Article body

Cet ouvrage nous laisse entrevoir le parcours singulier d’une femme qui a marqué la vie politique au Canada et au Québec. Il nous fait découvrir non seulement la politicienne, mais celle qui fait son apprentissage politique et intellectuel dans le Québec de la Révolution tranquille et qui, après avoir quitté la vie politique, poursuivra une carrière d’universitaire. Cette histoire singulière est très liée à celle du Québec durant un peu plus de deux décennies, même si son champ d’action a plutôt été la scène politique fédérale. Et le fil conducteur en est un féminisme libéral, c’est-à-dire un féminisme qui prône l’individuation des femmes et l’égalité entre les sexes sans remettre en cause l’ensemble des cadres sociaux existants.

Monique Bégin devient une personnalité publique au moment de la formation de la Commission royale d’enquête sur le statut de la femme au Canada, commission dont elle est la secrétaire générale. Auparavant, elle a participé à la fondation de la Fédération des femmes du Québec (FFQ). Son féminisme s’est formé au contact de certaines lectures, comme Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, mais aussi de femmes comme Thérèse Casgrain. Au fil de la conversation, elle parle de modèles de femmes aussi divers que Christine de Pisan, Catherine de Russie, Marie Curie, Thérèse d’Avila, Florence Nightingale, Louise Michel ou Rosa Luxemburg (p. 52). Son premier engagement féministe est cependant au sein de l’Association des femmes diplômées d’université, à laquelle elle adhère au moment où celle-ci rédige son mémoire à la commission Parent. Toute jeune encore, elle y prend conscience qu’elle est « une personne de projets » plutôt que de structures (p. 58), ce qui permet de comprendre certains aspects de sa carrière ultérieure. Concernant la FFQ, elle en souligne deux traits qui lui semblent particulièrement audacieux pour l’époque : réunir à la fois des individues et des organisations et se tenir loin des hiérarchies religieuses en se définissant comme laïque (p. 61).

Sur les origines de la Commission royale, elle rappelle que celle-ci résulte de la demande de groupes de femmes du Canada hors Québec puisque, à cette époque, la FFQ était fort occupée par les réformes du Code civil qui avaient été mises en branle par le bill 16, piloté par Claire Kirkland Casgrain, la première femme élue à l’Assemblée législative du Québec. À la suite de la rencontre entre Laura Sabia, Thérèse Casgrain et Réjane Laberge-Colas, le Conseil d’administration de la FFQ a décidé de se joindre au mouvement pour demander une commission d’enquête. « J’étais la seule qui s’y opposait, car je trouvais qu’il y avait tellement eu d’études sur les femmes depuis tellement longtemps qu’il fallait passer à l’action ! J’étais jeune et impatiente » (p. 63). Elle souligne également que le féminisme était dans l’air du temps, au moins pour les femmes. Les personnes qui se sont déjà intéressées à l’histoire de cette commission n’apprendront rien de neuf de ces entretiens. J’en retiens seulement un aspect de la méthode de travail de Monique Bégin : préparer un dossier des textes féministes pour l’ensemble des commissaires et séances de travail à l’interne (entre les commissaires et le personnel) sur la base de ces lectures communes « en vue d’acquérir une base commune de concepts féministes et de grands objectifs » (p. 72).

C’est sur la base de son travail à la commission que Monique Bégin est approchée pour se porter candidate libérale lors des élections fédérales de 1972. C’était une époque où il n’y avait qu’une seule femme à la Chambre des communes et pourtant, ce n’est qu’après avoir vu ses conditions acceptées qu’elle décide d’y aller. « Je ne voulais pas être la femme-alibi des libéraux et je voulais donc qu’il y ait au moins trois femmes du Québec candidates dans des comtés sûrs. Je voulais moi-même un comté sûr. Et, finalement il me faudrait de l’aide financière » (p. 99). C’est ce qui explique qu’au moment où elle entre à la Chambre des communes en 1972, il y a soudainement 5 femmes qui siègent en même temps : Grace MacInnis, réélue pour le NPD, Flora MacDonald nouvellement élue chez les conservateurs et le trio de Québécoises formé de Monique Bégin, Jeanne Sauvé et Albanie Morin. N’empêche qu’elle « avai[t] l’impression d’être entrée dans un collège de gars » (p. 103). Et elle mentionne un peu plus loin que « [s]i une femme est élue où que ce soit et qu’elle ne s’est pas arrêtée à réfléchir au patriarcat […] si elle n’a pas fait pour elle-même une analyse féministe du pouvoir, je lui souhaite bonne chance ! C’est un leurre. Ou alors elle servira de jolie décoration » (p. 127). Les réalisations de Monique Bégin en tant que femme politique sont assez connues, la principale étant la Loi canadienne sur la santé.

Il me semble intéressant de revenir au rapport qu’entretient Monique Bégin avec la question nationale québécoise puisque contrairement au trio Pelletier, Marchand, Trudeau, elle n’est pas « entrée en politique pour sauver le Canada », même si elle trouve le Québec trop petit. Malgré son allergie fondamentale au nationalisme québécois, elle juge que l’absence d’accord du Québec au rapatriement de la Constitution canadienne est lourd d’un sentiment de rejet qui perdurera et elle marque discrètement son désaccord avec ses collègues du cabinet en s’abstenant d’assister à la cérémonie de signature en 1982. Cependant, pour elle, il ne s’agit pas d’une injustice, mais cela témoigne plutôt de la maladresse du gouvernement Lévesque.

Ces entretiens permettent cependant d’apporter un nouvel éclairage sur le mouvement des Yvettes, qui ont joué « un rôle historique beaucoup plus important que ce qui a été reconnu » (p. 232) lors du référendum de 1980. Elle insiste d’abord sur le fait que le mouvement est né de la base. « Ces quelques organisatrices [du brunch au Château Frontenac] étaient de simples militantes libérales du quartier Sainte-Foy » (p. 235). « Tellement dégoûtées de l’inaction et de l’impuissance des joueurs masculins du Non, elles avaient décidé de prendre les choses en main dans leur coin de pays » (p. 236). Surtout, elle insiste : « j’ai vu suffisamment d’Yvettes dans suffisamment d’endroits de la province, de même qu’au grand rassemblement du Forum, pour me permettre d’affirmer que ce n’était pas là un ressac antiféministe de femmes au foyer » (p. 238).

En 1983, Monique Bégin décide de mettre fin à sa carrière politique en ne se représentant pas aux élections de 1984. Elle entreprend alors une carrière d’universitaire d’abord comme professeure (elle est la première titulaire de la Chaire d’études sur les femmes à l’Université d’Ottawa) et comme gestionnaire. C’est à ce moment de son parcours que j’ai fait sa connaissance. J’en retiens un regard critique sur l’institution universitaire et ses profonds dysfonctionnements. Ses propres difficultés à entreprendre des études universitaires dans sa jeunesse n’y sont probablement pas étrangères.

Cet ouvrage nous donne à voir une femme libre, aux vies multiples, fidèles aux personnes avec lesquelles elle a travaillé, comme en fait foi la préface de Micheline Dumont. Une femme dont le féminisme est différent du mien, mais qui est demeurée fidèle à ses convictions sans sombrer dans le dogmatisme.