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Historien, François-Xavier Garneau fut aussi homme de presse, comme beaucoup des écrivains qui lui sont contemporains, au Québec et en Europe. Dès 1831, il se fait connaître comme poète dans le journal Le Canadien, tandis qu’il est en Europe. À son retour, il continue de publier des poèmes dans Le Canadien et fonde l’hebdomadaire L’Abeille canadienne (1833, 10 numéros). Par la suite, il publie dans Le Canadien des poèmes, mais aussi des récits, les « Extraits des batailles[2] » et cofonde en 1841 L’Institut ou le Journal des étudians. Enfin, il utilisera les journaux pour publiciser, au sens fort du mot, c’est-à-dire rendre public, son projet d’Histoire du Canada, dans les années qui précèdent sa publication chez N. Aubin[3]. Entre 1831 et 1845, il écrit en outre plusieurs textes portant sur la presse, dont au moins deux étrennes du gazetier[4] et le « Discours préliminaire » de son Histoire, qui comporte un long développement sur l’histoire de l’imprimerie et de la presse. Aussi, loin de constituer simplement un lieu de publication par défaut, comme on a trop souvent tendance à le croire, la presse lui fut-elle support privilégié, outil politique et objet de réflexion. Il importe donc de comprendre la nature des relations de Garneau avec la presse, afin de saisir comment celui-ci y construit un rapport au savoir original, qui unit écriture, histoire et littérature, et repose sur la liberté de jugement. Nous ferons l’hypothèse que l’engagement de Garneau dans la presse périodique donne à voir de manière exemplaire l’intrication qui existe entre les thèmes, les formes et les postulats historiographiques qui furent les siens. Nous nous attacherons à trois aspects particulièrement significatifs de cette relation : la participation de Garneau au journal Le Canadien, abordant au passage l’importance de sa figure dans la représentation du monde de la presse bas-canadienne que livrent les Comédies du statu quo[5] ; la participation de Garneau à la fondation et la rédaction de journaux à bas prix ; le développement de sa réflexion politique sur la presse, telle qu’explicitée dans ses contributions à un genre médiatique propre au Bas-Canada, les étrennes du gazetier. Nous visons ainsi à éclairer les relations entre ses pratiques médiatiques, ancrées dans l’ici-maintenant du discours social que la presse configure, et la distance réflexive que suppose l’écriture historiographique. Nous nous appuierons principalement sur la matière même des journaux plutôt que sur des sources secondes souvent anciennes pour réaliser notre analyse. Notre ambition est donc fort différente de celle de François Gallays, qui fut le premier, et à notre connaissance le seul, à aborder les relations entre Garneau et la presse[6], à la fois parce que notre connaissance du XIXe siècle québécois a beaucoup progressé et parce que les travaux des deux dernières décennies sur la presse du XIXe siècle, au Québec et en France, ont radicalement transformé notre compréhension du contexte médiatique dans lequel travailla Garneau. Nous ne souhaitons pas non plus participer aux débats, bien inutiles à notre sens, sur le rôle de la littérature dans la presse du XIXe siècle. Les travaux récents menés ici et en Europe ont problématisé cette question de manière ample et féconde au plan heuristique. Leur conclusion est que la littérature ne joue pas un rôle ornemental, mais contribue à la structuration de l’espace public[7]. Ces travaux étant malheureusement peu connus hors des cercles des spécialistes de la littérature, nous les rappelons ici brièvement, en guise d’ouverture.

L’avènement d’un monde médiatique

Les deux décennies durant lesquelles Garneau est littérairement actif, soit la période qui va de son premier poème publié dans Le Canadien, en 1831, à la parution du 4e tome de l’Histoire en 1848, sont marquées par d’importantes transformations structurelles de la presse. Des innovations technologiques majeures (typographie, télégraphie, daguerréotypie, presse à vapeur) favorisent la création d’une presse de grande diffusion aux États-Unis (The New York Herald, 1835) et en France (La Presse de Girardin, 1836), de même que le développement d’un usage structurant de la publicité et la naissance de la première agence de presse, Havas (1835). Ces changements sont accompagnés de l’émergence de pratiques journalistiques inédites et de genres médiatiques nouveaux : l’« ère médiatique[8] » s’installe. On aurait tort de croire que, malgré les différences d’échelle, la presse du Bas-Canada n’en est pas marquée, ne fût-ce que parce qu’elle emprunte alors textes et pratiques aux périodiques européens et américains qui lui sont immédiatement contemporains.

Les rubriques que sont les « Premiers Paris » de La Presse de Girardin[9], les « scènes de rue » des flâneurs urbains inaugurées par Dickens[10], les « feuilletons » théâtraux – dont Théophile Gauthier détient le record de longévité[11] – imposent un temps commun, celui du journal, infléchissant regard et écriture. Un rédacteur comme Napoléon Aubin s’inscrit explicitement dans ce temps commun du journal, d’abord dans Le Télégraphe/The Telegraph, puis dans Le Fantasque et Le Castor, en particulier en endossant la figure du flâneur, qu’il développe de manière originale[12]. Les récits en plusieurs livraisons se déploient désormais en romans-feuilletons[13], jouant à la fois sur le temps commun du journal et sur le temps long de la série qui crée les habitudes des lecteurs ; la série des « récits de bataille » de Garneau en constitue une forme dérivée intéressante et novatrice dans le Bas-Canada. Durant cette même période, le récit de voyage, grand genre du XVIIIe siècle, glisse, dans la presse, vers le conte ou la nouvelle se donnant parfois des airs (fictifs) de reportage, chez Mérimée par exemple[14]. Cette forme labile se trouve en abondance dans les journaux du Bas-Canada, les extraits de journaux étrangers en relevant très largement[15].

Ainsi, la quotidienneté du journal modèle le littéraire. Le roman sentimental n’est pas en reste, il se mue dans le journal, et même ailleurs, en « roman d’actualité[16] ». Le fait divers, pourtant ancien puisqu’il est déjà présent dans les almanachs et sur les feuilles volantes que sont les canards, devient la forme consacrée du moderne. Les extraits de nos deux premiers romans, L’influence d’un livre de Philippe Aubert de Gaspé fils et Les révélations du crime ou Cambray et ses complices : chroniques canadiennes de 1834 de François-Réal Angers qui paraissent en 1837, respectivement dans Le Télégraphe/The Telegraph et dans Le Canadien, relèvent directement de cette forme[17]. Le mouvement de la presse est également politique : premiers fléchissements des censures en France à la suite de la révolution de 1830 et combats contre les « taxes sur la connaissance » en Angleterre[18] ; émergence, dans la foulée, de la « petite presse », et surtout de la presse satirique – entre autres La Caricature (1830), Le Charivari (1832), The Caricaturist (1831), The Penny Comic magazine (1837) et au Québec Le Fantasque de Napoléon Aubin (1837). Les nouveaux genres, y compris ceux qui relèvent de la satire, serviront de creuset à des formes littéraires inédites[19].

Enfin, le nouvel ordre médiatique consacre une galerie de figures inédites, qui hybride journalistes et écrivains, fondateurs et rédacteurs de journaux, « publicistes », en somme ceux qui comptent désormais dans l’opinion publique, comme Dickens et Poe, Balzac et Dumas, Cruikshank et Daumier, pour n’en nommer que quelques-uns. Désormais, la presse et l’imaginaire social qui lui est coextensif dominent la circulation des discours même si le livre devient plus abordable. On chercherait en vain, en ces années, un écrivain ou un homme de lettres qui ne soit pas de quelque façon lié à la presse[20]. Alain Vaillant souligne d’ailleurs que « le journalisme du XIXe siècle ne se contente pas d’expliquer et de raconter l’Histoire, il a l’ambition de la faire, d’en être un des acteurs principaux[21] ». À Québec, François-Xavier Garneau, James Huston et Stanislas Drapeau, tous autodidactes, manifestent semblable ambition[22].

Dans le même temps, le journal devient nourriture – « pâture » disent les moralistes – pour un public en continuelle expansion. Les chambres de lecture, les bibliothèques circulantes, appuyées sur les progrès de l’alphabétisation, ouvrent à la presse un nouveau lectorat en Europe et aussi au Québec, grâce, entre autres, à l’enseignement mutuel et à la loi des écoles de syndics[23]. Une presse naît qui se donne pour objectif explicite d’instruire le peuple lecteur, en Angleterre puis aux États-Unis, et enfin en France et au Québec. Alors que les magasins anciens diffusaient des savoirs conçus comme pertinents pour les gens lettrés, comme l’exprime sans fard le titre du premier magazine, The Gentleman’s Magazine, les années 1830 voient naître une nouvelle forme de magasin, destinée au peuple nouvellement alphabétisé, et illustrée de manière à favoriser ses progrès dans l’ordre des connaissances. Le Penny Magazine of the Society for the Diffusion of Usefull Knowledge (Londres, 1832), qui sera réimprimé pour le marché américain dès l’année suivante à New York et Boston, de même que le Magasin pittoresque (Paris, 1833), inspiré du précédent, transforment le rapport du peuple à la presse et au savoir en proposant à bas prix de la lecture instructive et distrayante pour tous[24]. Ces modèles sont explicitement convoqués dans le « Prospectus » de L’Abeille canadienne de Garneau[25]. Les journaux de grande diffusion qui commencent à paraître dans les grandes capitales à partir de 1835-1836 s’inscrivent donc dans un contexte médiatique marqué par l’émergence d’un nouveau lectorat. Dans le Bas-Canada, la population dite canadienne n’est peut-être pas suffisante pour soutenir de grandes entreprises de presse. Mais il faut constater que l’emprisonnement de la plupart des directeurs de journaux durant les Rébellions, les grands incendies de 1844 et 1845 à Québec, qui font disparaître plusieurs imprimeries, et le déménagement du Parlement qui conduit au déplacement des intellectuels concourent bien davantage à l’effondrement des ambitions éditoriales à Québec. À Montréal, les entreprises de Letourneux, qui adopte le modèle commercial des grands journaux européens avec vente de publicité sur un grand pied, témoignent de la domination du nouveau modèle médiatique[26].

François-Xavier Garneau : personnage médiatique

Lorsque Garneau revient d’Europe, en 1833, il a eu l’occasion de constater l’effervescence médiatique qui y règne. Jusqu’alors, il n’a publié que deux poèmes dans Le Canadien, Le voltigeur et surtout Dithyrambe sur la mission de Mr Viger, envoyé des Canadiens en Angleterre[27], à la suite d’un concours où il fut le seul participant[28]. Dans Le Canadien du 31 août 1831, il est identifié, « M. Garneau, commissionné notaire l’année dernière, et qui est parti ce printemps pour aller en Angleterre d’où on l’attend sous peu[29] », et félicité pour son talent. Deux autres poèmes paraissent ensuite durant son séjour à Londres : l’un « La liberté prophétisant sur l’avenir de la Pologne », dans un journal londonien, The Polonia, l’autre, « Élégie », dans le dernier numéro du Magasin du Bas-Canada de Michel Bibaud. À son retour, Garneau poursuit sa collaboration avec Le Canadien, y faisant paraître sept poèmes en six mois, entre le 19 juin 1833 et le 2 janvier 1834[30]. Le plus souvent, ses poèmes sont placés en première page et sous une vignette représentant les arts (instruments de musique, lauriers et feuilles de papier composant une sorte de trophée à la romaine), ce qui les isole du reste de la page sur laquelle ils se trouvent et les met en valeur. Durant cette brève période, les poèmes de Garneau ont tous une portée politique et déplorent, avec une certaine colère, la tyrannie des rois. Les textes glorifient les exploits de ceux que l’on méprise et sont pétris de l’espérance que la postérité leur rendra justice.

Il ne faut pas s’y tromper. Dans les journaux de cette époque, les poèmes n’ont pas valeur ornementale, ils participent au discours véhiculé, le magnifient, en accroissent la diffusion et, surtout, en condensent le sens. Il faut, en ces années de la Restauration, considérer en France « la poésie comme usage et comme pratique, [la comprendre] comme objet transversal, à la fois discours et geste historiquement situés, entendue dans toute son épaisseur culturelle, sociale et politique[31] ». L’usage politique et social de la poésie et de la chanson est tout aussi marquant dans le discours social du Bas-Canada, quoique la « métromanie » n’atteigne pas à Québec le même degré de frénésie qu’à Paris[32]. La poésie, tout particulièrement celle qui se chante, fait alors déjà partie de l’arsenal argumentatif : elle servit par exemple en 1810, au moment des conflits entre Craig et le journal Le Canadien[33]. Elle reprit du service lors de la libération de Ludger Duvernay et Daniel Tracey, en 1832[34]. À titre de poète, Garneau est un collaborateur important du Canadien ; il contribue tout autant qu’Étienne Parent le fait par ses textes éditoriaux à façonner l’image du journal, lequel ne publie d’ailleurs pas d’autres poèmes que les siens en 1833, à l’exception des étrennes, anonymes[35].

Le caractère privilégié de cette collaboration se maintient, malgré le début, le 7 décembre, de la publication de l’Abeille canadienne que dirige Garneau, puisque celui-ci compose les étrennes du Canadien de 1834[36]. L’importance de cette collaboration trouve par ailleurs une confirmation inattendue dans un texte théâtral satirique publié dans La Gazette de Québec, sous la signature Un ami du statu quo. Il s’agit de la première des pièces aujourd’hui désignées comme les Comédies du statu quo[37]. Présenté comme un des « résolutionnaires » (ceux qui sont en faveur des 92 Résolutions présentées au Gouverneur, puis au parlement de Londres), tout comme Étienne Parent, qui est aussi portraituré, Garneau y est brocardé pour son usage de termes « révolutionnaires » (« citoyens », « peuple », « masses qui voulaient se révolter », « tyrannie du gouvernement »), et ses « anecdotes » rapportées d’Europe (« j’ai vu bien des choses, je vous assure, surtout en fait d’anecdotes »)[38]. La scène se passe dans les bureaux du journal Le Canadien, devant « le petit garçon imprimeur du Canadien » (le petit gazetier) et met également en scène Elzéar Bédard, Hector S. Huot, Charles Deguise, Louis Fiset, Pierre Winter et Émile Martel. Cette courte pochade[39] donne de Garneau l’image d’un acteur médiatique dont les voyages, les petits travers et les amitiés, – avec Parent et Pierre Winter[40] –, mais aussi les opinions tranchées, sont connus et reconnaissables : ils sont en effet à la source du comique. Leonard E. Doucette écrit : « From what we know of Garneau’s convictions, particularly those distilled over the next decade and a half into his great Histoire du Canada, this is good political caricature, with a solid, factual base to anchor the obvious distortion[41] ».

Nous pouvons en conclure que Garneau est à cette date déjà connu comme un proche d’Étienne Parent, comme un poète préoccupé d’histoire et comme un démocrate à propos duquel il est facile d’établir la confusion entre « résolutionnaire » et « révolutionnaire » : en somme, comme un personnage médiatique qu’il vaut la peine de caricaturer.

Répandre la lecture : L’Abeille canadienne de François-Xavier Garneau

Malgré des différences d’échelle, le portrait général des médias tracé plus haut est sensiblement, et toutes proportions gardées, celui du Bas-Canada. Une presse bilingue existe depuis les débuts du Régime anglais à Québec et à Montréal. Des journaux en français ont aussi parus, La Gazette littéraire de Montréal (1778-1779), Le Canadien (1806-1810 ; 1817-1819 ; 1820-1825), L’Aurore (Montréal, 1817), Le Courrier du Bas-Canada (Montréal, 1819), La Gazette canadienne (Montréal, 1822), Le Constitutionnel (Trois-Rivières, 1823), L’Argus (Trois-Rivières, 1826), Le Constitutionnel, gazette politique et littéraire (Trois-Rivières, 1823), La Minerve (Montréal, 1826). Le nombre d’habitants limite l’expansion médiatique, de même que la coprésence de deux langues. La décennie 1830 voit un net accroissement des titres en français. L’éphémère Observateur de Bibaud (1830) est suivi de la résurrection du journal Le Canadien (1831) sous la direction d’Étienne Parent. Plusieurs autres journaux naissent ensuite, qui nourrissent des polémiques politiques ou culturelles et favorisent l’émergence d’une littérature nationale identifiée comme telle par des en-têtes[42]. Si certains de ces journaux sont éphémères, il faut observer que les fondateurs de périodiques sont pugnaces : plusieurs d’entre eux fondent plus d’un périodique – Ludger Duvernay en fonde six, Michel Bibaud, quatre, J. V. Delorme, fonde, édite ou est propriétaire de cinq journaux[43]. Quant au lectorat, il se compare toutes proportions gardées à celui qu’on peut observer en France, selon Claude Galarneau[44].

Parallèlement aux journaux paraissent des périodiques destinés aux lettrés. Michel Bibaud fonde en 1825 La Bibliothèque canadienne, mensuel destiné à diffuser les travaux de ses contemporains et ses propres écrits sur l’histoire nationale, puis le Magasin du Bas-Canada, en 1832, qui se veut instructif, mais où les textes savants ne sont guère vulgarisés. Dans son Magasin, Bibaud reproduit de nombreux « extraits historiques » (tirés de divers documents) et ceux qui portent sur le Canada sont vraisemblablement choisis et édités par lui. L’ensemble est plutôt austère. Le Magasin réserve toutefois quelques surprises : critiques de représentations des Amateurs canadiens et de livres parus à Québec, dont ceux de Bibaud lui-même, textes sur l’éducation qui participent aux débats en cours[45] et poèmes, dont plusieurs sont de Bibaud[46]. Le dernier poème paru dans le Magasin, ambitieux par ses dimensions, Élégie. Par un jeune Canadien maintenant à Londres[47], est celui, déjà évoqué, de Garneau.

L’Abeille canadienne que fonde Garneau en 1833 est animée par une intention un peu différente. Dans le « Prospectus » qui clôt le premier numéro, L’Abeille est présenté comme un hebdomadaire destiné aux ouvriers et aux gens « pauvres » – Garneau insiste sur la modicité de l’abonnement, sur la vente au numéro, qui est une nouveauté[48], et sur l’utilité des morceaux qui seront choisis pour publication. Il ne ressemble pas au Magasin de Bibaud. Garneau plaçant explicitement son hebdomadaire dans la foulée du Penny Magazine et du Magasin pittoresque de Charton, lequel se trouve longuement cité[49]. Les textes publiés dans les dix numéros parus ont une dimension didactique[50]. Plusieurs rubriques reviennent d’un numéro à l’autre : « La semaine » qui présente, avec l’entrée d’une date, la biographie d’un personnage célèbre né ce jour-là (on peut lire entre autres celles de Montagne [Montaigne], de Milton et de Lavoisier) ; une série sur l’histoire des diverses civilisations ; une rubrique irrégulière, « Anecdotes » (celles-ci sont parfois comiques, mais pas toujours) ; des poèmes placés sous l’en-tête « Poésie » et une rubrique irrégulière sur les activités des sociétés de Québec. Les lecteurs sont invités à envoyer des textes :

L’Abeille canadienne ne vise point à une célébrité ; en effet, il y aurait bien peu de matières originales pour lui décerner ce titre ; elle n’ambitionnera que le titre d’utilité. Comme une abeille, elle butinera partout pour remplir l’objet de sa mission. Qu’importe où elle prenne ses matériaux, pourvu qu’elle intéresse ou instruise ses lecteurs.

En entreprenant cette publication, nous n’avons eu en vue que de favoriser la diffusion des connaissances, et le goût de la lecture, en variant les objets, parmi le peuple et la jeunesse canadienne[51].

Le premier numéro balise clairement les contours de cette « utilité » intellectuelle. L’« Avis au lecteur » est suivi d’un texte sur l’Amérique (géographie physique et politique), histoire sommaire du continent, surtout celle, ethnographique, des populations amérindiennes (désignées selon les cas par les mots aborigènes, sauvages, Indiens ou Américains), statistiques populationnelles et linguistiques tirées de Humbolt. Un court article intitulé « Connaissances utiles » présente sous forme dialoguée la méthode pour acquérir des connaissances utiles, réduites en l’espèce à la chimie[52], suivie de la rubrique « La semaine » qui présente une courte biographie de Malesherbes, présenté comme un écrivain qui « prépara la liberté de la presse » et comme un savant « ami de l’agriculture », un sage sans « vanité » et sans « orgueil ». À ces textes non signés succèdent une « Poésie », « La veuve du soldat », signée A. M[53] et « Mémoire sur les habitants de la Nouvelle Zélande », par R. P. Lesson, tiré du Journal du voyage[54]. Une série d’entrefilets, « Froid », « Musique ancienne », « Radeau de poterie » et « Café », se clôt sur la rubrique « Anecdotes ». La dernière page et demie se compose d’un court texte, « À nos abonnés », du « Prospectus » et de la colonne « L’ABEILLE CANADIENNE, à six sous par livraison ».

Les textes sont brefs, le plus long étant le « Mémoire sur les habitans de la Nouvelle-Zélande », les sources sont explicitées, ce qui incite à penser que les textes non signés sont des résumés ou des réécritures de Garneau lui-même. Les savoirs utiles touchent à tous les aspects de la vie – sciences, arts, connaissances usuelles. Plusieurs des textes abordent les choses dans une perspective historique, y compris l’entrefilet sur le café. On trouve côte à côte des textes qui font rêver par leur exotisme, des informations encyclopédiques et une présence importante de la littérature, à travers le poème reproduit et la figure de Malesherbes.

Huit pages, sur deux colonnes, à préparer, à mettre typographiquement en forme et à imprimer chaque semaine, cela est énorme. Pourtant, Garneau présente dans ce premier numéro, un véritable plan d’affaires, comme on le dit aujourd’hui. « La première livraison paraîtra dès que la liste des abonnés se montera à 500 », et le prix de l’abonnement baissera s’il y en a mille. L’Abeille peut être achetée au numéro et les tarifs d’abonnement sont modulés. De plus, « [a]fin de faciliter le payement de l’abonnement, aux gens les moins aisés, il se fera tous les trois mois par payemens de deux schellings et demi, somme qu’il leur sera plus facile de trouver ». L’imprimeur, Fréchette, est également propriétaire du Canadien et L’Abeille se trouve dans le même édifice que le journal de Parent. Tout semble avoir été prévu.

Pourtant, cela n’a pas marché. Le dixième numéro (février 1834) présente la cinquième époque de l’« Aperçu histoire sur l’industrie humaine » (ce qui conduit au seuil de la période contemporaine, en 1801), un texte de trois pages sur « Saint-Petersbourg » et « La semaine » donne une biographie de « Michel de Montagne ». Sous l’intitulé Fragment se trouvent trois poèmes dont seul le premier est signé (C. de Lesser). Les deux autres, La liberté et Le cheval et le pourceau. Fable, sont proches des poèmes de Garneau par leur thème. « La liberté », poème d’Emmanuel Mercier Dupaty (académicien et vaudevilliste) porte en germe les figures que Garneau développera dans ses étrennes du Canadien de 1839 :

Noble présent des cieux, parut l’imprimerie :

Grâce à la boussole, aux arts, à l’industrie,

Sur la terre et les flots, par cent chemins divers,

Enfin la vérité parcourut l’univers.

La liberté, féconde en lumières nouvelles,

Sur le double hémisphère a déployé ses ailes.

Second flambeau du monde, elle éclaire, elle instruit[55]

La fable, qui est d’Antoine-Vincent Arnault (homme politique, académicien, professeur et satiriste), semble aussi dans l’air du temps :

Que fais-tu donc en ce bourbier,

Où je te vois vautré sans cesse ?

Au pourceau disait le coursier.

Ce que j’y fais ? parbleu ! j’engraisse

Et tu ne ferais pas très mal,

Poursuivait l’immonde animal,

D’en faire autant : parfois la guerre

Accroît le renom d’un héros,

De qui l’embonpoint n’accroît guère

Tu n’as que la peau sur les os.

- Cela se peut ; mais, de ma vie,

Ton sort ne [tentera] mon coeur.

J’aime mieux maigrir dans l’honneur,

Que d’engraisser dans l’infamie[56]

Ces professions de foi, la première en la diffusion des connaissances et en la marche du progrès démocratique par l’imprimerie – par la presse[57] –, la seconde en la nécessité de l’intégrité morale, se trouvent reprises dans le bref commentaire que fait Garneau de son aventure éditoriale dans l’« Avis à nos abonnés », à la dernière page de la publication. Ce texte mérite d’être cité au long :

Nous nous trouvons dans la nécessité de prévenir nos abonnés que nous allons cesser la publication de l’Abeille Canadienne passé aujourd’hui. Le nombre d’abonnés que nous avions quand nous l’avons commencée nous avait fait espérer qu’il atteindrait un chiffre qui nous mettrait en état de faire les améliorations dont elle était si susceptible, de nous procurer de petits caractères, de payer les frais d’une impression plus considérable et par conséquent d’augmenter et de varier les matières. Nous avons été jusqu’à un certain point trompé. Pour faire voir à nos abonnés que c’est la nécessité seule qui nous oblige de prendre cette alternative, nous devons lui dire quel est le nombre des abonnés de l’Abeille. Il se montait à un peu au-dessus de 250 lorsque la première livraison a paru ; maintenant il dépasse 300. Si l’on fait attention au petit nombre de lecteurs qu’il y a parmi les classes auxquelles, cet ouvrage était particulièrement destiné, à la rareté du numéraire et à d’autres circonstances, il peut paraître que ce nombre est encore assez considérable. Nos abonnés sont presque tous du District de Québec. Mais ce nombre ne suffit pas, si l’on déduit les pertes pour payer toutes les dépenses que nécessitent une feuille de cette nature ; et l’on ne pourrait que perdre, si l’on voulait la rendre aussi parfaite qu’il serait à désirer. Nous sentions bien quand nous avons commencé cette entreprise que nos premières livraisons n’auraient pas tout le mérite qu’elles auraient pu avoir si nous avions eu plus de moyens, et c’est là un des principaux motifs qui nous engagent à l’abandonner maintenant que nous perdons tout espoir de réaliser les projets d’améliorations qu’on avait en vue. – C’est ce manque de moyens qui a obligé d’employer de gros caractères pour l’impression au lieu de petits, et qui nous a mis dans l’impossibilité de publier plusieurs morceaux, moins instructifs que ceux qui ont paru dans l’Abeille Canadienne, mais plus propres à délasser l’esprit et à faire disparaître la monotonie, pour plusieurs personnes, attachées à des écrits, qui traitent d’objets sérieux. – Nous avons entendu dire que plusieurs personnes se plaignaient de ce qu’on ne trouvait pas, disait-on, le mot pour rire ou des anecdotes divertissantes. Nous en avons publié quelques-unes dans presque toutes les livraisons, mais nous l’avons fait avec modération. Nous préférons d’ailleurs cesser la publication de ce recueil que d’en faire un répertoire de quolibets pour l’amusement de ceux qui aiment à rire. – Il ne nous reste plus qu’à assurer nos abonnés que nous avons fait tous nos efforts pour remplir notre tâche aussi dignement que nous le permettaient nos faibles moyens, et que sous ce rapport nous avons droit a quelqu’indulgence.

En somme, Garneau a manqué de lecteurs (il en a tout de même 300, dans une ville qui compte environ 28,000 personnes, dont une large proportion d’anglophones, ce qui n’est pas rien[58]) et de ressources pour améliorer son périodique afin d’aller les quérir. Garneau mesure bien l’importance des infrastructures dans une telle entreprise : un « jeu de petit caractères » aurait fait la différence ! Mais ses positions éditoriales n’ont pas fléchi. Il ne regrette pas de préférer l’instructif à l’amusant ; il continue à voir la lecture comme un outil d’émancipation pour tous. Il conserve, comme le coursier de la fable d’Arnault, sa dignité.

En 1841, Garneau devient, avec Louis-David Roy, rédacteur de l’hebdomadaire L’Institut ou le Journal des étudiants. Publication scientifique, industrielle et littéraire, dont le propriétaire et imprimeur est Joseph Victor DeLorme et qui sera simplement désigné, dès le deuxième numéro comme L’Institut. Garneau apparaît comme corédacteur dans le cartouche à partir du premier numéro. Comme son nom n’apparaît nulle part dans le Journal des étudians dont L’Institut se veut la continuation, il est plus que probable qu’il ne fut pas mêlé à cette aventure. Un de ses propres poèmes, Les exilés, est publié en première page du premier numéro. La publication se présente comme un journal plutôt que comme un magasin, avec un bandeau – L’Institut, Québec, [jour et date], 1841 – qui distingue la partie rédactionnelle originale, qui n’est pas constituée de repiquages ou de condensés. Elle est en outre différente du Journal des étudians à la fois à cause de son format (qui passe de l’in-quarto à l’in-folio) et du contenu, centré non sur les connaissances jugées indispensables, mais plutôt sur celles qui s’élaborent, grâce à des comptes rendus de diverses sociétés savantes canadiennes et étrangères. L’Institut se distingue aussi du Journal des étudians par sa manière plus étendue, qui ajoute à la matière principalement littéraire de ce dernier des articles scientifiques et industriels[59]. Tout comme L’Abeille et Le Journal des étudians, L’Institut est vendu à un prix modeste, payable mensuellement ; on peut aussi l’acheter au numéro, ce qui est une nouveauté. L’Institut fait une place à l’actualité culturelle et scientifique – elle donne « un précis des nouvelles » (L’Institut, 6 mars nol. 1, no 1, 1841) – et à des thèmes qui font alors débat, comme l’éducation et l’accès au livre : on y trouve par exemple un article indigné à propos du déplacement de la Bibliothèque du Parlement à Kingston, qui est probablement de Garneau – ou de Parent[60]. On trouve aussi des textes critiques sur des ouvrages savants ou d’intérêt général, qui sont parfois signés, par exemple sur les chansons traditionnelles des voyageurs[61]. L’Institut rend aussi compte, comme Le Journal des étudians avant lui, des activités d’Alexandre Vattemare, dont la grande assemblée publique lors de laquelle furent approuvés les plans visant l’établissement à Québec d’un Institut selon les plans de Vattemare ; c’est d’ailleurs à ce projet que l’hebdomadaire doit son titre.

Entre L’Abeille et l’Institut, les différences sont nombreuses : format, quantité et variété des matières, rapport à la connaissance et à l’actualité. La poésie est présente dans les deux périodiques, mais la perspective historique se fait plus ténue dans L’Institut, dont la prose est soumise aux enjeux de l’actualité et de la vie sociale et politique, au progrès scientifique et industriel. L’expérience de L’Institut tourne court elle aussi, malgré des assises manifestement plus solides : l’avant-dernier numéro donne à voir une liste de 15 agents, habitant un peu partout dans le Bas-Canada ; la collaboration des sociétés savantes locales et étrangères est acquise ; les objectifs sont plus explicitement nationalistes aussi :

Nous aussi nous parviendrons à fournir notre contingent à la masse des connaissances et des ouvrages qui constituent la civilisation. Nous introduirons nos citoyens, au milieu de ces richesses, et peut-être en retour aurons-nous à la longue quelque chose à apprendre aussi nous aux maîtres qui nous ont fourni nos premiers enseignemens[62].

Le rapport à l’actualité est étroit. En plus du « précis de nouvelles », il y a de la publicité et les rubriques « Décès[63] », « Mariage » et « Naissance ». Joseph-Victor DeLorme ne s’explique pas vraiment sur les motifs de l’interruption, parlant de « circonstances aussi imprévues qu’inattendues[64] ». Peut-être le déplacement du Parlement à Kingston y est-il pour quelque chose ? On sait que Garneau suivra le Parlement. La mauvaise santé de DeLorme ou de Garneau est-elle en cause ? Cela reste à déterminer.

De ce second échec, retenons que Garneau ne se contente pas de publier des textes dans des journaux et des périodiques. Il fabrique des journaux, et deux fois plutôt qu’une. De l’un à l’autre, il y a toutefois plus qu’une simple répétition. Entre les deux périodiques, le rapport que Garneau entretient à l’endroit du savoir et du temps semble s’être transformé. Alors que L’Abeille présentait des savoirs déjà tenus pour vrai, une sorte de compendium utile, L’Institut mise sur la science qui se fait. Cela tient bien sûr à la participation de Garneau à diverses sociétés, à Londres et à Québec[65] ; celui-ci se voit sans doute désormais, parmi « ceux auxquels l’étude a rendu les sciences familières[66] » qui collaborent à L’Institut, comme un savant susceptible d’infléchir les savoirs plutôt que comme un simple médiateur. Mais cela repose aussi sur une sorte d’urgence du présent, à partir duquel le savoir doit se constituer et se diffuser, dans la « chaîne qui attache le présent au passé[67] ». C’est au présent que se conjugue la science, même celle qui porte sur le passé, l’histoire. L’énonciation s’en trouve transformée : dans L’Institut, malgré l’anonymat des textes qui ont une portée éditoriale, l’énonciation est rapportée à un sujet, qui expose au nom de quoi et aussi à qui il parle[68], alors que dans L’Abeille les énoncés étaient inscrits dans une sorte d’universalité intemporelle et indéfinie.

Penser le journal

Entre L’Abeille et L’Institut, il y a eu les Rébellions et la Promulgation de l’Acte d’union, certes, mais Garneau a aussi publié trois textes qui appartiennent au genre métadiscursif des étrennes du petit gazetier, qui témoignent de l’évolution de sa pensée.

Rappelons brièvement que les étrennes du gazetier (celui qui porte les journaux) constituent un genre médiatique original, qui naît dans le Bas-Canada dès l’apparition des journaux[69]. Très tôt, ce qui semble inspiré du Newspaper Boy Carrier Address américain[70] se singularise. En effet, les étrennes publiées en français à Trois-Rivières, Québec ou Montréal ne sont pas des poèmes, comme chez les voisins, mais des chansons faites pour être chantées, selon la tradition française des chansons sur timbre. En outre, les étrennes reposent sur un cadre pragmatique original. En effet, la chanson que chante le petit gazetier le 1er janvier est offerte sur feuille volante[71] aux abonnés, en guise d’étrennes. Récapitulation de l’année achevée dont la teneur est explicitement ou implicitement politique, les étrennes comportent, le plus souvent dans une strophe ou un envoi final, une demande d’obole aux abonnés, des étrennes en retour donc (pièces de monnaie, gâteau, verre de vin), offrant ainsi une mise en récit condensée du lien social qui relie le lecteur à sa communauté par l’intermédiaire du journal. Pourvoyeur d’information et de poésie, destinateur du don que sont les étrennes et destinataire du contre-don qu’est l’obole – échange refiguré dans les étrennes –, le gazetier en vient rapidement à se confondre avec la nation canadienne, qu’il incarne par ses attributs (petit et pauvre), par ses savoirs (le petit gazetier récapitule l’année écoulée, les malheurs de la nation, avant d’offrir des souhaits pour une nouvelle année, meilleure), par sa langue, souvent vernaculaire, et même par son prénom – il est souvent appelé Baptiste. Les étrennes constituent une proportion importante des textes poétiques publiés dans le Bas-Canada. De plus, elles jouissent d’une circulation exceptionnelle, diffusées d’abord oralement par le chant, puis par la feuille volante et enfin par le journal, puisque les étrennes sont généralement reprises par le journal qui les offre, dans sa première édition de la nouvelle année. Durant les années 1830, plusieurs journaux, dont Le Canadien et La Minerve, reproduisent même les étrennes d’autres journaux.

Le journal Le Canadien publie des étrennes du gazetier depuis sa fondation[72]. Il n’y a rien d’étonnant à ce que Garneau, dont nous rappelons qu’il est, pour l’année 1833, le seul qui, outre l’auteur anonyme des étrennes de janvier[73], publie des poèmes dans Le Canadien, soit choisi pour la création des étrennes de 1834. Le 2 janvier, Le Canadien reproduit en première page les étrennes distribuées la veille sur feuille volante[74]. Celles-ci sont suivies des étrennes de L’Abeille, qui ne sont pas reproduites dans le périodique de Garneau[75]. Les étrennes du Canadien sont assez amusantes dès lors que l’on prend en compte l’envoi du gazetier, chanté sur un air satirique, en contrepoint à un texte principal nettement politique dont le ton est emphatique, fait pour être chanté sur un air solennel[76]. En effet, dans la première partie, sérieuse, des étrennes, le « je » du poète-gazetier s’identifie à un « nous » qui est celui du « peuple » et rend compte des progrès de la liberté qui vaincra l’ennemi, celui qui « veut ourdir de noires trames », au long de cinq strophes ponctuées chacune d’un refrain de quatre vers qui commence par « Chantons » et parle de « bruit confus de verres », « de choeur », « de refrains », de « fêtes » et de « festins ». Ce « nous » qui mange, boit et chante, n’est pas tout le « peuple », insinue ironiquement le gazetier dans son couplet final, dont l’air plus vif est habituellement employé pour des chansons ouvertement satiriques :

Maugrebleu ! quel chant, quelle fête !

Courage, ils sont tous libéraux.

Peut-être en avançant la tête

Aurai-je un reste de gâteau.

Petit gazetier de la ville,

Bons Messieurs, ne m’oubliez pas :

Je n’ai point de liste civile,

Ni de château, ni de soldats.

Le petit gazetier, en demandant son obole, élargit brutalement la communauté au-delà du festin des Messieurs : s’y invitant, il y fait entrer le peuple entier. La dimension politique est explicite. Celui qui a liste civile, château et soldats, c’est le Gouverneur ; le petit gazetier, qui n’en a pas, incarne le peuple privé de pouvoir réel. En deux vers, les débats parlementaires de l’année se trouvent résumés. Garneau joue ici sur les conventions poétiques de son temps : le festin est un motif usuel de représentation de la collectivité, d’autant qu’il rappelle aussi de manière croisée les origines des timbres sur lesquels on chante : les restaurants, cabarets et caveaux d’où est sortie la chanson à la Béranger, festive et volontiers révolutionnaire[77]. Certes, les Messieurs chantent d’abord, mais le gazetier leur rappelle la convention des étrennes : son couplet chanté, leur don est attendu.

Les secondes étrennes semblent d’abord s’écarter du cadre pragmatique usuel. Le gazetier chante au nom des abeilles, qui sont ici à la fois métaphore du pauvre petit gazetier qui a froid et allégorie du journal L’Abeille. L’incipit est sans équivoque :

On le disait : dans ces climats

Les abeilles ne pourront vivre ;

Elles quittent sous les frimats

Les ruches couvertes de givre.

C’est de la fragilité du journal dont il est question, au travail de Garneau qu’on a prophétisé la mort. Et c’est bien sûr au souscripteur qu’il revient de le (s) sauver :

Hélas Monsieur le Souscripteur,

Prenez soin d’elles

Le Canadien n’indique pas l’air, mais la présence d’un refrain qui varie à chacune des strophes – comme dans les étrennes précédentes – indique clairement que le texte est fait pour être chanté. Le récit est heureux, les abeilles sont sauvées :

Je connaissais les Canadiens,

Ils ont l’âme trop généreuse

Pour délaisser sur les chemins

Même une abeille paresseuse.

Pauvres petites, quel bonheur !

La strophe finale met en scène le petit gazetier qui profite lui aussi de la générosité du souscripteur :

Jamais un homme hospitalier

Ne fut, je pense, encore avare.

Seul pour le Petit Gazetier

Deviendrait-il donc si barbare ?

Ah non ! j’aperçois, quel bon coeur !

Dans sa main briller quelque chose,

Merci monsieur le Souscripteur,

C’était là ma glose.

Ici le gazetier parle au nom des abeilles et au nom du journal. Du même coup, abeilles et gazetier sont sauvés.

Nous ne saurons jamais qui a écrit ces étrennes, quoique j’incline à croire qu’il s’agit de Garneau à cause de la similitude formelle entre ses refrains et ceux des étrennes du Canadien de la même année ; quoi qu’il en soit, c’est Garneau qui les a choisies pour L’Abeille. Des étrennes que signe Garneau pour Le Canadien à celles qu’il choisit pour son hebdomadaire, il y a un lien fort, celui qui subordonne les enthousiasmes politiques au maintien de la communauté de lecteurs créée par le journal, élargie grâce à la figure du petit gazetier et à son public, le petit peuple avide de savoir autant que de gâteau. Après tout, le gazetier n’est-il pas celui qui sait résumer le passé et prédire l’avenir ?

Remarquons que ces deux chansons sont écrites au présent. Certes, la demande d’obole du petit gazetier crée un cadre narratif immédiat, situé dans le tiers-temps du Jour de l’an, hors du passé récapitulé et du futur projeté[78]. Mais le récit est aussi donné au présent : « l’astre des rois s’éclipse à son couchant » et les Messieurs se réjouissent, « Chantons ! » ; les abeilles gèlent, sont accueillies, sont heureuses, « sauvées ». Le poète, ou l’aède, présent dans la poésie antérieure est ici remplacé par le petit gazetier qui agit dans le présent, dont la chanson a des effets perlocutoires : fête pour tous, survie du journal L’Abeille et surtout réitération du lien médiatique qui crée la nation, par gazetier interposé.

Les troisièmes étrennes auxquelles se trouve lié Garneau de manière certaine, paraissent au moment où Étienne Parent est en prison, après son arrestation le 26 décembre 1838. Leur caractère ouvertement politique, leur urgence, se trouvent confirmés par leur forme inhabituelle : pas de chanson cette fois, mais plutôt, selon l’en-tête de la feuille volante, une « épître » : Hommage du Petit Gazetier à Messieurs les abonnés du Canadien. Premier Jour de l’année 1839. Le Petit Gazetier à ses lecteurs. Plus sobre (plus prudent ?), l’en-tête de la reproduction dans Le Canadien portera simplement : « Du Canadien », sous le bandeau « Poésie du Jour de l’an[79] ». Garneau y porte la réflexion sur le rôle du journal qu’il a amorcée dans les étrennes précédentes à son achèvement, l’étendant à l’imprimé (le mot « presse » a ici le double sens de journal et d’outil, d’« engin[80] » créateur de l’imprimerie). Dans l’Épître, le Petit Gazetier ne sert pas seulement à créer le cercle des lecteurs par sa circulation dans l’espace public, il incarne, au sens fort, la puissance du journal. Et sa faiblesse fait sa force. Les parentés remarquables entre ce poème et le « Discours inaugural » de l’Histoire ont été étudiées par Chantal Legault et Marie-Paule Rémillard[81]. Aussi ne m’attarderai-je pas ici sur le récit des progrès de l’Humanité nés de l’imprimerie et de la diffusion des savoirs, idée cardinale de l’historiographie garnélienne, exposée dans ce poème avant d’être développée dans l’ouverture de l’Histoire que constitue le « Discours inaugural ». Je souhaite plutôt montrer en quoi l’incorporation de la pensée historiographique de Garneau au cadre pragmatique des étrennes du gazetier constitue une invention qui donne sens à l’ensemble des pratiques médiatiques de Garneau et transforme la fabrique de l’histoire en action.

Une remarque tout d’abord. Ce long poème a beau sembler en surplomb de la réalité canadienne, évoquant le Moyen Âge et la Renaissance, puis la Terreur qui suivit la Révolution, il demeure explicitement attaché à l’actualité la plus brûlante. Le Herald qui s’écrit « encor du sang » ! est le Montreal Herald, dont la prose est décrite comme incendiaire[82]. Toutefois, comme l’indique le titre choisi pour la reprise du poème dans le Répertoire national, « La presse[83]», Garneau replace les injustices vécues par les Canadiens dans une histoire générale du mouvement de quête de la vérité et de la liberté. Il use de tous les temps verbaux pour construire le récit de petit gazetier, lui qui dit : « Dans ma course aujourd’hui j’éclabousse les trônes, / Mais je naquis petit, faible et vivais d’aumônes ». La parole du gazetier ordonne le poème au présent de l’énonciation, comme dans les étrennes précédentes. Mais ici, le temps du poème n’est pas limité au présent, il va d’un passé lointain à un futur désiré. Entre le moment où « Strasbourg imprimant la pensée/Affranchit la raison du règne de l’épée » (v. 5-6) et celui où « aux yeux de l’univers il [l’aigle qui représente le génie de la presse] sortira vainqueur » (v. 93), un combat a lieu entre la « clarté » et la « raison », diffusées par la presse, et les « faux-prophètes », avides de sang (« Peuple, contemplez donc, voilà le sang qui fume » [v. 63]) qui « multipli[ent] leurs traits contre la vérité ». L’espérance en ce futur est fragile, puisque celui-ci n’est pas accompli. D’ailleurs, la version retouchée du poème qui paraît dans le Répertoire national en 1848-1850, indique plutôt, dans une variante significative : « saura sortir vainqueur[84] ». De 1838 à 1848, l’espérance a perdu de sa certitude.

Tout au long du poème se déploie l’action du « génie » auquel la presse est associée, et dont elle est le double, puisque la presse est à la fois « maître », « engin » et divinité triomphante qui « brave l’autan », ce qui correspond bien aux usages allégoriques les plus courants du XIXe, qui font du « génie », bon ou mauvais, celui qui influe sur la destinée humaine, mais aussi un « être allégorique personnifiant une idée abstraite et sa représentation[85] », personnification incarnée dans la figure du petit gazetier. La diffusion de l’écrit, des « pensers », de la « clarté », qui est toute l’action du petit gazetier, dont il faut rappeler que, par convention, il est conçu comme le représentant de la nation canadienne, ne peut être confinée au passé. Elle est par la réitération du « colportage » du petit gazetier (« j’ai pendant trois cent ans colporté son labeur »), dans un présent non pas éternel, advenu, mais dans un présent sans cesse réactualisé, comme en témoigne la liste des événements historiques opposés à la « raison » qu’énumère le poète : « les bûchers de Smithfield, le glaive des Cévennes », Marat (« Marat vint, Marat ! il demande du sang ») et le Montréal Herald (« Le Hérald après lui, s’écrie : encor du sang ! »). Comme le journal, dont la périodicité leste le présent d’une urgence et d’une rémanence nouvelles en ce début de l’ère médiatique, le poème ramène tous les combats au présent de l’action : le futur, comme le passé, se joue dans le présent, grâce à la figure du gazetier. L’image finale du poème, celle d’un aigle qui combat l’orage est d’ailleurs racontée au présent, par le petit gazetier, qui porte l’énonciation :

Ainsi l’on voit un aigle en lutte avec l’orage

Avancer, reculer, combattre avec courage.

Il descend, il remonte et l’aquilon lassé

Gronde et cède aux efforts de l’aigle courroucé,

Qui bientôt s’élevant au-dessus de la nue

Voit au loin dessous lui la tempête vaincue,

Et planant dans les airs aux regards du mortel

S’élance triomphant dans les flots du Soleil.

Les étrennes de 1839 injectent ainsi, grâce à l’allégorisation du petit gazetier en vainqueur des ennemis de la vérité, une forte charge de présent dans le récit de l’histoire de la presse. Ce présent n’est pas celui, intemporel, des savoirs définitifs que l’on trouvait dans L’Abeille – que l’on pourrait assimiler à l’historia magistra dont parle François Hartog, après Chateaubriand[86]. Ce n’est pas non plus le présent « qui ne passe pas » de ceux qui se voient comme victimes[87] et que l’on trouvait dans les premiers poèmes de Garneau, « Ô Canada », « La Coupe » ou « Châteauguay » dans lesquels seule la mémoire permettait la rédemption. Par la parole du petit gazetier, qui est performatrice, le présent se trouve continûment réactivé, qui ramène le passé et le futur à l’énonciation faite ici et maintenant. Racontée de la sorte, l’histoire de la presse, dont il faut rappeler qu’elle sert d’ouverture à l’Histoire de Garneau, à laquelle elle donne le ton, sert de modèle à ce qui suivra : le récit du passé à partir du présent dans l’espérance de l’avenir.

Garneau présente, dans les étrennes de 1839, le petit gazetier comme « le messager des pensers que vomit le cratère/Sans cesse bouillonnant de l’Etna qu’il éclaire ». Il en fait ainsi à la fois un intermédiaire entre les dieux et les mortels – et donc une figure allégorique –, un médiateur entre l’imprimé et le peuple – un opérateur identitaire – et un catalyseur du jugement par son inscription continue dans le présent de l’énonciation, qui donne sens à la fois au passé et au futur. Ce présent, sans cesse reconduit par les effets de ces médiations, repose sur un avenir ouvert – celui des étrennes suivantes, celui d’une espérance.

L’exercice littéraire des étrennes tel que Garneau le pratique montre donc son attachement à l’imprimé en général, et à la presse périodique en particulier. Garneau y thématise la haute mission qu’il leur assigne et ses choix formels témoignent de la nécessité éthique qui est la sienne d’ancrer dans le présent de l’énonciation tout discours, même, et peut-être surtout, si ce dernier est tourné vers le passé. Par là, l’écriture des étrennes ouvre à la fois sur la publication de L’Institut et sur l’écriture de l’Histoire.

Épilogue

Après avoir écrit les étrennes de 1839, il n’est pas étonnant que Garneau se soit engagé dans l’aventure de l’Institut, axé sur la science qui se fait et en prise directe sur l’actualité, comme le montre la facture et les contenus qui en font un périodique hybride, mi-journal, mi-revue culturelle. Ce périodique éphémère, qui mobilisa un nombre important de plumes canadiennes, est écrit à partir du présent, comme le sera l’Histoire.

Raconter le passé à partir du présent dans l’espérance de l’avenir c’est aussi rompre, au moins en partie, avec l’Historia Magistra ancienne dans laquelle la lecture du passé doit inspirer le présent pour que l’avenir s’inscrive dans la continuité[88]. Par l’adoption du présent comme temps de l’énonciation, Garneau se détache aussi de la manière de ses extraits sur les batailles, rédigés au passé, quasi sans intervention énonciative, passé le texte introductif du 15 février 1837[89]. Ce choix entraîne aussi, dans une certaine mesure, la rupture avec l’esthétique romantique. Certes, Garneau écrira en 1845 que « nos espérances procèdent des déductions les plus sévères des faits historiques dont nous allons maintenant dérouler le riche et intéressant tableau[90] ». Mais il faut ici comprendre que la définition de ces espérances n’est pas guidée par le passé, elle préexiste de fait au travail historiographique. Garneau confesse :

Si je m’abandonnais, comme eux, à ces pensées sinistres [celles de ceux qui croient à l’anéantissement du peuple canadien], loin de vouloir retracer les événements qui ont signalé sa naissance et ses progrès et de me complaire dans la narration des faits qui l’honorent, je ne trouverais de voix que pour gémir sur son tombeau[91].

Indirectement, il jette ainsi un discrédit sur la poésie élégiaque qu’il a pourtant largement pratiquée : « gémir sur son tombeau » c’est, renonçant à l’avenir comme au présent, se désengager de la vie, du savoir, du devoir de juger[92]. Si Garneau écrit son Histoire, c’est donc que, dans le présent, ses espérances donnent sens à l’écriture du passé.

Le choix du présent pour l’écriture de son histoire est ainsi pour Garneau, solidairement, de nature esthétique tout aussi bien qu’éthique et épistémologique. Ce choix est manifestement modelé par sa pratique exceptionnellement riche du journal et des figures symboliques et allégoriques qui y sont attachées. Garneau élabore, au fil d’une décennie, grâce à la médiation de ses pratiques effectives, une conception de la presse qui sert d’assise à un rapport au savoir original, qui unit dans l’écriture histoire et littérature soudées dans la liberté du jugement. Outil heuristique pourvoyeur du lien social le plus radical – celui qui par le don construit la nation –, la presse apparaît ainsi comme le lieu grâce auquel se sont développés les thèmes, les formes et les postulats historiographiques qui furent les siens.