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Y a la commission de notre ami Laurendeau
Les Anglos s’y fient, les Anglais en ont plein l’dos
On nous apprendra, c’est pas d’la dépense pour rien
Nos langues officielles sont l’anglais et l’ukrainien
Wo ! André ! Quel scandale si la Reine savait ça
Wo ! André ! Élizabeth l’ukrainien elle ne parle pas[1]

Les Cyniques

Nommé en juillet 1963 commissaire à la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Jaroslav Rudnyckyj (1910-1995) rejette tant le bilinguisme que le biculturalisme, termes trop restrictifs, selon lui, car ils n’englobent pas la réalité canadienne dans toute sa diversité. Champion du multiculturalisme et des bilinguismes multiples et variables selon la région du pays, il mène un travail acharné au sein de la commission et en dehors d’elle afin de réaliser ses aspirations pour son pays adoptif. Doit-on donc voir en ce personnage un précurseur du Canada pluraliste contemporain ou bien, comme soutient la linguiste Eve Haque, un héros manqué qui, tout en luttant contre la marginalisation des immigrants d’origine européenne, étaye celle des immigrants de couleur et de religion non judéo-chrétienne[2] ? Derrière ces appréciations quelque peu réductrices se cache une réalité beaucoup plus complexe qui se rapporte à la situation alambiquée à la fois politique, idéologique et nationale en l’Europe de l’Est pendant la première moitié du vingtième siècle. Car, faut-il le rappeler, moins de quinze ans séparent l’installation de Rudnyckyj au Canada de sa nomination à la commission. Cette ascension fulgurante, tout universitaire fut-il, est sans doute due au poids politique qu’acquiert le Comité ukrainien canadien (précurseur de l’actuel Congrès des Ukrainiens-Canadiens), créé de toutes pièces par le gouvernement de William Lyon Mackenzie King lors de la Seconde Guerre mondiale pour s’assurer de l’appui des Canadiens d’origine ukrainienne à la cause des Alliés[3]. Suivre cette piste serait certes intéressant et fécond, mais là n’est pas le propos de cet article.

Celui-ci cherche plutôt à revoir, à la lumière des expériences européennes de son auteur, l’énoncé rédigé par Rudnyckyj et publié en annexe du premier volume du rapport final de la commission. Bien que ce document soit facilement accessible, il a été largement ignoré par les chercheurs[4]. Pourtant il se veut une espèce de charte des droits collectifs des groupes immigrants, rendant publique et marquant en quelque sorte la dissidence du commissaire par rapport au mandat fixé pour lui et ses collègues par le gouvernement libéral de Lester Pearson. La perspective qui se dégage de l’écrit serait, selon nous, moins le fruit d’une profonde réflexion sur le Canada, comme on retrouve, par exemple, chez un André Laurendeau ou un Frank Scott, qu’une transposition à son pays adoptif d’une problématique essentiellement est-européenne. Car Rudnyckyj a trente-neuf ans lorsqu’il arrive au Canada en 1949. Les expériences acquises et les réflexions mûries en tant qu’Ukrainien vivant en situation minoritaire en Europe de l’Est l’ont profondément marqué. Même si l’Ukraine n’est pas à l’époque un pays souverain, il existe néanmoins un territoire bien défini au sein duquel les Ukrainiens constituent une très forte majorité. Or, un peu comme un Canadien français hors Québec, Rudnyckyj évolue en dehors de ce cadre géographique. Tout son parcours académique et professionnel est voué à la survivance de la nation ukrainienne. Toutefois, puisque l’Ukraine vit sous le joug soviétique, il est capital selon lui que soient créés des espaces dans la diaspora où la langue et la culture puissent s’exprimer et se reproduire, que ce soit en Pologne, en Allemagne ou dans les Amériques.

On sait que Rudnyckyj joue un rôle discret et efficace au sein de la commission d’enquête constituée par le gouvernement fédéral à un moment critique dans l’évolution du Canada. L’histoire aurait pu prendre un autre tournant si Laurendeau n’était pas décédé subitement, si Pearson n’avait pas démissionné, si Pierre Trudeau n’était pas devenu premier ministre. Quoi qu’il en soit, la déclaration faite par Trudeau en 1971 annonçant la nouvelle politique sur le multiculturalisme et, encore plus, le consensus que crée cette politique auprès d’un public canadien-anglais qui en vient à la voir comme l’élément définisseur du pays, font de Rudnyckyj un personnage important. Le présent article met en valeur des sources secondaires en langue allemande jusqu’ici ignorées par les chercheurs canadiens. Ces écrits jettent une lumière à la fois sur le milieu de travail où oeuvrait Rudnyckyj pendant la douzaine d’années passées en Allemagne et la nature même de ses activités. Nous puisons ensuite dans des sources primaires imprimées pour analyser sa pensée sur la question linguistique et nationale au Canada. Évidemment, une étude plus poussée sur Rudnyckyj, à l’aide d’une connaissance de la langue ukrainienne, se pencherait sur ses relations avec la communauté ukrainienne de Winnipeg en particulier et des Prairies en général, ainsi que les détails de l’activité effectuée auprès de la commission. L’objectif poursuivi ici est plus modeste[5].

Un commissaire pas comme les autres

L’année précédant la mise sur pied de la commission Laurendeau-Dunton, Lester Pearson, alors chef de l’opposition officielle à Ottawa, avait proposé la création de celle-ci, évoquant une grave crise d’unité qui bouleversait le pays. C’est par un dialogue public sur la situation politique actuelle et l’identité canadienne, souligne-t-il à cette occasion, et non pas par des négociations constitutionnelles, que l’on réussira à surmonter cette crise. En mai 1963, le discours du Trône du nouveau gouvernement libéral dirigé par Pearson annonce la formation d’une commission d’enquête dont le mandat serait d’étudier les mesures à prendre pour assurer le caractère fondamentalement biculturel du Canada et pour reconnaître la contribution des autres cultures à l’endroit de celui-ci. Dans cette perspective, dix commissaires sont par la suite nommés provenant surtout du monde universitaire et des médias : quatre sont d’origine britannique et quatre autres d’origine française. Il y a enfin un francophone d’origine polonaise et un anglophone d’origine ukrainienne. De toute évidence, le Rapport préliminaire publié en 1965 à la suite de 23 rencontres publiques tenues à travers le pays l’année d’avant impliquant 12,000 Canadiens confirme le grave diagnostic du premier ministre[6]. D’ailleurs, les commissaires souhaitent intituler ce rapport La crise canadienne afin de provoquer une population jugée trop amorphe, mais ils en sont empêchés par Pearson lui-même qui l’estime trop alarmiste. C’est en effet le commissaire Rudnyckyj qui s’attribue la paternité du titre raté[7]. Plus près de nous, la linguiste Haque accuse carrément les commissaires de fabriquer une crise afin d’écarter les questions soulevées par les groupes immigrants et ainsi subordonner ceux-ci aux « deux nations fondatrices »[8]. Quoi qu’il en soit, Rudnyckyj fait sienne, et pour ses propres raisons, la thèse de la crise nationale. Au cours des discussions entourant la publication du rapport préliminaire, il aurait cité « his European experience, saying that he felt it was 11 h 45 AM and only fifteen minutes left before the crisis. He told us that he has seen identical situations in two European countries before he came to Canada and they all ended in disaster[9] ». Faute de précision, nous ne savons pas à quelles crises il se référait ni quels étaient les pays européens concernés.

Alors, qui est ce personnage ? Jaroslav Rudnyckyj voit le jour en 1910 au déclin de l’empire austro-hongrois, troisième État européen par son poids démographique comprenant quatorze nationalités et langues, en proie en cet âge des nationalismes à des revendications nationales distinctes et rivales. Ce qui est remarquable, cependant, c’est la mixité de ces peuples que l’on observe surtout dans les zones périphériques au sud-ouest, au nord-est et à l’est où se côtoient d’une part Italiens, Slovènes, Croates et Serbes, et d’autre part Polonais, Juifs, Ukrainiens, Roumains, et Slovaques. La famille de Rudnyckyj est ukrainienne et vit à Przemyśl, ville en Galicie orientale composée de Polonais qui forment un peu moins de la majorité à côté d’importantes minorités juives et ukrainiennes. L’effondrement des empires russes et austro-hongrois provoque d’âpres combats dans toute la zone frontalière durement contestée par les Ukrainiens et les Polonais dont les aspirations nationales sont opposées, et par les Russes divisés entre bolcheviques et blancs. Przemyśl, qui avait été brièvement occupée par les troupes du tsar en 1915, passe définitivement à la Pologne à la suite de la guerre polono-ukrainienne de 1918-1919. Entre-temps, la proclamation de l’indépendance de l’Ukraine au début de 1918 ravive les espoirs des nationalistes, mais ce printemps sera de courte durée. Le pays est tiraillé entre socialistes, conservateurs et soviétiques, chaque groupe contrôlant à un moment donné un territoire particulier et recueillant des appuis à l’étranger, qui chez les Allemands, qui chez les Polonais, qui chez les Russes. En fin de compte, la fin de la guerre soviéto-polonaise de 1919-21 règle le contentieux frontalier, alors que l’Ukraine devient en 1922 un membre fondateur de l’Union soviétique. Ces événements bouleversants et dramatiques, suscitant une montagne russe d’émotions, ont dû fortement impressionner la famille de Rudnyckyj. Pour sa part, le jeune Jaroslav, ayant complété ses études secondaires, s’inscrit en 1929 à l’université à Lwów (aujourd’hui Lviv en Ukraine), une capitale provinciale sous l’Empire austro-hongrois, capitale aussi de la très éphémère République populaire d’Ukraine occidentale et par la suite la troisième ville en importance de la Pologne. Les Polonais y constituent une légère majorité, suivis des Juifs qui forment un tiers de la population, alors que les Ukrainiens sont majoritaires dans la campagne environnante. Encore plus que Przemyśl, Lwów est le théâtre de luttes féroces entre ses habitants polonais et ukrainiens au cours de la guerre polono-ukrainienne. À la suite de la victoire de la Pologne, le gouvernement consolide le caractère ethnique du pays en réprimant les institutions d’enseignement ukrainiennes. Constituant désormais une minorité nationale, les Ukrainiens de Pologne doivent lutter avec détermination pour préserver leur langue et leur culture[10].

Après avoir complété son doctorat en philologie slave avec une thèse sur les toponymes de l’Europe orientale[11], Rudnyckyj accepte en 1937 un poste à Berlin comme adjoint de la recherche auprès de l’Institut scientifique ukrainien (Ukrainische Wissenschaftliche Institut - UWI). Cet établissement de haut savoir est fondé en 1919 par Pavlo Skoropadskyj, un aristocrate, militaire et chef du gouvernement quasi monarchique porté au pouvoir en Ukraine en 1918 grâce à un coup d’État sanctionné par les Allemands contre le gouvernement socialiste. Évincé six mois plus tard, Skoropadskyj quitte son pays avec les troupes allemandes en retraite et s’exile à Berlin. D’orientation nationaliste conservatrice, son institut se spécialise dans la culture et l’histoire de l’Ukraine, effectuant à l’occasion des recherches poussées dans ces domaines, organisant des conférences publiques et distribuant aux étudiants ukrainiens des bourses payées jusqu’en 1932 par le Ministère allemand des Affaires étrangères[12]. Depuis ses débuts, l’UWI est miné par de graves problèmes financiers, ainsi que par des dissensions internes concernant sa vocation et son orientation politico-idéologique, problèmes qui vont s’aggraver avec le temps. En effet, son caractère scientifique s’étiole sous l’influence grandissante de l’OUN (Organisation des nationalistes ukrainiens), formation politique et militaire fascisante prônant l’indépendance de l’Ukraine par la violence. L’orientation « pratique » de l’Institut se confirme avec l’arrivée au pouvoir des nazis en 1933. Des fonctionnaires allemands désignent désormais les responsables de l’UWI et accordent des contrats à ses chercheurs.

La guerre et après

Rudnyckyj est l’âme dirigeante d’une équipe qui travaille sur des projets classés secrets visant la production de quatre dictionnaires allemand-ukrainien. Les deux premiers, parus en 1938 et 1939, ont un caractère nettement militaire, alors que le dernier est commandité par le Ministère même des armées. L’UWI va alors jusqu’à demander une majoration de son budget en raison de la « grande valeur que les ministères intéressés du Reich placent [dans ces travaux][13] ». Lorsque la guerre éclate, Rudnyckyj qui détient un passeport polonais est arrêté. Compte tenu toutefois de sa naissance dans l’Empire austro-hongrois, on lui aurait permis de s’inscrire comme Volksdeutsche, c’est-à-dire d’ethnie allemande, offre que le nationaliste ukrainien rejette[14]. Quoi qu’il en soit, entre 1940 et 1943 il occupe le poste de chargé de cours et de 1943 à 1948 celui de professeur sans chaire (professor extraordinarius) à l’Université libre ukrainienne, institution établie depuis 1921 à Prague, ville faisant partie du Reich à partir de 1939. Que Rudnyckyj ait contribué à sa façon à l’effort de guerre nazi ne semble pas le perturber outre mesure, car Hitler représente sans doute pour lui, comme pour la plupart des nationalistes, un mal mineur par rapport à Staline qui impose à l’Ukraine soviétique une politique de russification assortie de purges d’éléments jugés trop nationalistes au sein même du parti communiste. Le jeune chercheur préfère au pays réel morcelé et dominé par l’Union soviétique, la Pologne, la Slovaquie et la Roumanie, une entité abstraite et mythique, un idéal à réaliser.

Sans surprise, la fin de la guerre entraîne d’importants changements. L’Université libre ukrainienne déménage ses pénates à Munich et sera dorénavant subventionnée par les Américains ainsi que par la diaspora ukrainienne. Toutefois, à cause des réformes monétaires approuvées en juin 1948 par le gouvernement ouest-allemand, le statut financier des personnes déplacées par la guerre qui se trouvent sur son territoire se détériore, provoquant le départ vers l’Amérique du Nord de nombreux professeurs et étudiants[15]. Bien que n’étant pas une personne déplacée par la guerre, Rudnyckyj suit ce mouvement, s’installant à Winnipeg en 1949. Entre-temps, le Comité ukrainien canadien dirigé par Wasyl Kushnir, curé de la cathédrale ukrainienne catholique de la ville, mène une campagne persistante et bien orchestrée en faveur de la création d’une chaire d’études ukrainiennes. Au final, l’Université du Manitoba annonce en juin de cette même année la création d’un département d’études slaves dont le seul membre est le polyglotte Rudnyckyj, engagé comme professeur adjoint[16].

Il est parmi les près de 40 000 Ukrainiens qui s’établissent au Canada après la guerre. Avec un poids démographique comparativement beaucoup plus important au Canada par rapport à la cohorte, au nombre de 80 000, qui s’installe aux États-Unis, elle se distingue aussi des vagues précédentes d’immigrants ukrainiens par son niveau élevé d’instruction, par ses talents de mobilisation et par son sens aigu de nationalisme. Persuadée de l’éclatement imminent de l’Union soviétique[17], elle prépare la voie du retour à la mère patrie libérée au sein de laquelle les « exilés » seront les animateurs d’une renaissance nationale, d’où l’importance qu’elle accorde à la préservation de la langue ancestrale. Elle trouve un ami et puissant allié en John Diefenbaker, premier ministre de 1957 à 1963, non seulement à cause du discours qu’il tient, mais des gestes qu’il pose. Lors de la campagne électorale de 1957, le chef conservateur cherche à s’attirer le vote des immigrants de l’Europe de l’Est en faisant des déclarations farouchement anticommunistes. Trois ans plus tard, devant l’Assemblée générale des Nations Unies, il met au défi le président soviétique Nikita Khrouchtchev de tenir des élections libres dans les pays constituant son État. Diefenbaker désigne des fils d’immigrants non britanniques et non français à de hautes charges publiques. Ainsi Michael Starr (né Starchewsky) accède au poste de ministre du Travail et Paul Yuzyk est nommé sénateur. Dans son allocution inaugurale prononcée devant la Chambre haute en 1963, ce collègue de Rudnyckyj au département d’études slaves fait figure de pionnier : rejetant la notion du biculturalisme, il est le premier homme politique à décrire le Canada publiquement comme étant « de fait » multiculturel par contraste au melting-pot états-unien[18].

Le travail à la commission

Pour sa part, Rudnyckyj, qui selon le témoignage d’André Laurendeau, possède « une personnalité vigoureuse[19] », poursuit à la Commission royale son travail avec détermination. S’alliant aux commissaires Frank Oliver et Jean-Louis Gagnon, il lutte efficacement contre le biculturalisme, contre la thèse des deux nations et contre les modifications constitutionnelles majeures qui en découleraient, idées et projet chers à Laurendeau. D’ailleurs, les relations qu’entretient le professeur avec le coprésident de la commission semblent correctes, mais distantes. Ce dernier paraît en effet regretter n’être jamais parvenu à créer avec Rudnyckyj une atmosphère « de grande intimité » marquant pourtant une conversation fortuite sur des questions linguistiques tenues entre le professeur et l’éditorialiste Claude Ryan lors d’un voyage de retour de l’Ouest en avion[20].

Laurendeau est bien conscient de l’hostilité qu’affichent ouvertement les porte-parole d’origine ukrainienne envers les revendications linguistiques et constitutionnelles des Canadiens français : « accorder quelque chose au français, rapporte-t-il dans son journal, c’est arracher quelque chose à leurs groupes ou, en tout cas, installer une injustice[21] ». Il prend par ailleurs connaissance de la situation et de l’histoire des Ukrainiens au Canada sur le tas, c’est-à-dire au cours des séances publiques de la commission. À cet égard, leurs associations dont plusieurs sont dirigées par des immigrants de la dernière vague se mobilisent. Valérie Lapointe-Gagnon révèle que, sans exception, chacune des 225 associations ukrainiennes fait des représentations devant la commission, ce qui les distingue nettement des autres regroupements d’immigrants[22]. Nul doute que Rudnyckyj fournit sa part de cet effort de sensibilisation. Une soirée à Winnipeg faite de réception, de dîner, de discours et de spectacle se termine à la maison du professeur, incitant le coprésident Davidson Dunton à remarquer sur un ton ironique : « Sept heures d’Ukrainiens, c’est beaucoup[23] ». Une rencontre très cordiale qui se tient subséquemment entre Laurendeau et Mgr Kushnir, nommé prélat domestique par le pape Pie XII en 1951 et toujours président du Comité ukrainien canadien, semble être déterminante. « J’ai le sentiment, avoue Laurendeau, de mesurer un peu moins mal le problème des groupes ethniques, au moins de l’ukrainien », ajoutant « je comprends mieux les premières méfiances du professeur Rudnyckyj, et ses attitudes si surprenantes pour nous alors[24] ».

Le commissaire consigne « ses attitudes si surprenantes » dans une de deux opinions dissidentes (la première étant du commissaire Clément Cormier) publiées, comme nous l’avons déjà noté, en annexe au premier volume du rapport final de la commission[25]. Tout en appuyant les recommandations de ses homologues qui visent à faire de l’anglais et du français des langues nationales officielles, le professeur de linguistique prétend que le bilinguisme peut prendre, ici comme ailleurs, différentes formes. Il prône ainsi pour l’allemand, pour l’ukrainien et pour l’italien le statut de langues régionales majeures en raison du nombre de Canadiens qui les parlent et du fait qu’elles représentent les « grandes familles linguistiques immigrantes » du Canada (en l’occurrence latine, teutonique et slave). Pour réaliser cet objectif, le gouvernement n’aurait qu’à appliquer la règle conçue par les commissaires pour la protection des minorités francophones et anglophones au pays : ces langues auraient automatiquement accès à des droits dans les comtés où elles dépassent le seuil de 10 % de la population. Avec beaucoup de clairvoyance, Rudnyckyj propose aussi que l’inuit et une langue amérindienne non spécifiée deviennent officielles respectivement dans les Territoires du Nord-Ouest et au Yukon[26].

Quels sont donc les critères qui justifieraient l’élévation de l’ukrainien au rang de langue officielle ? Le professeur en nomme quatre, tous associés à la définition traditionnelle de la nation : la longévité, la contiguïté, la continuité et la créativité[27]. Les Ukrainiens du Canada constitueraient-ils donc une nation au même titre que les Canadiens français ? Rudnyckyj ne le dit pas explicitement, mais son raisonnement le laisse supposer. Il prétend, au premier chef, que l’ukrainien existe avec le russe comme langue coloniale en Amérique du Nord depuis le XVIIIe siècle. C’est en effet en 1799 que le Tsar Paul 1er accorde une charte à la Compagnie russe d’Amérique pour l’exploitation du commerce des fourrures sur la côte ouest du continent nord-américain. Plus tard, soutient-il, l’ukrainien est à nouveau entendu en terre d’Amérique à la suite de l’arrivée massive de colons venus s’établir dans les Prairies depuis l’Empire austro-hongrois. Ensuite, les Ukrainiens occupent depuis leur installation un territoire bien défini s’étendant du sud-ouest du Manitoba au nord-est de l’Alberta où ils forment plus de 10 % de la population. De plus, trois générations après leur établissement, l’ukrainien persiste comme langue au niveau individuel, familial et collectif. Enfin, ils produisent dans leur terre d’accueil une riche tradition artistique à la fois orale, écrite et matérielle que malheureusement les Canadiens de souche ignorent presque entièrement.

Selon Rudnyckyj, la reconnaissance officielle d’autres langues que l’anglais servirait à vaincre l’hostilité qu’avaient provoquée par le passé les langues immigrantes chez les Canadiens et à relever celles-ci du statut d’infériorité dont elles souffraient du fait de cette hostilité. Le commissaire crée aussi un néologisme, le linguicide, terme qui désigne toute action gouvernementale ayant visé à réprimer ces langues dans l’espace public. Il cite à cet égard l’abrogation en 1916 de l’accord Laurier-Greenway par le gouvernement du Manitoba. Signée vingt ans plus tôt, cette entente permettait l’emploi dans les écoles d’une langue autre que l’anglais pour une partie de la journée, instituant effectivement l’enseignement bilingue dans des zones de concentration des groupes d’immigrants à travers les Prairies. Sa suppression avait voué des groupes tels que les francophones et les Ukrainiens à ce que le commissaire désigne comme une « captivité babylonienne » pendant un demi-siècle. Le linguicide s’appliquerait également au refus de la part des gouvernements de promouvoir le développement linguistique et culturel de tels groupes[28]. En plus de gestes symboliques, toutefois, Rudnyckyj met de l’avant des mesures concrètes afin de protéger et d’encourager l’ukrainien qui doit, affirme-t-il, réinvestir l’espace public. Dans les zones de concentration ukrainienne, il faut que la radio et la télévision diffusent une partie de leur programmation en ukrainien. La langue doit non seulement s’insérer dans le programme des écoles élémentaires et secondaires, mais devenir avec l’anglais une langue d’enseignement. Le professeur propose, à une époque où les institutions postsecondaires connaissent un formidable essor, la création, avec l’aide de l’État fédéral, d’universités ukrainiennes sur le modèle de l’Université libre ukrainienne. Enfin, il recommande que les gouvernements adoptent des mesures additionnelles en réponse à d’ultérieures revendications venant des communautés d’origine ukrainienne[29].

Conclusion

La chute des empires russes et austro-hongrois provoque à la fois la montée de l’internationalisme et l’affirmation de nationalismes concurrents en Europe de l’Est. Chaque peuple cherche sa place au soleil. Toutefois, pour y arriver, il doit se frayer un chemin en bousculant ses rivaux. Nous sommes loin ici de l’idéal du nationalisme égalitaire exposé au XIXe siècle dans les écrits de Giuseppe Mazzini. Les Ukrainiens doivent s’afficher contre les Russes et les Polonais, ces derniers les considérant comme un peuple rustre sans histoire ni culture (un peu comme Lord Durham percevait les Canadiens français). Plus à l’ouest, les Allemands lorgnent l’Ukraine pour son immense potentiel agricole. Instinctivement, donc, le nationaliste ukrainien cherche à promouvoir les intérêts de son groupe, prêt s’il le faut à envisager des alliances avec des partenaires de circonstance, mais sachant pertinemment que, en dernier ressort, son peuple ne peut compter que sur ses propres ressources. À la fin des années trente, Rudnyckyj accroche son char à l’étoile du nazisme expansionniste parce qu’Hitler incarne la menace la plus crédible à la survie de l’Union soviétique et donc l’espoir de l’indépendance pour l’Ukraine.

En immigrant au Canada, aurait-il changé de perspective ? Aurait-il troqué son nationalisme d’antan contre une vision multiculturelle de son pays d’adoption ? Une lecture hâtive de son rapport semblerait confirmer une telle hypothèse, car ne se fait-il pas le promoteur d’une espèce de partenariat des représentantes des « grandes familles linguistiques immigrantes » ? Mais en y regardant de plus près, il est évident que le commissaire ne s’intéresse pas à la façon dont les autres langues officielles fonctionneraient en tant que langues régionales. Car, alors que les Ukrainiens forment depuis trois générations des communautés rurales relativement stables, ce n’est pas le cas des Italiens dont l’immigration massive d’après-guerre se concentre dans les métropoles canadiennes où elle connaît une mobilité spatiale importante. Or la question qui se pose est la suivante : désignerait-on comme espace bilingue la ville dans son ensemble ou simplement les comtés urbains où se concentrent les Italiens ? Et que ferait-on face au mouvement vers les banlieues qui caractérisent ces immigrants quelques années après leur établissement ? Devrait-on retirer la désignation bilingue des vieilles zones urbaines de peuplement au profit des nouvelles ? Quel impact ce changement aurait-il en particulier sur les écoles et leurs enseignants, sur les cours de justice et sur les services gouvernementaux et leurs employés ? Même les immigrants ukrainiens d’après-guerre s’établissent dans les villes. Se verraient-ils donc privés de droits linguistiques en raison de leur poids démographique modeste ? Ces réalités révèlent à quel point la règle du 10 % est inadaptée à une réalité mouvante et changeante comme celle que vivent les immigrants et nous portent à croire que Rudnyckyj propose la thèse du bilinguisme régional dans le seul but de faire la promotion de l’ukrainien.

Suivant la logique des nationalismes concurrents, le professeur voudrait démontrer que les réclamations issues des associations ukrainiennes du Canada sont aussi bien fondées et ont autant de valeur que celles des nationalistes québécois. Il est frappant à cet égard de constater comment Rudnyckyj et ses associés s’approprient l’argumentaire des Canadiens français pour étoffer leur thèse[30]. Le français est-il la première langue européenne à s’implanter au XVIIe siècle dans le nord-est de l’Amérique du Nord ? L’ukrainien n’est pas très loin derrière, s’installant à l’autre bout du continent le siècle suivant. Les Canadiens français occupent-ils un territoire nord-américain bien défini ? C’est aussi le cas des Ukrainiens des Prairies. Les Canadiens français réussissent-ils à conserver leur langue et à la transmettre d’une génération à l’autre ? Les Ukrainiens font preuve d’un égal attachement à leur langue et à son maintien. Rudnyckyj perçoit ses compatriotes au Canada comme constituant une minorité nationale de la même manière que leurs cousins en Europe de l’Est vivant à proximité du foyer national ukrainien. Lui et ses alliés, notamment le sénateur Yuzyk et Mgr Kushnir, sont jaloux de ce statut et perçoivent ceux qui le remettent en question comme tentant de créer une hiérarchie des peuples du Canada, en rétrogradant les Ukrainiens au rang de simples immigrants ou en dépréciant leur apport au pays.

Toutefois, même à l’époque, on fait valoir que les deux cas ne sont tout simplement pas comparables. Si l’ukrainien est sans doute parlé sur les côtes du Pacifique, est-ce pour autant une langue de communication sociale en Amérique du Nord russe ? Quoi qu’il en soit, le professeur n’en fait pas la démonstration. Les Ukrainiens occupent certes un espace historique identifiable dans les Prairies qui n’a toutefois pas la valeur militaire et stratégique que les historiens attribuent au Québec comme porte d’entrée au continent. De plus, contrairement aux Canadiens français, les Ukrainiens sont partout minoritaires dans les Prairies. Le corridor auquel se réfère Rudnyckyj comprend une zone constituée d’une partie importante du centre-ouest de la Saskatchewan, que le professeur nomme habilement « zone de liaison », où les parlants-ukrainiens sont bien en dessous de la barre de 10 %. Il n’est pas non plus évident que les personnes habitant cette zone et qui disent posséder l’ukrainien comme langue maternelle s’en servent de façon régulière. Par ailleurs, Canadiens français et Ukrainiens sont, il est vrai, victimes de politiques linguicides pratiquées à diverses époques par différents gouvernements. Une distinction s’impose, cependant, entre le Québec, qui jouit à la suite de l’adoption de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de solides garanties linguistiques tant au niveau provincial que fédéral, et les minorités canadiennes-françaises vivant en dehors de son territoire qui eux subissent la même agression linguicide que les Ukrainiens. Les deux groupes sont soumis en plus à la pression linguistique de la majorité anglophone et au contact direct et persistant de la culture nord-américaine. Ils vivent au milieu d’une culture protestante prépondérante et arrogante marquée avant la Seconde Guerre mondiale par la prohibition, par l’impérialisme britannique, par des notions de pureté raciale et par la stricte observance du dimanche. Pouvaient-ils, voire voulaient-ils, se prémunir contre le pouvoir d’attraction de cette culture omniprésente ? Les Ukrainiens fondent des institutions au Canada, notamment les Églises uniate et orthodoxe avec leur rite distinct, et se dotent d’une riche vie associative qui stimule un remarquable renouveau culturel et artistique en terre d’Amérique. Le discours nationaliste ukrainien se montre moins sensible, toutefois, au fait que le Québec possède sa propre tradition juridique, son parlement, ses partis politiques établis et contrôlés par les Canadiens français. À cause de facteurs indépendants de leur volonté, les Ukrainiens sont tributaires des systèmes juridiques et politiques britanniques où domine la langue anglaise. Ni nation ni minorité nationale, ils subissent, comme tous les immigrants, une intégration lente mais progressive à la culture canadienne-anglaise.

Même si les recommandations que formule Rudnyckyj dans son rapport ne sont retenues ni par la Commission royale ni par le gouvernement, le commissaire laisse derrière lui un héritage impressionnant. Aujourd’hui l’inuit est la langue officielle au Nunavut. Dans un prochain avenir, ce sera sans doute le cas d’une ou plusieurs langues amérindiennes dans d’autres régions du pays. Les écoles, les universités, les bibliothèques publiques, la radio et la télévision privées se sont grosso modo adaptées à la diversité culturelle du pays. Les cours d’histoire, de littérature et de culture reconnaissent pour leur part les réalisations des immigrants et de leur progéniture. Malgré ces progrès réels et soutenus, il n’en demeure pas moins que, en dépit des prévisions de Rudnyckyj, les langues ancestrales connaissent un déclin constant.

Ce tableau comporte néanmoins des ombres. Rudnyckyj contribue, avec ses alliés ukrainiens et canadiens (le premier ministre Pierre Trudeau, les premiers ministres des provinces de l’Ouest, les médias et de nombreux universitaires anglophones pour ne nommer que ceux-là), à dévier adroitement le débat qui porte sur la place du Québec et des Canadiens français dans la Confédération. Il y introduit un élément extrinsèque qui mérite bien d’être étudié en soi, mais dans une autre enceinte. En assimilant les revendications des Canadiens français et des Ukrainiens, il renforce une idée assez répandue, celle qui voit les premiers comme un des nombreux groupes ethniques composant le pays. La question du Québec, ne trouvant au fil des ans qu’une réponse partielle et à la pièce, suscite alors l’ennui, voire l’hostilité au Canada anglais. En fin de compte, elle demeure pour cette raison et dans son ensemble sans réponse.