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Cette « histoire des invisibles, des jamais-vu », pour reprendre les mots de l’auteur, offre la possibilité de renouer avec les débats sur la citoyenneté et sur l’égalité des droits politiques. À défaut d’offrir une vision anthropomorphique – considérant l’animal comme étant avant tout une figure d’humanité – ou une perspective duale, opposant nature et culture, ce livre de Pierre Serna[1], résultat de plusieurs années de recherche, propose une réflexion d’histoire politique sur les rapports entre les hommes et les animaux. Il montre en particulier comment les seconds ont participé pleinement à la Révolution française et à l’élaboration « d’un nouveau système de classement des êtres vivants » (p. 13). En élargissant la citoyenneté à l’ensemble du corps politique, la République a-t-elle aussi envisagé le droit des bêtes –, et ce, dans une volonté d’intégrer tous les êtres vivants à la modernité politique ? Les acteurs de la Révolution – au cours de laquelle des hommes politiques vulgarisent les théories des scientifiques naturalistes – n’auraient-ils pas souhaité ce rapprochement pour postuler que l’homme incarnerait le premier animal dans la hiérarchie naturelle ? Si la République a voulu penser un projet d’égalité universelle en abolissant l’esclavage, ce désir de concevoir les hommes et les animaux ensemble « ouvre la boîte de Pandore de l’inquiétante étrangeté du même, et de l’insupportabilité pour certains » (p. 21) à accepter que tous êtres humains soient égaux sans exception. Ce qui aurait notamment conduit à des conclusions déterministes, acceptant d’envisager une proximité entre l’animal et l’homme seulement pour mieux inférioriser certains peuples par rapport à d’autres : cette rhétorique servit sous le Consulat, puis sous l’Empire, à rapprocher les Africains des singes, afin de mieux justifier le rétablissement de l’esclavage en 1802. Voilà une des thèses de l’ouvrage. Parce que certains citoyens dérangent l’ordre social, provenant d’un « milieu populaire » et ne pouvant « s’élever au-dessus de [leur] férocité constitutive et d’instincts bestiaux », il convient de les traiter comme des bêtes afin de mieux justifier la primauté de l’homme blanc occidental civilisé : « Le pauvre, le noir et la femme et, au plus bas de l’échelle, la femme noire pauvre, incarnent les paradigmes extrêmes de ces figures d’une infrahumanité, d’une sous citoyenneté, travaillant une contre-modernité née paradoxalement de la Révolution, et un vaste bouleversement et retournement complet des idéaux de 1789 et de 1792 » (p. 22).

Divisé en cinq parties plus ou moins de mêmes longueurs, l’ouvrage débute en se plongeant dans 633 rapports de police dans le but de s’intéresser à l’organisation urbaine parisienne : inventer un nouvel ordre public, policer les hommes dérangeants, prévenir les désordres et les dégâts causés par les animaux, ainsi « qu’ordonner la rue républicaine de Paris et lui conférer une nouvelle éthique [citoyenne] » (p. 22). L’animal se trouve alors au coeur des enjeux politiques de la ville : policer les bêtes pour mieux contrôler et hiérarchiser les hommes. La police doit également veiller à l’hygiène de la ville, ce qui inclut la gestion des animaux morts. Car à travers cette surveillance se crée une sensibilité écologique : dans la Cité républicaine, « la bonne police détient la responsabilité d’éduquer le peuple et de prévenir sa violence » (p. 77). Les traitements faits aux animaux renvoient au premier degré de « civilité d’une société ».

La deuxième partie se concentre sur l’étude de la ménagerie du Muséum d’histoire naturelle. L’objectif est de montrer comment ce lieu de conservation et d’étude des espèces instaure une nouvelle relation entre les animaux – vivant en semi-liberté – et le public qui y assiste. La zoologie se pense comme la science « du monde nouveau ». Dans une société où on place la question des droits de l’homme au fondement de la République, considérer tous les êtres vivants sur un pied d’égalité, incluant les animaux, devient fondamental. C’est par l’observation du monde animal que les savants naturalistes fournissent des solutions pour « comprendre et éventuellement réorganiser le monde social » (p. 82). Or, ce discours issu des sciences naturelles a une double signification. Une ménagerie ordonnée renvoie à une hiérarchisation sociale, où chacun comprend la place qu’il occupe. Tandis qu’à l’inverse, un monde désordonné et violent illustre le triomphe de la bestialité et de l’animosité humaine sans partage, renvoyant à l’image de la jungle. Les concepteurs de la ménagerie ont donc conscience « de faire oeuvre utile », en intégrant l’animal dans le projet républicain.

C’est en ce sens que la troisième partie se focalise sur le parcours de François-Hilaire Gilbert, ce médecin des animaux, qui sera un acteur majeur dans l’établissement d’une nouvelle science vétérinaire. Ce médecin issu des Lumières, pour qui « l’animal est un compagnon de l’homme », est un des précurseurs « du rôle écologique d’une agriculture pensée comme structuration du paysage » (p. 153). Gilbert développe à cet effet un discours autour de l’importance du mouton, un animal négligé, mais qui pourtant joue un rôle essentiel dans l’économie rurale. Pour lui, l’art vétérinaire doit désormais être au service de l’homme et de sa postérité : « Le vétérinaire, par son savoir appliqué à l’économie de la ferme, devient le concepteur agricole, plus que le seul dispensateur de soin » (p. 171). À ce sujet, Pierre Serna souligne une lacune historiographique, au sens où les études sur le Directoire, le Consulat et l’Empire ont négligé cet aspect, pourtant essentiel pour l’histoire économique du long XIXe siècle français.

Enfin, les quatrième et cinquième parties, très différentes des précédentes – à l’exception du chapitre 14, abordant la volonté de certains acteurs, tels Boissel et Salaville, de concevoir une République démocratique végétarienne – portent sur « une histoire politique de l’animalité et de l’animalisation comme forme politique disqualifiante de l’adversaire » (p. 23). L’animal n’est plus un symbole idéalisé pour penser l’égalité citoyenne, mais bien un outil pour lutter contre les individus nuisibles et dangereux. Pierre Serna démontre comment, après la Terreur, la violence – sous toutes ses formes – a contribué à augmenter la crainte de certains à l’égard du peuple, associé à des bêtes primitives à abattre. Il y a donc une nécessité de réfuter l’idée selon laquelle tous les citoyens soient égaux. L’auteur tente de retracer le moment précis de cette transition, qu’il associe essentiellement à 1795 – même s’il admet que dès 1789 ce type de discours existe chez une fraction de la société française – quand plusieurs figures hybrides du « peuple bête » – homme-tigre, nègre-singe, femme-femelle – sont mises de l’avant afin d’écarter de l’action politique les masses populaires, les femmes et les gens à la couleur de peau différente. Car pour cette France consulaire, « sortir de la Terreur, c’est aussi refonder l’esclavagisme » (p. 328).

Comme des bêtes – deuxième opus de l’auteur après L’Animal en République[2] – avance donc des réflexions novatrices autour d’un pan historiographique d’histoire politique qui mériterait d’être mis davantage de l’avant. Il reste que celui qui cherche une évolution de la condition animale de 1750 à 1840 a des chances de n’être pas tout à fait rassasié une fois la lecture du livre terminée. En utilisant plusieurs sources diversifiées[3], Pierre Serna souhaite plutôt offrir de façon simultanée « une histoire de la Révolution au travers des animaux et une histoire des animaux en Révolution » (p. 22). En revanche, l’historien prend bien soin de contextualiser les propos qu’il avance – ce qui enrichit assurément son argumentaire – tout en ne se limitant pas uniquement aux années de la Révolution, mais en poursuivant sous le Consulat, l’Empire et jusqu’au début du XIXe siècle. En plaçant la question de l’égalité au centre de son ouvrage – car encore aujourd’hui, le droit des êtres humains et des animaux renvoie à plusieurs interrogations sur notre propre système de justice –, Pierre Serna illustre pourquoi l’histoire est utile pour comprendre et appréhender quelques-unes de nos propres préoccupations politiques contemporaines : racisme, sexisme, écologie, végétarisme, etc. Une démarche que le directeur de la collection « La chose publique » des éditions Champ Vallon favorise depuis plusieurs années, comme en témoignent ses nombreux travaux.