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Rares sont les sujets en études politiques où il est encore possible d’agir en défricheur. Mis à part quelques travaux qui se comptent sur les doigts d’une main[1], les think tanks au Québec demeurent un champ presque vierge malgré leur installation en nombre sur le territoire depuis deux décennies. La situation est d’autant plus surprenante lorsqu’on tient compte du progrès des recherches dans le Canada anglophone[2] et même en France[3]. En conséquence, cet article propose de faire un premier portrait de l’essor des think tanks au Québec depuis le milieu des années 1990. Cet exercice réunit une cartographie des clivages qui traversent ce champ, une illustration de l’évolution de leurs ressources ainsi qu’une synthèse des motivations des acteurs politiques et philanthropiques qui ont fondé ou qui administrent les diverses organisations en question.

Une tentative de dénombrement des think tanks au Québec

Plusieurs des articles de ce numéro du Bulletin d’histoire politique ont esquissé diverses définitions de ce qu’est un think tank. Rien ne sert de chercher à concilier toutes ces définitions, car le think tank demeure un objet aux contours imprécis qui n’a rien des angles droits des objets classiques que sont, par exemple, les partis politiques, les tribunaux ou l’armée[4]. Cet article propose plutôt de se limiter aux organismes sans but lucratif (OSBL) domiciliés et actifs sur le territoire québécois en 2018 et dont l’activité principale est de produire et rassembler de l’information sur les politiques publiques et les enjeux sociaux[5]. Même s’il existe une définition légale qui encadre les organismes de charité qui ont pour vocation de faire de l’éducation politique et dans laquelle les principaux think tanks canadiens sont effectivement inclus, tous les think tanks OSBL n’entrent pas dans cette catégorie. La raison étant que depuis vingt ans, il est plus difficile d’obtenir un numéro de charité qu’auparavant. Aussi, certaines organisations, essentiellement financées par des contrats de recherches de gré à gré ou par des subventions gouvernementales, n’ont pas réellement avantage à s’enregistrer dans la catégorie des organismes de charité comme l’illustrent bien le Centre facilitant la recherche et l’innovation dans les organisations (CEFRIO) et le Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO).

Cette réalité entraîne une première difficulté dans tout exercice de recension des think tanks au Québec : il n’existe pas en conséquence de liste officielle qui les inclurait tous. Ce problème n’a rien de particulier au Québec et demeure le même au Canada et aux États-Unis. Tous les chercheurs nord-américains qui étudient ce champ ont eu à construire des listes à l’aide d’une méthode ad hoc. En conséquence, la démarche du présent article a consisté à interroger le Registraire des entreprises du Québec afin d’identifier des OSBL s’adonnant à produire et rassembler des informations sur les politiques publiques et les enjeux de société.

Dans cette base de données, une série de mots-clés[6] ont permis d’identifier 15 think tanks OSBL domiciliés au Québec et actifs en 2018 dont le budget annuel était de plus de 100 000 $[7]. Bien qu’imparfaite et que certains laboratoires d’idée puissent encore y échapper, la présente démarche demeure la seule à avoir tenté de systématiser l’identification des organisations qui forment le champ des think tanks québécois prenant la forme d’OSBL.

Tableau 1

Les think tanks domiciliés au Québec ayant un budget annuel de plus de 100 000 $ et actifs en 2018*

Les think tanks domiciliés au Québec ayant un budget annuel de plus de 100 000 $ et actifs en 2018*

* Les budgets annuels ont été recueillis en consultant les rapports annuels des organisations retenues. Lorsque de tels documents n’étaient pas disponibles, les informations financières ont été obtenues à la suite d’une demande auprès de la direction.

** Certains think tanks n’ont pas été fondés au Québec, mais s’y sont installés par la suite. C’est le cas de l’IRPP, en 1993.

*** Le budget de l’Idée fédérale fluctuant d’une année à l’autre du simple au triple, le budget affiché est une moyenne des six dernières années.

Sources : Rapports annuels et demandes d’accès à l’information

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Le compte des organisations qui ont été actives sur le territoire ou qui ont déménagé au Québec au cours de leur histoire, illustré par la Figure 1, montre que le champ de la recherche auxiliaire est en expansion. Seulement une organisation a fermé ses portes, l’Institut interculturel de Montréal (1990-2012)[8], une autre a changé de vocation en 2017 (l’Institut pour le partenariat public-privé, devenu le Conseil des infrastructures[9]) et aucun think tank n’a vu ses ressources décroître de manière significative.

Figure 1

Nombre total des think tanks domiciliés au Québec ayant un budget annuel de plus de 100 000 $ (1995-2018)

Nombre total des think tanks domiciliés au Québec ayant un budget annuel de plus de 100 000 $ (1995-2018)

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Comme on pouvait s’y attendre, la morphologie du champ des think tanks québécois montre une asymétrie évidente par rapport au Canada et aux États-Unis : aucune organisation n’est destinée aux relations internationales[10], alors que cela compose généralement une portion importante de la faune des laboratoires d’idées à Ottawa et Washington. Malgré cet angle mort, l’écosystème des think tanks reproduit les grands traits des autres juridictions nord-américaines. On y voit une diversité des champs de recherche et des orientations faciles à repérer.

On retrouve ainsi des organisations essentiellement orientées vers les sujets que sont l’immigration, les minorités, la religion et la diversité. Ces thèmes accaparent l’essentiel de l’attention du Centre justice et foi, de l’Association des études canadiennes et du défunt Institut interculturel de Montréal. On constate aussi que les think tanks traitant des politiques sociales et économiques dominent en nombre et en ressources. L’Institut économique de Montréal, l’Institut de recherche en politiques publiques, l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques, le CIRANO et l’Institut du Québec accaparent près de 60 % des ressources des 13 think tanks québécois dont le budget a pu être consulté.

Figure 2

Dernier budget disponible de 13 think tanks domiciliés au Québec en 2018, en millions*

Dernier budget disponible de 13 think tanks domiciliés au Québec en 2018, en millions*

* Le budget affiché de l’Observatoire québécois des inégalités est celui de 2019, sa première année d’opération.

Sources : Rapports annuels et demandes d’accès à l’information

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Malgré cette prédominance des questions sociales et économiques, on retrouve quand même des organisations axées sur les enjeux constitutionnels (l’Idée fédérale et l’Institut de recherche sur l’autonomie et les indépendances nationales) ou sur les enjeux de technologies et de gestion des organisations (IGOPP et le CEFRIO).

Figure 3

Compilation des dépenses de 13 think tanks* dont les données sont disponibles depuis l’an 2000 ou depuis leur fondation

Compilation des dépenses de 13 think tanks* dont les données sont disponibles depuis l’an 2000 ou depuis leur fondation

* AEC, CEFRIO, CIRANO, CJF, IdQ, IEDM, l’Idée fédérale, IGOPP, INM, Institut interculturel de Montréal, IREC, IRIS, IRPP.

Source : Rapports annuels et demandes d’accès à l’information

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En excluant les think tanks qui sont issus d’initiatives académiques comme le CIRANO et le CEFRIO (qui sont malgré tout constitués en tant qu’OSBL), la stratégie nominale qu’a choisie la grande majorité des autres think tanks pour se présenter au public illustre une quête de crédibilité publique, comme en témoigne le recours à la désignation d’institut. Cette volonté de se présenter ainsi traduit bien l’ambition de construire un capital symbolique capable de faciliter leur présence médiatique et d’attirer des contrats de recherche et des subventions.

L’évolution des ressources des think tanks au Québec

L’essor des think tanks au Québec se comprend lorsqu’on porte attention à l’évolution des ressources qu’ils investissent collectivement en recherche et en communication. Plutôt que de s’attarder à la colonne des revenus qui fluctue parfois brutalement pour les think tanks financés par des placements en bourse, comme c’est le cas de l’IRPP[11], la colonne des dépenses – qui se révèle plus stable – des think tanks québécois regroupés montre une nette évolution à la hausse depuis le début du siècle.

La Figure 3 montre clairement que les dépenses globales des think tanks sont en augmentation depuis le début du siècle. Cette croissance des dépenses et celle du nombre de think tanks sont les manifestations d’un marché en expansion où des entrepreneurs de recherches ont réussi à s’arrimer à l’essor d’une demande pour ce genre de services. Ce marché est alimenté par diverses sources : les gouvernements (fédéral, provincial et municipal), les fondations, les dons d’entreprises et de particuliers, ainsi que par des contrats de recherche.

La croissance des ressources des think tanks telle que compilée ici pour la première fois est d’autant plus intéressante qu’elle est plus forte que celle des partis politiques, et aussi parce qu’elle rattrape progressivement les subventions allouées aux chercheurs par le gouvernement québécois pour la recherche universitaire sur la société et la culture (FRQSC) comme le montrent les Figures 4 et 5.

Figure 4

Évolution des dépenses de 13 think tanks québécois par rapport aux subventions allouées au FRQSC

Évolution des dépenses de 13 think tanks québécois par rapport aux subventions allouées au FRQSC
Sources : Fonds de recherche du Québec – société et culture ; Directeur général des élections

Figure 5

Évolution comparée des dépenses de 13 think tanks québécois par rapport aux budgets des partis politiques

Évolution comparée des dépenses de 13 think tanks québécois par rapport aux budgets des partis politiques
Sources : Fonds de recherche du Québec – société et culture ; Directeur général des élections

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Les dépenses compilées par les think tanks retenus dans cet article sont passées de 10,9 millions en 2000 à 19,5 millions en 2017 et représentent une croissance de 79 % depuis le début du siècle. Cette somme dépasse depuis 2016 le budget des partis politiques en dehors des années électorales. En ce qui a trait à la comparaison aux subventions attribuées aux professeurs, les données du FRQSC ne permettent pas de départager les sommes explicitement liées aux politiques publiques et aux enjeux de sociétés, tous les sujets étant fusionnés, qu’il s’agisse de littérature, d’histoire et même de linguistique. Cela signifie que les ressources des think tanks domiciliés au Québec sont beaucoup plus proches des sommes octroyées par le FQRSC que ne le laisse voir la Figure 4. Les ressources des think tanks OSBL se rapprochent aussi des sommes allouées à l’Institut de la statistique du Québec qui étaient de 24 millions en 2018. Aussi, à travers le temps, le gouvernement du Québec a davantage investi dans les organisations de recherche auxiliaire que dans l’Association canadienne-française pour l’avancement des sciences (AFCAS) qui ne bénéficiait que d’une subvention de 417 646$ en 2018.

Tableau 2

Total des sommes allouées par le gouvernement du Québec à quatre think tanks et à l’ACFAS entre 2001 et 2018

Total des sommes allouées par le gouvernement du Québec à quatre think tanks et à l’ACFAS entre 2001 et 2018
Sources : Comptes publics, ministère des Finances du Québec

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Divers profils de financement

En matière de financement, on peut ranger les think tanks dans trois catégories. En premier lieu, ils peuvent être autofinancés soit par dotation ou contrats de recherche. Au Québec, ce n’est le cas essentiellement que de l’IRPP dont les actifs s’élevaient à 42,5 millions en 2017. Ce capital lui offre bon an mal an un peu plus de deux millions en dividendes et lui garantit une stabilité et une indépendance économique dont ne jouissent pas les autres formations.

Les laboratoires d’idées peuvent aussi être principalement financés par des subventions gouvernementales. Au Québec, c’est essentiellement le cas de l’Association des études canadiennes (AEC), du CIRANO et du CEFRIO. De 2000 à 2017, sur les 14,5 millions dépensés par l’AEC, 9,1 millions provenaient du gouvernement fédéral. Également, de 2001 à 2018, le CEFRIO et le CIRANO ont reçu 39 millions et 37 millions uniquement du gouvernement provincial en contrats de recherche et en fonds de fonctionnement sur des budgets cumulatifs de 63,3 millions pour le CEFRIO et 64,1 millions pour le CIRANO.

Certains think tanks peuvent être financés à l’aide de dons individuels, d’entreprises ou par d’autres organismes de charité. Par exemple, en 2007, l’Institut du Nouveau Monde obtenait un million de fonds provenant d’autres organismes de charité enregistrés (principalement de la fondation Lucie et André Chagnon) sur un budget annuel de 1,2 million. Aussi, à l’Institut économique de Montréal (IEDM) – dont le budget est passé de 278 000 $ en 1999 à près de trois millions en 2017 – sur les 27 millions de dollars dépensés entre 2000 et 2017, 8,5 millions provenaient d’autres organismes de charité. Des sources journalistiques et des données provenant de l’IEDM nous informent qu’il s’agit du think tank québécois qui obtient le plus de succès pour aller chercher des fonds hors du Canada, surtout en provenance des États-Unis. À ce sujet, le Vancouver Sun nous a informé du financement obtenu par l’IEDM auprès d’une des fondations des frères Koch qui ont fait fortune dans l’industrie pétrolière[12]. L’IEDM a aussi bénéficié d’un fonds de démarrage de 200 000 $ de la fondation américaine Atlas Network dont l’un des mandats est de faciliter la mise sur pied de think tanks et organisations néolibérales dans le monde[13]. De 2013 à 2017, l’IEDM a récolté 1,9 million en dons en provenance de l’étranger et cela compose 17 % de son financement sur cinq ans. La situation de l’IEDM est analogue à celle de l’Institut Fraser de Vancouver qui, elle aussi, réussit à aller chercher 15 % de ses ressources hors du pays avec 14 millions recueillis à l’étranger de 2009 à 2017 sur un budget total de 97,5 millions. Cela permet de mettre en lumière un fait qui mériterait d’être étudié plus en profondeur : les think tanks néolibéraux, bien qu’ils critiquent les politiques publiques nationales, s’adonnent à une géopolitique internationale des idées – favorable au libéralisme économique – à l’aide de bailleurs de fonds situés outre-mer.

À l’inverse de ce modèle de financement, l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) refuse tout argent de l’État et des entreprises. Obtenant des contrats de recherche des groupes communautaires, syndicaux, environnementaux et des associations étudiantes, l’IRIS a aussi développé un modèle atypique fondé sur les microdons mensuels : environ 1 200 personnes offraient une somme moyenne de 12 $ par mois à l’organisation à la fin de l’année 2016[14].

Pourquoi fonder un think tank au Québec ?

Bien qu’elles soient diverses, les motivations qui ont mené à la création des think tanks au Québec sont orientées essentiellement autour des enjeux et de la vision de leurs fondateurs. Un examen des archives des quotidiens québécois a permis de mettre en lumière que la majorité des directeurs et fondateurs des think tanks québécois ont un curriculum bien ancré dans la politique des partis ou ont orbité autour cette sphère.

Fruit d’une collaboration avec le Conference Board du Canada et HEC Montréal, l’Institut du Québec a été fondé à la fin de l’année 2014 par l’ancien ministre du Parti libéral du Québec Raymond Bachand et demeure administré par d’anciens membres et employés de ce parti[15]. En 1999, Jacques Parizeau a fondé l’Institut de recherche en économie contemporaine, un think tank défendant un point de vue nationaliste et interventionniste en économie, dans le but de faire barrage au discours néolibéral qui s’était levé en Occident depuis les années 1980. En collaboration avec des organisations nationalistes – la société Saint-Jean-Baptiste de Montréal et la Fondation du Prêt d’Honneur – ils ont, depuis lors, offert des prix aux meilleures thèses et mémoires en économie québécoise[16].

En 1999, se jugeant orphelins politiques au Québec, Michel Kelly-Gagnon et quelques collègues ont décidé de se lancer dans le combat politique par l’entremise de la recherche en reprenant un club social libertarien pour en faire un think tank : l’Institut économique de Montréal, dont la vocation serait, souhaitaient-ils, de faire contre-pied aux discours social-démocrate, keynésien et interventionniste qu’ils jugeaient alors hégémoniques dans le Québec de la fin du XXe siècle[17]. Analysant la situation dans le sens inverse, quelques années plus tard, à la suite de la grève étudiante de 2005[18], des militants étudiants de l’UQAM ont investi un organisme de recherche communautaire (l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques), dans le but d’en faire un think tank progressiste qui aurait pour mission de servir d’organe de résistance par la recherche au discours néolibéral qu’ils jugeaient, eux aussi, de plus en plus omniprésent au Québec[19].

L’engagement politique sous-jacent à la fondation des think tanks québécois ne se limite pas qu’aux organisations traitant des sujets sociaux et économiques. En 2009, une initiative à laquelle participait André Pratte a mené à la création de l’Idée fédérale, un think tank ayant pour but de nourrir la réflexion sur le fédéralisme et prenant la forme d’« un réseau non partisan regroupant des gens de divers milieux et allégeances qui croient aux principes du fédéralisme, notamment comme système de gouvernement au Canada[20] ». La production d’informations sur la nature des régimes politiques allait trouver un nouvel écho en 2016, lorsque Pierre Karl Péladeau, alors élu à l’Assemblée nationale et chef du Parti québécois, investissait un million de dollars de sa fortune personnelle[21] pour lancer l’Institut de recherche sur l’autonomie et les indépendances nationales et confiait la présidence de cette organisation à Daniel Turp, professeur en droit et ancien député du Bloc québécois et du Parti québécois. Cet institut est dirigé depuis 2018 par Andrée Corriveau, ancienne attachée de presse et directrice de cabinet au Parti québécois de 1996 à 2000[22].

Même si leur budget ne leur a pas permis de bénéficier d’un personnel permanent, trois petites organisations se comportant comme des think tanks montrent aussi que la voie de la recherche et de l’information est devenue une stratégie de plus en plus populaire pour les acteurs politiques. ATTAC-Québec, une association liée à ATTAC-France, mais indépendante d’elle financièrement et administrativement[23], a été lancée en 2000 au Québec pour s’opposer aux traités de libre-échange et aux paradis fiscaux. Elle cherche à convaincre la population de la nécessité de taxer les transactions financières. En 2002, une organisation souverainiste, le Mouvement national des Québécois, mettait sur pied l’Institut de recherche sur le Québec (IRQ)[24] qui a été financé, entre autres, en 2003 par Bernard Landry à l’aide d’une somme de 46 800 $ alors qu’il était premier ministre[25]. La recherche à l’IRQ est dirigée depuis 2008 par le ténor nationaliste et souverainiste Mathieu Bock-Côté[26]. Aussi, en 2008 voyait le jour l’Institut de recherche sur le français en Amérique en réaction à diverses réformes controversées et médiatisées à l’Office québécois de la langue française (OQLF)[27]. Cette organisation fondée par Patrick Sabourin, ancien activiste au Mouvement Montréal français, a ensuite mis fin à ses activités en 2013, après que le Parti québécois ait pris le pouvoir en promettant de renforcer le rôle de l’OQLF et d’adopter une nouvelle version de la loi 101[28].

Rien ne démontre de manière plus éloquente les liens entre les acteurs politiques et les think tanks que la fondation de l’Institut de recherche en politiques publiques en 1972. Comme le détaillent Donald Abelson[29] et Julien Landry dans ce numéro, l’IRPP a été fondé à la suite de la volonté de Pierre Elliott Trudeau de créer un institut de recherche indépendant qui équivaudrait à un Brookings Institute canadien. À l’aide de contributions du gouvernement fédéral, de certains gouvernements provinciaux et d’entreprises, l’IRPP a connu un démarrage rapide dû à une généreuse dotation qui s’élève en 2017 à 42,5 millions ; une somme à laquelle il faut ajouter les 10 millions que le gouvernement de Justin Trudeau a ajoutés dans le but de créer un centre d’excellence d’études sur la fédération canadienne[30].

Tous ces résumés biographiques témoignent d’une évolution de l’agir politique au Québec et confirme la tendance déjà observable aux États-Unis et au Canada anglophone à la politisation de la recherche.

L’importance stratégique du rôle de directeur

Dans une organisation qui dépend essentiellement des dons, de la philanthropie, des contrats ou des subventions gouvernementales, les qualités de réseautage et le carnet d’adresses du directeur jouent un rôle névralgique. Peu de gens sont en mesure, comme ce fut le cas à l’Institut du Nouveau Monde (INM), d’aller chercheur 3 millions de dollars en dons philanthropiques de 2006 à 2009, ce qui représentait alors 52 % du budget de fonctionnement de l’organisation lors de cette période. Cela explique bien pourquoi les directeurs des think tanks restent en poste relativement longtemps. Michel Kelly-Gagnon a occupé le poste de directeur de l’IEDM depuis 1999 avec un intermède de 3 ans, alors qu’il avait pris la barre du Conseil du patronat de 2006 à 2009. En poste de 2004 à 2017, Michel Venne a occupé le titre de directeur pendant 13 ans à l’INM. En plus d’être le directeur de la revue L’Action nationale depuis 1999, Robert Laplante dirige l’Institut de recherche en économie contemporaine depuis 2001, pour un total à ce jour de 17 années en poste. André Pratte est également président de l’Idée fédérale depuis sa fondation en 2009. Aussi, Yvan Allaire et Michel Nadeau sont en poste depuis la fondation de l’Institut sur la gouvernance des organisations publiques et privées en 2005. Jack Jedwab compte deux décennies à la barre de l’Association des études canadiennes où il est en poste depuis 1998.

Il n’y a qu’à l’IRIS, encore une fois, où les choses fonctionnent différemment : le rôle du directeur est sans effet, car l’organisation opère selon les principes de l’autogestion non hiérarchique. De plus, leur opposition aux inégalités de richesses s’applique aussi à leur modèle d’affaires : tous les cachets d’entrevues, de conférences et les droits d’auteurs de leurs livres sont fondus dans le budget global de l’organisation[31].

Portes tournantes et affinités politiques

La littérature américaine traitant des think tanks est univoque à un sujet : la bureaucratie américaine et les think tanks échangent couramment du personnel. C’est ce qui a mené à l’usage généralisé de l’expression des « portes tournantes » pour désigner le phénomène en question. La situation est telle qu’aux États-Unis les think tanks servent bien souvent de réservoir d’experts lorsqu’une nouvelle administration entre au pouvoir.

Le principe des portes tournantes s’observe aussi Québec, quoi qu’il reste d’une ampleur sensiblement plus faible. En plus de ce qui a été déjà dit au sujet des liens entre l’Institut du Québec et le Parti libéral et entre l’IREC, l’IRQ et le Parti québécois, les deux think tanks de combats les plus actifs, l’IRIS et l’IEDM, montrent le raffermissement des liens entre les acteurs de la recherche de combat et la politique des partis.

Le principe des portes tournantes est manifeste à l’IEDM avec les partis qui se rapprochent du conservatisme économique. Adrien Pouliot a été président du CA de l’IEDM de 1999 à 2007, et Maxime Bernier, vice-président exécutif en 2005. Martin Masse, ancien employé du Parti réformiste, a occupé diverses fonctions à l’IEDM pendant deux décennies et a refait le saut en 2018 dans l’arène politique en devenant l’attaché de presse de Maxime Bernier lorsqu’il a fondé le Parti populaire du Canada[32]. Après avoir tenté de se faire élire pour le Parti conservateur du Canada dans la circonscription de Mont-Royal, l’ancienne journaliste de TVA, Pascale Déry, est devenue vice-présidente des communications à l’IEDM. Aussi, Michel Kelly-Gagnon avait évoqué qu’il n’excluait pas de se présenter pour l’Action démocratique du Québec pour l’élection de 2012[33]. Plus encore, Youri Chassin, qui a été directeur de la recherche à l’IEDM de 2010 à 2017, a été élu pour la Coalition avenir Québec lors de l’élection provinciale de 2018 après un bref saut en tant que lobbyiste pour l’industrie pétrolière. Bien que cela soit un fait rarissime, Chassin n’a pas été le premier chercheur d’un think tank à entrer dans un parti ou à entrer au gouvernement. La première occurrence de ce phénomène remonte à 1998 avec l’élection de Monique Jérôme-Forget pour le Parti libéral du Québec alors qu’elle était jusque-là présidente de l’Institut de recherche en politiques publiques depuis 1991.

La lecture des rapports annuels de l’IEDM montre un véritable foisonnement d’activités de réseautage organisées par ce think tank libertarien. La chose est telle qu’on peut même avancer que l’IEDM a été un des foyers majeurs de la promotion et de l’organisation du réseau néolibéral au Québec depuis le début du XXIe siècle.

Le même phénomène de portes tournantes commence à s’observer entre l’IRIS et la gauche québécoise. Plusieurs sources journalistiques laissent voir que les acteurs engagés à l’IRIS ont aussi contribué à la naissance de Québec solidaire (QS) lors de sa fondation en 2006. Par exemple, Simon Tremblay-Pepin était le responsable des relations avec les médias pour QS lors de l’élection de 2007[34] et a été candidat pour ce parti en 2018 dans la circonscription de Nelligan[35]. Aussi, dans le film À contre-courant de Lisa Sfriso qui raconte l’histoire des élections de 2008 et de 2012 du point de vue de QS, on peut voir l’engagement militant dans l’organisation de ce parti d’au moins quatre chercheurs de l’IRIS (Éric Martin, Simon Tremblay-Pepin, Eve-Lyne Couturier et Philippe Hurteau) lors de l’élection de 2008 dans la circonscription de Mercier où Amir Khadir a été élu pour la première fois[36]. L’engagement politique et les liens entre chercheurs de l’IRIS remontent à 2006 alors que Eve-Lyne Couturier (candidate de QS en 2008 dans la circonscription de Matapédia[37]) et Simon Tremblay-Pepin appelaient les progressistes à abandonner le Parti québécois pour rejoindre la fusion du parti dont ils étaient membre, l’Union des forces progressistes, avec un autre parti de gauche, Option citoyenne[38]. La proximité entre QS et l’IRIS continue de s’observer sur plus d’une décennie. En 2018, Mathieu Dufour, chercheur à l’IRIS, a été nommé comme « chercheur indépendant » pour évaluer la viabilité du programme économique de QS[39], un programme élaboré par Simon Tremblay-Pepin, ancien chercheur à l’IRIS, qui a été, selon le Journal de Montréal, le « principal architecte du cadre financier du parti de gauche[40] ».

Aussi, des liens s’observent à l’IRIS avec les syndicats[41] qui ont contribué au financement de plusieurs de leurs recherches à travers le temps[42]. Enfin, d’autres liens forts peuvent être observés dans la durée entre l’IRIS et la branche plus contestataire du mouvement étudiant, surtout avec l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ)[43].

Mais d’autres think tanks québécois laissent voir des liens entre ses administrateurs et la politique des partis. C’est en effet le cas à l’Association des études canadiennes dirigée par Jack Jedwab depuis 1998. Depuis 20 ans, les propos de Jack Jedwab et de son organisation de recherche ont très souvent été placés en contradiction avec le discours des nationalistes québécois lors des débats sur le multiculturalisme et sur la situation du français au Québec. Cette polarisation s’observait même plusieurs années auparavant[44]. Avant d’être actif à l’AEC, Jedwab a été porte-parole du Congrès juif canadien et a souhaité, sinon a été approché pour être candidat pour le Parti libéral du Québec à quelques reprises[45]. Lors du référendum de 1995, le Congrès juif canadien dont Jedwab était porte-parole a publié un sondage affirmant qu’un tiers des Juifs de la province déménagerait à la suite de l’indépendance du Québec[46]. Également, son engagement et son lobbying politique pour le camp du NON en 1995 ont été maintes fois évoqués dans les médias[47].

D’autres liens peuvent être découverts entre l’AEC, le Parti libéral du Québec et le Parti libéral du Canada. Herbert Marx, qui agit à titre de président de l’AEC depuis 2007, a été député du PLQ et ministre de la Justice sous le gouvernement de Robert Bourassa. Il a démissionné du PLQ en 1989 pour protester contre la loi 178 modifiant la Charte de la langue française. À cela, il faut ajouter que Marlene Jennings, députée du PLC de 1997 à 2011, agit aussi à titre d’administratrice de l’AEC en 2018 selon le registraire des entreprises du Québec.

Avant d’être vice-président de l’AEC, Jack Jedwab avait mis sur pied un autre think tank beaucoup plus axé sur la défense de la communauté anglophone québécoise, l’Institut Missisquoi (1991-2009), en compagnie de Joseph Rabinovitch, alors secrétaire d’Alliance Québec[48], et de Jonathan Goldbloom dont les liens avec le Parti libéral du Canada sont avérés[49]. Les archives journalistiques laissent voir que l’Institut Missisquoi servait d’auxiliaire de recherche au cercle politisé d’Alliance Québec[50].

En plus de l’Institut du Québec et de l’AEC, un autre think tank montre des liens avec les partis fédéralistes du Québec et du Canada. À l’Idée fédérale, fondée par André Pratte, avant qu’il ne devienne sénateur libéral, on retrouvait sur le conseil d’administration de cette organisation : le fils de Claude Ryan, Patrice Ryan, dont les activités de lobbyiste et les liens avec le PLQ ont été divulgués dans les médias à plusieurs reprises[51]. Aussi, à la division jeunesse de l’Idée fédérale, était active Claudia Di Lorio, ancienne vice-présidente des Jeunes libéraux du Canada. Par ailleurs, ce think tank ne cache pas ses liens avec la classe politique qui sont explicitement et publiquement assumés. Jean Charest (PLQ), Bill Graham (PLC), Lawrence Cannon (PLQ) et d’autres personnalités politiques de premier plan figurent sur la liste des « gouverneurs » qui servent de conseillers à ce think tank.

Le Tableau 3 récapitule les liens observables entre les think tanks politisés et les partis politiques compilés jusqu’ici dans cet article. On y voit facilement la réitération des clivages politiques antérieurs (gauche-droite, fédéraliste-souverainiste) sur le territoire de la recherche.

Tableau 3

Affinités politiques entre think tanks domiciliés au Québec et partis politiques

Affinités politiques entre think tanks domiciliés au Québec et partis politiques
Sources : Archives des périodiques québécois depuis 1995 (EUREKA)

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Financement : le rôle des milliardaires

Il aurait été étonnant que les milliardaires et les grands philanthropes québécois se soient tenus à l’écart d’un marché qui dépend en grande partie des dons et de la charité. Il est connu au Canada anglophone que les milliardaires ont financé à travers le temps diverses initiatives de think tanks, comme ce fut le cas de la Fondation Andrea et Charles Bronfman lors de la controverse des Minutes du patrimoine, dans lequel le think tank ontarien Historica Canada avait joué un rôle d’organisateur et de producteur. Une centaine de millions avait alors été investie par la famille philanthrope pour « soutenir des programmes affirmant l’identité et la fierté canadienne[52] ».

La majorité des think tanks québécois ayant un numéro de charité ou étant en démarche pour l’obtenir ont le droit de remettre des reçus accordant des déductions d’impôt et cela constitue un argument de vente important pour convaincre divers bailleurs de fonds. Comme il est possible de le constater, les milliardaires québécois ne se sont pas tenus à l’écart des think tanks qui ont augmenté en nombre au Québec depuis le XXIe siècle. Hélène Desmarais siégeait en 2018 au conseil d’administration de trois organisations : l’Idée fédérale, l’Institut économique de Montréal et l’Institut de gouvernance des organisations publiques (IGOPP). Phyllis Lambert, de la famille Bronfman, a aussi, en 2009, réuni divers chercheurs lors de la fondation de l’Institut de politiques alternatives de Montréal en collaboration avec Heritage Montréal[53]. Alors qu’il était toujours chef du Parti québécois, Pierre Karl Péladeau a investi un million de dollars de sa fortune personnelle[54] pour mettre sur pied l’Institut de recherche sur l’autonomie et les indépendances nationales. La Fondation Lucie et André Chagnon a, à diverses reprises, financé les activités de l’Institut du Nouveau Monde et a contribué au financement d’un nouveau think tank en 2018 : l’Observatoire québécois des inégalités. À cela, il faut souligner le don de deux millions de la fondation du milliardaire Stephen A. Jarislowsky en 2005 lors de la création de l’IGOPP[55].

Conclusion

Même après ce premier portrait des think tanks au Québec, il est certain que ces organisations de recherche en territoire politique n’ont pas livré tous leurs secrets. Malgré cela, cet article a cherché à mettre en lumière que l’essor de la politisation de la recherche, qui a été démontré depuis longtemps aux États-Unis[56], a rejoint l’espace québécois. Des organisations permanentes de recherche ont établi de petites ambassades qui parfois servent d’auxiliaire de recherche à la classe politique et d’autres fois interviennent directement et de manière autonome dans les débats de société. Aussi, les nombreux liens avec les partis politiques, les lobbies et le milieu de la philanthropie obligeront les chercheurs universitaires à garder un oeil sur cette industrie dont les ressources continuent de croître de façon significative au fil du temps. Il faut aussi reconnaître que les fonds dont disposent les think tanks québécois (1,5 million en moyenne annuellement par organisation) dépassent de très de loin le budget d’une chaire de recherche du Canada en sciences sociales qui varie entre 100 000 $ et 200 000 $ annuellement.

Dans Think Tanks in America, Thomas Medvetz disait que depuis le XXIe siècle, si ce n’est pas avant, les universitaires ont été déclassés par les experts des think tanks dans les discussions entourant les politiques publiques[57]. La chose reste à démontrer au Québec, au Canada et en France, mais il est certain que la structure des think tanks constitue un sérieux avantage concurrentiel en termes d’efficacité et de liberté dans un univers médiatique où la vitesse d’exécution s’arrime mal avec le rythme lent et procédurier de la recherche académique. Les think tanks ne sont que très rarement soumis aux règles de publications, lentes et contraignantes, de la recherche académique – comme la révision par les pairs, la divulgation des conflits d’intérêts et des financements intéressés, la demande de financement par concours, etc.

Enfin, l’essor des think tanks au Québec confirme l’observation de plusieurs travaux antérieurs sur « l’expertisation » des débats politiques[58]. On voit surtout que les think tanks occupent désormais une place essentielle dans l’engagement politique et dans les coalitions d’intérêts dans lesquels ils agissent aux côtés des partis politiques, des lobbies et groupes de pression, des mouvements sociaux et des intellectuels publics. Il a été souligné que de plus en plus d’organisations de défense d’intérêts de diverses allégeances (par exemple le Conseil du patronat, Équiterre, Greenpeace, etc.) utilisent davantage le véhicule de la recherche pour défendre des positions politiques et intéressées dans l’espace médiatique. Cela met en relief une lame de fond qui s’incruste désormais dans notre paysage politique : la « thinktankisation » de l’agir politique – le Québec n’y échappe pas.