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Nul doute, cette Histoire des Juifs du Québec arrive à point. Au début de sa carrière, Pierre Anctil avait éclairé le rapport des milieux nationalistes canadiens-français avec la communauté juive. Grâce à sa connaissance approfondie de la langue et de la culture yiddish, rare chez les Québécois de langue française, il a traduit et fait connaître des auteurs juifs marquants, trop longtemps ignorés par les chercheurs québécois. Anctil ne s’est donc pas contenté d’étudier nos représentations des Juifs, c’eut été déjà beaucoup, il s’est aussi employé à comprendre de l’intérieur toute une communauté. La synthèse qu’il nous propose est une somme, nourrie par une véritable érudition, des réflexions stimulantes, mais aussi par un art de la nuance et de la mesure qui sert bien une histoire à la fois complexe et tragique. Durant les années 1990, cette histoire avait été instrumentalisée par des esprits militants qui entendaient faire le procès du nationalisme canadien-français. Même si on sent son empathie pour une communauté qui a vécu de grandes épreuves, Pierre Anctil cultive une salutaire distance avec son objet d’étude. Au lieu de condamner ou d’absoudre, il cherche à comprendre les représentations et les aménagements institutionnels de la société qui accueillait ces nouveaux arrivants en même temps que le destin particulier de femmes et d’hommes qui, fuyant souvent de terribles persécutions, arrivaient avec des traditions, des idées, une culture. Ce ton posé, cette distance de chercheur, ce refus de la polémique conviennent parfaitement à un sujet qui enflamme parfois les esprits.

La synthèse d’Anctil est divisée en sept chapitres. Sans surprises, vu l’importance de cette vague migratoire et les intérêts de recherche de l’auteur, le coeur de l’ouvrage porte sur la communauté yiddishophone originaire d’Europe de l’Est, victime de pogroms à la fin du XIXe siècle. Les Juifs arrivés avant 1900 et après la Seconde Guerre mondiale sont étudiés plus rapidement et les pages qui en traitent se fondent généralement sur des travaux publiés par d’autres chercheurs. Le dernier chapitre, plus impressionniste, propose une série de portraits de Juifs qui ont fait leur marque dans divers secteurs : littérature, chanson, politique, droit, architecture, etc. Le coeur de l’ouvrage porte donc sur une période relativement brève qui va de 1900 aux années 1940. Pour éclairer cette période dense dans l’histoire des Juifs du Québec, Anctil cite des journaux francophones et yiddish, des archives du Congrès juif canadien (entre autres), des ouvrages parus à cette époque, sans parler de travaux spécialisés dont il est parfois lui-même l’auteur.

Les vertueux prêchent souvent « l’ouverture à l’Autre », une posture évidemment préférable à celle des préjugés et de l’enfermement. Mais cette formule réduit parfois l’Autre au Même. Les nouveaux arrivants qui s’installent parmi nous vivaient dans des sociétés complexes, traversées par des courants de pensée, des classes sociales, des convictions. Pour peu qu’on s’intéresse vraiment à l’Autre, on découvre par exemple que les Portugais des Açores ou du continent, que les Italiens du Sud ou du Nord, que les Libanais chrétiens ou musulmans, que les Irlandais catholiques ou protestants, s’ils ont des caractéristiques communes, sont bien différents les uns des autres, qu’ils transportent souvent avec eux de vieux conflits, voire des haines ancestrales. Il en va de même des Juifs du Québec, comme le montre bien Pierre Anctil. Le clivage le plus évident était social. Les Juifs issus de la première immigration arrivés avec les Britanniques à partir du XVIIIe siècle, les « uptowners », étaient déjà bien intégrés à l’ensemble canadien. S’ils déploient des efforts considérables pour accueillir les Juifs d’Europe de l’Est, ces bourgeois prônaient « une assimilation rapide des yiddishophones à la langue anglaise et aux valeurs de l’Empire britannique » (p. 131). À l’autre bout du spectre, des réfugiés d’Europe de l’Est d’origine modeste militaient activement pour la révolution internationale et rêvaient d’une solidarité de classe. On les retrouve au Parti socialiste du Canada et dans plusieurs syndicats. L’un d’eux, Fred Rose, espion de l’Union soviétique, sera même élu sous la bannière du Parti communiste au Parlement canadien. À ce clivage sociopolitique relativement classique s’en ajoutaient d’autres. Des Juifs plus traditionalistes et religieux ont aussi trouvé refuge au Canada et souhaitaient ardemment transmettre la foi de leurs ancêtres à leurs enfants ; d’autres se réclamaient explicitement du sionisme et soutenaient activement la création d’un État-nation en Palestine. Cette diversité sociale, idéologique et religieuse – couplée à des défis juridiques et constitutionnels propres au contexte canadien – rendra la tâche des porte-parole de la communauté juive particulièrement difficile lorsque viendra le temps de fonder des institutions scolaires juives autonomes, un projet qui traînera en longueur et ne verra finalement jamais le jour.

Une autre facette de cette riche synthèse risque de retenir l’attention, celle du « rendez-vous manqué » entre la communauté juive et les Canadiens français, du moins durant la première partie du XXe siècle, puisqu’on sait que les Juifs du Maghreb, qui immigrent au Québec à partir des années 1950 et 1960, entretiendront des rapports plus étroits avec la majorité francophone. Pierre Anctil avait tenté d’expliquer ce « rendez-vous manqué » durant l’entre-deux-guerres dans un ouvrage paru en 1988 (IQRC). Trente ans plus tard, il y revient et, fort de recherches récentes, il tente à nouveau de comprendre ce fossé. La première explication, évidente, est celle d’une hostilité historique de l’Église catholique aux Juifs et au judaïsme, laquelle prend fin en 1965 avec la déclaration Nostra Aetate qui établit une filiation positive entre le judaïsme et le christianisme. Cette hostilité, insiste toutefois Anctil, « débouche rarement sur des gestes concrets » (p. 199), c’est-à-dire des actes antisémites. Confiné aux pages éditoriales du Devoir et à quelques cercles traditionalistes, un antisémitisme plus doctrinal ne semble guère avoir influencé les représentations du peuple, du moins si l’on en croit les mémoires d’Israël Mesdresh publiés en 1947, traduits par Anctil. La seconde explication, propre à la configuration particulière de la société québécoise, renvoie aux institutions scolaires dessinées par les Pères de la Confédération de 1867. « La compartimentation confessionnelle rigide que rencontrent les yiddishophones dans la métropole, particulièrement dans le cas du catholicisme, constitue un écueil systémique que ne parviennent pas à entamer les efforts soutenus d’adaptation linguistique et culturelle des nouveaux venus. Le Canada français institutionnel ne présente de fait ni aspérité ni interstice qui auraient rendu possible l’insertion progressive des Juifs dans l’univers catholique » (p. 193). Les Juifs arrivent dans une société divisée en deux confessions bien étanches. Chez les protestants, on retrouve quelques églises, dont celle des anglicans et des méthodistes. Le système scolaire protestant était donc plus poreux, moins étanche, explique Anctil, alors que dans « l’édifice organisationnel » des catholiques, « pas de fissure, pas une faille […] qui ouvrirait la voie à une attitude d’acceptation ou d’intégration bienveillante » (p. 193).

Le rapport à la question juive durant la Seconde Guerre mondiale est analysé par Anctil avec méthode et prudence. Grâce aux chercheurs Irving Abella et Harold Troper, on connaît la politique canadienne du gouvernement de Mackenzie King et de l’État fédéral, très rétive à accueillir des hordes de réfugiés juifs fuyant l’Allemagne nazie. En lisant Anctil, on comprend que ces chercheurs attribuent l’indifférence du Canada à la forte présence de députés d’origine canadienne-française au caucus libéral et au conseil des ministres. Dit autrement, si le cabinet fédéral n’avait pas eu à tenir compte de l’opinion publique canadienne-française, foncièrement plus antisémite que l’opinion canadienne-anglaise, le Canada aurait probablement fait davantage sa part. Si Anctil ne cherche d’aucune façon à minimiser les excès antisémites du Canada français (émeutes montréalaises de 1942 ; fausse nouvelle des 100 000 réfugiés juifs propagée en 1943 par l’organe de l’Union nationale), il montre que le sentiment dominant qui régnait, tant au Canada français qu’au Canada anglais, était l’indifférence. Aucune recherche rigoureuse ne serait encore arrivée à démontrer que l’antisémitisme aurait alors été plus virulent au Québec qu’ailleurs au Canada[1].

Un ouvrage essentiel et qui fera date pour comprendre une communauté qui a marqué le visage de Montréal. Un travail sérieux, bien fait, méthodique dont on appréciera aussi les vertus pédagogiques.