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Les excentricités de Mackenzie King sont bien connues. Celui qui fut premier ministre du Canada entre 1921 et 1926, 1926 et 1930, puis entre 1935 et 1948, était un homme étrange, lui qui communiquait avec l’au-delà comme d’autres entretiennent une correspondance soutenue, en plus d’avoir une relation pour le moins… particulière avec sa mère, de son vivant comme après sa mort. Tout cela est bien connu, du fait que Mackenzie King a tenu, presque sans interruption entre 1893 et 1950, un journal où il notait minutieusement ses pensées, qu’elles relèvent du politique ou de son intimité. Depuis la parution de l’ouvrage de l’historien militaire C.P. Stacey, en 1976[1] – combiné au dépôt de ces documents à Bibliothèque et Archives Canada, par la suite –, tout cela fait même partie du domaine public. Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, si l’ouvrage de C.P. Stacey a révélé au monde les excentricités de Mackenzie King, ce n’était toutefois pas la première fois qu’elles voyaient la lumière du jour, comme nous le rappelle Christopher Dummitt. Dès les années 1950, soit peu de temps après le trépas de celui qui fut le plus longtemps premier ministre du Canada, un article de Blair Fraser, paru dans le magazine Maclean’s, en fait déjà mention (p. 62). D’autres publications se sont également mises de la partie, dont une biographie de Mackenzie King signée H. Reginald Hardy (p. 44). Pourtant, tout cela ne fit guère de bruit à l’époque. Une vingtaine d’années plus tard cependant, ces mêmes révélations auront l’effet d’une bombe. Comment expliquer un tel revirement de situation ?

C’est ce que Christopher Dummitt a cherché à comprendre dans cet ouvrage, en s’intéressant de près aux transformations de la culture politique canadienne entre les années 1950 et 1980 (p. xi). Professeur d’histoire à la School for the Study of Canada, à Trent University, Dummitt s’est fait connaître pour ses travaux en études canadiennes et, plus précisément, sur l’étude de la masculinité. Dans cet ouvrage, l’auteur signe non pas une étude biographique de Mackenzie King, mais plutôt une enquête fouillée sur le destin de ses mémoires – lesquels n’auraient jamais dû être conservés dans leur intégralité –, une enquête aussi sur le destin de ceux que Mackenzie King avait mandatés pour assurer la pérennité de sa mémoire, ainsi que de ceux qui ont puisé dans ses mémoires, marquant par le fait même au fer rouge la mémoire de Mackenzie King.

Cet ouvrage se lit comme un roman, mais que l’on ne s’y trompe pas. Il s’agit bel et bien d’un ouvrage historien, écrit dans les règles de l’art, bien qu’il ne soit pas en tout point conforme au propre d’une monographie scientifique traditionnelle, comme le reconnaît lui-même l’auteur (p. xi). En témoigne à cet effet la réception des plus favorables qu’a reçue l’ouvrage depuis sa sortie. Au moment d’écrire ces lignes, l’ouvrage figure parmi les finalistes du Prix du Canada en sciences humaines et sociales (2018), du John W. Dafoe Book Prize (2018) et du Shaughnessy Cohen Prize for Political Writing (2018), une reconnaissance bien méritée.

Ce livre saura plaire aux lecteurs en tous genres, eux qui se délecteront de l’intrigue – le mot, s’il peut paraître inusité dans le présent contexte, n’en est pas moins juste – et de suivre pas à pas l’auteur dans les méandres de son enquête, au fil de ces pages qui rappellent parfois un thriller. Cela étant, ce livre ne manquera pas de satisfaire également les historiens, lecteurs hautement plus critiques, eux qui ne trouveront rien à redire sur les qualités de l’ouvrage et les méthodes de l’auteur.

Suivant une trame chronologique, Christopher Dummitt s’emploie à documenter minutieusement les étapes qui ont mené les révélations les plus juteuses des journaux intimes de Mackenzie King – lesquels auraient dû être en grande partie détruits, selon les directives explicites du principal intéressé –, non pas à être rendues publiques, mais bien à intéresser le public. S’entrecroisent dans ce récit le travail des exécuteurs littéraires du testament de Mackenzie King – J.W. Pickersgill, Fred McGregor, Norman Roberson et W. Kaye Lamb –, celui des auteurs mandatés pour écrire une biographie officielle du premier ministre – Robert MacGregor Dawson et H. Blair Neatby –, les démarches de ceux qui s’emploient à lever le voile sur ces documents et remettre en perspective l’héritage tout autant que la mémoire de Mackenzie King – Eugene Forsey, Bruce Hitchinson, Harry Ferns, Bernard Ostry et C.P. Stacey –, ainsi que les tentatives de médiums de faire valoir leur point de vue – Geraldine Cummins – dans ce récit haut en couleur, lequel aurait été incomplet sans une disparition mystérieuse d’un volume des archives de Mackenzie King, l’action d’un employé désireux de monnayer ces documents – Jean-Louis Daviault – et l’implication de la Gendarmerie royale du Canada.

À ces récits personnels, s’ajoute en trame de fond une transformation en profondeur de la société occidentale – et canadienne, en particulier –, avec l’apparition de la télévision, l’émergence des idées de Sigmund Freud sur la psychanalyse dans la culture populaire ainsi que la révolution sexuelle des années 1960. Autant de changements qui amènent progressivement le grand public, selon l’auteur, à se repaître désormais des travers et des zones d’ombre des hommes politiques, qu’il délaissait jusqu’alors. Il est bien fini, alors, le temps où faire une carrière en politique était une noble vocation, où les hommes tels que Mackenzie King n’étaient pas simplement des politiciens, mais bien des « hommes d’État ». Dans ce contexte, il est vrai d’affirmer que la parution de l’ouvrage de C.P. Stacey, en 1976, qui lève le voile sur la double vie de Mackenzie King, survient à un moment propice (p. 6). Quarante et un ans plus tard, c’est au tour de Christopher Dummitt de revenir sur cette curieuse affaire, en montrant comment c’est plutôt le Canada qui a changé, entre les années 1950 et les années 1980, dans son rapport au fait politique et à la vie privée.