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Le peu de contact entre les mouvements étudiants canadiens-anglais et canadiens-français tout au long du XXe siècle a été régulièrement constaté par les chercheurs, qui se sont souvent appuyés, pour parvenir à cette conclusion, sur l’isolement relatif des deux mouvements quant à leur militantisme au cours des sixties[1]. Cette focalisation sur l’activisme a cependant fait ombrage à d’autres collaborations, comme celles entre les groupes étudiants en vue de refaire le Canada et de repenser les relations entre anglophones et francophones. Dans un contexte où le biculturalisme est érigé en utopie mobilisatrice par une partie de l’élite intellectuelle, l’appropriation du bilinguisme par les étudiants jette un nouvel éclairage sur plusieurs enjeux comme une identité générationnelle en pleine construction[2], l’appropriation des idéologies de type universaliste, le rapport des jeunes au nationalisme, l’émergence du syndicalisme étudiant et les circulations et réseaux de la jeunesse universitaire, qu’il s’agisse d’idées ou de personnes.

En me penchant particulièrement sur le cas du groupe étudiant de l’Université de Montréal[3], et en examinant ses relations avec ceux du Canada anglais, particulièrement celui de l’Université de Toronto, je vais démontrer, en suivant le fil rouge (ou bleu…) du bilinguisme, comment les relations entre ces groupes se sont déployées à trois niveaux : celui des rencontres individuelles lors de week-ends d’échange, celui du journalisme étudiant et celui des structures étudiantes nationales. Des balbutiements bilingues au coin du feu dans un chalet à Sainte-Adèle à la mise en place d’un système de traduction par la Fédération nationale des étudiants universitaires du Canada (FNEUC/NFCUS), on peut dégager un certain horizon partagé du biculturalisme qui, s’il se révèle une parenthèse dans l’histoire plus longue du processus d’autonomisation et d’affirmation des mouvements étudiants canadien et québécois, n’en constitue pas moins une étape importante dans leur développement. Banc d’essai d’un internationalisme de plus en plus prégnant chez les étudiants, le biculturalisme vécu et pratiqué constitue pour plusieurs d’entre eux un test décisif qui vaut aussi comme symbole pour toute une génération qui cherche à rompre avec le passé et à poser les assises d’une nouvelle société[4].

Le week-end de tous les possibles

« The Carabin weekend might just as well have been an exchange visit from the University of Mars[5]. »

Varsity

« Nous sommes tous ou presque tous revenus de Toronto sans voix et sans force, fatigués et heureux. Nous y avons fait l’expérience de la camaraderie et surtout de nous-mêmes[6]. »

Le Quartier Latin

L’une des premières manifestations concrètes du bilinguisme individuel[7] chez les groupes étudiants de l’Université de Montréal et de l’Université de Toronto découle d’une série d’échanges connue sous le nom de Varsity et de Carabin week-end[8]. Deux fois par année, de 1948 à 1965, les associations étudiantes des deux universités organisent à tour de rôle un comité d’accueil de 20 à 40 étudiants pour recevoir un nombre égal d’étudiants de l’autre université. Constituées à moitié de filles et à moitié de garçons, les délégations représentent toutes les facultés et privilégient les étudiants plus vieux, plus matures et donc plus aptes à agir en ambassadeurs de leur campus et de province. Pendant quatre jours, les activités s’enchaînent, des conférences aux groupes de discussion, en passant par un souper chez l’habitant, une visite de musée, la présence à un cours, les festivités et, bien sûr, la messe (pour les plus assidus). Si ces événements ont laissé peu de traces dans les archives institutionnelles, elles ont suscité d’abondants commentaires dans les journaux étudiants des deux universités, Le Quartier Latin et Varsity.

À l’origine, ces échanges visaient à dépasser la méconnaissance et les préjugés envers l’autre Canadien, francophone ou anglophone[9]. Grâce à eux, plusieurs étudiants visitèrent pour la première fois l’Ontario ou le Québec. Si les commentaires sur les week-ends sont généralement positifs et parfois magnifiés, l’étrangeté, sinon l’incongruité de l’entreprise est également relevée. Pour un étudiant torontois, « Canada must be the only country in the world where young people from neighbouring areas feel it necessary to arrange formal visits in order to get to know one another[10]. » Cette étrangeté ressentie par les participants est notamment attribuable au caractère de voeu pieux du bilinguisme des week-ends ; jusqu’au début des années 1960, à Toronto et à Montréal, les échanges se déroulent principalement en anglais afin d’accommoder les étudiants torontois. Afin de faciliter le recrutement, les organisateurs doivent ajouter, à contrecoeur, la phrase « Don’t have to speak French » à la fin de leurs annonces dans le Varsity. L’avènement d’un bilinguisme effectif semble dès lors la clef pour dépasser un mot « empli de sentimentalité pour les uns, de répugnance pour les autres », mais à coup sûr « trop abstrait[11] ».

Comment expliquer, compte tenu de ce décalage entre les principes et la pratique, la longévité plutôt exceptionnelle de ces échanges, sachant que les entreprises étudiantes ont généralement la vie courte ? En fait, au-delà de la pratique du bilinguisme, c’est l’horizon d’attente qu’il nourrit qui compte pour ces étudiants. À cet égard, même les statistiques les plus décourageantes peuvent être euphémisées. Pour accueillir, en anglais, les Torontois, Gilles Duguay publie un article dans lequel il rappelle que 90 % des anglophones au Québec ne parlent pas français. Il conclut pourtant, optimiste : « Bilinguism [is] one of our best chances[12] ». De façon similaire, l’unilinguisme relatif des week-ends est volontiers considéré comme une déficience temporaire qui sera bientôt résorbée dans un Canada plus uni et mieux connecté.

Si le bilinguisme n’est pas la norme des week-ends, il est malgré tout pratiqué de façon intempestive, à coups de discussions à bâtons rompus où les langues, même les plus maladroites, en viennent à se délier. La mise en vulnérabilité découlant de la pratique d’une langue seconde suscite, dans ce climat particulier d’ouverture, un rapprochement inédit. Les commentaires, nombreux et souvent enthousiastes – et qui jurent avec le ton cynique qui caractérise en général les journaux étudiants – s’attardent en particulier aux moments où les réticences ont fondu, menant parfois à la pratique momentanée (ou au mirage partagé) d’une langue commune : « Here you couldn’t have picked out the English from the French or vice versa. Torontonians who could muster even a few words en français were making phenomenal use of same ; others were shocked to hear themselves speaking English with a French accent[13] ». Dans le chalet de Sainte-Adèle, où les carabins ont invité leurs confrères torontois en 1959, l’ambiance est propice aux rapprochements : on se parle « mi en anglais, mi en français, mi en tout à la fois[14] ». Mais le mi, une fois les scrupules puristes dépassés, est le truchement pour atteindre quelque chose de commun : « nous avons chanté ensemble les mêmes refrains, perdu ensemble nos voix[15] ».

L’émerveillement suscité par des progrès aussi rapides qu’inespérés permet de rêver tout haut à de nouvelles bases pour le Canada et, pourquoi pas, pour la collectivité humaine en entier. Cette attente fait écho à – ou puise dans – plusieurs utopies en vogue à l’époque, qu’il s’agisse de l’automatisation et de la fin du travail, de la noosphère de Teilhard de Chardin (l’un des utopistes les plus lus au Québec) ou de celle du Village Global de Marshall McLuhan (influent professeur à l’Université de Toronto), etc. Cette attente s’inscrit également dans ce qu’on pourrait appeler la phase prométhéenne du régime d’historicité moderne, dans lequel le présent peut et doit être dépassé afin d’accéder à un monde harmonieux où les conflits disparaîtraient[16]. Cette phase explique l’importance accordée au volontarisme des individus (surtout les jeunes), parés plus que jamais à s’extirper des ornières et des conflits du passé. À cette fin, le dépassement des vieilles déchirures nationales apparaît non seulement comme nécessaire, mais comme probable. Pour l’étudiant Jacques Montpetit, « […] l’étude de l’histoire au Canada a toujours été faussée au départ, n’ayant jamais été faite que dans une perspective soit de vaincus, soit de vainqueurs. Si l’on admet le dialectisme historique, nous en sommes encore à la période thèse-antithèse. La synthèse, elle, demeure à faire[17] ».

Source : Brochure du Varsity Week-end de 1962, Archives de l’Université de Montréal, P/33-J1, 20

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En général, toutefois, le bilinguisme en tant qu’instrument d’une « synthèse » ou encore d’une fusion entre les deux cultures occupe peu de place dans les discours étudiants, comparativement à un bilinguisme « réaliste » chargé minimalement d’accommoder les deux groupes linguistiques et au mieux, de les rendre plus forts. Benson Wright, dans un mot de bienvenue aux carabins rédigé en français, explique que le but de ces échanges n’est pas de parvenir à « un mélange, mais [à] une société comprenant deux cultures qui demeurent distinctes tout en se complémentant l’une l’autre[18] ». Même en son état actuel et imparfait, le Canada bilingue constitue un rempart, croient plusieurs étudiants torontois, contre l’hydre étatsunienne et le danger de l’américanisation.

En préparation d’un week-end, le journaliste Doug Hubley formulait l’alternative du pays en termes clairs : « Canada’s Future : Materialism or Culture ?[19] » Il ranimait ainsi une vieille angoisse avec la question, souvent posée dans le Varsity : qu’est-ce qui distingue, au fond, le Canadien anglais de l’Américain[20] ? L’insécurité identitaire dont témoignaient les étudiants torontois contribuait à exacerber la représentation d’un Québec culturellement autonome et fécond. On ne tarit pas d’éloges, dans le Varsity, sur la vitalité extraordinaire des Canadiens français et, à grand renfort de commentaires genrés qui révèlent l’univers androcentrique du monde étudiant, sur la féminité et la beauté de la Canadienne française[21]. Ces traits proviendraient de leur latinité, de leur goût des lettres ou des humanités et de leur capacité à la révolte. On oppose volontiers cette vitalité à un éthos ontarien pétri par la timidité, enfoncée dans ses valeurs victoriennes et dans son puritanisme, et à une université, celle de Toronto, qui posséderait « one of the drabbest and most unstimulating campuses on the continent[22] ». Saisissant la balle au bond, les étudiants montréalais ne manquaient pas de faire étalage de leur rôle. Selon Bernard Lachapelle, le Canada français est la « barrier to the flood of everything cheap in the American influence, [b] ecause our institutions preserve values of thought[23] ».

Mais par quelle magie le « fait français » viendra-t-il secourir et donner un supplément d’âme au Canada anglais ? La réponse n’est pas claire, surtout si l’on tient compte du caractère exotique attribué au voisin canadien-français, qui fascine d’autant plus qu’on l’imagine lointain, presque sur un autre continent. Moins exotique – mais tout de même intrigant –, le Torontois ne suscite pas la même curiosité chez le Montréalais, qui peine d’ailleurs à énoncer en quoi, exactement, le Canada anglais est nécessaire au Canada français. En fait, pour les étudiants de l’Université de Montréal, une tradition comme celle des week-ends d’échange vaut aussi, en plus de contribuer à la bonne entente canadienne, comme étape dans une quête plus large, celle d’un internationalisme longtemps frustré. Il se trouve que le Canada, qui construit alors sa réputation de neutralité et de tempérance sur le plan international[24], est un truchement tout indiqué pour se projeter, mature et ouvert, dans les utopies universalistes de l’époque. Georges Schoeters, étudiant belge en économie à l’Université de Montréal et futur cofondateur du Front de libération du Québec (FLQ), écrivait en 1959, juste avant d’être invité par Fidel Castro à Cuba : « nous avons au Canada le monde entier à nos portes […] Le Canada contrairement à d’autres pays est aimé dans le monde entier. Profitons de cette renommée enviable pour nous enrichir[25] ».

Compte tenu de cette réputation, le bilinguisme constituerait alors une « proof of Canadian capacity to understand people[26] ». Mais le Québec a-t-il spécifiquement besoin du Canada pour réaliser son ouverture au monde ? En lisant attentivement les discours des étudiants de l’Université de Montréal à propos de leur relation avec le Canada anglais, on constate que le déploiement du « je » (québécois) prend tout autant d’importance que la construction du « nous » (canadien). Parmi les nombreuses raisons à ce privilège, mentionnons la puissante métonymie à travers laquelle les étudiants assimilaient leur propre jeunesse à celle du Québec en entier. Comme le mentionnait Michael Gauvreau, cette jeunesse était d’abord « transferred to Quebec itself » plutôt qu’étendue au Canada[27]. Même lorsque les étudiants montréalais espèrent voir se « répandre le fait français à travers le Canada, de Halifax à Vancouver », la raison qui sous-tend cette attente n’est pas seulement la construction du Canada biculturel, mais aussi une façon « d’éprouver vraiment nos convictions, notre culture[28] ». Le ROC (rest of Canada) apparaît dès lors comme un moyen pour se développer. Pour Rémy Mayrand, délégué de l’Université de Montréal à un congrès pour jeunes journalistes canadiens, il est clair que les anglophones s’y sont « montrés si avides d’amitié franche, si simples dans leurs contacts qu’il faut se demander si nous ne devrions pas aller nous humaniser à leur école[29] ».

La disproportion entre les rôles donnés à l’un et à l’autre groupe étudiant explique en partie le drame de l’éloignement qui se déroulera bientôt. Mais pour le moment, les besoins des deux groupes sont plus ou moins comblés par deux organisations qui font la promotion du biculturalisme et du bilinguisme : la Presse universitaire canadienne (PUC) et la Fédération nationale des étudiants universitaires canadiens (FNEUC), qui se veulent les porte-étendard et, plus encore, les creusets d’un mouvement étudiant national.

La PUC et le journalisme étudiant

Lorsqu’on aborde les milieux étudiants d’avant la démocratisation universitaire des années 1960-1970, il faut se rappeler que ces jeunes forment alors un groupe privilégié : au début des années 1950, environ 5 % des 18 à 24 ans fréquentent l’université au Québec, et très peu proviennent du milieu ouvrier ou agricole ; en fait, 53 % d’entre eux sont fils et filles de pères occupant une profession libérale ou oeuvrant dans le commerce[30]. Mais à ce petit nombre incombent de grandes responsabilités, dont celles de se former en tant que véritables « athlètes spirituels[31] », porteurs de lumières et de culture et futurs dirigeants du monde de demain. Dans un contexte où le paternalisme à l’égard des masses est encore prégnant, ces jeunes élites doivent donner le ton et montrer la voie, que ce soit sur le plan étudiant, national ou international. Pour Roger Gilbert, « cette fraternité [entre étudiants de partout au Canada] ne peut qu’avoir de bons effets [et] favorisera le bilinguisme. […] Car le seul moyen à cette unité, c’est la communion des élites nationales. Tout le reste viendra par surcroît[32] ».

Mais force est de constater que ce mouvement général, qui devait venir « par surcroît », tarde à s’incarner au début des années 1960. Les congrès nationaux de la FNEUC, sur lesquels je reviendrai plus loin, occupent certes une grande part de l’attention des associations étudiantes, mais ils rejoignent et intéressent peu d’étudiants, ce qui renforce le sentiment d’une fédération lointaine et bureaucratique. Pis encore, le petit groupe d’étudiants particulièrement actif – un club sélect et « l’apanage d’amis », selon certains[33] – qui participent aux week-ends, aux séminaires internationaux et à d’autres activités de ce type, est soupçonné de profiter sans vergogne de voyages et séjours dont la plupart sont largement financés. C’est pourquoi la presse étudiante apparaît comme une courroie de transmission démocratique décisive afin de conscientiser et de mobiliser les étudiants lambda à propos des causes défendues par les associations étudiantes.

La PUC (Presse universitaire canadienne), ou CUP en anglais, a été formée en 1938 à Winnipeg afin d’apporter des solutions à la couverture journalistique des enjeux touchant à l’ensemble du Canada. Son mandat est d’éduquer les Canadiens à propos de leur pays, d’établir et d’élever les standards journalistiques des étudiants, de lutter pour la liberté de presse, de mettre en commun les expériences des journaux étudiants, et même de « concurrencer le plus possible les autres médiums d’information[34] ». Grâce à la PUC, les journaux étudiants canadiens ont accès aux nouvelles des autres campus. Dans le Varsity, par exemple, environ le tiers des articles publiés à cette époque sont des adaptations ou des reproductions d’une diffusion de la PUC. Mais les journaux étudiants s’échangent aussi directement d’un campus à l’autre, selon les affinités des rédacteurs. Le Quartier Latin est particulièrement aux aguets de ce qui se dit dans le McGill Daily et dans le Varsity de Toronto, pour relever les commentaires, flatteurs ou incriminants, à l’égard de leur association, leur université, leur ville ou leur province. Une vive querelle éclatera d’ailleurs entre le Quartier Latin et le Varsity à propos d’un éditorial publié par ce dernier qui faisait état du « sentiment d’infériorité » des Canadiens français. Bon joueur, le journal torontois ouvrira ses pages trois jours plus tard à une réplique, en anglais, du Quartier Latin[35].

Les échanges et les collaborations journalistiques sont hautement révélateurs des enjeux qui touchent les étudiants et des stratégies utilisées pour conscientiser ou mobiliser la masse étudiante. Afin de stimuler la réflexion sur l’engagement étudiant, le Varsity avait ainsi invité une journaliste du Quartier Latin à donner son avis sur un enjeu qui était âprement débattu à l’Université de Montréal depuis le milieu des années 1950[36]. Dans la même optique, un système d’échanges d’éditoriaux sera mis en place entre le McGill Daily et le Quartier Latin, qui ouvrira ses pages au directeur de l’université anglophone au début des années 1960 afin de favoriser les collaborations entre les deux grandes universités montréalaises. Les week-ends d’échange sont par ailleurs des occasions de publier dans l’autre langue, en français dans le Varsity, en anglais dans le Quartier Latin.

De son côté, la PUC, si utile soit-elle, n’est pas à l’abri des critiques, notamment à propos du décalage entre son bilinguisme présumé et sa pratique. L’une des initiatives les plus ambitieuses en ce sens venait de l’éditeur A. David Levy, qui s’était engagé à publier un journal étudiant bilingue, le Canadian University Post, que les associations étudiantes avaient accepté de distribuer sur leur campus. Le résultat était pour le moins étrange[37]. Criblé de maladresses et de fautes, à cause d’une traduction française parfois bâclée, le journal avait soulevé l’ire des étudiants, malgré son caractère novateur.

Ce ne sont pas seulement les journaux francophones qui dénoncent cet amateurisme, mais également leurs confrères anglophones. L’une des raisons données par les éditeurs du Varsity pour justifier leur vote de blâme au Canadian University Post est précisément son bilinguisme tronqué : « Never can any newspaper claim to serve the needs of all Canadian university students until it recognizes the French language as of major importance in this country[38] ». Le Post mourra l’année suivante, croulant sous les dettes et soupçonné de mal représenter la pensée étudiante malgré une équipe composée à même les journaux des campus canadiens.

Cet échec avait renforcé la méfiance de plusieurs étudiants, particulièrement au Québec, à l’égard de la viabilité du bilinguisme institutionnel dans les instances étudiantes nationales. En compagnie des journaux Le Carabin (Laval) et La Rotonde (Ottawa), le Quartier Latin choisit en 1962-1963 de quitter la PUC et de s’affilier à la Presse étudiante nationale (PEN), circonscrite au Canada français et fondée en 1943 par Gérard Pelletier sous le nom Les Escholiers Griffoneurs[39]. Parmi les raisons alléguées pour justifier le départ de la PUC, on mentionnait, en plus du bilinguisme dysfonctionnel, le journalisme passif de l’organisation. Alors qu’un journal comme le Varsity se satisferait du rôle « d’agence de nouvelles » de la PUC, les journaux francophones, eux, « sont plus préoccupés de commentaires, de documentaires et de campagnes d’idées que de nouvelles[40] ». Il est vrai que le Quartier latin se distinguait des journaux comme le Varsity par la place accordée aux chroniques, éditoriaux et opinions. Bien que la ligne de partage linguistique se précise à la suite de l’émergence de la PEN, certains ne croient pas qu’il s’agisse de la fin des collaborations journalistiques entre les deux milieux : « CUP est anglophone, PEN est francophone. [Mais] ils entretiennent tous les deux d’excellentes relations[41] ». À preuve, ils siègent ensemble à certains congrès, organisent des colloques conjointement et continuent, après 1963-1964, d’alimenter les journaux étudiants sur les activités des campus partout au Canada.

Source : Cup Journal Puc, 29 décembre 1956

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Si les week-ends d’échange jouissaient d’une diffusion et d’une narration privilégiée dans les journaux étudiants locaux, ils avaient comme toile de fond les tribulations de la FNEUC, dont l’activité occupe une place importante dans les délibérations des leaders étudiants. Alors que les week-ends constituent l’occasion d’un rapprochement soudain et inattendu, les congrès de la FNEUC – et les rencontres de ses quatre comités régionaux (Atlantique, Québec, Ontario, Ouest) – sont régulés en fonction du parlementarisme étudiant. C’est à partir de cette structure que les étudiants tenteront de mettre en place un bilinguisme institutionnel fonctionnel.

La FNEUC, un bilinguisme à sens unique ?

L’histoire de la FNEUC, fondée en 1926, est un baromètre particulièrement fiable de l’évolution de la « sensibilité nationale » des étudiants. Son but est « d’intensifier, chez l’étudiant, sa prise de conscience en tant qu’étudiant et Canadien. L’unité qu’elle préconise découle du profond respect pour les deux grandes cultures de la Confédération[42] ». Dans ses tentatives pour représenter adéquatement l’ensemble des universitaires du pays, la FNEUC doit naviguer entre des intérêts divers et faire face à plusieurs crises, dont celle de l’octroi des subventions fédérales aux universités, qui mettait aux prises l’autonomisme défendu par Maurice Duplessis – et la plupart des étudiants québécois – au gouvernement fédéral et à la FNEUC, qui rejetait un statut particulier pour le Québec.

En règle générale, l’AGEUM (Association générale des étudiants de l’Université de Montréal) et la SAC (Students’ Administrative Council) de l’Université de Toronto sont régulièrement à couteaux tirés avec la FNEUC, la première pour des raisons idéologiques et nationales, la seconde pour des raisons financières – la SAC, l’une des associations étudiantes les plus pauvres au Canada, était réticente à donner sa part de cotisation à la fédération[43]. De désaffiliation en réaffiliation, les membres de la FNEUC ont fluctué considérablement : de 65 000 membres en 1947, ils chutent à 40 000 en 1956, avant de rebondir à 86 000 en 1961, soit 97 % de la population étudiante canadienne[44].

Jusqu’au milieu des années 1950, outre la question des octrois fédéraux, le principal reproche adressé par les associations étudiantes québécoises à la FNEUC concernait son désinvestissement des questions nationales au profit des affaires internationales et, conséquemment, de sa négligence du bilinguisme. Gilbert Blain, trésorier de l’AGEUM en 1952-1953, résumait par un cri du coeur la liste de ses griefs : « La FNEUC s’occupera-t-elle enfin de nous ?[45] » Le secrétaire de la fédération lui-même, J.-Yves Pilon, avouait son désarroi au président de l’AGEUM à propos du bilinguisme de la FNEUC :

Mon cher Claude, il m’arrive assez souvent de songer comment longtemps encore je pourrai “compter” sur la patience et l’indulgence de mes compatriotes avec le bilinguisme “à sens unique” [de la FNEUC]. C’est que, vois-tu, Claude, je suis un de ceux qui a foi au droit sacré du parfait bilinguisme au sein de la FNEUC. Cependant, depuis quatre ans, je dois faire face à la réalité[46] […].

Il s’excusait ainsi d’envoyer des documents en anglais à l’AGEUM en vue du prochain congrès. En 1956, un vent de changement semble souffler sur la FNEUC : le francophone Gabriel Gagnon est élu président et l’on s’engage à créer un comité bilingue, à mettre en place des appareils pour la traduction simultanée des allocutions, et à traduire davantage de documents en français. L’année suivante, le nouveau président de la fédération, Walter Tarnopolsky, écrit au président de l’AGEUM pour le remercier de leurs échanges féconds au congrès, et lui promet de faire tout en son pouvoir pour rapprocher les deux groupes linguistiques[47]. On rêve, à l’Université de Montréal, d’une FNEUC fondée sur un principe « semblable à celui qui existe au Parlement d’Ottawa », avec l’alternance de présidents/premiers ministres anglophones bilingues et francophones bilingues[48].

De toute évidence, les efforts pour promouvoir le bilinguisme sont notables chez les délégués de la FNEUC. Certains avaient d’ailleurs déjà participé aux week-ends d’échange, dont l’effet de sensibilisation ne peut être négligé. Michel Gouault, de l’Université de Montréal, a vu non sans surprise, au congrès de 1961, « nombre d’universitaires de langue anglaise parler français, et me demander de ne parler que le français. J’ai vu combien ceux qui ne parlaient que l’anglais se sentaient inférieurs ». Une congressiste unilingue anglophone lui aurait avoué qu’elle considérait les Canadiens français bilingues comme les seuls « véritables Canadiens ». Ce qui a le plus frappé l’étudiant, toutefois, était la résolution présentée par l’Université de Toronto selon laquelle chaque année, à une certaine date, toutes les universités anglophones de chaque province iront présenter à leur gouvernement provincial respectif un mémoire demandant que le français soit enseigné à l’école primaire. N’est-ce pas là, concluait Michel Gouault, le signe clair d’une « expansion du fait français » partout au Canada[49] ?

Pour certains étudiants, cependant, ces avancées étaient minées par les défaillances apparemment insurmontables de la FNEUC. Des trois commissions du congrès de 1961, seule celle des affaires nationales jouissait d’un système de traduction simultanée, malgré les promesses antérieures. Au banquet du samedi soir, on avait distribué à chaque délégué une cuillère en argent en souvenir du 35e anniversaire de la fédération. Or, constatait la déléguée montréalaise Christiane Verdon, déjà irritée d’avoir été forcée de porter un toast à la Reine, « On avait beau tourner la cuillère dans tous les sens, seule apparaissait l’inscription NFCUS [National Federation of Canadian University Students][50] ». L’atmosphère n’était pas différente aux réunions de la PUC. Au congrès de décembre 1954, qui se déroulait à l’Université de Toronto, une plainte officielle avait été déposée contre l’exécutif pour ne pas avoir traduit en français les documents distribués aux participants. Le comité d’accueil avait pourtant pris le soin d’engager une traductrice pour les délégués francophones, mais celle-ci, malheureusement, ne comprenait rien à l’accent québécois. En fin de compte, les délégués avaient dû se débrouiller en anglais[51].

Ces sources d’irritation, somme toute mineures tant que l’horizon d’attente du biculturalisme et du bilinguisme conservait son caractère mobilisateur et que la FNEUC progressait ne serait-ce que sur le plan des promesses, allaient devenir de plus en plus insupportables avec l’affirmation (syndicale et nationale) des étudiants québécois au cours des années 1960. Sous l’impulsion de l’AGEUM et d’autres associations étudiantes du Québec, la refonte de la FNEUC, renommée Union canadienne étudiante (UCE ou CUS en anglais) en 1963, constitue l’ultime tentative pour sauver le caractère bicéphale de la fédération. Mais au même moment où le gouvernement de Jean Lesage profite de la faiblesse du gouvernement fédéral pour rapatrier certains pouvoirs, les associations étudiantes québécoises profitent de l’ouverture – et du climat d’incertitude – de la FNEUC pour y imprimer leur marque. La nouvelle UCE reconnaît non seulement le caractère binational du pays, mais également « l’inégalité et l’insuffisance de la représentation de la communauté d’expression française » au sein des instances de la fédération. Pour y remédier, elle accorde à chaque groupe linguistique un droit de veto et crée une commission composée de trois francophones et de trois anglophones pour trancher les questions les plus mitigées[52]. Une telle répartition ne plaît pas à tout le monde, notamment au conseil étudiant de l’Université de Waterloo, qui décide de quitter la fédération pour protester contre ce privilège accordé aux francophones[53].

Au problème délicat de la représentation francophone s’ajoute celui, peut-être plus grave, des limites de la cohésion (spatiale et temporelle) que peut viser une fédération étudiante canadienne. Si l’ambition d’une structure centrale avait au départ été inspirée par les fédérations étudiantes étrangères comme l’UNEF en France, et par « notre désir de rencontres et d’échanges avec nos confrères du reste du Canada », le pays apparaît pour plusieurs trop hétéroclite pour constituer un espace de circulation viable[54]. Selon Liz Binks, journaliste au Varsity, les artisans de la FNEUC roulent leur fédération comme Sisyphe son rocher, écartelés entre « different needs and resultingly different attitudes, too short a time to cope with them and the prospect of a long year with even longer distances to wipe much of their work away[55] ». Le président régional de la FNEUC au Québec, Ronald Sabourin, faisait le même constat juste avant la mue de la fédération en 1963 : la FNEUC « manque de dynamisme et de cohésion, parce qu’elle ne possède pas un point commun de ralliement ». Il terminait avec une sorte d’incantation qui n’augurait rien de bon : « Espérons que la Confédération ou le Biculturalisme ait une réponse à ceci[56] ».

Mais si l’étudiant Sabourin parvenait encore à projeter une refonte du Canada grâce au mot magique du biculturalisme, ses collègues de l’AGEUM avaient déjà la tête ailleurs. Dès 1963-64, l’association étudiante se désaffilie de l’UCE, qu’elle vient pourtant tout juste de réformer à son avantage, et rejoint une autre fédération dont elle est en grande partie l’architecte, l’Union générale des étudiants du Québec (UGEQ). À première vue, celle-ci reprend le flambeau de l’éphémère ACULF (Association canadienne des universités de langue française), mais elle approfondit plutôt la rupture du Québec avec le reste du Canada, anglophone et francophone, quitte à rallier par la suite, et non sans peine, les étudiants anglophones des universités québécoises[57]. Cette évolution rapide, qui s’inscrivait dans le contexte plus large de la Révolution tranquille, fascinait et inquiétait les associations étudiantes du reste du pays, dont les attentes à l’égard du Québec étaient inversement proportionnelles à la désaffection croissante des étudiants québécois à l’égard du fédéralisme (étudiant et canadien).

La fébrilité et l’indifférence

Si une portion grandissante des étudiants de l’Université de Montréal étaient prêts à tourner la page sur l’utopie d’un biculturalisme vécu à l’échelle canadienne, certains de leurs confrères anglophones hors Québec n’étaient pas du même avis. Comme dans une histoire sentimentale qui tourne mal, le rejet graduel du ROC par le Québec provoque tout un flot de discours amoureux et de perches tendues, de « semaines du français » et de colloques bilingues, en passant par des missives émouvantes appelant à la réunion.

Ce mouvement vers le Québec coïncidait avec le grand chantier de la commission Laurendeau-Dunton[58], c’est-à-dire dans un contexte de promotion du bilinguisme au niveau institutionnel, mais également au niveau individuel[59]. Sur le plan universitaire, James Trepanier et Robert Englebert ont raconté l’expérience fascinante de Glendon College qui, au milieu des années 1960, est devenu un « incubateur bilingue » en partie sous l’impulsion de ses étudiants[60]. De façon plus sporadique, les initiatives de cette sorte n’étaient pas rares chez les associations universitaires anglophones. Le 16 octobre 1964, les étudiants de Western University invitaient l’AGEUM à participer à un colloque rigoureusement bilingue composé également de « canadians et [de] canadiens ». « Nous esperons que votre Universite peut envoyer – delegues », concluait, sans accents et sans articles, la responsable Eva Wicks. Le colloque, intitulé « une révolution canadienne – A canadian revolution » consacrait, entre autres, une séance à « Nos problèmes communs » et une autre à « L’Art de Révolution – L’expérience du Québec ». On y retrouvait plusieurs orateurs, dont l’historien canadien-anglais Ramsay Cook, le ministre ontarien de l’Éducation William (Bill) Davis, le ministre québécois de l’Éducation Paul Gérin-Lajoie et le directeur du Devoir, Claude Ryan[61].

Mais cet enthousiasme souffrait de réciprocité. La trame narrative des trois dernières années du week-end d’échange entre les étudiants de Montréal et de Toronto illustre le décalage croissant qui s’était installé dans les attentes. L’ironie de cette histoire est assez frappante : en 1963, au même moment où la FNEUC-UCE est sur le point de se faire amputer de son aile québécoise, la délégation torontoise du Carabin Week-end est fière d’annoncer que ses délégués sont, enfin, tous bilingues. L’exigence nouvelle du bilinguisme pour participer aux week-ends avait d’ailleurs soulevé l’ire d’un étudiant torontois, qui ne s’était pas gêné pour dénoncer la discrimination subie par les unilingues anglophones à l’Université de Toronto[62] ! En trois ans seulement, le paysage avait changé considérablement. En 1960, après l’élection de Jean Lesage, plusieurs Torontois espéraient voir émerger un nouveau Québécois, plus mature, plus rationnel, plus conciliant, moins catholique et moins provincial… Or, dès le Carabin Week-end de 1961, les participants découvrent avec stupeur qu’au moins le tiers de la délégation montréalaise est indépendantiste.

L’aventure du syndicalisme étudiant au Canada est particulièrement révélatrice de la disproportion dans les attentes de l’un et l’autre groupe. Alors que l’AGEUM, depuis la fin des années 1950 et surtout depuis la création de sa Charte étudiante – inspirée de la Charte de Grenoble des étudiants français – est en pleine mission de conscientisation et multiplie les gestes de prosélytisme sur le campus et en dehors[63], son désintérêt envers le ROC mine l’influence qu’aurait pu exercer le mouvement étudiant québécois sur son voisin canadien. Le fait que cette influence a pourtant bien eu lieu est d’abord le fait des étudiants anglophones, qui ont dû « tirer l’oreille » à leurs confrères québécois. Alors que la SAC et le Varsity s’émancipent d’une mentalité de collège où dominaient les sports, les initiations dégradantes et l’esprit élitiste des fraternités, ils s’intéressent de plus en plus à la figure de l’étudiant comme « travailleur intellectuel » au sein de la société et veulent volontiers se mettre à l’école des mouvements étudiants états-uniens et québécois[64].

Pour favoriser la circulation des idées et démontrer sa bonne foi, la SAC met sur pied un « French Committee » afin de promouvoir le biculturalisme au Canada[65]. Cet intérêt pour le Québec ne datait pas d’hier : déjà, à partir du milieu des années 1950, on comptait davantage d’articles sur le Québec que sur l’Ontario dans le Varsity, où le visage grimaçant de Duplessis, parfois affublé d’une croix gammée, faisait souvent les manchettes[66]. Mais on y retrouvait surtout ses détracteurs, souvent des figures intellectuelles comme le Père Lévesque, Gérard Filion, Marcel Chaput, André Laurendeau et Michel Chartrand, qui seront couramment mentionnés, cités et même invités à l’Université de Toronto pour aiguillonner les week-ends d’échange ou donner des conférences. Preuve de ce vif intérêt pour le Québec, la SAC avait envoyé deux représentants, Richard Pope et Charles Beer[67], au Congrès des Affaires Canadiennes à l’Université Laval sur le thème « Les nouveaux Québécois » en novembre 1963. Barbara Godard, qui s’est penchée sur l’influence des étudiants québécois dans le reste du pays, écrivait que grâce à elle, les étudiants canadiens-anglais en seraient venus à « recognize the constitutive contradictions of their own situation of “mastery” » comme futurs patrons et, par extension, leur statut de dominé économique des États-Unis. Ainsi, en participant à la libération du Québec, « they could forge links across progressive groups to free Canada too[68] ». Cette trame sera reprise et développée, au cours des années 1968, à l’Université McGill par Stanley Gray, qui militera pour la francisation de la riche université anglophone[69].

En 1964, dans un effort pour maximiser l’influence du mouvement étudiant québécois, le Democratic Party Club de l’Université de Toronto invite l’AGEUM à envoyer une délégation pour un colloque sur « student action and student syndicalism in English Canada ». Robert Panet-Raymond, vice-président de l’AGEUM aux affaires publiques et porte-parole habituel de l’association dans le reste du Canada, répond favorablement à l’invitation. Dans le brouillon de dix pages qu’il produit pour son allocution, il décrit les origines, les accomplissements et la mission du mouvement étudiant québécois, mais sans faire de place, ni au passé ni au futur, au mouvement étudiant canadien[70]. Éloquente, cette omission révèle la place désormais accordée à l’autre, c’est-à-dire à bonne distance, bien que poliment (et en anglais). Et pourtant, cette même année 1964 marquait la création, au congrès de Régina, de la New Left au Canada, avec la transformation du CUCND (Combined Universities Campaign for Nuclear Disarmament) en SUPA (Student Union for Peace Action). Si le syndicalisme étudiant québécois trouvait une certaine place dans la nouvelle organisation, la conjonction n’allait jamais véritablement s’effectuer. L’UGEQ, créée elle aussi en 1964, allait combiner les rôles de fédération représentative et d’organisation engagée, rendant ainsi l’UCE virtuellement redondante et enlevant à la SUPA son statut de seul débouché pour le militantisme[71]. La même division allait bientôt être reproduite sur le plan de l’action sociale étudiante, avec d’un côté les TEQ (travailleurs étudiants du Québec) et de l’autre la Company of Young Canadians[72].

Le « seminar » de Grindstone Island, organisé en 1964 et portant sur les relations entre Canadiens français et Canadiens anglais, constitue un autre exemple du changement de ton dans l’appréciation mutuelle des deux groupes étudiants. Malgré la francophilie de certains étudiants canadiens-anglais – particulièrement ontariens –, les préjugés demeurent tenaces. Les délégués de l’Université de Montréal constatent que les étudiants canadiens-anglais tendent à « nous considérer comme une tribu plutôt que comme une nation. Pour eux, les problèmes des Québécois vis-à-vis du gouvernement “Canadien” sont les mêmes que ceux des Gallois ou des Écossais vis-à-vis du gouvernement britannique de Londres. D’où l’impossibilité pour eux d’établir une distinction entre un immigrant écossais et un Canadien français. » Les délégués reprochaient également à leurs camarades anglophones de refuser de voir « un apport autre que folklorique et touristique du Québec au Canada. » La caractérisation du Québec exubérant, coloré et pétri de latinité telle qu’on la retrouvait dans un journal comme le Varsity au cours des années 1950, en venait à exaspérer les intéressés, qui soulignaient l’anachronisme de cette vision et ses accents néocolonialistes. C’est bien en fonction de cet enjeu que l’utopie du biculturalisme sera de plus en plus envisagée au cours des années 1960. Si les délégués canadiens-anglais se sont montrés « très gentils et très polis » et tout plein de « paroles doucereuses », ils ont néanmoins laissé percer « une attitude hautaine : ils croient satisfaire les aspirations du Québec avec des miettes peu nourrissantes qu’on dénomme “bilinguisme” et “biculturalisme”[73] ».

Il n’est pas étonnant, compte tenu de ces expériences, de voir l’AGEUM, en assemblée le 11 mars 1965, adopter à l’unanimité une proposition pour inciter le gouvernement provincial à proclamer l’unilinguisme, puisqu’il « ne peut exister de bilinguisme parfait dans un état, mais uniquement coexistence d’unilinguisme[74] ». L’AGEUM entendait par là « une seule langue au niveau du parlement des tribunaux, des institutions gouvernementales », ce qui n’interdisait pas l’enseignement d’une ou plusieurs langues au niveau secondaire et supérieur, ou le droit pour les « minorités » d’avoir leurs écoles. L’investissement de la référence nationale à travers la promotion de l’unilinguisme était en plein essor chez les étudiants québécois et particulièrement ceux de l’Université de Montréal, qui allaient être partie prenante des manifestations combinant les affirmations nationales et linguistiques au cours de cette époque, qu’il s’agisse du Lundi de la matraque le 24 juin 1968, de l’Opération McGill français le 28 mars 1969 ou des événements à Saint-Léonard le 10 septembre 1969[75].

S’il fallait un dernier témoin à ce renversement de situation par rapport au bilinguisme, il suffit de mentionner l’essoufflement des week-ends d’échange. Au cours du dernier d’entre eux, on remarquait un changement d’attitude à l’égard de la finalité de l’événement. Son directeur montréalais, Guy Dancosse, adoptait un ton qui tranchait avec l’idéalisme des narrations des années 1950. Le rôle du week-end n’était plus pour lui de rapprocher les deux groupes linguistiques ou, a fortiori, de refonder le Canada, mais plutôt de « vider certains problèmes » qui « nous agitent violemment depuis quelques années », et « d’exposer au milieu anglo-saxon les revendications et les griefs du Québec’64[76] ». Pour ponctuer ce ton ferme, le motif décoratif du dépliant du week-end, gracieuseté d’Hélène Devlin, représentait une étoile de verre éclatée en plusieurs branches, allégorie d’un mouvement étudiant canadien lui-même fendu qui n’évoque plus les images doucereuses de la fraternité étudiante.

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De l’autre côté de la frontière, c’est le choc. Graham Fraser, étudiant à l’Université de Toronto et futur défenseur du bilinguisme canadien, tente de comprendre pourquoi les week-ends se sont arrêtés brusquement au milieu des années 1960. Il conclut que l’échange est devenu, pour les Québécois, « folklorique ». Et pourtant, ajoutait-il, « bicultural U of T has been doing its best » ; à preuve, l’an dernier, plusieurs étudiants avaient tenté de rétablir la tradition des week-ends, particulièrement Dave Ward, qui avait multiplié les appels, les lettres et les visites aux étudiants montréalais pour convaincre les membres de l’AGEUM de relancer l’aventure. Pour toute réponse, et comme fin de non-recevoir, on lui avait dit que l’association montréalaise n’était plus intéressée par ces échanges interprovinciaux et qu’elle privilégiait désormais les activités avec les groupes étudiants européens et latino-américains[77]. Il n’y avait plus de place, dans ce réalignement contre les empires et les puissances, pour l’étudiant canadien-anglais, compromis par défaut et quasiment englouti par son appartenance à un pays devenu repoussoir des aspirations d’une nation minoritaire en pleine affirmation[78].

Cette constatation allait s’amplifier au cours des années 1968 : l’horizon internationaliste du mouvement étudiant, malmené par le déclin des utopies globalisantes et par une crise du régime d’historicité, allait être calibré en fonction de la condition minoritaire du Québec, mais sans la foi dans la grande solidarité des peuples opprimés qui avait donné toute son ampleur aux contestations des sixties. Dans le Quartier latin, Jean-Pierre Dallaire expliquait cet apparent désengagement international – aggravé par la disparition de l’UGEQ en 1969 – du mouvement étudiant en rappelant qu’au « plan de l’action, les injustices locales passent avant celles de l’étranger », notamment parce que ce sont sur elles que les locaux ont le plus d’emprise. Il enchaînait avec une comparaison triangulaire révélatrice du positionnement des étudiants québécois en tant que minoritaires : « Les étudiants vietnamiens luttent pour la survie de leur peuple, les étudiants américains pour la survie du peuple vietnamien et les étudiants québécois pour la survie d’un Québec français et progressiste[79] ». En d’autres mots, lutter pour les autres serait le luxe des nations majoritaires comme les États-Unis, la France et, selon cette logique, le reste du Canada.

Conclusion

En me penchant sur les collaborations étudiantes de part et d’autre de la frontière québécoise, j’ai cherché à relire l’histoire des mouvements étudiants au Canada à travers le prisme du rapport au biculturalisme et au bilinguisme. Qu’il s’agisse des week-ends d’échange entre les Universités de Montréal et de Toronto, des partages entre journaux étudiants de différents campus ou de la promotion du bilinguisme à la FNEUC, ces initiatives permettent de remettre en question l’inertie supposée des étudiants avant les années 1960 et, plus encore, de cerner les modalités par lesquelles les étudiants « passent à l’action », qu’il s’agisse d’actions nationales, internationales, locales ou sociales.

L’investissement de l’horizon du biculturalisme et du bilinguisme par les étudiants canadiens-anglais et canadiens-français s’est avéré largement inégal, les premiers visant à fortifier, grâce au fait français, un Canada distinct des États-Unis, et les seconds espérant, par le truchement du Canada, extirper le Québec du provincialisme pour l’ouvrir à des perspectives plus larges. Cette différence a pris toute son importance lorsque jeunesse et nationalisme ont été conjugués avec de plus en plus de force, particulièrement à l’Université de Montréal. Si le Canada anglais a constitué un accès commode – mais au fond remplaçable – à l’international ou à l’universel pour les étudiants québécois, le Canada français et son précieux apport culturel ne semblaient pas facultatifs pour les étudiants canadiens-anglais.

S’il est tentant d’étudier les mouvements étudiants en fonction de leur « mimétisme » de courants sociaux ou idéologiques plus larges, il ne faut pas sous-estimer l’importance de leur dynamique interne et des expériences du temps qui la caractérise. Si l’affirmation nationaliste de la jeunesse québécoise et les défaillances du bilinguisme institutionnel des structures étudiantes constituent des facteurs importants de leur éloignement des étudiants canadiens, le vers de l’autonomisation du mouvement étudiant québécois était déjà bien planté dans la pomme de la Fédération nationale. En effet, la volonté affichée par celle-ci de représenter l’ensemble des étudiants canadiens diluait nécessairement ses prises de position, ce qui avait l’heur d’irriter les étudiants du Québec qui réclamaient, en plus d’un statut particulier au sein de la fédération, plus d’engagement et d’audace de la part de la fédération. Au début des années 1950, Gilbert Blain racontait comment l’ancien président de la fédération, Maurice Sauvé, s’était mis à rêver tout haut, en pleine réunion étudiante, à l’avenir de l’organisation : « Puis Maurice devient lyrique. Il s’enflamme sur le sens de responsabilités qui doit guider l’étudiant d’aujourd’hui […] La FNEUC devient le Syndicat national des travailleurs étudiants… Et moi, je me dis : Regarde-moi ces gars rêver[80] ». Une mention aussi précoce du syndicalisme étudiant n’est pas anodine. Elle fait partie de l’explication pour comprendre pourquoi le rêve de Maurice Sauvé – qui participait à la construction d’une tradition étudiante propre – s’est finalement réalisé, mais en substituant l’UGEQ à la FNEUC et en tournant largement le dos au mouvement étudiant canadien, qui amorçait pourtant, au même moment, sa phase de « radicalisation ».

Cette disparité entre ce que les deux groupes attendent l’un de l’autre s’explique également par l’évolution distincte de leur attente à l’égard de l’utopie du biculturalisme. Celle-ci est maximale chez plusieurs étudiants québécois au cours des années 1950, alors qu’elle s’intensifie seulement, chez les étudiants canadiens-anglais, à partir du début des années 1960. Ceci expliquerait la réticence et le cynisme affichés par les étudiants québécois face aux perches tendues par leurs collègues les plus enthousiastes et francophiles. En quelque sorte, les étudiants québécois auraient expérimenté une certaine usure de leur « ressort d’attente », c’est-à-dire dans leur capacité à renouveler leur confiance dans l’avènement d’un Canada biculturel et bilingue, et ce, au moment même où leurs comparses s’investissent plus que jamais dans cet horizon.

Dans la foulée de la Révolution tranquille, cette complémentarité déjà précaire de l’horizon d’attente, qui deviendra bientôt un malentendu tragique, a tout de même été l’occasion d’une ouverture inédite du mouvement étudiant canadien-anglais à l’égard de son comparse québécois. Si les chercheurs ont porté attention à la postérité du mot « syndicalisme étudiant » dans le Canada anglais[81], il serait opportun de mieux étudier comment cette fenêtre d’opportunité a été rendue possible grâce à un travail de réseautage et de collaboration qui s’est largement déployé, tout au long des années 1950, à travers l’horizon du biculturalisme du bilinguisme. Sans exagérer son importance et en le considérant comme un facteur parmi d’autres, on peut supposer que cet horizon (pratiqué ou projeté), en plus de servir de point de repère pour se confronter et se définir, a été un banc d’essai pour plusieurs groupes étudiants, qui ont développé grâce à lui leur capacité d’organisation d’événements nationaux ou internationaux, ont mis en place des traditions pour les échanges étudiants et ont précisé leur identité générationnelle et le rôle institutionnel de leur association.