette poussée biographique chez les historiens de métier après la guerre est moins le résultat d’une nouvelle mode que d’une mutation profonde dans la manière dont on conçoit l’histoire et son rôle dans la restitution du passé. En effet, face à une remise en cause radicale du schème des valeurs occidentales par les totalitarismes européens, la science historique se sent alors le devoir de réinvestir les champs des valeurs, de l’émotion et de la morale, longtemps délaissés par une historiographie qui n’en avait eu jusque-là que pour les forces économiques, sociales et géographiques[43]. En ces heures périlleuses, il devenait nécessaire pour le Canada, pays neuf et en pleine croissance, de redécouvrir la puissance d’un patrimoine moral et de réaffirmer l’intangibilité de valeurs fondamentales, à commencer par une certaine idée de l’Homme, de sa liberté comme de sa responsabilité. Chez les historiens, cet horizon d’attente allait se traduire dans la quête d’une connaissance et d’une intelligence plus humaniste du passé, où il s’agissait d’accorder une place plus grande à la liberté de l’homme ; « Biography became a vehicle for re-asserting the ability of men to make their own history, écrit Carl Berger. Fascism and then Communism were threats to the democratic belief in the importance of the individual, and these challenges may have contributed to a renewed concern with the single person in history[44] ». Dès lors, l’appréciation du passé par la biographie avait une vocation qui procédait d’une finalité tant heuristique que présentiste. Pour sa part, Donald Wright écrit : « [b] iography affirmed the dignity and worth of the individual in a world that worshipped collective abstraction in the name of the state or the proletariat. It affirmed freedom over totalitarianism[45] ».

En posant la question du destin des individualités dans l’évolution des sociétés et celle du rapport aux valeurs, les historiens s’interrogeaient aussi sur les limites du vieux réflexe positiviste et de la professionnalisation du métier d’historien, mouvement déjà bien engagé depuis la fin du XIXe siècle au Canada anglais[46]. Devant un parterre de chercheurs réunis lors du congrès annuel de la Société historique du Canada en 1943, l’historien Reginald Trotter n’hésitait guère à partager ses craintes par rapport à l’avenir de sa discipline, en proie selon lui à la « technical pedantry despite the greatness of its opportunity and its responsability for ensuring due place in our world for the permanent values of civilized life[47] ». Similairement, pour W. L. Morton, l’avenir de l’écriture historique dépendait de sa capacité à se réapproprier un certain art du récit, jusqu’à s’inspirer, sans pour autant tourner le dos au credo scientifique, du langage du poète : « each [le poète comme l’historien] is a maker of myths ; only the historian has neglected his job of making myths in this decadent, analytical age[48] ». Des historiens comme Frank Underhill, Nicole Neatby, Arthur Lower, Harold Innis, Donald Creighton et bien d’autres estimaient, eux aussi, qu’en se professionnalisant et en se spécialisant, la discipline historique s’était privatisée puis détachée du grand public et des enjeux de la cité. Cette évolution était d’autant plus préoccupante que la multiplication des canaux de diffusion offerts par la radio et, surtout, l’apparition de la télévision, mais aussi, la disponibilité d’une population étudiante de plus en plus nombreuse et scolarisée créait une nouvelle demande publique pour l’histoire. De ce contexte, le genre biographique pouvait aisément tirer l’essentiel de son aspect novateur en se présentant sous les traits d’une histoire plus accessible, plus familière et mieux disposée à « agir » sur le monde.

Cette montée en force du biographique devait également déboucher sur une remise en question des valeurs et de l’identité canadienne, autre pôle d’impulsion, d’une vitalité importante après la guerre, qui confère à la naissance du DBC une part importante de sa signification. À sa manière, le projet porte la vocation exemplaire des dictionnaires biographiques nationaux en ce qui a trait à leur articulation spécifique, précédemment discutée, avec la formation des imaginaires nationaux. En effet, sa mise en oeuvre s’indexe tout à fait au contexte de multiplication des réflexions sur le passé de la nation canadienne et de son identité en vue de mieux préparer son avenir. Face à la montée en puissance des États-Unis, la perte d’influence des symboles britanniques, l’ascension de nouvelles velléités indépendantistes au Québec et le besoin de fonder une nouvelle union dans un contexte postimpérial, l’État canadien s’était engagé, depuis les années 1930 et plus activement durant la Seconde Guerre, dans une nouvelle voie émancipatrice et centralisatrice à laquelle allait présider un nationalisme revigoré. Cette évolution s’était accompagnée d’une réflexion profonde sur la nature du pays et sur son caractère distinct à l’échelle internationale. Le Canada devait-il rester enraciné dans sa tradition britannique ou alors projeter l’image d’un Canada nouveau, émancipé de ses anciens repères et reposant sur les notions civiques d’égalité et d’universalité ? Telle est l’une des principales questions qui allaient animer les débats intellectuels sur l’identité nationale durant les décennies 1950 et 1960 et au cours desquels vont se profiler divers affrontements d’idées, parfois très acrimonieux, notamment dans la presse régionale[49]. L’identification aux repères britanniques devenant une possibilité de moins en moins acquise, la nécessité de repenser les assises de l’unité nationale canadienne allait s’imposer comme une nouvelle tâche dont se saisiront de plus en plus d’intellectuels et d’universitaires.

Dans le domaine de la science, cette exigence s’illustre au mieux dans les travaux de la Commission royale d’enquête sur l’avancement des arts, des lettres et des sciences (commission Massey, 1949-1951), dont l’un des principaux objectifs consistait à développer le sentiment d’appartenance à la nation canadienne par l’entremise des arts et de la science. « Il importe que les Canadiens connaissent, le plus possible, leur propre pays, qu’ils soient renseignés sur son histoire et ses traditions, et qu’ils soient éclairés sur la vie et sur les réalisations collectives de leur propre nation[50] », peut-on lire dans l’exposé des motifs de l’enquête. Dans leur rapport, les commissaires faisaient état d’une nation jeune et fragile, soumise à une influence grandissante et potentiellement dangereuse de la culture américaine, et à qui revenait l’impératif de rallier les Canadiens français, les peuples autochtones et les descendants des diverses vagues d’immigration. Selon Mireille Mclaughlin, cette approche, sorte de proto-multiculturalisme, proposait de définir le nationalisme en termes de diversité linguistique, religieuse et culturelle, uni par la notion de bien commun[51]. Le rapport concluait également que la culture canadienne était confrontée à plusieurs obstacles, dont le sous-financement des universités, une dévalorisation des humanités dans les universités et l’insuffisance des collections d’archives locales et nationales.

Les recommandations émises par la commission déboucheront sur la consolidation et la création d’institutions vitales à l’épanouissement de la vie nationale canadienne et à l’expression de son sentiment collectif. Parmi celles-ci, notons la Bibliothèque nationale du Canada (1953), l’agrandissement du Musée des beaux-arts du Canada (1954), le Conseil des arts (1957) et l’élargissement de l’ONF (1956). À tout prendre, la création du DBC s’inscrit dans cet élan réformiste de la commission Massey, qui lui a fourni certaines des assises indispensables à son fonctionnement. Elle a partie liée à un contexte bien précis d’expansion des sphères universitaires et de recherche, de disponibilité accrue de nouvelles collections d’archives et d’une prise en compte plus marquée des études canadiennes dans les disciplines de sciences sociales et humaines. Sur l’ensemble, le dictionnaire rappelle d’ailleurs d’autres grands chantiers de recherche collectifs lancés simultanément à l’Université de Toronto comme The Collected Works of John Stuart Mills (1959) ou encore The Collected Works of Erasmus (1968) [52]. Il faut également voir comment ces projets amorcent une nouvelle institutionnalisation des rapports entre les milieux scientifiques et le gouvernement canadien à travers l’action de grands bailleurs de fonds publics nationaux de recherches. Pour sa part, le DBC bénéficie dès ses débuts d’un appui du Conseil des arts sous la forme d’une subvention de 17 000 $ pour couvrir ses frais de traduction. À ce propos, l’optique bilingue du Dictionnaire témoignait de cette même évolution où il s’agissait de rompre avec une vision clivante et conflictuelle de la dualité canadienne en donnant l’exemple d’un modus vivendi stable et fructueux entre les deux grands partenaires culturels du pays. Dans la perspective déployée ici, l’aspect linguistique du Dictionnaire demeure donc fondamental pour comprendre les ressorts intellectuels et politiques qui ont présidé à sa création. Voyons d’un peu plus près de quoi il en retourne.

Le bilinguisme et la filière universitaire Toronto-Québec

L’orientation bilingue du DBC avait été pensée et souhaitée dès les premières discussions entourant sa conception au début des années 1950. Nul doute que la francophilie de James Nicholson, qui avait appris le français très tôt dans sa carrière, avait pu jouer favorablement en ce sens. Le bilinguisme avait également fait l’objet de vifs encouragements de la part de George W. Brown, professeur d’histoire à l’Université de Toronto et premier directeur du Dictionnaire de 1959 à 1963. Ce dernier assignait au DBC une importance « not only as a work of permanent historical value but in a variety of ways as a truly significant symbol of Canada’s bi-culturalism[53] ». Brown figurait parmi les historiens canadiens-anglais de l’après-guerre qui, soucieux d’ancrer l’identité nationale canadienne dans des symboles forts et porteurs, voyait le biculturalisme comme l’une des principales pierres de touche du Canada de l’avenir. En créant les conditions d’un dialogue fécond entre les deux cultures fondatrices, le pays pourrait ainsi se projeter sereinement dans le futur tout en restant fidèle à l’une des forces permanentes à l’oeuvre dans son histoire. Qui plus est, la reconnaissance du dualisme représentait, à ses yeux, un signe de « maturité » du nationalisme canadien par contraste avec le patriotisme uniformisateur des États-Unis[54].

Il va sans dire toutefois que l’adoption d’un mode de fonctionnement bilingue n’allait pas de soi pour un projet de publication de ce genre, tant pour des raisons pratiques que politiques[55]. En effet, il était pour le moins ambitieux d’envisager une collaboration éditoriale de cette nature considérant les barrières linguistiques entre les deux communautés savantes et les nombreuses contraintes logistiques qu’elle impliquerait au quotidien dans le processus d’édition. De plus, les rapports canado-québécois étaient loin d’être marqués du sceau de la cordialité à l’approche des années 1960, alors que le principe du bilinguisme officiel inspirait hostilités et craintes dans la presse canadienne- anglaise et qu’une élite nationaliste québécoise montante se montrait plutôt partisane de l’unilinguisme français comme politique d’aménagement linguistique. Comprenant l’ampleur du défi qui les attendait, Brown et Marsh Jeanneret, alors éditeur aux Presses de l’Université de Toronto, rendirent visite au cardinal Léger à Montréal, en 1959, pour lui demander conseil. Ce dernier les interrogea sur leurs motivations en les mettant en garde contre les risques d’un bilinguisme prétendu, c’est-à-dire limité à un simple travail de traduction[56]. La collaboration ne devait pas non plus s’organiser sur la foi d’un canadianisme intégral ni d’une histoire uniforme et unique, insensible aux différences nationales, mais plutôt oeuvrer dans le souci du respect des spécificités de chacun. Sur avis de son éminence, les fondateurs du Dictionnaire mirent sur pied un premier comité consultatif présidé par Pierre Dansereau et composé d’historiens représentant les trois grandes universités du Canada français : Montréal (Michel Brunet), Ottawa (Guy Frégault[57]) et Laval (Marcel Trudel). Tout porte à croire que l’existence de ce comité fut de courte durée en raison des départs successifs de Frégault, nommé sous-ministre aux affaires culturelles du gouvernement du Québec peu de temps après, et de Dansereau, parti poursuivre sa carrière universitaire à l’Université Columbia. Quant à Brunet, on peut penser que l’optique du Dictionnaire, en souhaitant oeuvrer pour un rapprochement des deux grands groupes culturels du Canada, s’harmonisait plus ou moins bien avec ses convictions politiques qui, à compter du début des années 1960, penchaient de plus en plus du côté du mouvement indépendantiste québécois.

Pour toutes ces raisons, le comité recommanda que les presses universitaires torontoises s’associent aux jeunes presses de l’Université Laval dans la mise en chantier du DBC, en sollicitant un soutien financier et logistique auprès des deux universités mères. Cette collaboration fera de ces dernières les deux principaux pôles de la biographie historique au Canada. À Laval, elle marquera aussi un formidable coup d’envoi pour ses presses universitaires, qui acquerront à travers ce projet une expérience sans précédent en édition scientifique[58]. À mesure que le travail de préparation des volumes avancera, l’université de la vieille capitale mettra également sur pied un centre d’études biographiques, logé au sous-sol du pavillon Adrien-Pouliot. Il faut dire que Toronto et Laval n’en étaient pas à leur première collaboration. Les liens entre les deux institutions remontaient à loin. Dans le domaine de l’histoire uniquement, ils s’étaient confirmés puis renforcés d’abord dans les oeuvres de Jean-Baptiste-Antoine Ferland et de Thomas Chapais, dans les liens de cordialité et d’amitié développés entre les historiens Joseph-Edmond Roy, l’abbé Auguste-Honoré Gosselin et George Wrong, premier directeur du département d’histoire de l’Université de Toronto, mais aussi, plus concrètement, à travers les programmes d’échanges d’étudiants et de professeurs comme Arthur Lower et Richard Saunders, venus plusieurs fois enseigner à Québec, ou encore l’abbé Maheux, premier directeur de l’Institut d’histoire à Laval, qui avait été régulièrement sollicité comme conférencier par l’Université de Toronto durant sa carrière[59]. Des universitaires comme Camille Roy et Maurice Lebel avaient également fait du renforcement des liens avec le Canada anglais l’une des visées principales des programmes spéciaux de maîtrise et de doctorat ainsi que des cours d’été aménagés pour les anglophones et planifiés dans un souci de compréhension mutuelle et de conciliation entre les deux cultures dominantes au Canada[60]. Cette prédisposition favorable pour la collaboration avec l’univers scientifique anglo-saxon était assurément plus marquée à Laval qu’en d’autres milieux. Elle s’enracinait dans un terreau idéologique particulier, héritier et légataire du courant de la « bonne entente » qui avait fait florès dans les milieux érudits et cléricaux de Québec[61]. Après la guerre, cette cause avait renforcé chez plusieurs professeurs de la vieille capitale, notamment à la Faculté des sciences sociales, réputée pour son penchant plus social-démocrate, laïciste et fédéraliste, la conviction selon laquelle la science neutre et fondée en méthode pouvait répondre au défi de l’harmonisation des cultures au pays[62]. Le père Georges-Henri Lévesque, doyen de la Faculté des sciences sociales et commissaire à la commission Massey, estimait par exemple que les universitaires étaient appelés à jouer un rôle particulier dans le projet d’unité nationale canadienne. Porteurs de l’idéal démocratique, des valeurs universelles et humanistes, il leur revenait la tâche d’asseoir le pays sur les fondements rationnels de l’égalité démocratique et sur la richesse de son pluralisme culturel[63]. L’ouverture à la réalité canadienne s’entendait ici comme l’envers d’un repli laurentien, tandis que le nationalisme plus intégral, façon « École de Montréal », se présentait plutôt comme une proposition contraire à l’idéal d’un enseignement humaniste et universaliste[64]. Le développement plus précoce et plus dynamique de la discipline historique au Canada anglais, davantage consciente de ses finalités disciplinaires et des principaux outils à développer pour assurer sa reproduction, avait également acquis une valeur référentielle chez de jeunes historiens de métier comme Marcel Trudel et Fernand Ouellet, qui voyaient d’un oeil positif l’intégration des objets de l’histoire sociale et économique dans leurs problématiques.

Poursuivant cette tradition de conciliation avec les milieux scientifiques du Canada anglais, la création du DBC allait donner à ses artisans l’occasion d’en valoriser de plus belle les mérites. Au moment de la signature de l’entente de collaboration sur le Dictionnaire entre les deux universités, le 10 mars 1961, le recteur de l’Université Laval, Mgr Louis-Albert Vachon, accompagné de MM. Brown et Trudel, salua une initiative qui allait « stimuler l’amitié, la collaboration et la compréhension entre les deux groupes [nationaux] [65] ». Présentant le Dictionnaire canadien comme « le symbole de la collaboration franche et entière qui doit exister dans notre pays entre les universitaires de langue française et ceux de langue anglaise », Mgr Vachon espérait alors que l’entreprise « contribuera à consolider et à développer les échanges et la bonne entente entre les deux grandes races qui constituent notre pays[66] ». Même réaction du côté de l’équipe éditoriale francophone ; André Vachon, lui aussi étudiant à Laval, soulignera combien le « DBC/DCB n’ [était] ni une oeuvre anglaise, ni une oeuvre française, mais une oeuvre canadienne au sens le plus large du mot[67] ». Trudel, d’ordinaire peu porté vers les prises de position politique dans le cadre de son travail d’historien, tablera sur la portée nationale du Dictionnaire, qu’il présentera, à ses débuts, comme « une somme de la biographie canadienne qui, par son vaste ensemble de volumes et par la qualité de son travail, était digne du Canada[68] ». Sa composante bilingue servait, quant à elle, des fins politiques et culturelles supérieures, jusqu’à lui donner des vertus civilisatrices. Devant un parterre d’historiens réunis à l’occasion du Congrès annuel de la Société historique du Canada de 1964, Trudel déclara, sur un ton pour le moins lyrique :

Comme les relations deviennent de plus en plus rapides et plus fréquentes entre nos deux civilisations, il nous faut recourir aux langues mêmes qui véhiculent ces civilisations ; aujourd’hui, un Canadien qui n’accepterait qu’une seule de ces deux civilisations et, par conséquent, qu’une seule langue, se condamnerait au rachitisme intellectuel. L’honnête homme aujourd’hui doit être bilingue[69].

Conformément aux voeux exprimés par le cardinal Léger, la collaboration éditoriale entre Toronto et Laval s’institutionnalisera en fonction de la trame historique dualiste à la Henri Bourassa, c’est-à-dire fondée sur la reconnaissance de deux collectivités nationales historiquement circonscrites. Dans un mémoire déposé à la commission Laurendeau-Dunton, les Presses de l’Université de Toronto avaient elles-mêmes convenu que « l’idée que les Canadiens français et les Canadiens anglais doivent arriver à une vue générale moyenne et mutuellement acceptable des faits de notre histoire, de façon à entretenir des relations de bon voisinage, est aussi déraisonnable que de supposer que les libéraux et les conservateurs devraient avoir des vues politiques identiques pour leur permettre de se rencontrer aux mêmes réceptions[70] ». Ainsi, il était clair, pour les deux parties, que le Dictionnaire servirait d’abord l’idéal d’un Canada de la dualité des cultures et des expériences historiques. Cet idéal, qui avait présidé à la création, au milieu du siècle dernier, par l’État canadien, des grandes institutions culturelles linguistiquement divisées comme Radio-Canada (1936) ou encore l’Office national du film (1939) et qui avait connu son apogée lors de la tenue de la commission Laurendeau-Dunton[71], imprimera au dictionnaire un mode de fonctionnement conséquent. Les auteurs allaient être recrutés au Canada français comme au Canada anglais ; les biographies seraient rédigées en français ou en anglais, selon la langue de préférence de l’auteur ; chaque biographie, une fois passée à la révision, serait ensuite traduite dans l’autre langue, de telle manière à constituer deux manuscrits, l’un en français et l’autre en anglais, de facture identique et avec un même contenu.

* * *

Au regard des divers possibles qui se dessinent sur la scène politique des années 1960, il faut en conclure que le Dictionnaire souscrivait à une certaine compréhension du Canada en termes de nations et de globalités culturelles, de laquelle procédait son entendement du bilinguisme. Dans une certaine mesure, cette orientation s’organisait dans une logique contraire à celle, uniculturelle, uniformisante et bonententiste, du manuel unique d’histoire, qui avait défrayé la chronique des journaux durant la Seconde Guerre et déclenché une vive polémique dans les milieux intellectuels canadiens-français[72]. Le DBC s’érigeait en une sorte de contre- modèle face au manuel unique, d’où l’accueil plutôt unanime qu’il recevra dans les milieux intellectuels canadiens-français. En effet, la plupart des réactions s’étaient surtout montrées sensibles à la dimension scientifique de l’entreprise. Preuve à l’appui, le chanoine Lionel Groulx avait salué une entreprise qui « nous met en présence de véritables chapitres d’histoire où l’historien discute textes et personnages, intervient dans le problème et donne ou propose et sa solution et son sentiment[73] ». Fernand Dumont tenait pour sa part à « féliciter les responsables de cette monumentale entreprise d’avoir carrément opté pour deux éditions parallèles, en français et en anglais ». « Rien de plus détestable, rajoute-t-il, que ces ouvrages où les deux grandes cultures du Canada ont l’air de s’échanger des points et de les marquer dans leur idiome respectif. […] Il est des mots qu’on utilise qu’avec d’infinis scrupules. Ici, il faut bien consentir à parler sans réticences de chef-d’oeuvre ». L’historien Fernand Ouellet se félicitait, quant à lui, de constater « tout ce que ce premier livre contient et promet pour l’histoire sociale[74] ». Cette réception critique était à la mesure de la faveur que lui réservèrent les historiens français, amis et proches collaborateurs du Québec. Ainsi, André Latreille consacrait au premier volume une longue chronique dans Le Monde, dans laquelle il soulignait combien le DBC était appelé à prendre une place tout à fait honorable dans le paysage littéraire canadien, « avec des traits originaux qui expriment la dualité de traditions historiques et de cultures de la nation canadienne ». L’historien ne lui avait fait grief que du choix arbitraire de périodisation, arrêtée au millésime 1700, une date trop « impitoyablement appliqué [e] » qui omettait des contemporains importants de la Nouvelle-France – Mgr de Laval ou encore Radisson – au seul motif qu’ils étaient décédés plus tard[75]. Claude Fohlen trouvait pour sa part dans l’ouvrage le signe des « progrès très sûrs de la méthode historique au Canada », qui se veut dégagée de tous « partis pris ou des habitudes mentales qui donnaient à la production historique un délicieux parfum provincial ». Ce premier volume, tel qu’il est, marque aussi un pas dans la voie d’une unité nationale longuement recherchée : « La ligne de clivage entre Canadiens anglais et Canadiens français tendrait à disparaître, à mesure que se rapprochent leurs méthodes de travail[76] ».

D’ambitieuse entreprise d’érudition que fut le Dictionnaire biographique du Canada à sa naissance, il devint rapidement un classique de l’historiographie et de la littérature canadienne. À l’image des grands monuments architecturaux, il se présente de nos jours comme une véritable « cathédrale intellectuelle », offrant des milliers d’entrées biographiques rigoureusement construites sur le passé. Ce projet de grande envergure mériterait, à coup sûr, une analyse plus approfondie dans la durée, qui retiendrait pour corpus l’ensemble de la production historiographique de ses volumes et l’économie de son édition jusqu’à aujourd’hui. Il y aurait par exemple lieu de se demander dans quelle mesure l’orientation éditoriale du Dictionnaire a suivi les évolutions majeures du questionnement et des connaissances historiques depuis les années 1960. Au croisement de quelles influences internes et externes à la profession cette évolution s’est-elle inscrite ? Quelle (s) catégorie (s) biographique (s) a-t-elle été privilégiée dans le temps long ? Lesquelles furent négligées ? Un tel projet conduirait aussi à tenir compte des conditions de la production matérielle du Dictionnaire, depuis son impact sur le développement du secteur des presses universitaires au Québec et au Canada anglais jusqu’aux stratégies d’adaptation face à un marché du livre de plus en plus concurrentiel, en passant par le défi de la transition vers le numérique.