Article body

Grand moment de la reprise en main de l’économie québécoise, la construction d’Hydro-Québec a été traitée de plusieurs façons par les historiens l’ayant abordée. Certains pourraient même dire que l’histoire de la nationalisation de l’électricité au Québec n’est plus à refaire. Mais nous savons que les mouvements historiographiques permettent de rénover l’analyse de presque toutes les périodes et événements historiques. Populaire auprès de plusieurs historiens, l’histoire transnationale pourrait nous permettre d’ajouter un angle d’analyse à l’histoire de la nationalisation en regardant les influences extranationales qui auraient pu façonner le projet.

L’histoire transnationale étudie les connexions, les mouvements mondiaux qui unissaient les différents peuples ou populations et qui ont amené certaines idées et concepts à se construire indépendamment du cadre national. Ce sont donc les forces qui transcendent les nations au moyen de réseaux, d’individus ou de communautés extranationales et qui permettent d’expliquer l’évolution synchronique de certaines idées ou concepts qui intéressent l’histoire transnationale. Comme le note Akira Iriye, précurseur de l’histoire transnationale, ce type d’histoire « a pour objectif d’explorer des thèmes qui dépassent les frontières nationales sans pour autant sous-estimer l’existence des nations[1] ». En l’occurrence, de comprendre comment les paradigmes internationaux de remise en cause du grand capital et de contrôle étatique de l’électricité ont été des forces motrices pour les acteurs québécois, à l’instar de leurs homologues d’ailleurs dans le monde[2].

En effet, même si plusieurs auteurs ont écrit sur les nationalisations d’électricité au Québec (1944 et 1963), la trame du récit est trop souvent restée axée sur les incitatifs locaux. Le résultat de cette historiographie « québécocentrée » a été de mythifier le récit sur Hydro-Québec, en le rendant unique et isolé aux yeux de la population. De façon assez globale, l’histoire de l’électricité au Québec a été faite dans Québec : un siècle d’électricité[3], l’histoire d’Hydro-Québec a aussi été traitée dans Hydro-Québec : autres temps, autres défis[4]. Plus particulièrement, la relation du public avec l’entreprise d’État a été analysée dans le texte de Perron « On est Hydro-Québécois[5] » et la symbolique identitaire d’Hydro a récemment été traitée dans l’ouvrage de Stéphane Savard Hydro-Québec et l’État québécois[6]. Dans Hogue, Bolduc et Larouche, la création d’Hydro-Québec est traitée en ne mentionnant qu’ici et là la présence de la nationalisation ontarienne, sans la mettre en lien directement avec celle québécoise. Dans Hydro-Québec : autres temps, autres défis on retrouve le texte de Claude Bellavance[7] qui amorce une certaine réflexion sur la présence d’influences internationales. Malgré son analyse qui n’est appuyée que par des suppositions sur le rôle qu’auraient pu jouer les autres nationalisations, la trame de son récit reste centrée sur le contexte québécois. Pour sa part, Savard avance que : « la création d’Hydro-Québec n’est pas un événement fortuit ; elle s’insère à la fois dans un mouvement nord-américain de remise en question du grand capital, accusé d’ébranler les principes du libéralisme, et du rôle de l’État dans les sphères économiques et sociales, surtout à la suite de la Grande Crise économique[8] », mais ne va pas plus loin.

Nous savons par contre que la nationalisation de l’électricité a été expérimentée par plusieurs autres nations avant que le Québec nationalise quasi totalement son électricité en 1962-1963 et même avant la nationalisation de la Montreal Light Heat & Power (MLHP) en 1944. On parle entre autres de la création de l’Hydro Electric Power Commission (HEPC) en Ontario en 1906, mais aussi des autres nationalisations canadiennes qui se sont déroulées entre les années 1930 et 1970[9]. Cette mesure très novatrice pour l’époque, qui créait une régie ontarienne qui vendrait de l’électricité aux municipalités de la province, amorçait une réflexion partout en Amérique du Nord sur l’efficacité d’un réseau public de l’électricité. Intéressés par la municipalisation, de nombreux politiciens étasuniens se sont penchés sur le réseau public ontarien, dans le but de mettre de l’avant une mesure semblable dans leur pays[10]. Même si l’influence de l’Ontario fut importante pour la mise en place de la Tennessee Valley Authority (TVA), société d’État fondée en 1933 par le gouvernement de Franklin D. Roosevelt (FDR), les incitatifs locaux ont eux aussi été très importants. Nous le verrons plus loin dans ce texte. Dans le contexte de crise économique des années 1930 et à partir de la Deuxième Guerre mondiale, la foi en l’efficacité du capitalisme classique sans intervention de l’État s’est effritée. C’est donc l’ensemble de ces facteurs qui poussent vers une refonte du mode de gestion uniquement privé de l’électricité partout en Occident et dans le monde.

C’est dans ce contexte de remise en question des réseaux privés de l’électricité et de la mise en place du capitalisme d’État, que de nombreux pays se sont lancés dans la nationalisation de cette ressource devenue indispensable, en particulier pour l’activité économique. On le voit en Europe avec les multiples nationalisations d’électricité après 1945. On peut entre autres parler de celles en Angleterre ou en Autriche en 1947, en France en 1946 ou en Italie au début de l’année 1962.

Il nous paraît donc pertinent de se demander quel a été le rôle de cette remise en question du grand capital pour la nationalisation de l’électricité au Québec. Est-ce que les nationalisations qui ont précédé celle québécoise ont joué un rôle dans la mise en place du projet au Québec ? S’il y a eu des influences transnationales, comment se sont-elles manifestées ? Nous nous demanderons donc : quelle a été la force des influences transnationales sur la nationalisation de l’électricité au Québec ?

À la suite des recherches archivistiques et à l’entrevue qui a été réalisée avec Jacques Parizeau, il est permis d’affirmer que les influences transnationales de la nationalisation de l’électricité ont été très importantes pour la mise en place du projet. Même si ce ne sont pas les détails techniques venant d’ailleurs qui ont inspiré les architectes de la nationalisation, l’influence paradigmatique venant des pays d’Europe et d’Amérique du Nord a été déterminante. La montée en force des idées keynésiennes a modelé le discours autour de la nationalisation, tandis que les nationalisations d’ailleurs en Occident ont servi à légitimer et construire le projet. Contrairement aux auteurs qui ont écrit sur Hydro-Québec et qui ont flirté avec l’idée que la nationalisation québécoise a été inspirée par la conjoncture internationale, nous entrerons en profondeur dans les raisons qui font que la création d’Hydro-Québec est tout aussi tributaire du contexte économique et politique québécois que celui international.

Nous regarderons donc dans un premier temps les influences qu’ont pu avoir l’Ontario[11] et les États-Unis sur le développement des idées reliées au contrôle public de l’électricité au Québec dans les années qui ont précédé la première nationalisation. Nous nous attarderons ensuite aux influences qui ont agi sur les architectes de la nationalisation de 1962-63.

La première nationalisation

À l’instar des nationalisations ontarienne et étasunienne, le mouvement qui pousse le gouvernement Taschereau à mettre en place la Commission de l’électricité, ou Commission Lapointe, en 1934 s’inscrit dans la contestation contre les trusts de l’électricité, mais surtout dans la mouvance du nouveau capitalisme d’État de l’époque. En effet, si les mauvaises pratiques commerciales des compagnies de production et de distribution d’électricité nuisent à la consommation domestique, elles sont tout aussi nocives pour l’activité commerciale québécoise. Elles accentuent ainsi le ralentissement industriel dans une période difficile de crise économique. Tout comme au début du siècle en Ontario quand Adam Beck cherchait à vivifier l’économie ontarienne en diminuant les prix de l’électricité au moyen de la HEPC ; ou dans la Vallée du Tennessee quand FDR mit de l’avant le projet de la TVA pour stimuler l’économie de la région ; Philippe Hamel, pionnier de la lutte pour l’étatisation de l’électricité au Québec, voulait voir les compagnies d’électricité offrir des prix et services plus avantageux pour les ménages et les industries.

S’il paraît évident que nous ne pouvons attribuer seulement aux Québécois le discours sur la refonte du capitalisme, il nous semble tout aussi évident que le mouvement de contestation contre les trusts de l’électricité au Québec ait été influencé par ce qui se faisait ailleurs dans le monde. Pour le démontrer, regardons comment les influences transnationales qui menèrent à la nationalisation de la Montreal Light Heat & Power en 1944 prirent forme au sein de la Commission Lapointe et à travers les pourparlers qui menèrent à la première nationalisation.

La Commission Lapointe

En compagnie d’Augustin Frigon et de Georges MacDonald, Ernest Lapointe fut mandaté par le gouvernement Taschereau d’étudier les différentes possibilités quant à la gestion de l’électricité au Québec[12]. Plus qu’aux conclusions de la commission, nous nous intéresserons ici aux éléments en provenance de l’extérieur du Québec qui auraient pu inspirer la Commission ou les intervenants y ayant participé en déposant des mémoires ou en collaborant avec le commissaire. Nous pouvons de prime abord dire que cette commission est typique des mesures qui étaient mises en place par les différents gouvernements du monde pour remédier aux effets néfastes du capitalisme classique, qui était souvent perçu comme la source de la crise économique et des problèmes de l’industrie de l’électricité. Par exemple, mentionnons la Commission fédérale du commerce aux États-Unis ou la Commission Williamson en Angleterre qui avaient étudié l’industrie électrique de leur pays.

Dès la lecture de l’introduction du rapport de la commission, on note un intérêt explicite du commissaire Lapointe pour la situation qui prévalait internationalement, et plus particulièrement en Amérique du Nord. En effet, dans son analyse de la situation, Lapointe cite des conclusions du rapport Williamson disant que la « concentration of larger generating units in larger and fewer power stations, wherever practicable, is urgently required in order to reduce the cost of industrial power to a minimum[13] ». Plus près du Québec, le rapport cite le sénateur Noriss du Nebraska, qui a été le porteur du projet de nationalisation de l’industrie électrique de la Vallée du Tennessee, qui affirme que : « the nature of the industry lends itself to monopoly. Great saving can be effected by hooking up all generating plants on one system and transferring and relaying current so as to keep the consumption constantly up to the peak load[14] ». Ici, les influences transnationales sont explicites et utilisées comme outil justificatif des mesures qui s’imposent pour le Québec.

Les conclusions de la Commission Lapointe favorisaient la création d’un organisme externe qui contrôlerait les pratiques des entreprises privées, ce qui mena à la création de la Commission de l’électricité, solution similaire à ce qui avait été mis en place en Ontario en 1906 avec la HEPC sans le volet distribution aux municipalités. L’aboutissement de la commission ne satisfit pas la majorité des militants pour l’étatisation du système électrique québécois. Les exemples extérieurs continuèrent donc de nourrir la lutte pour la nationalisation.

La campagne qui mena à la nationalisation de la MLHP en 1944

Les résultats qu’obtenaient les compagnies nationalisées étaient les témoins de l’inefficacité du réseau privé québécois. C’est donc en se nourrissant des succès extérieurs que Philippe Hamel et les autres défenseurs d’un système public de l’électricité au Québec ont continué de demander la nationalisation ou la municipalisation des trusts électriques.

Province voisine, évoluant dans un environnement économique semblable et compétitrice économique du Québec, l’Ontario était en tête de liste des exemples cités pour justifier la nécessité des mesures qui s’imposaient. C’est surtout au chapitre des prix que l’on utilisait le cas ontarien pour démontrer l’efficacité qu’un réseau public québécois pourrait avoir sur la consommation et la production industrielle. Par exemple, Télesphore-Damien Bouchard, dans une allocution pour la ligue des consommateurs d’électricité en 1934, faisait la démonstration que dans le système ontarien, le coût de production est beaucoup plus élevé qu’au Québec, mais que, malgré ce fait, le prix de vente ontarien est beaucoup plus bas qu’au Québec[15]. Ce fait prouvait l’inefficacité du système québécois des trusts dans le domaine des prix, soit par une mauvaise gestion, soit par une avidité volontaire des compagnies privées. Hamel allait même plus loin en mettant la faute des prix élevés de l’électricité au Québec sur la surcapitalisation que les trusts auraient faite depuis le début du siècle. Il faisait la démonstration devant les membres de l’Association catholique des voyageurs de commerce du Canada que la municipalisation ontarienne avait stoppé net cette pratique nuisible au prix de l’électricité, ajoutant que : « c’est clair : des deux systèmes, le mauvais c’est le nôtre[16] ». En plus de nuire à l’accessibilité de l’électricité pour la population, les prix élevés au Québec nuisaient à l’industrialisation, la plus forte industrialisation du côté ouest de la frontière québécoise à l’appui. Wilfrid Hamel le mettait de l’avant dans les débats de 1944 pour la nationalisation de la MLHP : « les succès marqués de l’étatisation de l’électricité en Ontario, aussi bien que dans d’autres provinces du dominion et aux États-Unis, ont éveillé l’attention du gouvernement qui veut voir Québec sur un pied d’égalité avec ses voisins sur le terrain économique[17] ». Comme la HEPC offrait des prix préférentiels aux organismes de charité, mais surtout aux groupes industriels pour favoriser le développement économique de la province, l’effet bénéfique de la HEPC sur la société ontarienne n’était plus à prouver.

Si les tenants du projet québécois sont aussi certains de la validité des idées qu’ils défendent durant les années 1930 et 1940, c’est qu’ils avaient l’opportunité de comparer empiriquement les réalisations du secteur hydroélectrique québécois avec celles de l’Ontario. On le comprend bien en lisant le rapport du commissaire Lapointe qui affirme avoir directement discuté avec le président de la Commission hydro-électrique de l’Ontario dans le but d’éclaircir les possibilités envisageables au Québec. On peut donc dire que l’exemple ontarien a servi de toile de fond au projet québécois de municipalisation, mais aussi de force motrice transnationale. Dans la recherche de solutions aux problèmes de l’électricité dans le système capitaliste mondialisé, l’expérience extérieure devenait capitale.

Dans cette quête d’exemples défendant la validité d’un système public de l’électricité, c’est vers les États-Unis que se sont aussi tournés les tenants du projet. L’exemple des États-Unis nous confirme que le contexte de l’époque était centré sur l’Amérique du Nord, mais aussi que le projet de nationalisation était inspiré en grande partie par ce qui se faisait à l’extérieur du Québec. Les États-Unis étant devenus les leaders du capitalisme, les solutions qu’ils apportaient aux maux du libéralisme économique devenaient des exemples de référence[18]. Les problèmes de l’industrie électrique étant un reflet de ceux venant du capitalisme même, il est normal de noter des réponses transnationales similaires pour un problème de même nature.

Inspirés par les conclusions de la Commission fédérale du commerce que Washington avait mis en place au début des années 1930 et qui avait mis en lumière les pratiques peu reluisantes et inefficaces des trusts de l’électricité, les Hamel et Bouchard y ont nourri leur réflexion, mais aussi crédibilisé leurs revendications. Dans les débats de 1944, le député Mathewson, « […] répondant à l’argument que l’initiative privée donne de meilleurs résultats que l’initiative publique, il cite un rapport préparé par les meilleurs experts des États-Unis sur la question. Ce rapport dit qu’il n’a à offrir aucun témoignage vraiment concluant en faveur de l’initiative privée[19]. »

Dans cette enquête, les commissaires avaient eu accès, non sans problème, aux livres des compagnies d’électricité et avaient réussi à prouver que les prix payés par les consommateurs ne reflétaient pas des besoins d’investissement ou des coûts de production comme le revendiquaient les compagnies, mais bien d’une surcapitalisation ne servant que les intérêts pécuniaires des dirigeants. Ces conclusions poussaient Hamel à affirmer que la situation était la même au Québec, donc la source des tarifs exagérés payés par les Québécois[20].

Une des grandes organisations pointées du doigt par l’enquête de Washington était la National Electric Light Association (NELA) alors qualifiée de cartel presque monopolistique de l’électricité en Amérique du Nord. Hamel affirmait que les peu nombreuses compagnies québécoises auraient toutes des liens étroits avec la NELA, voire qu’elles payaient à cette institution étrangère 0,50 $/1000 $ de recette brute pendant qu’elles combattaient pour alléger leur fardeau fiscal dans leur pays[21]. C’est ce qui expliquerait en partie les mauvaises pratiques commerciales des trusts québécois qui comptaient parmi leurs capitaux une grande partie d’investissements étrangers, surtout américains[22]. Pour Bouchard, « il n’y a aucun doute qu’elle [NELA] a eu et qu’elle a encore ici sur les hommes et les choses une influence similaire à celle qu’elle a exercée et qu’elle exerce encore dans la république voisine[23] ». En plus de critiquer certaines de ses pratiques commerciales, les pourfendeurs des trusts lui reprochaient également ses pratiques propagandistes. Il avait été démontré que les compagnies d’électricité utilisaient les pouvoirs médiatique et politique fallacieusement à leur avantage, ce qui rendait l’opération de nationalisation d’autant plus difficile à mettre de l’avant[24]. Cette propagande aurait servi à maintenir la population dans la méconnaissance de la situation concernant la gestion de l’électricité, pour éviter de perdre leur hégémonie sur ce secteur[25]. Encore, ce sont les conclusions de la Commission d’enquête étasunienne qui permettaient d’appuyer les thèses de complots avancées par les Hamel, Bouchard, Chaloult et compagnie. La démonstration que les compagnies québécoises faisaient partie d’un système nord-américain et les preuves qui accablaient cette structure étasunienne dans l’enquête donnaient un poids important à l’argumentaire des partisans d’un système public souvent repris à l’Assemblé législative du Québec. La crédibilité et le soutien de Washington au libre marché étaient assez forts à cette époque pour qu’on ne conteste pas les résultats de cette enquête.

On peut aussi mentionner l’influence étasunienne sur Adélard Godbout, premier ministre qui mit de l’avant la première nationalisation. André Bolduc, le biographe de Robert A. Boyd, ancien président-directeur général d’Hydro-Québec, mentionnait qu’à la suite de ses études aux États-Unis, Godbout

[…] avait été particulièrement fasciné par les mesures instaurées par le président Franklin D. Roosevelt pour relancer une économie américaine anémiée par la crise des années trente […]. Lorsque vint le moment de créer Hydro-Québec, la mise sur pied de la Tennessee Valley Authority (en 1933) lui servit de modèle et d’inspiration. Le président américain avait pris cette initiative non seulement pour stimuler l’économie américaine, mais également pour mettre fin aux abus des compagnies d’électricité[26].

On le voit, le rôle des États-Unis a donc été primordial pour la lutte québécoise.

Enfin, si ce sont les constatations faites en regardant le système québécois et le désir de réformer ce système qui motivaient les architectes de la première nationalisation, ce sont les exemples extérieurs au Québec qui ont nourri le projet. En regardant vers l’ouest, les Québécois n’avaient d’autre choix que de s’interroger sur l’efficacité de leur propre système qui leur apportait tant de problèmes qui n’existaient que peu ou pas en Ontario. Déjà, dans les années 1930, le rendement de la HEPC parlait par son efficacité. Du côté des États-Unis, la Vallée du Tennessee était tout aussi dépourvue d’électrification et de services de qualité, de prix raisonnables et d’industrialisation soutenue à cause d’un système électrique centré sur les trusts. La région étasunienne avait réussi à remédier à plusieurs de ses problèmes en créant la TVA. Cet exemple et les conclusions de la Commission fédérale du commerce étasunienne ont donc servi à nourrir les récriminations faites envers le système privé québécois. Dans un contexte de crise économique mondiale, toutes les solutions efficaces venant d’ailleurs permettant de remodeler le capitalisme étaient les bienvenues.

La seconde nationalisation

Même si presque deux décennies séparent la première nationalisation et la seconde campagne de nationalisation des années 1960, il serait erroné de voir ces deux mouvements comme des entités totalement distinctes. En effet, les idées mises de l’avant, les motivations et les influences furent semblables, si ce n’est l’évolution des conjonctures économique et politique entre-temps. On peut entre autres noter la présence du groupe des Amis du docteur Philippe Hamel dans la seconde campagne comme un signe de continuité. La présidence de ce groupe étant assumée par René Chaloult, militant de première heure et ami de Philippe Hamel, on comprend que les idées de Hamel furent perpétuées. Chaloult disait sur Hamel dans ses mémoires que « la nationalisation de l’électricité, amorce de notre libération, c’est son oeuvre. René Lévesque, qui connaît à fond le problème, ne me contredira pas sur ce point. S’il est parvenu, non sans efforts, à l’imposer en 1962, c’est à cause du labeur acharné de Philippe Hamel qui lui avait pavé la voie[27]. »

Si les idées avaient évolué en 1962, le souvenir de la première campagne de nationalisation restait vif au sein du groupe de travail pour la nationalisation et de la population en général[28].

Une des évolutions majeures dans le dossier était l’arrivée de plusieurs compagnies nationalisées ailleurs dans le monde ; citons en particulier la Grande-Bretagne et la France, qui avaient nationalisé leurs réseaux à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale. Comme le remarquent Hausman, Hertner et Wilkins, les investissements extérieurs étaient en fort déclin après 1945, au profit de l’intervention publique. Partout dans le monde, la nature monopolistique et l’importance économique grandissante de l’électricité ont poussé les gouvernements à s’impliquer de très près dans sa gestion[29]. Les idées reliées à la planification et au capitalisme d’État, ou keynésianisme, avaient elles aussi changé. Finalement, l’importance pour le Parti libéral de moderniser le Québec était indéniable, mais l’image de la modernité ayant évolué depuis les années 1930, il est évident que le projet de nationalisation et le discours y étant relié ont aussi changé avec leur temps.

La planification

La création du Conseil d’organisation économique du Québec (COEQ) en 1962 montre que le Québec souhaitait s’aligner sur ce que les autres pays du monde faisaient en matière de planification. Cet organisme chargé de conseiller le gouvernement sur les plans à moyen et long termes, qui travailla sur le dossier de nationalisation, s’inspirait grandement de ce qui se faisait dans le monde, particulièrement en France[30]. Dans son document fondateur, on affirme que « les gouvernements de tous les pays du monde [demandent] à des équipes de spécialistes de préparer en détail des plans d’action pour l’application de leur politique[31] », justifiant sa nécessité. Par ses inspirations et échanges avec des organismes de pays européens, surtout la France, le COEQ a été un des vecteurs les plus puissants de transmission des tendances économiques transnationales au Québec[32]. Plus particulièrement dans le domaine de la gestion de l’électricité, c’est aussi vers les États-Unis que se tournèrent plusieurs pour revendiquer la nationalisation complète du système électrique québécois. Le succès que la TVA avait eu pour le développement de la Vallée du Tennessee en inspirait plus d’un. Comme le note Michael Latham : « Yet the conviction that the TVA represented planning without Soviet-style oppression shaped later beliefs that it could be applied universally[33] ». En effet, le planisme devenant de plus en plus la norme dans le monde, la planification économique au moyen du contrôle étatique de l’électricité devenait l’option par excellence pour remédier aux problèmes du secteur électrique.

Le concept de planification, qui est somme toute nouveau dans le décor québécois en 1960, est constamment discuté, analysé et expliqué par les journalistes et politiciens désirant montrer sa force. Dans ce contexte, la planification française a été un modèle et une source d’influence majeure dans le débat pour la nationalisation de l’électricité au Québec, ainsi que pour de nombreuses autres nations. Par exemple, Wilfrid Baumgartner, président de la Mission économique française, ex-ministre des Finances en France et gouverneur de la Banque de France, a été invité à Montréal par le COEQ pour parler, au Colloque sur l’avenir économique du Québec (1962), de l’interventionnisme, de la planification et du bien-fondé de la nationalisation de l’électricité française. Comme ce dernier mettait l’accent sur l’importance de contrôler publiquement l’électricité pour mettre de l’avant un plan efficace pour la nation, les journaux de l’époque ont largement repris ses propos pour justifier la nationalisation québécoise[34].

On voit surtout l’influence française parmi les économistes québécois qui travaillaient sur le projet. Dans la biographie de Jean Lesage, Dale Thompson le note : « pour la plupart des membres de la petite coterie d’économistes québécois, la clé de l’avenir, pour la province, était une planification économique réalisée selon le modèle français[35] ». Parizeau nous le confirmait en entrevue, la planification française était très influente auprès des économistes travaillant au gouvernement du Québec. Pour sa part, il affirmait que le modèle français l’avait influencé en général dans sa carrière d’économiste, donc par défaut sur la nationalisation. Il avait notamment été influencé par le modèle français à la suite de ses études en France, plus particulièrement avec l’éminent économiste français François Perroux[36]. Ce dernier avait été très influent sur la planification française et, par le biais de son influence sur Parizeau, sur la québécoise aussi. Le COEQ a réussi à « convaincre les membres du Conseil, les ministres et le premier ministre du bien-fondé de rédiger un plan pour le Québec[37] », duquel la nationalisation a été inspirée. Ce ne sont donc pas les techniques proprement françaises qui ont été simplement répétées au Québec, mais bien l’incontournable modèle de planification qu’avait mis en place la France, qui a inspiré de nombreuses nationalisations dans le monde, en particulier celle de l’électricité au Québec.

Dans le document Rapport final du comité paritaire Hydro-Québec et ministère des Richesses naturelles sur les problèmes posés par la nationalisation, on voit clairement que les auteurs – notamment Michel Bélanger qui a été le principal conseiller de René Lévesque dans le dossier de la nationalisation – s’inspiraient du modèle français. Par exemple, dans cet extrait, il est dit : « On peut très bien s’inspirer dans ce travail [la planification et la nationalisation de l’électricité] des critères qu’ont utilisés certains pays pour identifier leurs propres régions à développer en priorité : notamment la France[38] ».

L’étatisation de l’électricité devenait donc le point de départ d’une planification efficace. Le gouvernement ne pouvait compter sur la collaboration des compagnies d’électricité privées pour offrir une électricité à bas prix dans l’ensemble des régions et pour y développer l’industrie, car elles se refusaient depuis le début du siècle à offrir des prix et services compétitifs qui concordaient avec les objectifs nationaux. La nationalisation devenait essentielle pour un plan efficace.

À l’image de ce qui se faisait dans le monde à cette époque, le Québec cherchait, en s’inspirant des modèles internationaux qui se présentaient à lui, à planifier l’économie efficacement. C’est donc par des formations à l’étranger, par leurs observations ou par leurs liens avec certains de leurs homologues d’ailleurs dans le monde, que les artisans de la nationalisation ont importé des idées et des modèles qui fonctionnaient bien ailleurs et qui étaient donc susceptibles de bien fonctionner si elles étaient appliquées correctement au contexte particulier du Québec. Les influences transnationales ne peuvent être plus claires dans ce domaine.

Les États-Unis : « Un exemple commode »

Parizeau affirmait que « la principale influence internationale qui s’est exercée sur toute décision de cet ordre-là [la nationalisation] au Québec pendant presque une génération, c’était l’influence communiste […] le communisme nous forçait à chercher des exemples ailleurs ». Il affirmait aussi que le Québec tentait de se tenir aussi loin du capital canadien-anglais que du communisme, la force était la même[39]. Les États-Unis étant le plus grand défenseur du capitalisme, il est donc évident que les partisans de la nationalisation au Québec se sont tournés vers ce qui se faisait dans ce pays pour justifier la légitimité de nationaliser le réseau électrique. Il fallait donc faire comprendre aux Québécois que la nationalisation était une mesure capitaliste nécessaire à la relance de l’économie et que le Québec ne s’isolerait pas économiquement des autres nations d’Occident en agissant ainsi – argument souvent mis de l’avant par les opposants à la nationalisation. On le voit dans cet extrait d’une série d’articles sur la nationalisation publiée en mai 1962 dans La Presse désirant renseigner la population sur les réalités nationales et internationales d’un tel projet : « Les États-Unis, comme on le sait, ne donnent pas particulièrement dans le socialisme. Et pourtant, même les encyclopédies américaines reconnaissent aujourd’hui la valeur extraordinaire de l’expérience connue sous le nom de “Tennessee Valley Authority”[40]. »

Le contrôle public de l’électricité étant une réalité partagée par plusieurs provinces et autres pays d’Occident et du monde, les arguments l’associant à une mesure communiste étaient vite balayés par les exemples extérieurs qui justifiaient une fois de plus la nécessité de nationaliser. On le voit dans cet article du quotidien Le Devoir, quand l’auteur anonyme cite une causerie de René Lévesque devant les membres du Canadian Club de Montréal :

Nous savons, dit-il, que si les industries-clés prennent de l’expansion, le reste de l’économie devrait normalement emboîter ce pas. […] Tous les investissements et la politique doivent être orientés en vue de favoriser les secteurs clés […]. Le principe de l’État propriétaire des services d’utilité publique spécialement pour ce qui a trait à l’électricité est généralement accepté à travers le Canada et à travers le monde[41].

En Chambre, René Lévesque avançait même que :

Au nombre des facteurs du relèvement économique de l’Europe d’après-guerre, l’intervention de l’État en a été un. […] En France, citons la nationalisation des pétroles, des charbonnages, du gaz et de l’électricité, de même que l’énergie atomique. Ce sont des secteurs appelés à devenir publics, comme c’est arrivé dans une demi-douzaine de pays d’Europe comme le Royaume-Uni, l’Autriche, l’Allemagne et la Belgique[42].

Pour éviter d’être associé à quelque mesure socialiste ou communiste, Lesage s’était même assuré que les compagnies recevraient 20 % de plus que la valeur du marché pour leurs actions, pour éviter les contestations judiciaires d’après-nationalisation[43]. Comme tous les actionnaires des compagnies seraient remboursés à juste niveau et que le Québec n’avait pas l’intention de s’isoler du libre marché, la manoeuvre n’était pas plus communiste que n’importe quel achat d’une entreprise par une autre.

Les influences transnationales dans ce domaine sont claires. Les accusations contre un projet communiste ont modelé le programme de nationalisation québécois en dictant ce qu’il ne devait pas être. C’est en s’appuyant sur ce qui se faisait ailleurs dans le monde, en particulier aux États-Unis, que les dirigeants québécois ont pu justifier la nécessité du projet. Les nombreuses nationalisations dans le monde ont donc servi de base sur laquelle on pouvait construire le projet québécois.

La modernisation : objectif ultime

On s’en doute, le concept de modernité n’est pas typiquement québécois, mais il constituait un objectif pour les architectes de la nationalisation québécoise. On l’a vu, le planisme était un concept qui séduisait les Lévesque et Lesage au début des années 1960 et qui était grandement associé à la modernisation mise de l’avant par ces derniers. Si l’Europe contribue grandement à la construction de l’idéal de modernisation, c’est surtout aux États-Unis que se développe l’idéal de la modernité. Le dictionnaire Palgrave d’histoire transnationale parle du concept de modernisation, si cher aux libéraux québécois de 1960, comme suit :

The modernization theory was the name given to a rather coherent set of novel ideas and proposals that emerged in the United-States after World War 2 […] [and] can be understood as an intellectual product of its proponents’ confidence in the political, economic, cultural, and moral superiority of the postwar United States and, more broadly, of western Europe[44].

Michael Latham montre dans son ouvrage que malgré le rejet typique des États-Unis de l’intervention étatique, le succès de la TVA pour le développement régional et la planification « was idealized as a succes story that could be transplanted troughout the world[45] ». C’était donc dire que, selon les champions du capitalisme, nationaliser l’électricité était un chemin souhaitable pour moderniser l’économie d’un pays. Ainsi, quand les intervenants parlaient du retard québécois en matière d’industrialisation, de contrôle de l’électricité, de développement économique, ils se rattachaient certainement en partie à l’image de la modernité qui était mise de l’avant par les États-Unis et l’Europe.

En histoire transnationale, il est accepté que la « modernity has been perhaps the single most powerful transnationally transmitted idea in the era since 1800 » et que « an acceptance and enthusiasm for progress through economic growth, and later, industrial growth, became central to the development of a modern society[46] ». La nationalisation de l’électricité étant considérée comme le point de départ de cette modernisation économique si convoitée, on peut donc dire que la soif de modernisation qui a été importée au Québec est l’une des sources fortes d’influence transnationale sur le projet. On comprend donc que le modèle de modernisation n’a pas uniquement influencé le Québec, mais aussi les autres provinces canadiennes cherchant à se moderniser économiquement. On pense, entre autres, au Manitoba durant les années 1950 ou à la Colombie-Britannique en 1961 qui nationalisèrent en partie ou en totalité leur électricité, s’insérant toutes deux dans la même vision de la modernisation que le Québec.

Ce n’est un secret pour personne, René Lévesque était fortement intéressé par ce qui se faisait ailleurs dans le monde, particulièrement aux États-Unis. Il disait lui-même dans son autobiographie que les mouvements étasuniens montaient souvent très rapidement vers le nord, que ces derniers avaient été très influents sur sa pensée politique et qu’il s’était « abondamment nourri de F.D.R.[47] », celui qui avait grandement contribué à la création de la TVA. Pour Lévesque, il était important de faire comprendre que la nationalisation était au Québec, comme partout ailleurs dans le monde, nécessaire à l’accession à la modernité. Cet extrait d’une discussion qu’a eu l’ancien ministre des Richesses naturelles devant l’Association libérale de Trois-Rivières le montre bien : « c’est s’écarter de la vérité que de prétendre que la possibilité de nationaliser le service de l’électricité, est contraire à une économie moderne », continuant « en donnant des exemples de ce qui se produit en Europe, particulièrement en France[48] ». Lesage, lui aussi influencé par ce qui se faisait à l’international, mentionnait au débat des chefs de 1962 : « c’est en grande partie la nationalisation de l’électricité en Ontario, en 1906, qui a permis l’expansion industrielle rapide et la centralisation industrielle chez nos voisins. Nous considérons que nous sommes cinquante ans en retard[49] ». On voulait donc s’assurer que le Québec soit sur un pied d’égalité avec le reste du monde en ce qui a trait à son industrialisation. Pour atteindre cette égalité économique, il fallait donc jouer selon les mêmes termes que les autres nations d’Occident, qui s’affairaient déjà presque toutes à l’époque à planifier leur économie et à utiliser l’électricité publique comme levier de cette planification.

On peut donc dire que toute cette rhétorique autour de la modernité et de la modernisation utilisée par les militants de la nationalisation, aussi floue pouvait-elle être, était un baromètre évident des influences transnationales qui ont mené à l’appropriation par l’État québécois de l’ensemble des infrastructures électriques de la province. Les politiciens impliqués dans le dossier ont certainement vite remarqué que :

l’étatisation de l’électricité est donc déjà fort répandue au Canada, et gagne sans cesse du terrain à travers le monde ; la nationalisation déjà notable en Angleterre auparavant a été complétée il y a quinze ans ; la France a fait de même après la Deuxième Guerre mondiale ; aux États-Unis, d’importantes centrales ont été aménagées par le gouvernement fédéral, et la liste pourrait se continuer[50].

En constatant le retard industriel que le Québec prenait sur ces modèles de modernité, la solution de la nationalisation est devenue de plus en plus inévitable. On peut donc dire que les influences transnationales reliées à la modernisation ont été des forces motrices essentielles dans la réflexion des politiciens comme René Lévesque ou Jean Lesage, qui ont participé ou appuyé la mise en place du projet.

En somme, il est maintenant clair que la nationalisation quasi-totale de 1962-1963 a été motivée et façonnée par les influences transnationales qui étaient présentes au Québec après la Deuxième Guerre mondiale. En premier lieu, c’est le désir de planifier l’économie québécoise comme le faisaient les Français qui mit la nationalisation de l’électricité en tête de liste des mesures à adopter. Ensuite, en regardant vers les États-Unis, les architectes de la seconde nationalisation ont constaté qu’une électricité publique représentait une option tellement efficace que les Étasuniens s’étaient même éloignés du libre marché pour défendre le concept de nationalisation de l’électricité. Enfin, tous les exemples rassemblés, on finit même par croire qu’un monopole public de l’électricité était la clé de la modernisation économique du Québec. Il semble donc évident que les modèles transnationaux ont servi de force motrice, de support et de facilitant à l’opération de nationalisation mise de l’avant par les libéraux en 1962.

Conclusion

Si nous avons, dans ce texte, occulté les influences purement québécoises de la nationalisation de l’électricité, nous n’en nions pas l’impact sur les deux campagnes de nationalisation. Nous avons simplement tenté de réévaluer l’importance de ces incitatifs locaux en démontrant que les influences transnationales étaient tout aussi importantes pour l’étatisation de l’électricité au Québec.

Il semble évident, après notre analyse, que la nationalisation de l’électricité québécoise n’aurait pu se dérouler en faisant fi des nombreuses autres étatisations qui avaient eu lieu dans le bassin atlantique à la même époque. Comment le Québec, qui cherchait en 1962 à s’aligner sur les modèles économiques internationaux, n’aurait-il pas au moins regardé les paradigmes dominants de l’époque ? Dans la quête d’un Québec économiquement plus puissant et pouvant rivaliser avec les autres États industriels d’Amérique du Nord, et d’Occident plus généralement, une gestion plus efficace de l’électricité semblait être une étape incontournable du processus de modernisation.

On peut aussi s’interroger à savoir si le projet que mettait de l’avant Philippe Hamel dans les années 1930 aurait reçu l’écoute gouvernementale nécessaire pour qu’il soit mené à terme si les exemples ontarien et étasunien n’avaient pas existé. On peut aussi se questionner sur l’importance qu’auraient eues les accusations de projet communiste qui étaient dirigées vers les libéraux des années 1960, si les États-Unis n’avaient pas défendu avec force leurs propres nationalisations d’électricité. Sans l’influence de la France et de son modèle de planification, aurait-on cherché à utiliser l’électricité comme force motrice pour planifier l’économie québécoise ?

Toutes ces questions restent sans réponse. Nous savons par contre que les influences transnationales d’Hamel, Bouchard et les autres ont souvent été reprises par les députés et même par la Commission Lapointe. Si la justesse de toutes les affirmations d’Hamel et Bouchard est difficilement vérifiable, l’exactitude sans reproche de ces documents est facultative, dans la mesure où les modèles transnationaux les inspirant seront toujours les leurs. La force de leur influence personnelle sur le projet de nationalisation n’est, elle, plus à faire.

Durant la seconde campagne de nationalisation, ce sont surtout les influences transnationales qui ont marqué Lévesque, Lesage, Bélanger, Parizeau et autres qui importent. Il est clair que Lévesque, annonciateur de l’ouverture sur le monde de l’ensemble de la société québécoise par son émission Point de mire, ne s’est pas soudainement soustrait à son intérêt pour les réalisations et archétypes internationaux lors de son entrée au gouvernement. De son côté, Parizeau a toujours été friand d’innovation. Il nous le confirmait en entrevue, ses études en Europe l’ont ouvert sur le monde pour le reste de sa carrière. Si Parizeau et Lévesque sont reconnus pour leur attachement au Québec, on ne peut nier leur attirance pour les modèles internationaux et donc la force des influences transnationales sur ces derniers.

Avec ces constatations, il nous est permis de penser que l’identité politique, culturelle et économique québécoise a été forgée en partie par ses influences venant d’Amérique du Nord et de France. Si nous avons, ici, réussi à démontrer l’importance de ces pays sur la formation d’un seul pan de la société québécoise, il serait intéressant que plus d’auteurs laissent la trame uniquement nationale de côté et tiennent compte de l’importance des influences transnationales dans la formation de l’identité québécoise.