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« Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre. »

Michel de Montaigne, Essais, livre premier

Publié aux éditions du Boréal, Le Rêve de Champlain de David Hackett Fischer est considéré comme un best-seller dans le marché du livre en français au Québec et en Amérique du Nord francophone[2]. Le livre a fait l’objet de deux éditions successives. Parue dès le 11 avril 2011, la première édition a été épuisée rapidement. La maison d’édition a produit ensuite un format en poche, dans sa collection « Boréal compact ». Parue dès le 10 décembre 2012, cette seconde édition en est à son cinquième tirage en décembre 2016. Selon les données fournies par l’éditeur, il y aurait plus de 20 000 exemplaires pour le Champlain de David Hackett Fischer[3].

Au crépuscule de sa vie, l’historien Marcel Trudel affirmait que « ce n’est pas le grand public qui va acheter les gros volumes qu’on va publier sur Champlain. Ce sont les spécialistes qui vont lire ça[4] ». De toute évidence, avec ses 1008 pages et l’importance de son appareil de références, Le Rêve de Champlain lui oppose un démenti cinglant. Au-delà du nombre d’exemplaires en circulation, la biographie recueille les suffrages d’un large lectorat : il reçoit le Coup de coeur de la principale chaîne de librairies de langue française au Québec – Renaud-Bray – et le coloré animateur radiophonique Gilles Proulx « le recommande à une mère, à un père qui veut initier son enfant au fondateur du pays[5] ». Enfin, ce succès est oecuménique : le livre de David Hackett Fischer figure sur la liste de suggestions de lecture de Justin Trudeau[6], Gilles Duceppe[7], Biz de Loco Locass[8] et du comédien historiophile Alexis Martin[9].

Dans le cadre du marché du livre de langue française, comment un tel succès d’édition a-t-il pu se produire ? En effet, les lecteurs de David Hackett Fischer ne lui étaient pas nécessairement acquis car l’explorateur français est un « objet chaud » en histoire du Québec et de l’Amérique du Nord francophone, c’est-à-dire un sujet d’enquête sur lequel les controverses éclatent facilement. « Accaparés par le social » à l’instar des enjeux mémoriels, les objets chauds « rendent l’analyse distanciée et objective beaucoup plus difficile, voire parfois même tout simplement impossible[10] ». Publié dans une période intense de commémoration autour du personnage de Samuel de Champlain – du quatre centième anniversaire de l’établissement de l’île Sainte-Croix en Acadie en 1604 à celui de la présence française en Ontario en 2015, en passant par celui de la fondation de Québec en 2008 –, le potentiel de polémique était élevé, le succès aurait pu en être un de scandale. Ce ne fut pas vraiment le cas, et Le Rêve de Champlain s’inscrit désormais au palmarès des oeuvres relativement consensuelles dans l’espace public.

Pour comprendre ce succès qui dépasse de beaucoup les opérations de mise en marché et de marketing, il importe de le saisir sous deux dimensions qui en font un best-seller historique. La première est celle de l’oeuvre elle-même, une oeuvre qui, par la mobilisation des ressources de l’auteur et de l’éditeur, constitue un dispositif efficace. La seconde dimension relève du contexte de réception du livre, un contexte qui renvoie à l’écosystème du livre – son économie du tirage et ses milieux de lecture –, aux étapes de sa diffusion et aux enjeux mémoriels et politiques des sociétés francophones d’Amérique du Nord.

Le dispositif d’un best-seller historique

Même s’ils peuvent le souhaiter et qu’ils en aperçoivent parfois les signes annonciateurs, les auteurs et les éditeurs ne peuvent pas garantir hors de tout doute que leurs livres seront des best-sellers. Il ne saurait donc être question d’une recette infaillible pour le succès, que ce soit pour Le Rêve de Champlain ou pour tout autre livre. L’un des éditeurs les plus chevronnés au Québec, Denis Vaugeois, signale à bon escient qu’un « bon éditeur ne voit à peu près jamais venir un succès, ou du moins jamais dans sa juste proportion[11] ». « Après 25 ans dans ce métier », Jacques Ferron de Québec Amérique, affirme qu’« on ne sait jamais rien du sort d’un livre ». Toutefois, « l’éditeur prudent n’hésitera pas à prendre des risques s’il a une vision, une perception correcte du marché. Le succès passe nécessairement par une édition novatrice […], de l’audace et de la passion du métier », tout en ayant « du jugement » et en agissant « avec rationalité[12] ». D’influence variable selon le contexte, les facteurs d’un succès de librairie apparaissent généralement postpartum, une fois le livre reçu dans le grand public. Il n’empêche pas moins que, dans la gageure prise par l’éditeur, certains facteurs captés au préalable lui semblent détenir un meilleur potentiel. Ces facteurs relèvent du dispositif du best-seller.

Qu’est-ce qu’un best-seller dans le monde du livre, et en particulier du livre historique ? Dans leur étude en narratologie portant sur un corpus de 20 000 romans à succès du palmarès du New York Times, Jodie Archer et Matthew L. Jocker ont identifié des facteurs communs à ces best-sellers[13]. Ces livres comportent de trois à quatre thèmes prédominants, dont le développement occupe au moins le tiers du manuscrit. De ces thèmes, le plus important est celui des relations humaines, plus particulièrement en ce qui concerne l’empathie, l’intimité et la chaleur humaine. En alternant les émotions et en découpant le récit avec des chapitres relativement brefs, le rythme de la lecture joue un rôle crucial pour maintenir l’intérêt du lecteur à la suite d’une entrée en matière accrocheuse. Si le vocabulaire du récit n’est pas nécessairement recherché, il suscite le plaisir de la lecture. Les personnages, eux, sont actifs : l’aventurier captive beaucoup plus que le contemplatif. Ajoutons aussi un autre facteur qui n’est pas cerné par J. Archer et M. L. Jockers, puisqu’il ne relève pas du roman. Dans le cas des études historiques et des biographies, l’appareillage est essentiel pour assurer l’efficacité du dispositif. Les notes et références, la bibliographie, les illustrations et les cartes fournissent au lecteur des indices de la véracité du récit. L’appareillage répond à l’attente première du lecteur lorsqu’il ouvre les pages d’une étude historique : au-delà de l’esthétisme de la narration, il espère d’abord et avant tout que ce récit soit vrai[14]. Formant un dispositif, la conjonction de ces divers facteurs engendre une lecture frénétique, reposant sur une amorce accrocheuse et une trame narrative passionnante, motivée par le besoin du lecteur d’en savoir plus à chaque page.

D’emblée, Le Rêve de Champlain possède un dispositif qui s’apparente à celui des best-sellers. Il faut dire que son auteur, David Hackett Fischer, n’est pas un néophyte en cette matière. Détenteur d’un doctorat en histoire de la Johns Hopkins University, professeur à la Brandeis University au Massachussetts, Champlain’s Dream est en 2008 son dixième livre. Parmi ses ouvrages précédents, l’un d’eux lui a valu une renommée certaine et le prix Pulitzer en 2005 : Washington’s Crossing. Pivotal Moments in American History[15]. Les comptes rendus de ce livre témoignent bien de la stratégie narrative et de l’expérience de Fischer. Pour Timothy J. Shannon, sa stratégie se manifeste par « a rapid-fire narrative built around an episode enshrined in American folklore, engaging thumbnail sketches of the major players, a willingness to expose conventional wisdom to the harsh light of archival research », ce qui fait de D. H. Fischer « one of that rare breed of academic historians capable of winning over popular audiences[16] ». Selon David Waldstreicher, « Fischer knows how to make an argument », une argumentation qui repose sur trois thèmes positifs en histoire de la Révolution américaine : « civilian control of the military, a pragmatic way of war, and a humanitarian emphasis on preserving life, including that of the (presumably white) enemy[17] ». Quant à Jean B. Lee, « Washington’s Crossing is history in the heroic mode » et, en cela, « the book is convincing when Fischer, a master storyteller, offers ample evidence[18] ». Sens du rythme de la narration, thèmes positifs qui relèvent de l’humanisme et du sens commun, amples usages du matériel tiré des archives, personnages volontaires, mode héroïque de la narration : voici des traits du dispositif mis en place par David Hackett Fischer, qui en font, selon son auto-description, un « storyteller[19] ».

Publié à l’origine en 2008 aux États-Unis par l’une des dix plus importantes maisons d’édition de langue anglaise, Simon & Schuster[20], Champlain’s Dream ne détonne pas du dispositif de « storytelling » de David Hackett Fischer. En même temps, il témoigne des facteurs constitutifs d’un best-seller en histoire. Son récit débute de façon similaire à Washington’s Crossing et sa glose sur la fameuse toile de la traversée du Delaware : pour Champlain, l’auteur reprend la seule illustration connue des traits de l’explorateur, celle de la « Deffaite des Yroquois au Lac de Champlain » en 1613, pour bien camper son personnage. Puis, cinq parties, comprenant vingt-cinq courts chapitres, scandent la chronologie de la biographie. Puis, à la manière d’une enquête d’un polar, cinq questions impulsent la narration : « who was this man ? Where did he come from ? What did he do ? Why did he do ? What difference did he make ?[21] » Présentant un personnage des plus dynamiques – Samuel de Champlain s’active sur deux continents, « lived among the Indians » et « helped to established three francophone populations and cultures – Québécois, Acadien, and Métis[22] » –, le thème réitéré tout au long de l’argumentation est celui d’un chef humaniste qui, issu d’un monde de bruit et de fureur, se trouve dans un univers nouveau et étranger. En effet, « Champlain’s greatest achievement was not his career as an explorer, or his success as a founder of colonies. His largest contribution was the success of his principled leadership in the cause of humanity[23] ». Enfin, afin de répondre au lecteur et à son attente de véracité du récit, l’appareillage de la version originale anglaise est massif : un ample épilogue sur les images et les interprétations relatives à Champlain, seize annexes, 109 pages de notes, 41 pages de bibliographie en anglais et en français, 35 cartes, 133 illustrations généralement tirées de sources d’époque.

Un best-seller n’est pas l’oeuvre d’un seul auteur. Par la mobilisation des ressources, l’éditeur contribue largement à la mise en place du dispositif. Avec son travail de révision, il renforce l’argumentation sur les plans de la forme et du fond. Ainsi, l’éditeur anglo-canadien de Champlain’s Dream, la maison Alfred A. Knopf, sollicite l’un des principaux historiens experts de la question, Denis Vaugeois, pour parcourir la version en langue anglaise[24]. Par la suite, la maison d’édition Boréal obtient les droits pour une traduction en langue française. Fondée en 1963, cette maison de prestige possède plusieurs niches dans le marché du livre, passant des genres de la littérature aux essais et aux études en sciences humaines et en histoire. En cette dernière matière, Boréal possède une longue expérience dans la publication : elle compte à son catalogue 62 biographies et 153 études historiques en avril 2018[25]. Suivant le modèle de certaines maisons européennes, la prise de décision est collective : six conseillers éditoriaux sous la coordination d’un éditeur, se prononcent sur les projets[26]. Dans la tradition de cette maison, le directeur général Pascal Assathiany et le directeur de l’édition Jean Bernier, qui est aussi traducteur, accordent une importance capitale à la qualité de l’écriture, d’où le choix déterminant de Daniel Poliquin comme traducteur de Champlain’s Dream. Pour le romancier franco-ontarien, « traduire, c’est écrire avec la main d’un autre[27] ». Afin de rendre le rythme de l’écriture de D. H. Fischer, D. Poliquin s’appuie sur la sobriété de son propre style. Puisant à sa lecture des contemporains de Champlain et à sa connaissance du vocabulaire de la marine, le traducteur livre les échos actuels du personnage, ce qui affermit d’autant son identification par le lecteur. « Ce livre parle de nous », insiste-t-il, « comme s’il était, en même temps que le portrait d’un homme, celui d’un peuple qui lui ressemble de façon frappante, un peuple très tolérant, non violent, accueillant, très curieux des autres[28] ». Partant, la traduction par Daniel Poliquin constitue la pièce manquante au dispositif faisant du Rêve de Champlain un best-seller.

La réception du Rêve

De sa production à sa réception, le succès de toute oeuvre culturelle est affaire de communication. Celui du Rêve de Champlain n’y échappe pas : il se situe à la rencontre d’un écosystème du livre – l’économie matérielle de la production livresque et les caractéristiques de la lecture –, des étapes de sa diffusion dans l’espace public, ainsi qu’aux enjeux mémoriels et politiques modulant les sociétés québécoise, acadienne et franco-ontarienne.

Un livre ne peut se comprendre sans ses lecteurs. Leurs relations mutuelles forment un écosystème dynamique. Pour bien le saisir, il importe d’abord de situer la sortie de la biographie de David Hackett Fischer dans l’économie matérielle de la production livresque au Québec. Comme Stéphane Labbé le souligne avec pertinence, « l’espace en librairie, tout comme celui des médias, n’étant pas élastique, la course pour l’obtention d’une visibilité maximale – voire d’une visibilité tout court – est devenue de plus en plus difficile et nécessite des investissements considérables pour les éditeurs[29] ». En effet, 6825 livres québécois font l’objet d’une publication en 2011, 6839 en 2012 et 6323 en 2013. Le tirage moyen est de 2199 exemplaires par titre en 2011, de 2 207 et de 2 163 pour les deux années suivantes. De ces nombres, 219 livres en 2011, 263 en 2012 et 199 en 2013 appartiennent à la catégorie de l’histoire du Canada, soit 2,5 % de l’ensemble des titres publiés en monographie. Ces années s’inscrivent néanmoins dans une tendance baissière, à la fois pour les titres et le tirage, depuis le sommet de 200810 605 livres furent publiés[30]. Enfin, la période n’est pas favorable aux livres neufs au Québec : les 678 millions de dollars en achat dans les librairies indépendantes et les succursales, les grandes surfaces et les autres points de vente reflètent une diminution des ventes de 4,1 % en 2012, après avoir connu des baisses respectives de 4,9 % en 2011 et de 2,5 % en 2010[31]. Avec ses deux éditions et ses cinq tirages pour 20 000 exemplaires vendus, Le Rêve de Champlain apparaît donc comme une valeur sûre dans un écosystème ayant sa part de problèmes.

Par-delà l’économie des titres, des tirages et des ventes, l’écosystème du livre comprend celui du lectorat. D’abord, la biographie de David Hackett Fischer appartient à la catégorie des livres de littérature générale et non pas à celles des livres didactiques et des manuels scolaires. L’achat du Rêve de Champlain relève donc du choix individuel et des préférences du lecteur ; il n’est pas une lecture obligatoire qui s’impose dans le cadre d’une formation[32]. Ensuite, ce best-seller est sorti en avril 2011, soit avant la saison de l’été, moment qui se prête bien aux longues lectures. Le Rêve de Champlain est donc une lecture de vacances, qui relève de la curiosité intellectuelle du lecteur et dans une certaine mesure de son désir de s’éduquer et de se divertir. Enfin, bien que l’édition numérique québécoise ait pris un essor important au tournant des années 2010, il est à relever que, contrairement à Champlain’s Dream, il n’y a pas de version numérique du Rêve de Champlain. Étant donné ses dimensions tactiles, cet objet livre s’attire la faveur du lecteur.

La diffusion dans les médias de masse[33] est exemplaire d’une campagne réussie de marketing. La saison choisie est appropriée pour la mise en marché, le rythme de pénétration est soutenu, la réponse des médias est forte à la fois sur les plans quantitatif et qualitatif. Le communiqué de presse de la maison Boréal donne le ton : « Admirablement traduite par le romancier Daniel Poliquin, cette monumentale biographie, qui se lit comme un récit d’aventures, devrait s’imposer parmi les meilleures lectures de l’été 2011[34]. » Le livre paraît le 11 avril 2011 et, dès le 16 avril, le premier compte rendu est publié en première page du Cahier Livres du Devoir[35]. Le principal magazine d’affaires publiques au Québec, L’Actualité, lui consacre le 1er mai une critique de Georges-Hébert Germain. Fait inhabituel pour un traducteur, Daniel Poliquin s’investit personnellement dans la promotion de la biographie, en offrant notamment une entrevue au Droit. Pour la période du printemps et de l’été 2011, les échos de presse relèvent au moins dix-sept critiques parues dans les divers journaux, magazines et blogues, ainsi que dix mentions dans les émissions radiophoniques, surtout celles de la Société Radio-Canada. Enfin, la très grande majorité de ces critiques sont positives.

Le moment choisi est approprié, mais pas seulement en termes de stratégie de marketing. Les contextes politique et mémoriel se prêtent volontiers à une sensibilisation relative du lectorat au contenu du Rêve de Champlain. Cette sensibilisation est relative puisque, au moment de la parution de la biographie au printemps 2011, les dossiers chauds relatifs aux commémorations historiques et aux relations avec les Autochtones – soit des thèmes majeurs concernant le contenu du livre –, sont moins présents dans l’actualité immédiate. Événement médiatique majeur surtout dans la région de Québec en 2008, le 400e anniversaire de la fondation de la ville et toutes les autres activités commémoratives n’apparaissent pas parmi le palmarès de 2011 et de 2012 des 50 nouvelles les plus couvertes au Québec[36]. Quant au dossier autochtone, dont les questions complexes de la réconciliation et des pensionnats ont des impacts profonds sur les sociétés québécoises et canadiennes, la couverture médiatique est minime. Comme le bilan 2011 d’Influence communication le constate sur un ton dérisoire, le poids médias du Canadien de Montréal est « 21 fois plus grand que celui qu’on octroie à la pauvreté, aux aînés et aux Autochtones… mis ensemble ![37] » A contrario de plusieurs best-sellers, le Rêve de Champlain n’a donc pas bénéficié de l’effet dopant de l’actualité immédiate.

Certes, la sensibilisation n’est pas seulement une question d’amplitude de la couverture, mais aussi de proximité avec les valeurs fondamentales. Objets « chauds », les figures fondatrices constituent ainsi des enjeux mémoriels très délicats pour toute communauté politique. Grâce à leur exemplarité, elles constituent un principe de légitimité qui valide le projet politique de la communauté. Ainsi, les Pères fondateurs de la République, dont George Washington au premier chef, acquièrent une valeur symbolique intense, qui confine à la sacralisation, dans la mémoire américaine. Dès lors, les études historiques sur les figures fondatrices, études questionnant les faits sur lesquels la mémoire s’appuie, deviennent rapidement iconoclastes. Même si leurs intentions sont motivées par la quête de vérité inhérente à l’enquête historienne, ces études sont souvent perçues comme des atteintes à la légitimité du projet politique, suscitant ainsi la polémique dans l’espace public. Portant sur le fondateur de la Nouvelle-France, communauté originelle des sociétés francophones d’Amérique du Nord, Le Rêve de Champlain possédait en soi un potentiel important de polémique mémorielle. Pourtant, la biographie de David Hackett Fischer échappe au succès de scandale.

Dans ce contexte mémoriel et politique, un élément peut être avancé pour comprendre le succès du livre. Les faits sur Samuel de Champlain ne sont pas établis en toute certitude : son visage demeure méconnu malgré les représentations qui en sont issues au XIXe siècle ; ses Écrits parlent relativement peu de lui ; sa confession religieuse fait l’objet de débats ; le lieu de son inhumation demeure inconnu jusqu’à ce jour. L’incertitude factuelle peut alors susciter l’intérêt du lecteur, qui veut en savoir plus sur ce personnage grâce à sa biographie. L’intérêt augmente dans la mesure où le lecteur valorise la figure symbolique de Samuel de Champlain à titre de fondateur de sa communauté politique.

Dès lors, la réception du best-seller de Fischer varie en fonction des communautés politiques. En Acadie, où un rapport spécifique au temps constitue un élément fondamental de la communautarisation et où les essais historiques connaissent un certain succès[38], la commémoration de 2004 donne lieu à la concurrence au sujet de la primauté de l’établissement permanent : nombre de leaders acadiens, dont ceux de la Société nationale de l’Acadie, favorisent l’île Sainte-Croix en 1604 au détriment de Québec en 1608[39]. De plus, depuis le début du XXe siècle, le titre de fondateur est contesté entre Samuel de Champlain et Pierre Dugua de Mons[40]. Enfin, la Déportation de 1755 constitue toujours la principale référence mémorielle[41]. Il n’est donc pas surprenant que, dans ce contexte de concurrence mémorielle, les mentions de la biographie soient plutôt rares. Outre deux entrefilets neutres publiés dans L’Acadie nouvelle et La Voix acadienne de Summerside, ainsi qu’une critique positive à l’émission Anne et compagnie sur les ondes de Radio-Canada Acadie, un seul compte rendu paraît dans les pages de la revue Francophonies d’Amérique, où on questionne rapidement la thèse décrivant Samuel de Champlain comme fondateur de l’Acadie[42].

La réception est toute autre au Québec car les attentes des lecteurs sont différentes sur le plan mémoriel. Bien que des controverses éclatent sporadiquement autour du personnage[43], « Samuel de Champlain est le personnage le plus rassembleur, celui qui peut trouver la faveur des Québécois et des Canadiens[44] ». L’une des raisons de cette faveur renouvelée repose sur l’ancienneté de la commémoration du fondateur, une commémoration qui remonte au XIXe et surtout au XXe siècle[45]. Une autre ressortit à la congruence constante de cette figure symbolique avec les valeurs du temps présent. Tel que l’anthropologue Darryl Leroux le souligne, la représentation actuelle de Samuel de Champlain met l’accent sur sa capacité à rassembler les gens dans une perspective interculturelle. Au-delà du cartographe et de l’explorateur, Champlain « is transformed into a founder of the liberal ethic of cultural pluralism common in Québec », pour devenir ainsi le père du Québec contemporain[46]. Qui plus est, par leur insistance sur les aspects festifs, les commémorations du 400e anniversaire de la fondation de Québec ont laissé un goût passager sinon amer à nombre de Québécois[47], dont plusieurs veulent revaloriser les liens de l’appartenance communautaire à travers le temps. Dès lors, les conditions mémorielles sont réunies au Québec pour une réception réussie du Rêve de Champlain.

Publiciste, Georges-Hébert Germain sonne le diapason mémoriel en premier. Il souligne d’emblée l’actualité de Champlain, « qui rêvait d’accommodements raisonnables bien avant l’heure[48] ». Après un long dithyrambe sur cet « ouvrage définitif, exhaustif, savant donc, mais en même temps très accessible », le critique conclut avec lyrisme sur la leçon politique à tirer de cette lecture édifiante : « Et nous, aujourd’hui, habitants de cette partie du monde dont nous avons grâce à lui hérité le fleuve, son estuaire, ses îles et son golfe, nous baignons dans ce rêve, le rêve de Champlain, qui d’après Fischer fait de nous du « pas mal bon monde », qui rayonne tout autour de nous et qui, nous assurent l’auteur et le traducteur, devrait durer encore longtemps si nous en prenons soin[49]. » Même s’ils sont fortement sympathiques à l’ouvrage, les autres critiques dans les médias de masse ne jouent pas des cordes mémorielles avec autant de passion. Plus terre-à-terre, leurs arguments sont convaincants de toute évidence, et ils puisent aux valeurs contemporaines de tolérance, d’érudition et d’esthétisme. Ils adoptent aisément la thèse de l’humanisme de Champlain, qui « a prêché la tolérance envers les Protestants et tenté de maintenir la paix entre les nations autochtones ». Outre les références aux travaux des devanciers Marcel Trudel, Raymonde Litalien et Denis Vaugeois, ils mentionnent l’autorité des « nombreuses recherches » du biographe aux États-Unis, dans les Maritimes, au Québec et en France. Ils louangent « un style enlevant, fort bien servi, il faut le dire par la traduction de l’écrivain Daniel Poliquin ». Le tout constitue « un véritable roman » sur un « héros moderne », « où l’historien ne cache pas sa fascination pour le personnage de Champlain. On ne saurait le lui reprocher[50] ».

Signe manifeste d’une réception des plus positives, la référence à la biographie s’insère rapidement dans les usages publics du passé, notamment comme thème de plusieurs conférences et clubs de lecture, ainsi que dans les pratiques commémoratives. L’exemple le plus spectaculaire est celui de l’hommage à Champlain rendu le 3 juillet 2012. Réunissant les maires de Québec et de Paris, Régis Labeaume et Bertrand Delanoë, le président de la Société historique de Québec Jean Dorval ainsi que des centaines de personnes, l’événement comprend une lecture publique d’un extrait de la conclusion du livre de David Hackett Fischer[51], pour ainsi offrir aux contemporains un enseignement tiré du passé.

Relevant de la mémoire, la question de la valorisation politique ne se pose pas dans le champ historien : l’intérêt du lecteur historien porte plutôt sur les avancées des connaissances. Plus mesurés dans leur réception, les historiens québécois gardent généralement une certaine retenue dans leurs critiques. Comme « en histoire, il n’y a pas de premier ou dernier, mais il y a parfois des moments de grâce », Denis Vaugeois ne cache pas son enthousiasme. Toutefois, étant donné entre autres l’invisibilité des femmes, « le dernier mot n’a pas été écrit sur Champlain cartographe, ethnologue et témoin de la cohabitation et du métissage entre Indiens et Européens[52] ». Auteur de plusieurs études sur Champlain, Mathieu D’Avignon louange « le travail de recherche et de documentation », qui « est colossal ». Cependant, il déplore que les « démonstrations et les explications » de David Hackett Fischer « manquent à l’occasion de profondeur et de rigueur », d’autant plus qu’il laisse « son imagination l’emporter sur la narration strictement bio-historique[53] ». Catherine Broué considère que, « malgré d’indiscutables qualités », la biographie renoue « avec une vision héroïsante » et « accuse un certain manque de recul par rapport aux documents attribués à Champlain ou écrits par lui, reprenant pour argent comptant le point de vue de ce dernier sur les événements[54] ». Quant à John Dickinson de l’Université de Montréal, ses propos sont nettement moins amènes au sujet de cette « hagiographie » relevant « plus du roman que de l’histoire », qui « n’ajoute rien de concret ». Selon lui, en faisant référence au père présumé de Champlain, Henri IV, « les « nouveautés » ne sont que des conjectures sans preuve issues de l’imagination fertile de l’auteur[55] ».

Enfin, la réception du Rêve de Champlain est tout aussi positive en Ontario français, mais elle se manifeste sous d’autres expressions. Le contexte mémoriel est différent : formant une communauté minoritaire sur leur territoire, les Franco-Ontariens se retrouvent « muselés dans les régimes de représentation du passé en vigueur dans la société majoritaire anglo-ontarienne ». Ainsi, l’histoire de la période de la Nouvelle-France se réduit souvent « à certaines figures fugitives de voyageurs, de commerçants et de missionnaires, tous de passage dans un vaste territoire encore à habiter et à construire[56] ». La commémoration du 400e anniversaire de présence française en Ontario s’avère ainsi en 2015 une occasion d’exprimer à la fois l’enracinement ancien et la reconnaissance actuelle de cette communauté. Par son envergure et son message oecuménique d’ouverture à l’Autre, le personnage de Samuel de Champlain est valorisé fortement dans la mémoire franco-ontarienne, au détriment d’un Étienne Brûlé jugé plus controversé[57].

Vu l’imminence de la commémoration, la biographie de David Hackett Fischer reçoit un accueil des plus enthousiastes en Ontario français. Dès sa parution, Gilbert Racle de L’Express de Toronto signale que « cette histoire, c’est celle du “Père de la Nouvelle-France“, du Canada français en particulier » qui est doté d’« un grand dessein ». Le Rêve de Champlain est « un livre que chaque Canadien devrait avoir dans sa bibliothèque, a fortiori chaque Francophone[58] ». Une oeuvre n’est jamais fermée : située dans un autre contexte, elle peut être l’objet d’une réappropriation sous la forme d’un autre médium. Sous les traits du comédien Maxime Le Flaguais, Samuel de Champlain reprend vie dans une production de TFO de six volets de trente minutes chacun en mars 2015, soit juste à temps pour les commémorations. Le directeur de la chaîne, Glenn O’Farrell, réitère le message de David Hackett Fischer : « Il est important de se répéter que cette histoire est riche et universelle, qu’elle est porteuse de valeurs et de leçons encore valables ». Il enchaîne ensuite sur l’importance mémorielle : « Un historien américain est venu nous le rappeler. Il est temps de bien se le raconter à nous-mêmes[59]. » Le résultat dépasse les espérances. L’historien Léon Robichaud considère ainsi que « la série Le Rêve de Champlain et son site Web offrent un modèle d’intégration du numérique dans la diffusion de l’histoire à un public large ». En effet, des « anthropologues, muséologues, historiens » ont apporté « des analyses, des informations sur le contexte » et « rappellent, ce qui sera apprécié des universitaires, les lacunes des sources et les incertitudes qui subsistent[60] ». La production de TFO reçoit deux nominations aux prix Gémeaux 2015 pour la meilleure production numérique pour une émission ou série documentaire, et pour la meilleure émission ou série en docufiction. Le site Web se mérite aussi le Prix 2016 de l’OCTAS pour le français dans les technologies de l’information. De la biographie à la série et au site Web, Le Rêve de Champlain participe ainsi d’« un renouvellement de l’intérêt pour le passé colonial de l’Ontario français[61] », nourrissant d’autant la mémoire communautaire franco-ontarienne.

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Comment comprendre le succès d’un best-seller historique ? Deux profils de lecteurs nous donnent des pistes. Ayant « été à ce point captivé » par la biographie de David Hackett Fischer, David Johnston en évoque des extraits, livre en main, lors de sa désignation et de sa prise de fonction officielle à titre de 28e gouverneur général du Canada. Au cours d’autres discours officiels, il revient régulièrement sur le livre[62]. Regroupant d’anciens.nes employés.es, vingt-cinq membres de l’Association des personnes retraitées du Cégep de Sainte-Foy se réunissent pour un déjeuner-causerie avec un conférencier le 8 septembre 2014 au restaurant Pacini de la Place des Quatre-Bourgeois. « Après avoir vu la série télé, les auditeurs mordus se [sont repus] dans la version française du Rêve de CHAMPLAIN, disponible dans plusieurs des bibliothèques de Québec[63]. » Ainsi habilités par l’acquisition de connaissances, ils échangent alors sur Samuel de Champlain, les diverses interprétations sur sa naissance et sa mort, les péripéties de son parcours, ses marques dans l’environnement de la ville.

Par-delà le dispositif mis en place par un auteur et son éditeur, les éléments de l’écosystème, la diffusion médiatique et les enjeux mémoriels, ces lecteurs sont captivés, mordus ; ils y reviennent, s’y repaissent. Ce sont là les effets engendrés par la lecture d’un best-seller : ceux de la captation de son lecteur. Toutefois, la réception du livre ne se résume pas à une réaction instantanée, car celle-ci reste éphémère. Au-delà des intentions de l’auteur, un livre devient ce que le lecteur en fait et en retire. En effet, « le lecteur modèle est un ensemble de conditions de succès », conditions « qui doivent être satisfaites pour qu’un texte soit pleinement actualisé dans son contenu potentiel[64] ». Reçu dans les mains du lecteur, un livre historique peut devenir une référence ostentatoire d’un discours officiel et un argument d’autorité au service d’une cause partisane. Par la qualité de ses arguments rationnels, il peut aussi contribuer au débat démocratique, à la conversation nationale pour reprendre le concept du philosophe américain John Dewey. À l’instar de son sujet, Le Rêve de Champlain possède ainsi des contours indéterminés sur lesquels il est tentant, comme lecteur, de plaquer notre propre visage.