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En 2016, les polémiques associées au retrait du nom de Claude Jutras de l’espace public et à l’inauguration du parc Jacques-Parizeau, auparavant connu en tant que parc Vimy, nous ont incités à étudier le rapport entre usage du passé et représentations symboliques dans la toponymie québécoise. Le 13 septembre 2017, Denis Coderre, maire de Montréal, annonçait un autre changement toponymique : Amherst « va prendre le bord. Out ![2] » Alors que nous assistons à la remise en question de la présence de monuments commémoratifs controversés dans l’espace public, nous sommes d’avis que la discipline historique doit prendre part à cette discussion. Dans un premier temps, nous procéderons à une succincte recension des écrits concernant le geste politique qu’est la dénomination de lieux publics. Puis, suivra une analyse de cinq cas emblématiques de ce type de débat au Québec : la rue Amherst, la station de métro Lionel-Groulx, le boulevard René-Lévesque, la tentative de renommer l’Avenue du Parc en avenue Robert-Bourassa et le parc Jacques-Parizeau. Ces choix reposent uniquement sur la notoriété publique des débats relatifs à ces lieux. L’étude de ces cas, appuyée sur l’historiographie, nous permet de classer les fondements des controverses toponymiques selon deux catégories : la résurgence d’un passé irrésolu et la lutte mémorielle.

Nommer un lieu relève d’un acte symbolique fort. Il s’agit d’inscrire l’équivalent d’une prise de possession du réel dans le champ de l’imaginaire collectif. Celui-ci comporte les représentations sociales de divers groupes aux vues potentiellement opposées, voire antagonistes. À ce sujet, Denise Jodelet affirme que les représentations « […] nous guident dans la façon de nommer et définir ensemble les différents aspects de notre réalité de tous les jours, dans la façon de les interpréter, statuer sur eux et, le cas échéant, prendre une position à leur égard et la défendre[3] ». La dénomination de lieux implique un rapport de force entre différents groupes composant une société, s’adonnant à une « lutte de représentations dont l’enjeu est toujours de faire reconnaître leur identité[4] ». Ces controverses relatives à la toponymie d’un lieu extirpent l’histoire de son confort académique. Si l’historien, comme le recommande Yves Gingras, doit procéder à une distanciation de son sujet d’étude afin de le refroidir et de l’objectiviser[5], il en est autrement pour le citoyen et le politicien.

Eelco Runia mentionne que les commémorations doivent accorder aux sociétés l’occasion de procéder à une introspection, à faire face à certains éléments troubles du passé. La véritable commémoration n’occulte pas la participation humaine dans les actions du passé et implique une prise de conscience[6]. Dans le même ordre d’idée, Anita Kasabova mentionne que « the conscious and personal memory of past actions and events, is a retroactive reconstruction of the past and that what is transmitted is the sense of these actions and events[7] ». Quant à l’historien H.V. Nelles, il propose de concevoir la commémoration comme une entreprise d’édification nationale (nation building)[8]. Nous ne pouvons donc éluder l’aspect politique et conjoncturel de l’entreprise toponymique, actualisant l’histoire à diverses fins. Comme l’indiquent Siegfried Heimann et Claudie Weill dans un article sur l’usage politique du symbole en Allemagne réunifiée, « il n’y a pas de système politique qui ne repose que sur des principes rationnels et qui soit dénué de toute connotation symbolique[9] ».

Des études en provenance de diverses disciplines analysent les modifications toponymiques et ce sujet gagne en popularité[10]. Wale Adenbanwi démontre les différentes fonctions exercées par la dénomination d’une rue : « Streets are sites of hegemony and counter-hegemony, of inclusion and exclusion, of incorporation and expulsion, and of cooperation or conflict[11]. » L’auteur relate que la ville de New York, sous pression de divers groupes nigéro-américains, changea le nom d’une rue pour celui d’une activiste nigériane tuée alors qu’elle luttait contre le régime dictatorial du Général Abacha, démontrant l’utilisation de la toponymie comme outil de contestation et de pression. Guillermo Caliendo affirme que les traces publiques de la mémoire peuvent influer sur différents « cultural markers, such as class, race and gender, because they are not limited or entirely dependent on their geographic location but embedded within a complex system of symbolic and ideological struggles that highly influence what and how events, people, and places are socially remembered and commemorated[12] ». Le géographe Derek Alderman s’est intéressé à Martin Luther King. Son article révèle que la communauté afro-américaine peut se diviser elle-même concernant le lieu de commémoration choisi. Si c’est une artère majeure, des oppositions peuvent se former non seulement selon des motifs raciaux, mais également économiques (par exemple : des commerçants contestant les coûts d’une modification toponymique). Ce type d’études permet de comprendre « how African Americans, as an historically discriminated social group, struggle to create and control the geographic scale of recognizing King and, in turn, the achievements of all blacks[13] ». L’utilisation d’une importante figure historique fut aussi utilisée par Barry Schwartz et Howard Schuman dans un article étudiant Abraham Lincoln et la mémoire collective américaine. Les auteurs, par le biais de sondages, ont tenté de déterminer quelle caractéristique de Lincoln est la plus citée parmi cinq attributs[14] choisis à la suite d’une analyse d’ouvrages historiques. Le fait que la première image que les gens retiennent de Lincoln est l’émancipateur (The Great Emancipator) et que, depuis 1965, les livres d’histoire américains associent davantage la Guerre civile à une guerre morale contre l’esclavagisme est tributaire des luttes sociales de notre époque et des luttes pour les droits des minorités[15].

L’ethnologie a également investi l’impact de la toponymie auprès des populations. L’étude de Carlos Gonzalez Faraco et Michael Dean Murphy sur un village d’Andalousie reflète bien la nature politique de la toponymie. L’article analyse l’impact des différents régimes politiques sur la toponymie dans un village donné au XXe siècle. Les idéologies des différents régimes et leur relation avec la population s’expriment par des changements toponymiques. Outils de propagande ou moyens d’exprimer leur conception de l’État à réaliser, « local politicians have used the medium of street names as part of a national discourse about leadership and the principles guiding a new political order[16] ».

La géographe Brenda Yeoh a étudié une société postcoloniale, Singapour, à la suite de son accession à l’indépendance. L’inscription culturelle et nationale de ce pays dans l’imaginaire d’une population hétérogène connut des ratés. L’imposition du malais comme langue toponymique vernaculaire fut un échec dû aux nombreuses contestations et on bilinguisa alors les noms d’artères en fonction des secteurs (indien, tamoul, chinois) : « The mapping of nationalist ideologies onto Singapore’s street-names was an uneven process, reflecting the contradictions and swings in the policies of nation-building and at the same time incorporating to some extent the reactions and resistances of its citizens. The result is a “littered” landscape, one reflecting the co-existence of different systems of signification […][17] ».

Nous n’avons pas été en mesure de répertorier d’ouvrage d’historien québécois ayant investi le domaine d’études de la toponymie sous l’angle des controverses engendrées par cette pratique, des motivations politiques et des représentations sociales qui y sont associées. Un article du quotidien Le Devoir souligne que la toponymie utilisée au Québec est stérile et les figures historiques, peu présentes. Caroline Desbiens, professeur de géographie à l’Université Laval, y mentionne que « [c] ’est une toponymie de promoteurs immobiliers qui ne veulent surtout par courir le risque d’être polémique ». Elle ajoute que « c’est un exercice de consensus complexe particulièrement lorsque vient le temps de célébrer des figures historiques, tout le monde n’ayant pas la même interprétation de la façon dont ces personnages ont marqué l’histoire ». Jean-Pierre Leblanc, porte-parole de la Commission de la toponymie du Québec, confirme cette thèse : « La Commission encourage le toponyme commémoratif […], mais l’idée est aussi de plaire à tout le monde ». Et voilà sûrement une des explications de la massive utilisation de toponymie géographique et animalière[18].

Avant d’entreprendre notre analyse des controverses toponymiques, soulignons que la mission de la Commission de la toponymie du Québec est de « [s] ’assurer que le territoire du Québec est nommé avec justesse et qu’il met en valeur le visage français du Québec ». Son mandat est de « proposer au gouvernement les normes et les règles d’écriture à respecter dans la dénomination des lieux[19] ». Par conséquent, la commission ne possède point la responsabilité de recevoir et d’évaluer les demandes de changements toponymiques proposés par les citoyens ; celle-ci étant du ressort des municipalités. La compétence exclusive de la Commission de toponymie du Québec se situe « [e] n matière de noms d’entités géographiques naturelles (lacs, monts, baies, rivières, etc.) et artificielles (barrages, ponts, etc.) [20] ».

C’est à Montréal que se situent les controverses toponymiques que nous analyserons. À l’intérieur des paliers bureaucratiques municipaux, nous retrouvons la Direction de l’urbanisme qui comporte la Division du patrimoine. C’est sous cette division que se situe le Service de la mise en valeur du patrimoine de Montréal. Le service de toponymie s’exerce à ce niveau administratif et le caractère politique demeure présent dans l’exercice d’appliquer des toponymes : « C’est le conseil de Ville qui adopte par résolution un nouveau nom de lieu et a le pouvoir de changer le nom d’un lieu et de nommer une rue privée. L’arrondissement est consulté pour les nouveaux noms de lieux à créer et il peut soumettre des propositions[21]. » Les demandes acheminées aux conseillers municipaux, aux arrondissements ou à l’hôtel de ville ne sont pas forcément redirigées vers le service de toponymie. Ainsi, il n’existe pas de répertoire des demandes de changements de noms. Les archives de la ville de Montréal possèdent toutefois des documents sur microfilm classés par noms de rue, mais il ne s’agit pas d’un répertoire exhaustif des demandes de cette nature. De plus, à partir des années 1990, ces documents ne sont plus classés ainsi du fait que le web permettrait une recherche équivalente. Aux fins de notre analyse, nous avons effectué une demande d’accès à l’information auprès de la Société des transports de Montréal afin d’obtenir les requêtes de changements de noms de stations de métro et, finalement, procédé à des recherches sur Google.

La résurgence d’un passé irrésolu

Certaines controverses liées au passé perdurent. Elles reviennent dans l’actualité véhiculant leur lot de raccourcis historiques en fonction des événements. Contrairement aux débats historiographiques tenus entre universitaires, les controverses mémorielles se déroulent sur la place publique et invitent le citoyen à adopter une position sur une question davantage sociopolitique qu’historique. Ces débats témoignent des malaises qu’éprouve une société à l’égard d’un passé controversé, voire irrésolu puisque toujours en sursis. La toponymie québécoise est le lieu de certains de ces débats. Nous avons choisi deux cas qui illustrent ce type de controverses, soit la rue Amherst et la station de métro Lionel-Groulx.

En 1801, l’inspecteur Louis Charland de la ville de Montréal mentionne l’existence d’une rue officieusement connue sous le nom de Saint-Jean-Baptiste. En 1817, celle-ci est appelée Amherst[22]. C’est en 1963 que débute une saga autour de l’appellation de cette rue. La ville de Montréal avait comme objectif de donner un seul nom à une artère qui en comptait quatre. Le comité de toponymie recommande de conserver le nom de Christophe-Colomb, sauf au nord des chemins de fer nationaux. Cette recommandation, datée du 25 septembre 1963, ne comporte aucune justification entourant le nom de la rue à conserver[23]. Mais le 23 décembre 1963, le conseil de la ville de Montréal conserve l’appellation d’Amherst pour la rue entre Craig et Sherbrooke[24]. Cependant, dès le 17 janvier 1964, la ville propose à nouveau de procéder au changement pour le 1er juillet 1964[25]. Lorsque les marchands de la rue Amherst, principalement des maîtres-fourreurs[26], s’opposent à un changement de nom de rue en 1964[27], des pétitions et des protestations sont organisées[28]. Une association de marchands porte également leur cause en Cour Supérieur[29]. Leurs arguments sont uniquement liés à des considérations économiques, comme ce fut le cas en août 1892 lorsqu’une pétition fut acheminée à la ville de Montréal dans le but de conserver le nom de la rue Amherst alors vouée à devenir la rue des Carmélites[30].

Dans leurs soumissions, les commerçants plaident qu’ils subiront un préjudice sérieux et que cette décision est contraire à l’intérêt public. La considération historique, patrimoniale ou mémorielle n’est pratiquement jamais invoquée, sauf à une occasion où il est mentionné que « ce changement de nom blesse inutilement les citoyens d’origine britannique, et contribue à détériorer les relations amicales qui doivent exister au sein de notre communauté politique. Cette action […] est assimilable aux gestes répréhensibles des révolutionnaires qui renversent les monuments élevés sur notre sol en l’honneur des héros de la Grande-Bretagne[31] ». Une contextualisation historique nous permet d’associer cette déclaration à l’éclosion du Front de libération du Québec.

C’est alors que l’historien Gustave Lanctot s’invite dans le débat. Dans une lettre du 24 avril 1964 adressée au maire Jean Drapeau, Lanctot donne trois raisons à la conservation du nom Amherst. Il considère que, puisqu’il n’existe pas de « raison fonctionnelle » pour un tel changement, « ce geste prend une apparence de motif antiraciale propre à irriter la population anglaise ». Par la suite, il fait valoir le souhait des habitants et commerçants de cette rue et termine sa missive en rappelant qu’Amherst est indissociable de l’histoire de Montréal, qu’il fut un « général de haut mérite » et que « c’est lui qui pose les bases de la politique qui nous accorde l’Acte de Québec avec la reconnaissance de notre religion, de notre langue et de nos lois[32] ». Le récipiendaire du prix du Gouverneur général du Canada en 1963 ne fait nullement allusion aux considérations relatives à la volonté d’Amherst de préparer une attaque bactérienne contre les Amérindiens alors que l’historien Philip Ranlet, dans un article de 2000, démontre bien que l’historiographie prend cette question en considération depuis au moins les années 1930[33]. Lanctot est tout de même le premier à invoquer des considérations d’ordre historique afin de débattre de la pertinence de conserver le nom de la rue Amherst, faisant parvenir aux médias la même lettre qu’il avait transmise au maire Drapeau[34]. Le 20 novembre 1964, la ville de Montréal revient sur sa décision et conserve le nom d’Amherst sans faire référence à la campagne militaire lors de la rébellion de Pontiac[35].

Le débat est relancé le 7 juillet 1995. Une lettre d’opinion parue dans La Presse, cosignée par Robin Philpot et Konrad Sioui, demande que le nom d’Amherst soit retiré de la toponymie montréalaise du fait de « [s] a dureté dans le traitement des forces française et canadienne » et particulièrement de son aversion et sa préconisation d’une guerre bactériologique envers les Autochtones d’Amérique. Les auteurs proposent alors de renommer cette artère en boulevard Pontiac[36]. Depuis, le débat est demeuré présent dans l’actualité. Le 31 mars 2009, une vingtaine de militants du Réseau de résistance des Québécois font pression au conseil municipal de Gatineau pour demander à ce que disparaisse le nom du « raciste et génocidaire » Jeffrey Amherst de la ville. On déplore le sort réservé aux Amérindiens et rappelle que c’est au nom de la reine, et non des Québécois, qu’on a « parqué les autochtones dans des réserves[37] ». Le 24 août 2009, l’anthropologue Serge Bouchard et l’historien Denis Vaugeois s’affrontent sur les ondes de Radio-Canada pour déterminer si on doit conserver des lieux au nom d’Amherst[38]. Bouchard déclare :

On n’honore pas un criminel de guerre. […] Il a signé l’ordre d’introduction de l’arme biologique pour l’extermination de la race méprisable des chiens rouges, il parlait des Indiens ! Pour moi, ça suffit, c’est une honte d’honorer Amherst de quelque façon que ce soit. Il n’y a pas de rue Hitler à Berlin. Il n’y a pas de rue Goering à Frankfort. […] Banaliser cette histoire, c’est banaliser la lutte des Indiens et la tragédie des Indiens d’Amérique ce qui, dans notre inculture, est tout à fait normal.

Quant à Vaugeois, il se dit plutôt opposé à un changement de nom par principe, affirmant être contre le révisionnisme historique. Il justifie sa position dans ce cas précis en rappelant que malgré l’intention d’Amherst de vouloir contaminer ses opposants amérindiens, l’ordre n’aurait pas été suivi. Vaugeois conclut : « Assumons notre passé […] ».

Dans une lettre au journal Le Devoir, le doctorant en sociologie à l’UQAM Fabien Loszach revient sur l’initiative du conseiller municipal Nicolas Montmorency de faire une pétition en vue de franciser la rue et de lui donner un nom plus respectueux des différentes communautés habitant le territoire. Loszach s’en prend aux « redresseurs de torts », au conseiller municipal, et à ceux qui instrumentalisent l’histoire afin de justifier des prises de position revanchardes envers l’envahisseur, l’Anglais[39]. Malgré les efforts et les manifestations des partisans d’un changement de nom pour la rue, la ville conserve le nom d’Amherst[40]. Mais dès le mois d’octobre 2009, une nouvelle pétition internet voit le jour et 6 000 personnes demandent que la rue soit dorénavant appelée Pierre-Falardeau, du nom de celui décédé le 25 septembre de la même année. À cette occasion, les historiens Denis Vaugeois et Gaston Deschênes se prononcent sur cette question. On rappelle que l’ordre d’inoculer la variole aux Amérindiens ne fut pas suivi et qu’à titre comparatif, Wolfe s’est attaqué à la population civile de la Nouvelle-France, ce qui en ferait, selon les critères d’aujourd’hui, un général plus susceptible d’être accusé de crimes de guerre qu’Amherst[41]. Les débats continuent et le 23 octobre 2009, les Jeunes patriotes du Québec rebaptisent symboliquement la rue du nom de Pontiac. Le 26 janvier 2013, Gilles Duceppe, alors chroniqueur au Journal de Montréal, propose également de renommer la rue Amherst. Il explique sa récente position par les arguments entendus lors d’une conférence de Serge Bouchard lors de laquelle Amherst a été présenté comme « un des premiers génocidaires dans l’histoire[42] ». Notons que cette version de l’histoire ne coïncide pas avec celle soutenue par Vaugeois et Ranlet. C’est en 2015 que la rue Amherst revient dans l’actualité et cette fois, à la suite du décès de Jacques Parizeau. Les arguments affirmant qu’Amherst est un génocidaire ont été invoqués afin que la rue soit nommée en l’honneur de Parizeau[43].

Un autre exemple de la résurgence d’un passé irrésolu est celui de la station de métro Lionel-Groulx, également emblématique d’une agitation médiatique. Nous ne notons aucune controverse majeure entre son inauguration en 1978 pour le centenaire de la naissance du chanoine et le mois de juin 1991. C’est à ce moment que L’Actualité publie un article de Luc Chartrand sur les conclusions d’une thèse de la doctorante en sciences politiques à l’Université Laval, Esther Delisle. Fait rarissime, la thèse en tant que telle n’a toujours pas obtenu l’approbation du comité d’évaluation. N’empêche, dans les mois qui suivent, les médias s’emparent de ses conclusions. Plusieurs académiciens, éditorialistes et polémistes se prononceront sur des conclusions qui, finalement, souffriront d’un manque de rigueur dans le traitement des sources utilisées et d’une absence de contextualisation historique puisque Delisle associe cette pratique à une justification de l’antisémitisme[44].

Nonobstant la validité douteuse de la thèse défendue par Delisle[45], une déferlante médiatique se produit, dont celle d’une vision trudeauiste pour qui « il n’y a pas de place pour une société distincte dans le Canada[46] ». Le 14 novembre 1996, le B’nai Brith Canada[47] demanda que le nom de Lionel Groulx soit retiré de la station de métro. On mentionne l’affaire Roux[48] comme élément déclencheur et on qualifie Groulx de « dirigeant et inspirateur d’un nationalisme du genre ethnocentrique, antisémite et xénophobe ». Les auteurs invitent également à considérer le cardinal Paul-Émile Léger comme nom alternatif. Appelé à se prononcer quant à l’usage toponymique de Lionel-Groulx, l’historien Gérard Bouchard mentionne en 1997 que pour lui, « il n’y a pas d’inconvénient à cela, étant donné que le chanoine a eu le grand mérite de réactiver la conscience historique québécoise », et ce, malgré qu’une partie de son oeuvre le « disqualifi[e] comme figure emblématique du nationalisme actuel[49] ».

Dans la foulée de l’affaire Michaud de décembre 2000, l’hebdomadaire Voir lance la question : « Faut-il brûler Lionel Groulx ? » L’article évoque la subjectivité apparente de l’histoire et présente l’opinion de trois « experts ». Esther Delisle déclare que Groulx « a été un historien fasciste, qui s’inspirait de l’extrême droite française ». Elle mentionne qu’il est le héros de certains Québécois même s’il défendait que « la seule race pure était celle des Canadiens français blancs catholiques ». Delisle approuve l’idée que la station de métro change de nom puisque « [a]près tout, il n’y a pas une station Mussolini à Rome ! » Quant à lui, Jacques Lacoursière défend le nom de Groulx et justifie le maintien d’une station de métro à son nom, car il fut un « historien majeur, objectif, qui n’a jamais pris de position antisémite dans son travail. Il a aussi été un grand leader nationaliste canadien-français des années 30 et 40 ». Plus polémiste qu’antisémite, « il est illégitime de faire changer le nom de la station de métro, car c’est mal connaître l’histoire et mal juger la personnalité de Groulx. C’est une chasse aux sorcières que d’essayer de faire des rapprochements entre Adolf Hitler et Groulx ». Pierre Anctil, spécialiste des questions de la communauté juive au Québec, nuance quant à lui l’affirmation d’antisémitisme :

Lionel Groulx a été, à tous points de vue, un personnage historique important […]. Je n’ai pas de problème avec le fait de commémorer son nom par une station de métro. Ce n’est pas légitime de remettre ça en question. Après tout, Groulx n’était pas un criminel et il n’a pas prôné le génocide. C’est toutefois vrai que Groulx avait des tendances antisémites, comme plusieurs intellectuels de son époque. Selon lui, un Canadien français, c’était un catholique, et rien d’autre. Les Juifs n’appartenaient pas à la mouvance de la société chrétienne et il fallait donc s’en méfier[50].

Dans la foulée de ces débats, la sociologue Régine Robin pose un regard critique sur Groulx et la société québécoise : « Lisez donc Lionel Groulx, ce grand penseur qui a donné son nom à une station de métro et à un pavillon de l’Université de Montréal et pour lequel un Yves Michaud est prêt à donner sa vie ! You don’t need to be from the B’nai B’rith to wonder… C’est un peu comme si, à Paris, on avait donné le nom de Charles Maurras à une station de métro[51] ! » La controverse ne s’estompe pas puisqu’en 2008, à la mort du pianiste montréalais Oscar Peterson, une nouvelle pétition est lancée sur internet afin de donner le nom du défunt jazzman à la station de métro Lionel-Groulx. À ce sujet, le 5 mars 2008, le site web de la CBC faisait référence à Groulx en ces mots : « a 20th century Quebec Roman Catholic priest and historian, is a controversial figure because of his well-documented anti-Semitism[52] ».

Les périodiques retours en force dans l’actualité de controverses liées à un passé irrésolu démontrent l’absence de consensus social – et même académique – quant à la place à accorder à ces objets historiques. L’intérêt des médias, des scientifiques ou du public envers l’histoire ne semble donc pas strictement lié à un désir d’approfondir les connaissances, mais possiblement d’exhumer le passé et de l’instrumentaliser, et ce, au gré des sensibilités.

Les luttes mémorielles

Les controverses toponymiques associées aux luttes mémorielles enjoignent la population à adopter une position sur un débat public, à l’instar de celles impliquant un passé irrésolu. Par contre, à la différence de ces dernières, les luttes mémorielles mettent en opposition deux objets historiques dont l’enjeu est la reconnaissance symbolique d’une communauté, de ses représentations et de son inscription dans l’espace public. Notre analyse de ce type de controverses abordera les cas Dorchester / René-Lévesque, avenue du Parc / Robert-Bourassa et le parc Vimy / Jacques-Parizeau.

La rue Dorchester à Montréal (auparavant connue sous l’appellation St-Jean-Baptiste) est nommée en 1817 en l’honneur de Sir Guy Carleton[53]. Une première manifestation relative à la dénomination de cette rue voit le jour à l’initiative du conseil d’administration de la caisse populaire Desjardins de St-Alexandre. Le procès-verbal d’une assemblée tenue le 10 février 1976 par le C.A. enjoint au maire Jean Drapeau de renommer le boulevard au nom d’Alphonse Desjardins. On soumet que le Complexe donne sur ledit boulevard, que Dorchester était un ancien gouverneur général du Canada « lors d’une époque qui est maintenant révolue » et que Desjardins « symbolise le renouveau économique et social des Québécois ». Nous ignorons s’il s’agit d’une action concertée de certaines caisses Desjardins, mais les archives possèdent une lettre du maire Drapeau à l’endroit du Conseil d’administration de la Caisse populaire de Sainte-Agathe-des-Monts qui demandait également, à la suite d’une assemblée tenue le 26 janvier 1976, de renommer le boulevard Dorchester en Alphonse Desjardins[54].

Puis, le 16 novembre 1987, soit quinze jours après le décès de René Lévesque, la ville de Montréal envoie un communiqué spécifiant que sa mémoire sera honorée et que la recommandation est de changer le nom du boulevard Dorchester en boulevard René-Lévesque. D’autres rues sont considérées, mais Dorchester correspond le mieux à ce qui est recherché. On veut éviter de renommer une rue qui a une signification pour la population, elle doit avoir un certain prestige et comporter une relation avec Lévesque. Par son passé à Radio-Canada, son implication dans la grève des réalisateurs en 1959, ainsi que son lien avec Hydro-Québec, Dorchester est le choix de la commission. Parce que l’on tient à « souligner le rapprochement des communautés francophone et anglophone et le climat d’harmonie et de sérénité qui caractérise maintenant les relations entre les différentes composantes de la société montréalaise, il est apparu comme souhaitable que la rue identifiée soit dans le sens est-ouest[55] ».

Un rapport de la commission daté du 10 novembre 1987 mentionne que « les médias francophones ont orchestré une mini-campagne en faveur de rebaptiser soit le boulevard Dorchester, soit la rue Sherbrooke ». La commission constate qu’il s’agit de noms anglophones et y voit « un danger de susciter une polémique, mettant aux prises les milieux anglophones et francophones, qui risque d’alimenter les tensions actuelles dues au non-respect de l’affichage et des dispositions de la Loi 101 ». Outre les considérations économiques et juridiques, la commission « exprime ses réserves concernant la désappellation d’une artère […] rappelant l’administration coloniale britannique d’après la Conquête ». En conclusion du rapport, la commission déclare que « le plus bel hommage que la ville de Montréal puisse rendre à René Lévesque, serait de continuer à prendre toutes les mesures nécessaires pour faire en sorte de préserver le visage et le caractère francophones de Montréal[56] ». Le tout sera officialisé le 13 décembre 1988[57], en même temps que le Square Dominion devient le Square Dorchester[58]. Que le rapprochement entre francophones et anglophones montréalais mentionné par la commission soit une vision réaliste de la société ou une projection d’avenir, le boulevard René-Lévesque ne franchira pas les frontières de Westmount où Dorchester possède toujours son artère.

Les questions identitaires dans la toponymie ne se manifestent pas uniquement dans une vision dichotomique de la société québécoise, soit entre anglophones et francophones. Depuis le 29 septembre 1961, Park Avenue est renommé avenue du Parc[59]. En octobre 2006, soit dix ans après le décès de Robert Bourassa, le maire Gérald Tremblay propose de la renommer en son honneur. Le conseil municipal, sous la direction du maire Tremblay, ex-ministre libéral dans le gouvernement Bourassa, étudie la demande. La justification, présentée le 28 novembre 2006 lors de l’adoption du règlement, mentionne que Bourassa est un Montréalais d’origine qui a passé son enfance sur le Plateau Mont-Royal et qu’il a vécu une partie importante de sa vie dans Outremont. Député de Mercier à l’Assemblée nationale, il est le seul premier ministre natif de Montréal à avoir représenté un comté de cette ville[60]. Cependant, le mécontentement gagne déjà certains Montréalais. Le 30 octobre, une pétition électronique de 14 000 noms et une autre en circulation qui recueille 10 000 noms démontrent l’opposition au projet, tout comme ces initiatives locales : « « Save Park Avenue » signs have been plastered on store entrances and there are « Park Avenue is Sacred » coffee mugs for sale ». Une partie de cette artère montréalaise est sise dans la communauté grecque. Le Globe and Mail mentionne que « [a]ngry merchants from a predominantly Greek section of the avenue were among those who staged a demonstration last week in the landmark park on the flanks of Mount Royal for which the 123-year-old street is named[61] ».

En janvier 2007, lors de l’évaluation de la décision de la ville par la Commission de la toponymie, environ 500 lettres de citoyens voulant s’exprimer sur cette décision avaient été reçues. Les membres de la commission ayant pris part à cette assemblée sont la présidente France Boucher, également présidente de l’Office de la langue française ; l’historien Jacques Lacoursière ; Jean-René Côté, professeur retraité de sciences biologiques à l’Université du Québec à Montréal et Joël Simmonet, professeur de sciences politiques retraité à l’Université du Québec à Rimouski. Aucun vote n’est tenu lors de l’assemblée de la Commission, mais Le Devoir rapporte qu’il y aurait division entre les membres. Le même article mentionne qu’Héritage Montréal et les Amis de la montagne s’opposent à la décision, tout comme le président de l’association des propriétaires et commerçants du Village hellénique de l’avenue du Parc, Chriss Karidogiannis[62]. Ce n’est qu’à la suite de l’opposition de la famille de Robert Bourassa que la ville de Montréal revient sur sa décision. Gérald Tremblay affirme que cette volte-face est liée au malaise de la famille face au mécontentement populaire[63]. Le 26 février 2007, la ville décide d’abroger le règlement 06-049 à l’unanimité. Aucune raison n’est mentionnée dans la section « justification » du sommaire décisionnel[64].

Outre l’opposition à ce changement toponymique par différentes associations de défense du patrimoine et de simples citoyens, nous retrouvons une association grecque cherchant à préserver ce qui fait partie de son patrimoine, de son identité. C’est la mémoire même de cette communauté établie depuis un siècle à cet endroit qu’on cherche à commémorer par la conservation de l’avenue du Parc, symbole d’un enracinement. Le caractère multiethnique de la métropole recommande donc de transcender la dichotomie historique québécoise et de réfléchir aux représentations de ces néo-Québécois et à l’expression de celles-ci. Par ailleurs, la dimension politique n’est certes pas étrangère à cette décision. Le maire Tremblay, ancien ministre sous Bourassa, accepte un changement de nom pour une avenue fort significative pour les citoyens. Ce choix émane de Me Jean Masson, proche du Parti libéral du Québec[65], membre du comité des amis de Robert Bourassa et organisateur politique pour la campagne électorale à venir[66].

Un autre affrontement mémoriel se produit lorsque le maire Coderre annonce que le parc connu sous le nom de Vimy deviendra le parc Jacques-Parizeau. Des protestations fusent de toute part et, parmi elles, la préséance apparente accordée à Parizeau en défaveur de l’événement historique qu’est la bataille de Vimy était patente. La question identitaire demeure toutefois en filigrane. Alors que la presse francophone expose certaines critiques à l’égard de cette décision, les médias anglophones adoptent un discours belliqueux. Des critiques véhémentes mentionnent que cette proposition est outrageuse et blasphématoire et que « Parizeau, a respected economist before entering politics, gained infamy for blaming “money and the ethnic vote[67]” in the wake of the No side’s victory in the referendum[68] ». Des commentaires plus virulents sont exprimés par certains politiciens, tel Bob Rae, ancien chef par intérim du Parti libéral du Canada : « Changing a park in Montreal from “Vimy” to “Jacques Parizeau” – and this during the 100th anniversary of WW1 – an insult pure and simple[69]. » Une manifestation fut organisée en rappelant que Parizeau était un « traitor to this country[70] ». Cette controverse alimente les journaux et les éditoriaux à travers le Canada, des Prairies jusqu’aux Maritimes[71]. En guise d’exemple, le Toronto Sun où on peut lire : « If Quebec had voted 50 % -plus-one to separate in 1995, our confederation, which next year will celebrate 150 years as a united nation, would have been torn asunder. […] Today in Montreal, a park once named to honour the heroes of Vimy Ridge who fought and died in great numbers in World War One is now honouring a man most Canadians would still look upon as a traitor[72] ». Cependant, certains s’interrogent sur les références mémorielles et demandent : « Does Vimy mean something different to Quebec[73] ? »

L’intérêt soulevé par cette controverse ne réside pas dans l’appréciation des objets historiques impliqués, mais plutôt du côté des communautés qui portent, tel un étendard, la toponymie qui les représente, qui perpétue une mémoire collective. Ainsi, nulle objection n’a surgi lorsque la rue Saint-Amable de Québec fut renommée rue Jacques-Parizeau en octobre 2016 puisqu’aucune communauté ne fut heurtée de cette disparition toponymique[74].

Conclusion

Lorsque confrontées à une invasion figurée de son espace mémoriel, les différentes communautés partageant un même territoire peuvent se braquer, démontrant que l’espace public contient sa part de symboles susceptibles d’embraser les porteurs de représentations divergentes. L’élément déclencheur est contingent du climat social et des sensibilités en vigueur au sein d’une communauté donnée. L’instrumentalisation du passé s’exécute selon des visées sociopolitiques par des acteurs en position d’autorité ou agissants au sein d’un mouvement citoyen. L’absence de centralisation des demandes, le monopole décisionnel exercé par les élus et les limites administratives imposées aux différents organismes toponymiques tendent à démontrer le caractère éminemment politique des décisions.

Cette étude ratisse large et offre de nombreuses pistes à explorer. À titre d’exemple, notons que ces polémiques sont survenues dans la métropole québécoise. Est-ce dû à une vision montréalocentriste des médias québécois ? Ces querelles sont-elles possiblement liées aux luttes de reconnaissance des diverses communautés cohabitant à Montréal ? La discipline historique devrait être en mesure d’éclairer le débat public non seulement sur l’objet historique, mais sur la conjoncture ayant mené les autorités à nommer ou renommer, soit au-delà de la simple description biographique. Bien qu’il s’agisse d’un acte politique, l’historien se doit de prendre part aux débats afin de « [d] étruire les histoires fausses, démonter les sens imposteurs[75] ». L’analyse de ces controverses en fonction des représentations véhiculées par la toponymie démontre l’intérêt de plus amples recherches, particulièrement pour les historiens.