Article body

Il y a bientôt vingt ans, le Bulletin d’histoire politique publiait un dossier thématique sur les États-Unis[1], sous la direction d’Albert Desbiens, professeur au département d’histoire de l’UQAM. Sur six articles, trois traitaient directement de relations internationales : un texte de François Fournier situait les relations canado-américaines, mouvementées durant le mandat de Diefenbaker, dans le contexte de la continentalisation des politiques de défense durant la guerre froide. Christine Mercier proposait une interprétation de la politique de Nixon au Vietnam à la lumière de la biographie et de la psychologie du trente-septième président. Et Geneviève Bougie analysait les représentations cinématographiques de la guerre du Vietnam.

Dans son texte d’introduction au dossier, Desbiens reconnaissait l’effet de la nouvelle histoire sociale et culturelle sur « une histoire politique s’alimentant à ces transformations ». Il prenait aussi acte du « regain » de l’histoire politique – dont l’existence du BHP témoignait par ailleurs. À l’époque, il en disait autant à ses étudiants[2].

Au soir du XXe siècle, l’histoire des relations internationales était effectivement en transformation. Un recueil de synthèses historiographiques paru en 1995[3] reconnaissait l’ascendance de l’histoire sociale et culturelle. Préoccupés d’autres défis, la plupart des auteurs contribuant à America in the World prenaient poliment note de la révolution scientifique en cours. Par exemple, Melvyn Leffler[4] acceptait la contribution du genre et de l’analyse culturelle avec des réserves, insistant sur la nécessité de préserver une structure politique à l’histoire des relations internationales, au nom de la possibilité de synthèse.

Les contributeurs au dossier spécial du BHP en 1999 suivaient les prescriptions de leurs éminents collègues. Andrew Rotter a relevé quatre « présences » dans l’historiographie d’alors : la place prépondérante occupée par la guerre froide ; l’influence de William Appleman Williams ; l’épisode postrévisionniste associé à John Lewis Gaddis, réactualisé alors par la fin de la guerre froide ; et la persistance des conséquences politiques et interprétatives de l’engagement étatsunien au Vietnam[5].

Comment les articles de ce dossier-ci, en 2018, se positionnent-ils dans le champ des relations internationales des États-Unis ? Prenons d’abord acte de leur caractère exceptionnel : un tel dossier spécial sur les relations internationales des États-Unis est un événement rare en langue française.

Ensuite, en quoi ce dossier témoigne-t-il de l’évolution du champ ? D’abord, il nous rappelle que toute politique (policy) étrangère est d’abord politique (politics), particulièrement dans un régime républicain, et particulièrement durant la révolution des relations internationales survenue au milieu du XXe siècle. Les articles de Bernard Lemelin et Greg Robinson discutent respectivement des positions d’Herbert Hoover en matière de politique étrangère après 1945, et du rôle d’Eleanor Roosevelt dans les relations internationales des États-Unis depuis les années 1930. Informés par une approche biographique, ces deux textes proposent bien plus que les récits de vie de deux personnages exceptionnels. Par la visibilité et la diversité de leurs engagements publics, par les contextes révolutionnaires où ils agirent, par le caractère semi-informel de leurs rôles politiques, et par les formes inhabituelles de leadership qui en découlent, Hoover et Roosevelt se trouvent chacun au centre de réseaux complexes de forces historiques, dont l’interaction est éclairée par le travail de Lemelin et Robinson. Ainsi la transformation des relations internationales durant les années 1940 et 1950 est représentée en rendant justice au flou des possibilités et des perceptions. Ainsi ces articles décrivent la construction des cadres de référence idéologiques et politiques dans lesquels les politiques internationales furent construites. Ce faisant, le mal nommé « isolationnisme » d’Hoover relativement à la crise de la politique étrangère américaine de 1949-51 permet de complexifier notre compréhension des choix offerts aux États-Unis, choix qui vont structurer le reste de la guerre froide. Minimalement, Lemelin rend justice à l’isolationnisme de Robert Taft et Herbert Hoover en le présentant comme une option stratégique plausible. À notre avis, ce mouvement fut alors exploité afin de reformer une coalition gagnante contre le Parti démocrate, après l’échec électoral de 1948. Parallèlement, le positionnement idéologique et l’action politique d’Eleanor Roosevelt à partir des années 1930 nous permettent d’assister à la recomposition du libéralisme politique qui s’exprimera en 1945 et au-delà, notamment dans de nouvelles formes d’internationalisme.

Les rôles semi-informels assumés par Hoover et Roosevelt, et la révolution des droits de la personne qu’initie cette dernière nous conduisent à nouveau vers une analyse extraétatique des relations internationales. Dans les articles de Lemelin, Robinson et Leclair, des acteurs de la société civile articulent, en contexte de crise internationale, un discours et des moyens de pression qui parviennent (souvent) à réorienter les politiques étrangères des États-Unis. Alors même que leur pouvoir sur l’État ne s’exerce qu’indirectement.

Nous savions déjà qu’une coalition de pacifistes et progressistes avait inspiré au président Wilson son programme pour une « paix sans victoire »[6]. Avec son étude des objecteurs de conscience mennonites, Zacharie Leclair nous propose une analyse d’un aspect religieux du pacifisme. Cet article enrichit et complexifie le récit de la série de rapprochements et ruptures entre pacifistes et Woodrow Wilson, qui contribuera à fragmenter la coalition progressiste entre 1917 et 1920.

L’article de Luca Sollai sur Henry P. Fletcher, ambassadeur des États-Unis à Rome entre 1924 et 1929, montre lui aussi comment les cadres idéologiques et politiques affectent jusqu’à l’ambiance feutrée de la diplomatie classique. Les priorités de la diplomatie américaine, relatives aux flux financiers, au désarmement, ainsi qu’à la poursuite du multilatéralisme amorcé en 1919, y sont présentées comme filtrées par des cadres de référence, parfois des aveuglements, qui colorent la compréhension américaine de l’Italie durant les années 1920. Mussolini, en chef de gouvernement informé et contestataire de l’ordre établi, pourra à l’occasion exploiter ou guider ce regard américain. Si, selon Sollai, le Duce ne trompe pas souvent Henry Fletcher, le secrétaire d’État Frank Kellogg et le président Coolidge y feront moins bonne figure.

L’article de Jean-Michel Turcotte sur les prisonniers de guerre allemands au Canada contribue, comme les textes de Leclair et Robinson, à l’internationalisation de l’étude des politiques étrangères américaines. Turcotte propose une interprétation rafraîchissante en montrant comment, dans ce cas-ci, l’influence internationale s’est exercée vers l’intérieur, des Alliés en direction des États-Unis. En raison de la déférence des Américains envers leur allié britannique, et en raison de leur entrée en guerre tardive, ce sont les États-Unis qui s’inspireront du travail de leurs alliés pour définir leurs politiques d’internement. Contribution encore plus importante, le caractère diplomatique du traitement des prisonniers de guerre, la rhétorique internationaliste des Alliés, ainsi que l’évocation régulière de la convention de Genève, contribuent à la compréhension historique de la révolution des droits de la personne qui débute durant les années 1940. Ainsi ces droits, enchâssés dans la Charte des Nations unies par Eleanor Roosevelt, se trouvent ici définis et solidifiés parallèlement, à des milliers de kilomètres du front, dans la coordination des politiques de défense de l’Alliance atlantique.

Enfin, l’essai historiographique de Myriam Cyr referme le cercle tracé par les autres articles, en exposant les cadres idéels et politiques au travers desquels travaillent historiens et autres experts. L’internationalisme libéral américain y apparaît protéen et polysémique, en raison de son appropriation et de sa réinterprétation par des générations successives d’acteurs historiques et d’experts. C’est une leçon pour nous tous passionnés de connaissance historique : de puissantes idées comme celles-ci – « libéralisme », « paix sans victoire », « autodétermination », « nationalité » – se liquéfient entre nos mains dès le moment où on les extrait de leur contexte afin de mesurer d’autres politiques et d’autres situations. Autant d’occasions d’analyser l’appropriation des idées… en contexte !

Pour résumer, pris ensemble, ces articles mettent en lumière au moins trois caractères programmatiques et nécessaires de l’étude des relations internationales des États-Unis : l’internationalisation de l’analyse des relations internationales, qui n’allait pas de soi dans le cadre de l’historiographie de l’Empire de la liberté ; la prise en compte des acteurs non institutionnels et non étatiques, particulièrement le rôle des mouvements ainsi que des acteurs de la société civile ; et le rôle des structures ou cadres idéologiques et culturels qui tour à tour limitent et étendent la compréhension des acteurs historiques – y compris celle de ceux qui prétendent pratiquer le réalisme en relations internationales.

Avec le recul de 2018, nous savons que la transformation de l’histoire des relations internationales a patiemment suivi son cours. Ce dossier thématique en témoigne. À coups profonds, à coups obstinés d’articles, de mémoires et de thèses, la germination savante du XXIe siècle a fait éclater le champ de l’histoire des relations internationales. Le processus n’a cependant pas été révolutionnaire ; les contributions à ce dossier thématique témoignent autant de l’évolution du champ que de la pérennité de ses structures patrimoniales. L’État n’a été que relativement marginalisé, et la politique internationale est toujours affaire d’hommes, presque autant qu’en 1945. Heureusement, la discipline historique a changé, certes lentement[7] – une thèse, un mémoire, un livre, un dossier thématique à la fois. Le paysage historiographique que ce dossier dépeint démontre la puissance explicative de ce changement, ne serait-ce qu’en présentant le caractère ouvert, contesté, politique, idéologiquement et culturellement encadré, de la définition et interprétation des relations internationales.