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Depuis sa disparition survenue en septembre 1959, historien-ne-s, journalistes et essayistes se sont emparés de la figure de Maurice Duplessis. Cet examen s’est fait sous toutes les coutures, s’attardant tantôt à l’homme, au politicien redoutable, ou à une époque entière dont il est dorénavant indissociable. L’impressionnante littérature consacrée au premier ministre aura emprunté plusieurs chemins et subi sa juste part d’influence des grandes tendances de l’historiographie québécoise. Au cours des quinze dernières années, les études duplessistes ont reçu une belle part d’attention de spécialistes chevronnés, tout comme elles ont suscité l’intérêt des jeunes chercheurs. Après les ouvrages audacieux de réinterprétation du duplessisme des années 1980 et 1990 et les études s’intéressant à la société québécoise de la « Grande noirceur », pourrait-on croire que tout a été dit sur les années Duplessis ?

La Révolution dans l’ordre. Une histoire du duplessisme, paru chez Boréal cet automne, apporte une contribution des plus intéressantes après cinquante ans de débats et de recherches sur Maurice Duplessis. Prenant à témoin les récupérations récentes de la mémoire duplessiste par la culture populaire et par la classe politique, Jonathan Livernois est d’avis que le chapitre de l’interprétation n’est pas clos. Plutôt que de faire une revue de littérature ou la somme des thèses, Livernois entend se positionner dans le débat d’interprétation qui a connu et connaît toujours, semblerait-il, des soubresauts.

L’ouvrage se déploie en quatre chapitres thématiques. Le premier chapitre présente les repères chronologiques d’usage sur Maurice Duplessis et la naissance de l’Union nationale : naissance dans une famille de notables de Trois-Rivières, entrée dans l’arène politique, et bien sûr, l’éclatante performance du jeune député au Comité des comptes publics alors qu’il tourne au ridicule le gouvernement Taschereau, jusqu’à l’accession au pouvoir en 1936. Le bilan du premier gouvernement Duplessis est éloquent sur la profondeur du changement de garde qui s’est fait à Québec. En effet, le nouveau gouvernement se démarque par la prépondérance rurale du cabinet ministériel. Au chapitre social, il est question de la censure des idées avec l’instauration de la loi du cadenas ou le rapprochement avec l’Église catholique. D’autres législations sont des indicateurs des intérêts défendus par le gouvernement. Le généreux crédit agricole montre que le gouvernement entend soutenir la classe agricole, et l’Office des salaires raisonnables coupe l’herbe sous le pied des syndicats. D’autres mesures révèlent la conception toute libérale de l’ordre social du premier gouvernement alors que sévit la crise économique.

Le deuxième chapitre, « Comment raconte-t-on Duplessis ? », est consacré à l’épineuse question de la mémoire du Duplessis, celui qui retourne au pouvoir en 1944 et qui s’y accroche jusqu’à son décès en 1959. L’auteur réussit à offrir un tour d’horizon très maîtrisé de la littérature duplessiste. En effet, Jonathan Livernois fait montre d’une connaissance fine de l’historiographie, allant chercher les apports des ouvrages devenus classiques tout comme ceux des recherches plus récentes. Le premier temps de l’interprétation est celui de Duplessis comme « retardateur » de la modernité québécoise, jusqu’à la « libération » de 1960. Fernand Dumont a fait ressortir très tôt que Duplessis, politicien typique du début du siècle, avait une posture et un discours devenus décalés dans le Québec d’après-guerre. C’est la première version du récit, celle donnée par les anciens opposants du régime, de Pierre Elliott Trudeau et du collectif sur la grève de l’amiante. Cette période des années 1960 et 1970 a aussi vu paraître les incontournables biographies élogieuses, celles de Conrad Black et de Robert Rumilly, qui défendent le caractère moderne du long gouvernement Duplessis.

Au cours des années 1980 et 1990, les approches structuralistes font valoir que la stabilité du régime est possible grâce à l’appui du monde rural et de la petite bourgeoisie. C’est entre autres ce que fait Gérard Boismenu, tandis que les sociologues Gilles Bourque, Jules Duchastel et Jacques Beauchemin mettent en lumière le caractère libéral du régime. Ces thèses concourent à souligner la normalité du Québec duplessiste dans le contexte nord-américain ; indirectement, elles adoucissent les angles durs de la Grande noirceur. Notamment, comme l’écrit Livernois, en considérant la situation économique moyenne peu enviable des Québécois sous Duplessis, jusqu’à quel point le non-interventionnisme du gouvernement a-t-il servi au progrès de sa province ? Quel prix a été payé afin que Duplessis laisse les finances de sa province en si bon état en 1960 ?

Outre sa grande valeur historiographique, le présent essai apporte aussi une contribution originale à la compréhension du discours de l’Union nationale par la lentille de la temporalité. Duchastel, Bourque et Beauchemin ont bien montré que le régime fonctionne sciemment dans un cadre économique moderne, au temps présent rythmé par la cadence des machines et l’accumulation des biens. Pourtant, des valeurs dites traditionnelles font partie des idées véhiculées par le gouvernement, comme l’obéissance et le respect des traditions, invoquées afin d’assurer la stabilité de l’ordre libéral. Livernois propose que ces courts-circuits entre tradition et modernité sont le résultat de la superposition d’un « temps réconfortant parce que cyclique, répétitif » (p. 100) au temps capitaliste linéaire. Outre l’objectif de mieux asseoir l’ordre libéral capitaliste, ce dédoublage temporel servirait aux Canadiens français à assurer leur permanence tranquille dans un monde en constante mutation.

Pour appuyer sa théorie, Livernois propose une analyse de la temporalité dans une brochure électorale de 1952. La brochure illustrée, destinée aux agriculteurs, présente une vitrine d’un Québec rural et prospère, où se côtoient tracteurs et chevaux de trait, où la modernité n’est possible que par sa cohabitation avec le passé, sans cassure ni violence. Selon cette logique, la contestation pour le changement est inutile, puisque celui-ci advient lorsqu’il est inévitable, et s’intègre harmonieusement dans la trame hors du temps du Canada français. Ainsi, sous l’Union nationale, le Québec aurait pris tout autrement le virage des années 1960.

Le troisième chapitre s’intéresse aux stratégies de Duplessis, en campagne électorale et au pouvoir. L’Union nationale, dès 1948, investit temps et argent dans le marketing politique et dans l’organisation stratégique des campagnes électorales, reprenant ici entre autres données et thèses récentes d’Alain Lavigne. Outre l’abondante caisse électorale unioniste et une carte électorale nettement avantageuse, les arguments de l’autonomisme provincial et de l’anticommunisme procurent à Duplessis des munitions contre tous ses opposants, qu’ils soient à Québec ou à Ottawa. Toutefois, cette culture politique toute canadienne-française est loin de faire l’unanimité. Les moeurs électorales douteuses sont dénoncées avec virulence par les opposants au régime Duplessis, particulièrement les abbés Gérard Dion et Louis O’Neill en 1956. La « parade de frigidaires » et les autres faveurs distribuées en périodes électorales contre la promesse de « voter du bon bord » auront sans doute également contribué à ce que l’Union nationale conserve ses assises. La caisse du parti, cette source semblant inépuisable en période électorale, se remplit par un système de commissions pour tout contrat d’approvisionnement obtenu par le gouvernement.

Et qu’en est-il une fois élu ? La tendance de Maurice Duplessis à concentrer le pouvoir entre ses mains et à déléguer le moins possible, puis à houspiller ses députés en chambre d’Assemblée souligne le caractère paternaliste du gouvernement. Hormis quelques figures, dont celle de Paul Sauvé, le cabinet ministériel est souvent tourné en bourrique ou malmené, faisant figure de cabinet fantôme, tant par Duplessis que par ses opposants. Or, qu’en est-il vraiment ? Livernois pointe une avenue de recherche fort intéressante en soulevant l’étude des ministres unionistes, dont certains semblent ne pas se conformer aux caricatures de Robert La Palme. Ensuite vient le cas de Maurice Duplessis comme animal politique. Était-il un grand orateur ? Son nationalisme et sa piété étaient-ils sincères ? Il est difficile de placer le politicien sur l’échiquier politique, tant ses positions sont changeantes et le discours du gouvernement englobant, et que certaines actions du gouvernement sont dictées plus par la nécessité criante que par une volonté interventionniste.

Le dernier chapitre divise la province de Québec en deux : les amis et les opposants du gouvernement unioniste. À n’en point douter, les années Duplessis ont été difficiles pour bien des syndicalistes, journalistes et autres opposants au régime : perte de postes, perte de subventions, impossibilité d’obtenir des contrats du gouvernement, séjours en prison. Les lieux de résistance au duplessisme sont notamment le journal Le Devoir, la revue Cité libre, la Confédération des travailleurs catholiques du Canada, qui défend les ouvriers dans les nombreux conflits de travail, certains membres du clergé qui prennent la parole, dont Mgr Charbonneau. Bien que les intellectuels se soient largement opposés à Duplessis plus ou moins ouvertement, certains d’entre eux s’attirent les faveurs plutôt que les foudres du premier ministre. En effet, ce dernier n’est pas aussi dépourvu de culture que lui-même ne le laisse paraître. Duplessis soutient certains intellectuels scientifiques, mais se montre suspicieux devant l’essor des sciences sociales, porteuses de critiques et de discorde. Plusieurs artistes ont bénéficié du soutien du gouvernement, qui d’ailleurs n’est pas le seul à désavouer le Refus global de Borduas.

La conclusion de l’ouvrage s’attarde à relater les fortunes de l’Union nationale après Duplessis, de la mémoire du premier ministre, de sa statue perdue et retrouvée, et du Duplessis kitsch des années 1960 au Duplessis-Bonhomme-Sept-Heures de l’imaginaire collectif. Ainsi, la figure de Duplessis mérite encore que l’on s’y arrête… Au fil des pages de La Révolution dans l’ordre l’auteur donne la réplique à certaines interprétations plus ou moins fondées de nos contemporains sur Maurice Duplessis et son temps, tout en posant d’excellentes questions appelant à revisiter d’autres idées reçues sur Duplessis. Cet essai, en faisant appel aux conclusions des études récentes, montre les limites actuelles de l’historiographie et en souligne les silences. Avec beaucoup de répartie et d’érudition, La Révolution dans l’ordre propose une interprétation actuelle des années Duplessis qui, avec les publications récentes et plaidoyers en sa faveur, était devenue de plus en plus nécessaire.