Article body

En avril 2017, le maire démocrate de La Nouvelle-Orléans, Mitch Landrieu, passait de la parole aux actes en dépouillant les parcs de sa ville de quatre monuments confédérés : l’obélisque à la bataille de la Place de la liberté et les statues de Jefferson Davis, Robert E. Lee et Pierre Gustave Toutant de Beauregard. Les monuments furent déboulonnés en pleine nuit, par des équipes protégées par les forces policières. Ce n’était pas des gestes spontanés, faits dans l’urgence, mais l’aboutissement d’un processus de consultation citoyenne et de contestation devant les tribunaux ayant duré plusieurs années. Ce processus, accéléré dans la foulée du massacre de paroissiens noirs dans une église de Charleston en juin 2015, avait engagé une réflexion nationale sur l’omniprésence des symboles de haine raciale dans le Sud. Le drapeau confédéré qui flottait devant l’Assemblée législative de la Caroline du Sud depuis 1961 avait ainsi été relégué au musée par la gouverneure de l’État. C’était avant que Donald Trump n’entre à la Maison-Blanche, avant qu’une militante antiracisme ne meure à Charlottesville[1]. C’était aussi avant que l’American Historical Association n’affirme dans un communiqué que l’on pouvait enlever les monuments érigés en l’honneur d’hommes qui avaient cherché à briser la nation au nom de l’esclavage sans craindre pour les monuments dédiés à d’autres grands hommes imparfaits (entendre esclavagistes) qui avaient construit et protégé la nation[2].

Dans le discours prononcé après l’enlèvement du dernier monument à la mi-mai, le maire Landrieu affirmait : « La Confédération était du mauvais côté de l’histoire et de l’humanité. Elle cherchait à déchirer notre nation et à soumettre nos compatriotes à l’esclavage. C’est l’histoire que nous ne devons jamais oublier et celle que nous ne devons jamais mettre à nouveau sur un piédestal pour être vénérée ». Déplorant l’absence de monuments rappelant la traite des esclaves, les lynchages ou la ségrégation dans le paysage mémoriel de sa ville, le maire Landrieu insistait : « Nous n’avons pas effacé l’histoire » mais « rectifié la mauvaise image que ces monuments représentent et façonné un meilleur futur, plus complet ». S’appuyant sur les « faits historiques », le maire Landrieu soulignait que les statues déboulonnées n’avaient pas été érigées pour honorer des hommes – des individus que l’on pourrait éventuellement réhabiliter – mais faisaient partie d’un mouvement large, le culte de la Cause perdue, qui cherchait à réécrire l’histoire, à cacher la vérité[3]. Presque toutes les communautés du Sud, de la plus grande ville au plus petit village où l’on retrouve l’un ou l’autre de ces monuments confédérés, auraient ainsi participé à une grande entreprise de falsification de l’histoire.

Or, un monument, c’est un objet de mémoire. Et la mémoire, ce n’est pas l’histoire (même si elles sont imbriquées l’une dans l’autre). La mémoire est affective, elle ne s’accommode que des détails qui la confortent, alors que l’histoire est une quête exhaustive de vérité. Chaque récit mémoriel repose sur la suppression d’autres récits mémoriels. La souffrance des uns est substituée à la souffrance des autres, l’héroïsme des uns à l’héroïsme des autres, le courage des uns au courage des autres. Un monument devient ainsi une injonction : vous devez vous souvenir de ceci. Chaque monument reflète une volonté d’imposer une mémoire contestée ou contestable[4].

La bataille mémorielle en cours aux États-Unis témoigne d’une transformation de la mémoire de la guerre civile. On assiste à la substitution des mémoires racialement ségréguées de la guerre par une mémoire intégrée qui replace l’esclavage, l’oppression des Noirs et le mouvement abolitionniste au coeur de la guerre civile. Cette guerre, il faut le rappeler, n’a pas été menée pour abolir l’esclavage. Conflit le plus sanglant de l’histoire de ce pays avec ses 750 000 morts, en grande majorité des hommes blancs, il visait à préserver l’Union qui était déchirée depuis des décennies autour de la question de l’expansion de l’esclavage à l’Ouest. L’émancipation des esclaves fut une stratégie de guerre et une conséquence de la guerre, mais ce n’était pas la cause de la guerre[5]. Doit-on déboulonner les monuments confédérés et les reléguer au musée ? Est-ce le bon moyen pour que tous les Américains assument enfin leur passé esclavagiste et l’héritage raciste de celui-ci ? Rien n’est moins certain quand on examine comment les diverses mémoires de cette guerre ont coexisté à travers le temps, que ce soit la mémoire de la Cause perdue, la mémoire de la réconciliation entre le Nord et le Sud ou la mémoire de l’émancipation[6].

La mémoire de la Cause perdue

Aux lendemains de la guerre, les premiers monuments confédérés sont érigés pour honorer la mémoire de la Cause perdue. The Lost Cause est un mouvement culturel postbellum qui soutient l’idée que, même si la guerre était perdue d’avance à cause de la force démographique et industrielle du Nord, c’était une cause noble menée par des hommes nobles afin de défendre la société traditionnelle du Sud. Il s’agit de faire accepter aux Blancs la défaite de la Confédération à un moment où le coût de la guerre est immense. Plus de 250 000 soldats confédérés meurent, sans compter les centaines de milliers de blessés physiques et psychologiques, les veuves et les orphelins. Le système économique de la région s’effondre, les villes et les infrastructures sont détruites par les armées du Nord. La guerre est une expérience dévastatrice pour la vaste majorité des Blancs qui composent les deux tiers de la population du Sud[7].

Cette mémoire se développe progressivement. La première période est marquée par le deuil, l’introspection et l’autojustification. Dès les années 1870, on crée des sociétés historiques qui cherchent à établir certaines vérités, comme celle voulant que la Confédération ne se soit pas battue pour défendre l’esclavage, une institution peu profitable, mais pour défendre le droit constitutionnel de sécession en tant que réponse légitime aux violations du Nord. Comme les hommes blancs sont les grands perdants de la guerre, cette mémoire cherche à restaurer la masculinité sudiste. Les héros de cette cause sont donc autant les simples soldats que les généraux à qui on érige des monuments dans les cimetières et, parfois, les places publiques. Une statue au commandant des forces confédérées Robert E. Lee est inaugurée en 1884 sur l’avenue la plus passante de La Nouvelle-Orléans, statue dont le projet émerge dès sa mort en 1870. Ce n’est qu’indirectement, au début, que ce mouvement renforce la suprématie blanche, son principal véhicule politique qu’est le Parti démocrate ou son terrorisme via les groupes paramilitaires comme le Ku Klux Klan.

À la fin des années 1880, le deuil fait place à la célébration confiante. Tandis que les vétérans commencent à mourir, que la génération née après la guerre vient à maturité, les Blancs du Sud parviennent à imposer la ségrégation raciale. Par centaines de milliers, ils forment des associations dédiées à la préservation de la mémoire de la Cause perdue comme les Sons of Confederate Veterans et les United Daughters of the Confederacy. La souffrance vécue durant la guerre est dorénavant subordonnée à l’apologie de la suprématie blanche et des lois Jim Crow. Des monuments confédérés, de plus en plus nombreux, sont ostentatoirement érigés devant les cours de justice. C’est dans ce climat de vaine gloire que des monuments plus controversés font leur apparition à La Nouvelle-Orléans. D’abord le monument à la Place de la liberté en 1891 qui commémore la tentative de coup d’État en 1874 par les forces paramilitaires de la White League contre le gouvernement radical, républicain et racialement intégré d’un carpetbagger[8]. Puis en 1911 et en 1915, des statues sont inaugurées à la mémoire de Jefferson Davis, président de la Confédération critiqué de son vivant pour avoir fui les troupes fédérales déguisé en femme, et à Pierre Gustave Toutant de Beauregard, général créole ayant à la fois ordonné en 1861 les premiers coups de canon confédérés en Caroline du Sud et présidé en 1873 le mouvement d’unification qui prônait l’égalité politique et les droits civiques de tous les hommes en Louisiane, blancs et noirs[9]. La Cause perdue honore ainsi des hommes imparfaits selon ses propres valeurs, aveugle à la lâcheté de l’un et aux ambiguïtés raciales de l’autre.

La mémoire de la réconciliation du Nord et du Sud

Au moment même où la mémoire de la Cause perdue se fait de plus en plus régionaliste, elle perd paradoxalement de son aura. L’heure est à la réconciliation du Nord et du Sud, notamment à travers le projet impérialiste américain qui se déploie avec la guerre hispano-américaine de 1898. C’est autour de l’héroïsme des soldats qui combattent à Cuba – et qui ont combattu par le passé dans d’autres guerres impérialistes comme la guerre contre le Mexique (1846-1848) à laquelle ont participé les Lee, Davis et Beauregard – que les deux sections parviennent à se doter d’une mémoire commune de la guerre civile. Les vétérans des deux camps se réunissent pour commémorer les grandes batailles, comme à Gettysburg, Pennsylvanie, en 1913. Les soldats ne sont plus des ennemis, mais des héros, unis dans une même grande famille d’hommes libres. Cette mémoire est donc aussi un culte de la virilité qui exalte le soldat et son sacrifice, un soldat entièrement détaché des causes et des conséquences de la guerre[10].

Sans surprise, les vétérans noirs de la guerre civile sont exclus de la mémoire de la réconciliation et de ses célébrations. Le premier quart du XXe siècle est marqué par une recrudescence de la violence raciale à l’échelle du pays. Les lynchages se multiplient, tandis que le Ku Klux Klan renaît de ses cendres et marche sur Washington en 1925. Les historiens professionnels contribuent à consolider cette mémoire en dépeignant l’esclavage comme une institution bénigne et civilisatrice. La mémoire de la réconciliation est donc tout aussi ségréguée que la mémoire de la Cause perdue. Une des blagues qui se répand à cette époque dans l’humour sudiste raconte d’ailleurs que le Sud n’a pas vraiment perdu la guerre.

Jusque dans les années 1950, le gouvernement fédéral émet timbres et monnaies à l’effigie de généraux confédérés et nomme des bases militaires et des navires de guerre en leur honneur. Les monuments et autres mémoriaux à Robert E. Lee se multiplient au sud, mais aussi au nord et à l’ouest. Commandant des forces confédérées, ce militaire de carrière avait brillamment servi les forces américaines pendant trente-deux ans et c’est pourquoi Abraham Lincoln lui avait offert de diriger l’une des armées de l’Union. Que Lee soit né dans une famille esclavagiste importe peu ; ce sont les valeurs martiales qu’il incarne qui sont honorées au moment où les États-Unis s’imposent comme l’une des plus grandes puissances militaires au monde.

La mémoire de l’émancipation

Rares sont les Noirs qui participent aux célébrations de la mémoire de la Cause perdue ou à celles de la réconciliation. D’abord parce qu’ils sont écartés des cérémonies où seuls les Blancs sont invités. Ensuite, parce que la guerre civile ne signifie pas pour eux la défaite ou la division, mais la délivrance. Dès 1865, des associations de vétérans et d’affranchis multiplient les évènements pour commémorer les horreurs de l’esclavage et célébrer l’émancipation. En 1876, ils érigent le mémorial à l’émancipation dans un parc situé en plein coeur de Washington. La sculpture représente un esclave en haillons, enchaîné et agenouillé aux pieds d’Abraham Lincoln, le grand émancipateur. Déjà, le monument ne fait pas l’unanimité. Dans le discours qu’il prononce au moment de l’inauguration, Frederick Douglass, ancien esclave et militant abolitionniste, rappelle à « ses chers concitoyens blancs » que Lincoln était le « Président de l’homme blanc » et que c’était d’abord aux Blancs de lui « multiplier des statues »[11]. Jusqu’à sa mort en 1895, Douglass répète à qui veut bien l’entendre qu’il y avait un bon côté et un mauvais côté dans la guerre, ce que les sentiments de réconciliation nationale ne devaient pas faire oublier. Surtout, il affirme que si le Sud avait souffert, il était l’auteur de sa propre souffrance.

Cette mémoire de l’émancipation, marginalisée pendant près de cent ans, fait son chemin dans les esprits avec les avancées du mouvement des droits civiques. Dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les Noirs – soutenus par des militants, des politiciens et des juristes blancs – réclament de manière non violente la fin de la ségrégation raciale. Ce n’est donc pas un hasard si le drapeau confédéré devient omniprésent dans le Sud à partir des années 1950. Les mémoires ségréguées étant déstabilisées, la virulence des symboles sert aux suprémacistes blancs à se réconforter. Quand le mouvement des droits civiques se radicalise à la fin des années 1960 et au début des années 1970, il mène à une contestation de plusieurs monuments, que ce soit par les voies judiciaires ou par le vandalisme. À La Nouvelle-Orléans, le monument à la bataille de la Place de la liberté est déplacé, puis on lui ajoute une plaque explicative. La statue de Lee devient le site d’une confrontation violente entre les Black Panthers et le Ku Klux Klan en 1972. En phase avec son temps, l’historiographie de la guerre civile est révisée à partir des années 1980 et 1990 pour faire une plus grande place à l’esclavage et à l’expérience des Noirs. Tandis que les États-Unis deviennent une société de moins en moins raciste, les mémoires ségréguées cèdent le pas à une mémoire intégrée de la guerre civile. Cette mémoire est d’autant plus intégrée qu’elle prend aussi en compte l’expérience des femmes et leur contribution à la guerre, qu’elles soient noires ou blanches. Harriet Tubman, abolitionniste née en esclavage, devient ainsi une figure célébrée partout aux États-Unis, par des monuments, des lieux historiques, des écoles, un navire de guerre, un timbre et, peut-être un jour, un billet de banque[12].

Ceux qui militent aujourd’hui pour retirer les monuments confédérés, à commencer par le maire Mitch Landrieu, sont pour la plupart porteurs d’une mémoire émancipatoire de la guerre. À l’instar de leurs prédécesseurs, ils proposent une vision souvent tronquée du passé. Ils n’hésitent pas à nier certains faits anodins, par exemple en affirmant erronément que Robert E. Lee n’avait jamais mis les pieds à La Nouvelle-Orléans. Ou ils présentent une version caricaturale de l’histoire, Lee devenant ainsi un maître particulièrement cruel ou un meurtrier de masse quand il était, somme toute, un esclavagiste et un militaire typique de son temps. La lutte autour de ces monuments est vive, parfois violente, ce qui explique en grande partie cette sélection des « faits historiques » au nom des esclaves, de ceux qui sont morts pour les émanciper et des victimes contemporaines du racisme.

De l’injonction à la suggestion

Ces mémoires conflictuelles de la guerre civile s’expriment dans les paysages mémoriels québécois et canadien. Jusqu’à tout récemment, une plaque sur le mur du magasin La Baie du centre-ville commémorait l’exil à Montréal de Jefferson Davis, président déchu de la Confédération, plaque commanditée par les United Daughters of the Confederacy en 1957 (mémoire de la Cause perdue) qui a été retirée à la suite de la multiplication des plaintes (mémoire de l’émancipation). Un tout nouveau monument honorant les Canadiens engagés dans la guerre civile vient d’être inauguré au Musée Lost Village près de Cornwall en Ontario par le groupe Les Gris et Bleus de Montréal (mémoire de la réconciliation). Chacune de ces mémoires est partielle et partiale à sa manière. Chaque monument est érigé et retiré pour des considérations idéologiques présentistes qui cherchent à éliminer l’ambiguïté du passé et la complexité des motivations humaines.

En tant que spécialiste de l’histoire du Sud esclavagiste, mon rôle dans ce débat très polarisé est de démêler ce qui relève de la mémoire et de l’histoire. Mon intervention puise dans les travaux nuancés d’américanistes qui ont consacré plusieurs années de leur vie à l’histoire de la commémoration de la guerre civile. Or, quand ils prennent la parole dans l’espace public, ces spécialistes défendent souvent des positions beaucoup plus tranchées à cause des implications concrètes de cette bataille mémorielle dans leur vie de citoyens et de citoyennes. Pour plusieurs, les monuments confédérés doivent être démontés parce qu’ils pérennisent la suprématie blanche. Les positions modérées, que ce soit quant à la préservation ou à la recontextualisation de ces monuments jugés esthétiquement médiocres, sont dénoncées comme du conservatisme malvenu, voire du racisme. Les enjeux politiques sont réels, ici et maintenant. L’historienne et activiste Karen L. Cox dénonçait ainsi le détournement de fonds publics par l’État du Mississippi pour continuer à promouvoir la mémoire de la Cause perdue. Après le passage de l’ouragan Katrina, cet état choisissait d’investir des millions de dollars pour restaurer Beauvoir, la dernière demeure de Jefferson Davis, afin d’y créer une bibliothèque présidentielle. Ces fonds auraient pu servir, par exemple, à financer des programmes sociaux pour les plus pauvres, en grande majorité des Noirs[13].

Une fois que les monuments honorant les maîtres auront été déboulonnés et qu’ils auront été remplacés par d’autres monuments honorant les victimes, est-ce que les Américains pourront enfin façonner un meilleur futur comme l’espère le maire Landrieu ? Peut-être. Il faudra d’abord sortir d’une compréhension manichéenne de l’esclavagisme pour explorer les motivations complexes qui poussent les humains à en asservir d’autres, à commencer par les motivations économiques. Pour paraphraser W.E.B. DuBois, les peuples se battent pour la propriété et les privilèges, pas pour des théories abstraites[14]. L’histoire du Sud esclavagiste commence à peine à être comprise comme une partie intégrante de l’histoire du capitalisme américain et de ses dérives. Les inégalités économiques, hier comme aujourd’hui, sont un formidable terreau pour le racisme. Il faudra ensuite que politiciens et activistes cessent d’entrevoir les monuments comme des injonctions, mais plutôt comme des suggestions que l’on peut librement accepter ou rejeter. Comme le rappelle l’anthropologue Lawrence A. Kuznar, « ces morceaux de métal et de pierres ont seulement la signification que nous leur attribuons, et cette signification peut prendre la forme que nous voulons. Ils peuvent être vénérés ou vilipendés ; honorés ou ridiculisés ; ou cooptés dans un autre but[15] ». Enlever un monument, c’est toujours un peu faire le jeu des intolérants, des fanatiques et des négationnistes.