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Juin 2010. Quelques mois avant les élections de mi-mandat aux États-Unis, qui voient le Parti démocrate perdre le contrôle de la Chambre des représentants à Washington, les membres du Parti républicain de l’Iowa adoptent à Des Moines leur plateforme électorale. Celle-ci reflète le conservatisme décomplexé propre aux républicains d’un État largement rural, et enthousiasmés par l’émergence du mouvement Tea Party apparu dès les débuts de la présidence de Barack Obama un an auparavant.

Parmi leurs 387 propositions, on trouve celles, prévisibles, associées au programme moral (opposition à l’avortement), celles relevant du libéralisme économique (démantèlement de l’État fédéral), et celles prônant la loi et l’ordre (sentences plus sévères pour criminels et récidivistes). Une proposition inusitée attire toutefois l’attention de certains journalistes : celle de ratifier « the original 13th Amendement[1] ». Les amendements constitutionnels aux États-Unis sont nommés en fonction de l’ordre chronologique dans lequel ils deviennent partie de la constitution, après avoir obtenu la ratification des trois quarts (aujourd’hui 38 sur 50) des États requis. Le 13e amendement ratifié est celui qui, en 1865, au lendemain de la Guerre de Sécession, interdit l’esclavage. Le Parti républicain d’Iowa de 2010 en réclame-t-il l’abolition ?

Certes pas. Mais il réclame la ratification de ce qu’il affirme être l’« authentique » 13e amendement, soit le Titles of Nobility Amendement (TONA). Largement inconnu, le TONA est un amendement adopté par le Congrès de Washington en 1810, mais ratifié par un nombre insuffisant d’États pour être incorporé à la constitution. Si le TONA était en vigueur, toute personne citoyenne des États-Unis acceptant un titre de noblesse ou quelque honneur de tout État étranger sans approbation du Congrès pourrait voir sa citoyenneté révoquée. Ainsi, Bill Gates aurait sans doute dû demander la permission au Congrès avant d’accepter d’être fait Chevalier honoraire de l’Ordre de l’Empire britannique en 2005[2], sous peine d’être déchu de sa citoyenneté américaine.

L’apparition du TONA dans cette plateforme républicaine en 2010 n’est pas fortuite. Depuis les années 1980, une frange de la droite américaine, parfois appelée les Thirteenthers (expression ici utilisée), affirme que le TONA fut effectivement ratifié par un nombre suffisant d’États durant les années 1810, mais qu’une vaste conspiration oeuvre depuis deux siècles pour en éliminer toute trace. La présente analyse estime que cette thèse est erronée, mais que l’étude de ses origines et de son argumentation dans une perspective critique demeure pertinente, car elle permet d’atteindre deux objectifs. Le premier : comprendre certaines dynamiques par lesquelles naissent et s’incrustent dans l’imaginaire propre à certaines sous-cultures politiques des fictions postulant l’existence de complots manipulant l’histoire. Ces fictions sont ici qualifiées de « pseudo-histoire », car elles doivent être différenciées du révisionnisme historique, lequel peut être une position parfaitement légitime dès lors qu’il s’appuie sur une méthodologie justifiable[3]. Le second : démontrer, à l’aide des sources historiques et du contexte dans lequel fut proposé le TONA, l’importance réelle de l’enjeu des titres de noblesse dans les États-Unis des XVIIIe et XIXe siècles.

« Rule by lawyer »

On peut faire remonter le mouvement des Thirteenthers à l’hiver 1983, alors que deux chercheurs amateurs, David Dodge et Thomas Dunn, trouvent dans les archives de la bibliothèque de Belfast (Maine), une vieille copie de la constitution américaine datant de 1825[4]. Leur curiosité est attirée par la présence d’un 13e amendement absent des versions officielles de la constitution, et dont le texte prévoit ceci :

Si tout citoyen des États-Unis accepte, reçoit ou conserve tout titre de noblesse ou honorifique, ou encore, sans l’accord du Congrès, accepte ou conserve tout présent, pension, poste ou émolument de toute sorte de la part de tout empereur, roi, prince ou État étranger, cette personne devra cesser d’être citoyenne des États-Unis, et ne pourra occuper toute charge rémunérée ou de confiance en leur nom[5].

Immédiatement, Dodge et Dunn croient avoir fait une importante découverte, soit une copie de la « vraie » constitution, qui aurait été occultée depuis presque deux siècles. Commence alors une recherche s’étalant sur sept ans à travers les États-Unis, qui leur permet de dénicher plusieurs autres versions de la constitution incluant cet « amendement fantôme », et imprimées dans 25 États et territoires entre les années 1810 et 1870[6].

Dodge, âme principale du projet, acquiert à la fin des années 1980 deux convictions. Premièrement, il croit que le TONA, en raison de la mention dans son libellé à tout « titre honorifique », avait comme objectif principal d’interdire aux avocats l’accès à la citoyenneté ou aux postes gouvernementaux. Cette théorie repose sur deux croyances elles-mêmes dénuées de fondement historique, mais fort répandues dans la mouvance anarchiste de droite antigouvernementale. D’abord, tout membre d’un barreau appartiendrait à la filiale d’une organisation appelée le British Accredited Registy, fondée il y a plusieurs siècles par la couronne britannique et les banques, et dont l’acronyme (BAR) serait l’origine réelle du mot « barreau » (en réalité, le BAR n’a jamais existé, et la racine de « barreau » est toute autre)[7]. Ensuite, la coutume permettant aux juristes américains, aujourd’hui indistinctement du genre, d’utiliser le titre Esquire, d’où l’abréviation « Esq. » suivant leur nom, indique leur appartenance à une forme de noblesse occulte. Esquire désignait à la fin de l’époque médiévale anglaise les hommes de haut rang n’ayant pas obtenu la distinction plus élevée de chevalier (Knight), mais s’est implanté dans l’Amérique du XVIIIe siècle pour désigner essentiellement les avocats[8]. Pour Dodge et ses successeurs, la prohibition voulue par le TONA trouvait donc son sens véritable dans le fait que ce titre, loin d’être purement honorifique, identifierait ainsi ses titulaires comme étant soumis à l’autorité de puissances étrangères et occultes (le BAR, et à travers lui, le système bancaire international, les Juifs, et la couronne britannique, selon les versions)[9].

Dodge acquiert également la conviction que le TONA fut bel et bien ratifié par un nombre suffisant d’États pour faire partie de la constitution. La clé de son argument est que l’État de Virginie, dont la législature a rejeté le TONA en 1811, aurait ensuite adopté l’amendement lors d’un second vote, ajoutant cet État aux 12 autres qui en firent de même entre 1810 et 1812, permettant d’atteindre le seuil minimal de ratification. À l’appui de cet argument, Dodge fait valoir sa découverte, dans les archives de l’État de Virginie à Richmond, d’une compilation publiée le 12 mars 1819 des lois de cet État[10], et où le TONA y apparaît en tant que 13e amendement. Ce document ne compilant que les lois en vigueur en Virginie en date de sa publication, Dodge en déduit que cet État aurait voté pour ratifier le TONA quelque part en 1819, faisant de celui-ci le 13e amendement, et expliquant ainsi les multiples versions de la constitution trouvées par les Thirteenthers l’incluant[11]. Après quoi, les puissantes forces opposées au TONA (banques, avocats, sociétés secrètes, Juifs, couronne britannique, etc.) auraient tenté d’en éliminer la trace, ce qui explique qu’il disparaît graduellement des versions de la constitution imprimées à partir de la Guerre de Sécession[12]. Comme l’écrit Dodge : « To create the present oligarchy (rule by lawyer) which we now endure, the lawyers first had to remove the 13th “titles of nobility” Amendment that might otherwise have kept them in check[13]. »

Au cours des années, Dodge et ses acolytes tentent régulièrement d’obtenir de plusieurs institutions fédérales (bibliothèque du Congrès de Washington, archives nationales, le Sénat) la reconnaissance que le TONA fut ratifié. Ces tentatives sont infructueuses. Les fonctionnaires et représentants fédéraux leur répondent systématiquement que les inclusions du TONA dans les documents constitutionnels trouvés par les Thirteenthers relèvent d’erreurs assez communes au XIXe siècle. Ils ajoutent que même si la Virginie avait voté en faveur de la ratification du TONA en 1819, la chose n’aurait pas été suffisante, car 21 États américains existaient alors, et le seuil de ratification constitutionnelle n’était plus de 13 comme en 1810-1812, mais de 16 États depuis l’ajout de quatre nouveaux États (Louisiane, Indiana, Mississippi et Illinois)[14]. Ces explications ne contribuent toutefois qu’à renforcer la conviction des Thirteenthers sur l’ampleur du complot destiné à étouffer la ratification du TONA.

En 1991, Dodge commence à diffuser ses théories dans les publications alors lues par la nébuleuse de la droite survivaliste et antigouvernementales. L’émergence d’Internet quelques années plus tard permet à ces thèses de se diffuser beaucoup plus rapidement. Leur influence se fait particulièrement sentir sur la mouvance des Sovereign Citizens, à laquelle Dodge lui-même est identifié. Apparus dans les années 1970, et présents au Canada depuis quelques années[15], les Sovereign Citizens prônent une forme d’anarchisme reposant à la fois sur une interprétation radicale de l’individualisme libéral classique et une lecture conspirationniste de l’histoire, dans laquelle le citoyen est investi du pouvoir de s’assujettir individuellement, volontairement ou non à l’autorité de l’État[16]. Par conséquent, les lois, de même que le système judiciaire et ses représentants, au premier rang desquels figurent les avocats, n’auraient aucun ascendant sur eux. Surtout connus pour leurs refus de payer des impôts et les incidents violents les opposant sporadiquement aux forces de l’ordre depuis les années 1980, les Sovereign Citizens ont tout naturellement adopté la thèse que le TONA fait partie de la constitution américaine et a pour effet de révoquer la citoyenneté des juristes et magistrats oeuvrant pour le système de justice public ou pour le fisc[17].

On voit ainsi depuis le début des années 2000 des activistes anti-impôts invoquer le TONA à l’appui d’accusations d’évasion fiscale devant les tribunaux[18]. Le TONA est également mentionné dans des causes criminelles où les accusés tentent de nier la juridiction des tribunaux à leur endroit[19]. En 2011, un criminel condamné pour trafic de cocaïne a recours à une stratégie originale en prétendant détenir un titre aristocratique de l’État du Maroc, croyant apparemment que la chose lui permettrait d’être déchu de sa citoyenneté américaine et que le tribunal perdrait ainsi compétence à son endroit[20]. Les Sovereign Citizens et mouvements analogues créent même leurs propres tribunaux parallèles[21].

La thèse des Thirteenthers présente certaines caractéristiques souvent relevées dans les analyses de la construction des récits légendaires. En se référant au paradigme classique de la rhétorique, aisément adaptable à la construction narrative de la propagande ou de la pseudo-histoire, deux éléments essentiels du processus de persuasion sont ici à l’oeuvre : l’ethos du récit (l’autorité de la source) et le pathos (les dispositions de l’auditoire)[22]. Les narrateurs (Dodge et ses collaborateurs) s’y mettent en scène eux-mêmes comme protagonistes, et leur crédibilité se voit renforcée, pour leur auditoire, par le dévouement dont ils auraient fait preuve pour découvrir la vérité contre le Léviathan de l’État. De même, le récit vise ici un public ciblé, dont il s’harmonise parfaitement aux dispositions psychologiques et idéologiques préétablies. Dans ces circonstances, que ces narrateurs ne soient pas issus du monde académique, même s’ils se réclament jusqu’à un certain point d’une méthodologie historique qui inclut un processus de recherche des sources, ne nuit aucunement à leur crédibilité, mais au contraire la renforce en l’intégrant dans une démarche teintée de l’anti-intellectualisme présent dans la culture américaine depuis l’époque coloniale, et dont le Tea Party au XXIe siècle constitue l’une des récentes manifestations[23]. Enfin, l’argumentaire du récit proprement dit (le logos) présente également une importante caractéristique propre aux discours pseudo-historiques en ce qu’il est basé sur des faits historiques réels, lui conférant une apparence de crédibilité. Toutefois, comme la section qui suit le démontre, le récit des Thirteenthers interprète fort erronément ces mêmes faits.

« Patrons of privilege and prerogative »

Même s’il eût été ratifié par un nombre suffisant d’États pour devenir le 13e amendement après son adoption par le Congrès en 1810, le TONA n’aurait pas été la première ni la seule disposition constitutionnelle américaine portant sur les titres de noblesse. Les Articles de la Confédération, soit l’entente signée entre 1777 et 1781 par les colonies américaines alors en révolte contre l’Angleterre, et ayant tenu lieu de constitution des États-Unis jusqu’en 1788, incluent déjà une disposition interdisant aux États de distribuer des titres de noblesse. En cela, les rédacteurs des Articles de la Confédération imitent l’exemple de la république des Provinces-Unies des Pays-Bas, pour eux une rare source d’inspiration constitutionnelle européenne, laquelle avait déjà adopté dès 1651 une règle prohibant à ses ministres des Affaires étrangères d’accepter les cadeaux diplomatiques de toutes sortes[24]. Plusieurs lois et constitutions adoptées par des États américains durant les années 1780 et 1790 prévoient des clauses similaires[25].

Enfin, la présente constitution des États-Unis, rédigée lors de la Convention de Philadelphie en 1787, inclut également une disposition sur les titres de noblesse. Cette Emoluments Clause[26] prévoit qu’aucun titre de noblesse ne peut être décerné par les États-Unis, mais ne mentionne aucunement la révocation de citoyenneté comme le fait le TONA. Des dispositions antinobiliaires se retrouvent par ailleurs dans de multiples constitutions inspirées par celle des États-Unis et adoptées à travers le monde (Japon, Porto Rico, Chypre, Mexique, etc.) depuis deux siècles.

Cette insistance à vouloir prohiber ou limiter les titres de noblesse peut sembler difficile à comprendre de nos jours, peut-être précisément en raison du succès qu’ont eu les révolutions libérales des XVIIIe et XIXe siècles à démanteler les structures nobiliaires[27]. Bien que les Thirteenthers affirment que l’élément-clé du TONA était sa mention des titres honorifiques, ce sont bien les titres de noblesse qui préoccupent surtout la génération des hommes politiques de la Révolution américaine. Ces titres renvoient à la notion même de hiérarchie nobiliaire, dont la signification est à l’époque beaucoup plus lourde que la simple pratique d’attribution de titres par une élite. La hiérarchie nobiliaire constitue un système social complet basé sur l’octroi à une minorité, indistinctement de son mérite, de privilèges basés sur les faveurs et l’hérédité. Comme l’écrit en 1784 Thomas Jefferson à George Washington, « experience has shown that the hereditary branches of modern governments are the patrons of privilege and prerogative, and not of the natural rights of the people[28]. »

Ce système, note Gordon Wood, heurte directement le républicanisme auquel adhèrent déjà la plupart des Américains au moment où commence la Révolution en 1776. Certes, l’égalitarisme républicain de l’époque, même chez les révolutionnaires plus radicaux, ne vise nullement l’élimination de la hiérarchie sociale. Le problème n’est pas qu’une élite puisse dominer la vie sociale et politique, mais bien que l’assise de cette supériorité soit basée, comme en Europe, sur des distinctions jugées artificielles, et non sur le talent, le mérite et la vertu[29]. Même aux yeux des principaux leaders fédéralistes, qui durant les décennies suivant la Révolution adhèrent à une conception beaucoup plus traditionaliste et hiérarchisée de l’ordre social que leurs adversaires jeffersoniens et républicains-démocrates[30] (ci-après « républicains »), le développement d’une aristocratie américaine autre que purement « naturelle » (basée sur le mérite) était indésirable[31]. Ce rejet de la hiérarchie nobiliaire est à la base même du principe antimonarchiste porté par les rédacteurs de la constitution de 1787. « Their crusade against nobility was the true radicalism of the American Revolution : the dismantling of monarchical order and aristocratic privilege in the name of liberty and equality », note le juriste de l’Université Yale Jack Balkin[32]. Les dispositions antinobiliaires dans la constitution de 1787 forment ainsi autant d’outils destinés à préserver la structure de la forme républicaine de gouvernement en ôtant à la classe politique la possibilité de s’attribuer des privilèges et immunités inaccessibles au public[33].

Les rédacteurs de la constitution de 1787 sont également soucieux de fournir à la République une sécurité politique, économique et territoriale dans le jeu international, tout en lui épargnant une implication dans les manoeuvres diplomatiques et les incessantes luttes de pouvoir du vieux continent. Celles-ci, fréquemment basées sur les intérêts personnels souvent imprévisibles des aristocraties et familles royales européennes, sont perçues comme ne générant que guerres et instabilité[34]. Si durant la Révolution les intérêts géopolitiques du moment emmènent les leaders américains à s’engager activement dans une habile diplomatie triangulaire, alors pratique courante dans les cours européennes, la période suivant l’Indépendance en 1783 est caractérisée par une volonté d’isoler la République des enchevêtrements diplomatiques européens[35]. De cette volonté découle un souci général, particulièrement chez les républicains, d’éviter le développement d’un service diplomatique issu de l’élite nobiliaire sur le modèle de ceux des monarchies européennes, où l’intérêt public et celui du diplomate risquent d’être confondus. La chose explique en partie la réaction fortement négative du public américain à l’« affaire XYZ » (1797-1798), après qu’une commission diplomatique américaine dépêchée en France pour y entreprendre des négociations se soit vue demander par les émissaires du ministre des Affaires étrangères français Talleyrand le versement d’un pot-de-vin, pratique alors courante dans la diplomatie européenne[36].

Fort révélateur des attitudes de l’époque sur l’aristocratie et les titres honorifiques est le débat protocolaire qui déchire le Sénat en 1789 sur la manière dont doit être nommé George Washington, alors premier président élu de la nouvelle union fédérale. Si certains, tel John Adams, nouveau vice-président, souhaitent lui attribuer un titre qui rappellerait ceux des monarques européens (il suggère la formule « His Highness, the President of the United States, and Protector of their Liberties »), les figures de proue de la classe politique décrient l’idée. Thomas Jefferson parle de la plus « superlatively ridiculous thing I ever heard of », Benjamin Franklin affirme qu’Adams est parfois fou. La Chambre des représentants adopte une résolution opposée à l’idée, laquelle est abandonnée[37]. Le futur président James Madison, alors élu à la Chambre des représentants, salue cette décision dans un discours, affirmant ne pas craindre le pouvoir que confèrent de tels titres, « but I am against them because they are not very reconcilable with the nature of our government, or the genius of the people ; even if they were proper in themselves, they are not so at this juncture of time »[38].

Les dispositions antinobiliaires ont également l’objectif de protéger la jeune République américaine de l’influence étrangère. Si les Thirteenthers semblent comprendre ce point, leur croyance en l’inféodation à des puissances occultes que symboliserait le titre d’Esquire est doublement problématique. D’abord, elle donne une portée exagérée à l’hostilité, au demeurant bien réelle, qui se manifeste à l’époque de la Révolution et durant les décennies suivantes pour les avocats, souvent représentés dans les discours républicains comme des profiteurs sans scrupules, et dont une importante partie, demeurée loyale à la couronne britannique, a quitté les treize colonies[39]. Les propositions de bannir les avocats ou leur ordre n’auront toutefois pas de suite, les avocats (dont faisaient partie de nombreux héros de la Révolution, soucieux de préserver la common law) s’avérant rapidement omniprésents dans la vie sociale, politique et économique de la nouvelle République[40].

De même, cette croyance des Thirteenthers oblitère la délicate réalité géopolitique des États-Unis sur l’échiquier international au cours des premières décennies de leur histoire. Le Traité de Versailles (1783) reconnaît leur souveraineté sur le littoral atlantique, mais celle-ci se bute à celle des deux puissances coloniales européennes (la Grande-Bretagne au nord, l’Espagne au sud) avec lesquelles existent des frontières communes, au demeurant longtemps non respectées[41]. La situation se complique encore davantage sous les présidences de John Adams (1797-1801) et Thomas Jefferson (1801-1809), durant lesquelles les États-Unis, dans le contexte des guerres napoléoniennes, passent près d’être en guerre ouverte successivement avec la France, puis avec la Grande-Bretagne.

Les mesures destinées à empêcher les citoyens américains, et particulièrement les élus, d’accepter des titres de noblesse de puissances étrangères s’inscrivent dans ce contexte. Dans The Federalist No. 22 (1787), Alexander Hamilton prévient ses concitoyens : « One of the weak sides of republics, among their numerous advantages, is that they afford too easy an inlet to foreign corruption »[42]. Cette corruption étrangère consiste à l’époque immanquablement en l’acceptation de titres ou honneurs subordonnant leurs détendeurs à des intérêts étrangers. Il est notable que lors de la Convention de Philadelphie de 1787, la proposition d’inclure la clause antinobiliaire interdisant à l’État l’octroi de titre de noblesse ou honneurs fasse l’unanimité parmi les rédacteurs de la constitution, au point où aucun débat n’est noté. Comme l’écrit en 1833 le juge de la Cour suprême Joseph Story dans ses commentaires sur la constitution : « This clause seems scarcely to require even a passing notice »[43]. Une simple note est ajoutée dans les journaux des débats de la Convention relativement à la proposition de Charles Pinckney, délégué de Caroline du Sud, d’ajouter une interdiction aux élus d’accepter des titres de noblesse ou honneurs sans l’autorisation du Congrès (adoptée), celui-ci soulignant « the necessity of preserving foreign Ministers & other officers of the U. S. independent of external influence[44]. »

Dès la conclusion de la Convention de Philadelphie, de multiples voix s’élèvent pour critiquer l’insuffisance de la disposition antinobiliaire de la constitution, critiques qui pavent déjà la voie à l’introduction éventuelle du TONA. En 1788, alors que les États ratifient progressivement la nouvelle constitution, les représentants de plusieurs d’entre eux réclament que la disposition antinobiliaire soit modifiée afin de retirer la possibilité laissée au Congrès d’approuver que des élus puissent recevoir des titres de noblesse[45]. Même si ces efforts demeurent infructueux, en 1795, une loi adoptée par le 3e Congrès (le Naturalization Act of 1795) impose désormais à tout immigrant souhaitant obtenir la naturalisation, privilège alors réservé aux hommes blancs libres, de renoncer à tout titre de noblesse. C’est cette tension entre citoyenneté américaine et titres aristocratiques que tente de résoudre définitivement le TONA en 1810.

« A Throne in Washington »

Le 18 janvier 1810, le sénateur républicain du Maryland Philip Reed introduit au Congrès un projet d’amendement constitutionnel qui, après plusieurs révisions devant des comités sénatoriaux, devient le TONA dans sa forme définitive. Le 27 avril 1810, l’amendement est approuvé par le Sénat par un vote de 19 contre 5, et, le 1er mai 1810, par la Chambre des représentants par un vote de 87 contre 3. L’adoption par le Congrès étant chose faite, les supporteurs du TONA se lancent en campagne pour qu’il soit ratifié par les trois quarts des États de l’Union, comme le prévoit le processus d’amendement prévu par la constitution. Un État (Maryland) le fait en 1810, et plus de neuf[46] en 1811. Toutefois, le mouvement s’essouffle en 1812, où seuls s’ajoutent le Massachusetts et le New Hampshire, portant le nombre de ratifications à douze, soit deux de moins que nécessaire à ce moment. Les rejets du TONA par l’État de New York (1812), le Connecticut (1813), le Rhode Island et la Caroline du Sud (1814) lui sont fatals.

Hormis quelques interventions plus loin abordées, très peu de débats ont lieu lors de l’adoption du TONA par le Congrès à Washington ou dans les journaux de l’époque, contribuant paradoxalement aux spéculations contemporaines sur sa raison d’être. De même, la campagne pour la ratification du TONA se caractérise par une surprenante absence de controverse, surtout en cette époque où émerge la politique partisane américaine. Dans les États où il est ratifié entre 1810 et 1812, le TONA bénéficie d’un large soutien des législatures, comme en Pennsylvanie, où la ratification se fait à l’unanimité. Inversement, les États le rejetant le font apparemment sans discussion substantielle. En Caroline du Sud, par exemple, la chambre basse de la législature d’État rejette l’amendement sans que soient inscrites dans les journaux des débats les raisons de son opposition. Même si cet état de fait reflète les pratiques parfois sommaires de l’époque en matière d’enregistrement des travaux parlementaires, il suggère également que les acteurs politiques de l’époque, pro ou anti-TONA, semblent en comprendre la portée et ne voient pas le besoin d’en débattre longuement[47].

Si les acteurs politiques nous renseignent peu, l’étude du contexte de l’époque permet de combler cette lacune. Un premier élément à considérer à cet égard est le sentiment isolationniste et anti-étranger qui prévaut au cours des années qui précèdent la guerre de 1812. Cette attitude se manifeste alors de diverses façons, dont l’adoption par le Congrès des controversés Alien and Sedition Acts de 1798-1799, qui augmentent considérablement le délai de naturalisation pour les immigrants. La première étude académique abordant le TONA, qui consiste en une recension des propositions infructueuses d’amendements constitutionnels durant le siècle après 1789, publiée en 1898 par l’historien Harold V. Ames, avance la thèse que le projet d’amendement refléterait donc les attitudes xénophobes répandues dans les États-Unis de l’époque[48], idée parfois reprise par certains auteurs[49].

Cette hypothèse apparaît incomplète si elle passe outre le contexte général dans lequel s’inscrivaient ces mêmes attitudes. Abstraction ne peut être faite de la géopolitique mondiale au cours des années qui précèdent l’introduction du TONA en 1810. Les relations entre Washington et Paris se dégradent après la signature du Traité de Londres de 1795[50], qui règle pour dix ans les contentieux entre les États-Unis et la Grande-Bretagne et assure l’essor du commerce entre les deux pays, mais est fortement décrié par la mouvance jeffersonienne soutenant alors la France révolutionnaire. De 1798 à 1800, à la suite de l’« affaire XYZ », les États-Unis et la France sont en « quasi-guerre », durant laquelle la jeune marine américaine tente de chasser les corsaires français qui assaillent les navires marchands battant pavillon des États-Unis, provoquant d’importantes perturbations commerciales. En septembre 1800, le Traité de Mortefontaine, signé à la toute fin de la présidence de John Adams, met fin aux hostilités et rétablit la position de neutralité américaine de facto face aux guerres européennes.

À la suite de la reprise des hostilités entre l’Angleterre et la France napoléonienne en 1803, la politique de neutralité est de nouveau menacée, cette fois par la Grande-Bretagne, dont l’effort de guerre nécessite la suppression du commerce des pays neutres avec la France (consacrée par les British Orders of Council de 1807) et l’enrôlement forcé destiné à maintenir son immense flotte civile et militaire. Ce dernier point mène à la politique d’« impressment », par laquelle la Grande-Bretagne se donne le droit d’arraisonner tout navire américain pour y chercher des citoyens d’origine britannique résidant aux États-Unis, dont Londres ne reconnaît pas le droit à la naturalisation américaine. Cette pratique mène à l’incident de juin 1807, où le navire USS Chesapeake est abordé par un navire britannique, provoquant la mort de trois marins américains et l’enrôlement forcé de quatre autres, dont trois citoyens américains. Cet épisode heurte l’honneur et le sentiment national américain, causant la crise anglo-américaine la plus grave préalablement à la guerre de 1812.

Ce climat influence grandement les virulents débats qui ont cours en cette époque, où accuser ses adversaires d’être à la solde d’intérêts étrangers devient chose courante. Des journaux fédéralistes, particulièrement ceux de la Nouvelle-Angleterre où prime un fort sentiment anti-français, répandent des rumeurs voulant que des agents français tentent d’instiguer les peuples autochtones à attaquer les frontières, critiquant au passage Jefferson pour son supposé goût des choses françaises et ses sympathies jacobines. Leurs adversaires républicains répliquent en accusant les fédéralistes de comploter avec la couronne britannique pour que celle-ci puisse recoloniser ou affaiblir la République, menant dans les années précédant la guerre de 1812 à une véritable anglophobie ambiante, souvent déclinée sur le mode conspirateur[51]. Intensifiant ce climat généralisé de suspicion est le fait que l’époque voit apparaître de très réelles menaces à la sécurité de la République venant de l’intérieur et impliquant des puissances étrangères, telle la conspiration d’Aaron Burr (vice-président de 1801 à 1805, ayant tenté d’intriguer avec l’Angleterre, puis l’Espagne, pour créer un État indépendant situé au sud-ouest de la République) ou le mouvement sécessionniste probritannique de Nouvelle-Angleterre apparaissant parmi les fédéralistes radicaux avant et pendant la guerre de 1812[52].

Comme le note le juriste Gideon Hart, le TONA ne peut être compris qu’à la lumière de ces circonstances. Il constitue « a response to a growing fear that public officials and citizens were being subverted by foreign powers, and as a result were secretly beholden to foreign states and rulers[53]. » Sous cet angle, le TONA, de même que le climat d’extrême méfiance voyant fédéralistes et républicains s’accuser mutuellement de collusion avec l’étranger, apparaît certes comme la manifestation d’un climat de xénophobie, mais également celle d’une crainte, fort justifiée, de voir l’expérimentation républicaine américaine déconstruite de l’intérieur par la corruption de ses citoyens à l’initiative de forces étrangères.

Ce double paradigme s’harmonise d’ailleurs bien avec un épisode parfois mentionné dans la très réduite historiographie sur le TONA. En 1803, Jérôme Bonaparte, frère cadet de Napoléon temporairement installé à New York, épouse Elizabeth Patterson, héritière de l’une des plus riches familles de Baltimore. Après une courte période de vie commune en Amérique, le couple quitte pour l’Europe à l’automne 1804 afin d’assister au sacre impérial de Napoléon, mais ce dernier exige de Jérôme qu’il annule son mariage avec la riche Américaine et s’unisse avec Catherine de Wurtemberg, reine consort de Westphalie. Jérôme cède devant l’inflexibilité de son frère Napoléon ; le mariage avec Catherine de Wurtemberg est chose faite en 1807. Elizabeth Patterson-Bonaparte rentre seule aux États-Unis, non sans avoir auparavant donné naissance à un fils, Jérôme Napoléon Bonaparte (1805-1870), dont le nom illustre éloquemment les ambitions impériales et aristocratiques qui ne quitteront jamais sa mère. En novembre 1809, Elizabeth Patterson-Bonaparte en arrive à une entente avec Napoléon lui permettant d’obtenir une appréciable pension annuelle, sans toutefois obtenir un titre aristocratique impérial comme elle le convoitait.

La chose n’empêche pas, lorsque l’entente est rendue publique, l’apparition de rumeurs voulant que Patterson-Bonaparte ait été faite duchesse par l’empereur, et son fils reconnu comme prince impérial. La presse fédéraliste trouve, en cette présence à Baltimore d’une branche locale de ce qui est alors la plus puissante famille du monde occidental, une occasion d’attaquer l’administration républicaine de James Madison, élu président à la fin de 1808. Ces critiques sont d’autant plus soutenues qu’un oncle de Patterson-Bonaparte, Samuel Smith, est alors sénateur républicain du Maryland à Washington, et son frère, Robert Smith, secrétaire à la Marine sous la présidence Jefferson (1801-1809), et brièvement secrétaire d’État sous Madison (1809-1811), permettant d’embarrasser le président. Les journaux fédéralistes soulèvent ainsi le spectre d’un complot napoléonien destiné à révoquer l’achat de la Louisiane de 1802, ou encore même d’établir le fils d’Elizabeth Patterson-Bonaparte comme monarque à la tête des États-Unis. Leurs adversaires républicains rejettent ces accusations, mais n’en ressentent pas moins une certaine nervosité à l’idée qu’elles puissent s’ancrer dans l’opinion publique[54].

Le lien fait par nombre d’auteurs entre cet épisode et le TONA s’impose ainsi naturellement, lien que certains partisans de l’amendement en 1810 n’ont pas hésité à faire eux-mêmes. Si la seule intervention dans les journaux des débats du Sénat sur le TONA en 1810 est celle du législateur Nathaniel Macon (Georgie)[55] affirmant que le TONA est un moyen de prohiber la présence aux États-Unis de membres de la Légion d’honneur, créée par Napoléon en 1802, d’autres interventions, faites à l’extérieur du cadre du Congrès, visent directement celle que l’on appelle la « Duchess of Baltimore ». Dans un discours, le sénateur fédéraliste du Massachusetts Timothy Pickering, membre du comité chargé de l’étude du TONA[56], affirme à propos du fils d’Elizabeth Patterson-Bonaparte que celui-ci et sa mère représentent une menace au gouvernement républicain, et que Napoléon envisage déjà « the erection of a throne in Washington on which his nephew is to be placed ». Après une visite de Patterson-Bonaparte à Washington, Samuel Taggart, fédéraliste siégeant à la Chambre des représentants, affirme que ce voyage avait comme but de « familiarize the citizens of America with the view of their future sovereign »[57]. Comme l’affirme ainsi l’historienne Charlene Boyer Lewis dans une récente biographie d’Elizabeth Patterson-Bonaparte, aux multiples facteurs expliquant l’introduction du TONA s’ajouterait ainsi la vieille association misogyne entre la chute des nations et le rôle des femmes, dont le supposé goût du luxe « was symptomatic of the ills that befell countries when they slid into dissipation and corruption »[58].

Cette conjonction particulière de facteurs peut expliquer le caractère relativement bipartisan de l’appui au TONA et le caractère laconique des débats menant à son adoption. Contrairement à ce qu’affirment ainsi les historiens Richard Bernstein et Jérome Agel dans leur analyse de la constitution américaine[59], le TONA ne peut être simplement résumé comme étant l’instrument des fédéralistes du Congrès souhaitant embarrasser le président Madison et le parti républicain. Tel que déjà mentionné, c’est un sénateur républicain du Maryland (Philip Reed) qui introduit l’amendement au Congrès en janvier 1810, faisant dire à l’auteur d’un article de vulgarisation sur Elizabeth Patterson-Bonaparte qu’il était un geste préventif destiné à contrer les attaques des fédéralistes relatives à la « Duchess of Baltimore », tout en permettant, en cas de refus des fédéralistes de le soutenir, d’attaquer ces derniers en invoquant leur espoir de recevoir eux-mêmes un jour des titres de noblesse britanniques[60].

L’étude de l’historique législatif du TONA démontre ainsi une absence marquée des clivages partisans et géographiques qui prévalent alors. Même si sept des huit votes combinés au Sénat et à la Chambre des représentants opposés au TONA viennent de républicains, l’écrasante majorité des républicains du Congrès votant sur l’amendement s’allient aux fédéralistes pour l’appuyer. Par ailleurs, presque tous les votes opposés au TONA au Sénat viennent de législateurs représentant les États du Nord-Est, bastion traditionnel des fédéralistes, sans oublier les votes défavorables à la ratification de l’amendement des États de la même région (New York, 1812 ; Connecticut, 1813 ; Rhode Island, 1814). Bref, si des considérations partisanes ont pu jouer dans les événements menant à l’introduction du TONA au Congrès, celles-ci ne semblent pas avoir joué un rôle particulièrement important une fois cette étape passée.

Échec et renaissance du TONA

Si les débats entourant la campagne pour la ratification du TONA après son adoption par le Congrès en 1810 demeurent relativement inconnus, le contexte politique général permet encore ici de jeter une lumière sur les raisons de son échec. Sur les douze États qui ratifient le TONA entre 1810 et 1812, plus de onze le font entre décembre 1810 et février 1812, et un seul (New Hampshire, en décembre 1812) après. Sans nul doute, le déclenchement de la guerre entre les États-Unis et la Grande-Bretagne en juin 1812 marque un tournant, la ratification de l’amendement devenant à partir de cette date bien moins prioritaire dans l’agenda des législateurs des États n’ayant pas encore voté sur la question. Lorsque ceux-ci ont de nouveau l’opportunité de le faire en mai 1813, avec le vote de la législature du Connecticut, la situation géopolitique mondiale a considérablement changé avec l’affaiblissement de la puissance napoléonienne à la suite de la campagne de Russie (juin-décembre 1812), contribuant d’emblée à l’essoufflement du mouvement de ratification. Lors des deux derniers votes (Rhode Island, septembre 1814 et Caroline du Sud, décembre 1814), non seulement la menace napoléonienne n’est plus, mais la britannique s’efface également avec la fin de la guerre anglo-américaine, consacrée par le Traité de Gand en février 1815.

Également, comme tant d’autres tentatives d’amendements dans l’histoire américaine, le TONA est victime de la complexité de la procédure de modification constitutionnelle, laquelle était délibérément souhaitée par les rédacteurs de la Constitution en 1787, et dont, non sans paradoxe, la mouvance de droite antigouvernementale se réclame volontiers. La procédure d’amendement prévoit la ratification de tout amendement adopté par le Congrès par les trois quarts des États afin d’entrer en vigueur. Ce seuil minimal est donc de 13 États sur les 17 existants entre 1810 et 1812, mais augmente ensuite à 14 avec l’entrée de la Louisiane dans l’Union, puis à 16 avec celle de l’Indiana, du Mississippi et de l’Illinois entre 1816 et 1819. Même si les Thirteenthers avaient raison en affirmant que la Virginie a ratifié le TONA en 1819, la chose n’aurait rien changé puisque les ratifications seraient demeurées insuffisantes (13 sur les 16 nécessaires), comme l’ont souligné les représentants du gouvernement fédéral répondant à leurs missives répétées au cours des années 1980 et 1990[61].

En soumettant les modifications constitutionnelles à un test d’une telle complexité, les rédacteurs de la constitution voulaient permettre aux générations futures d’effectuer des changements structurels de manière pacifique, rendant obsolète le prérequis lockéen de révolution politique pour y arriver, tout en exigeant un degré de consensualisme beaucoup plus élevé que celui s’appliquant aux lois ordinaires[62]. Toutefois, le délicat équilibre originellement voulu entre le principe de souveraineté populaire et celui de stabilité des institutions s’est avéré inefficace, tant le second prime sur le premier depuis l’entrée en vigueur de la constitution en 1789. Ceci explique que sur les milliers de propositions d’amendements depuis cette date, seuls 27 aient été adoptées[63].

Cependant, le TONA ne peut être vu que comme une simple goutte dans cet océan de propositions infructueuses, car il fait partie du groupe très restreint (à peine six depuis 1789)[64] des amendements ayant passé l’étape de l’adoption par le Congrès des États-Unis, mais n’ayant pas été ensuite ratifiés par un nombre suffisant d’États. De plus, alors que certains parmi ceux-ci n’ont jamais réellement eu de chance d’être incorporés à la constitution, le TONA passa à seulement deux ratifications de l’être, et fut formellement rejeté par quatre États ne représentant que 23,6 % de la population américaine de l’époque[65]. Théoriquement du moins, le TONA pourrait toujours être ratifié, puisque ce processus n’est soumis à aucune limite de temps. Ce scénario, qui réclamerait sa ratification par 26 États additionnels, ne se produira vraisemblablement jamais.

Si les Thirteenthers entretiennent aujourd’hui la confusion quant au statut du TONA, ils n’ont pas créé celle-ci. Au cours de la période 1812-1814, alors qu’une douzaine d’États ont ratifié l’amendement et que l’avenir de celui-ci demeure incertain, la croyance erronée que le seuil de ratification est déjà atteint se répand. Un journal rapporte en 1812 que la Caroline du Sud a ratifié l’amendement, alors que cet État ne se prononce (négativement) qu’en 1814 ; James Barbour, gouverneur de Virginie, affirme dans une lettre au département d’État fédéral en 1814 ne même pas savoir si le TONA a bien été ratifié par son État ; en 1817, John Quincy Adams, Secrétaire d’État sous l’administration du président James Monroe (1817-1825), convaincu que le TONA fut ratifié, écrit à l’un de ses contacts pour l’avertir qu’accepter un poste de consul en Allemagne pourrait lui faire perdre sa citoyenneté. Ultimement, Monroe charge Adams de lui faire rapport en 1818 sur le statut du TONA, rapport qui confirme que l’amendement n’a jamais atteint le seuil de ratification[66].

Toutefois, l’imbroglio autour du TONA a déjà alors mené à un résultat lourd de conséquences. En 1815, lorsqu’une nouvelle version des United States Statutes at Large, soit la compilation des lois votées par le Congrès de Washington, est publiée afin de remplacer celle, désuète, datant de 1795, l’éditeur chargé du projet, bien qu’incapable de déterminer le statut du TONA, fait de celui-ci le 13e amendement, accompagné d’un avertissement quant à l’incertitude l’entourant. Cette notice est toutefois ignorée par les éditeurs de multiples versions de la constitution (officielles ou non) publiées au cours des décennies qui suivent. Contribuant à perpétuer l’erreur est le fait qu’il faille attendre 1845 pour qu’une nouvelle compilation des lois du Congrès apparaisse, cette fois sans le TONA tenant lieu de 13e amendement, ce qui n’empêche pas les versions erronées de la constitution de continuer à être publiées durant la seconde moitié du XIXe siècle[67].

Bien que l’ampleur de cet imbroglio peut surprendre, de telles situations pouvaient se produire à une époque où aucune procédure n’administrait l’information relative aux actes législatifs des États face au gouvernement fédéral, et où la mise à jour des lois en vigueur, effectuée de nos jours électroniquement dans de courts délais, demeurait un défi permanent. D’autres exemples existent où des propositions d’amendement aux XVIIIe et XIXe siècles font l’objet d’une certaine confusion quant à leur ratification. Ainsi, le 11e amendement à la constitution (relatif à l’immunité souveraine des États contre les poursuites de particuliers) atteint le seuil de ratification minimal en février 1795, mais n’est reconnu comme tel par l’administration Adams qu’en janvier 1798. En 1845, les éditeurs de la compilation des lois du Congrès ont même pendant un moment une certaine incertitude quant à son statut, même s’il a force de loi depuis 50 ans ! De plus, il faut considérer que la grande majorité des versions de la constitution publiées au XIXe siècle n’incluent pas le TONA[68].

Malgré tout, non seulement la thèse de Dodge s’est perpétuée dans certains milieux marginaux depuis trois décennies, mais à l’instar de moult autres fictions pseudo-historiques contemporaines, a trouvé ces dernières années en Internet un vecteur de transmission particulièrement efficace. C’est ce phénomène dont l’apparition du TONA dans la plateforme républicaine d’Iowa en 2010, de même que sa récupération sporadique par les Sovereign Citizens, constitue la manifestation. Cette confusion a permis l’incorporation d’une interprétation déformée de ce qui ne fut longtemps qu’une note de bas de page dans les ouvrages sur la constitution américaine en une proposition d’un parti politique majeur. Certes, cette revendication disparaît sans explication deux ans plus tard à l’occasion des élections de 2012, donnant peut-être raison aux spéculations selon lesquelles la proposition de 2010 n’était qu’une manière détournée de protester contre l’acceptation par Barack Obama en 2009 du Prix Nobel de la paix, sous prétexte que la chose contreviendrait à la clause constitutionnelle prohibant l’acceptation d’honneurs par des élus sans l’accord du Congrès[69].

Le cas du TONA n’en demeure pas moins fort révélateur de certaines dynamiques propres aux fictions pseudo-historiques. À l’instar d’autres thèses semblables, celle des Thirteenthers postule l’existence d’événements dont on aurait supprimé le souvenir, de livres et sources dont on aurait tenté d’effacer la trace, d’anciennes vérités oubliées dont la redécouverte serait nécessaire pour le salut collectif. De plus, comme le note l’avocate Loren Collins dans un ouvrage sur la pseudo-histoire et autres mécanismes de désinformation à l’ère numérique, la preuve repose ici essentiellement sur des anomalies, en l’occurrence des livres et documents qualifiant par erreur le TONA de 13e amendement, ou des lacunes dans les registres du Congrès et des législatures d’État. Ces éléments soulèvent certes des questions légitimes auxquelles des réponses définitives ne seront peut-être jamais données. La pseudo-histoire n’y voit toutefois qu’une opportunité de remplir des trous dans la connaissance historique à coups d’explications totalisantes[70].

Si les Thirteenthers ont raison d’affirmer que le TONA était destiné à protéger les États-Unis de l’influence étrangère, l’étude du contexte dans lequel celui-ci fut proposé démontre que leurs autres conclusions sont erronées. Le TONA consistait en une réponse à plusieurs sources d’anxiété qui prévalaient dans les États-Unis du début de l’ère postrévolutionnaire, et essentiellement liées à ce que les élites du moment percevaient comme des menaces à la survie même de l’expérimentation républicaine. Il illustrait une volonté de préserver les États-Unis contre leur affaiblissement et leur exclusion du jeu politique international, voire contre le danger d’inféodation aux puissances européennes, tout en constituant la manifestation la plus radicale dans leur histoire de la tradition d’hostilité à la hiérarchie nobiliaire, associée aux vices et à la corruption de l’Ancien Monde. Enfin, les appuis au TONA ont certainement été également motivés par des préjugés basés sur la xénophobie et le sexisme.

Le TONA relève en définitive d’une dynamique multifactorielle dont la complexité, certes indéniable, ne constitue toutefois aucunement un frein à une compréhension relativement juste de son histoire particulière. Aussi ardu puisse-t-il parfois être, le travail historique n’est jamais effectué en vain lorsqu’il permet d’exposer le simplisme propre à certaines interprétations du passé basées bien davantage sur les prédispositions idéologiques de leurs créateurs et de leur auditoire que sur la réalité historique proprement dite. Ce dernier principe ne saurait être trop souvent rappelé dans le contexte contemporain, où l’influence de la désinformation n’a pas, tant s’en faut, décru avec Internet et la multiplication exponentielle des moyens de communication et de partage des données.