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Ces mémoires d’un militant marxiste-léniniste (m-l) dans le Québec de la fin des années 1970 et du début des années 1980 témoignent d’une facette de l’histoire politique du Québec de plus en plus documentée. Depuis vingt ans, quelques travaux ont abordé le sujet, que l’on pense à l’ouvrage de Jean-Philippe Warren (Ils voulaient changer le monde, 2007), au dossier thématique du BHP (« Histoire du mouvement marxiste-léniniste au Québec », 2004) et à quelques travaux universitaires. Fait intéressant et surtout assez rare, l’ouvrage de Morand offre un point de vue « de l’intérieur » de ce mouvement.
Courant politique le plus visible à la gauche du Parti québécois (PQ) durant les années 1970, le mouvement m-l attira des centaines de militantes, regroupées dans plusieurs organisations, dont les plus importantes étaient la Ligue communiste (marxiste-léniniste) du Canada (LC (m-l) C) – devenue le Parti communiste ouvrier (PCO) en 1979 – et EN LUTTE !. Inspirés par les bastions du socialisme « antirévisionniste » (la Chine et l’Albanie), les m-l tentaient de regrouper l’avant-garde du prolétariat en un Parti révolutionnaire. Leurs forces se déployaient notamment dans la publication d’un journal, l’implication dans les luttes populaires et syndicales, la pratique d’un « internationalisme prolétarien », la critique impitoyable des partis bourgeois (le PQ en premier lieu) et une rivalité de tous les instants avec les groupes communistes rivaux. Comme le souligne Morand, les militantes étaient profondément engagées dans la cause qu’ils défendaient et y consacraient une bonne partie de leur temps. La disparition soudaine de ce courant politique au début des années 1980 n’est pas sans lien avec un certain essoufflement de ses adhérents après des années de militantisme débridé.
Le récit de Morand présente plusieurs caractéristiques qui en font une contribution précieuse pour quiconque s’intéresse à l’histoire de l’extrême gauche québécoise. Originaire de Valleyfield, c’est dans la région du Suroît que l’auteur a déployé l’essentiel de son activité militante, ce qui rend son témoignage d’autant plus précieux. En effet, l’historiographie de la gauche des années 1960-1970 s’est la plupart du temps concentrée sur les grandes villes. Par ailleurs, Morand n’était pas un dirigeant, ni un « intellectuel » dans son organisation, mais un membre de la base, agrégé à une cellule comme une autre. Cet aspect s’avère important lorsqu’on compare ses mémoires à ceux d’autres militants des années 1970 (Pierre Beaudet, On a raison de se révolter, 2008 ; Charles Gagnon, Il était une fois… Conte à l’adresse de la jeunesse de mon pays, 2004), qui furent le fait d’ex-leaders.
Gilles Morand découpe les mémoires de ses « années rouges » en une quinzaine d’épisodes fort bien rendus, chacun racontant un aspect particulier de la vie militante. La première partie du récit relate son adhésion à la LC (m-l) C en 1976. Sa motivation initiale, au-delà des grands principes, était de se joindre au « groupe culturel » formé de musiciennes reprenant les chansons du répertoire communiste. Rapidement, la recrue est intégrée à une cellule « de novices » et se voit affubler un « nom de guerre » : Robert. Ce dernier aspect, quelque peu folklorique, « devait servir à déjouer les plans des forces répressives aux cas où les choses tourneraient mal » (p. 23). Le souvenir de la Crise d’octobre n’était pas loin.
Après avoir été embauché dans un entrepôt du West Island, le militant vit ses premières expériences d’agitateur communiste en milieu ouvrier. Il s’affaire à rallier des collègues de travail, en distribuant tracts et classiques de la littérature communiste, puis mène la bataille, soutenu par ses camarades de la Ligue, pour le maintien de l’accréditation syndicale. Car au-delà de l’objectif révolutionnaire, les m-l se mobilisaient aussi pour des revendications concrètes, de concert avec les syndicats et les groupes populaires qu’ils cherchaient à radicaliser.
Convaincu par la cause, y consacrant temps et argent – Morand cotisait à l’organisation la rondelette somme de cinquante dollars par mois –, le malaise de réaliser certaines tâches ou de défendre certaines positions est néanmoins palpable au fil des pages. Diffuser La Forge sur les places publiques en plein hiver passait encore ; soutenir le « Kampuchéa démocratique » et prôner l’annulation au référendum se faisait du bout des lèvres et à contrecoeur.
Malgré le dévouement presque sans borne de ses militantes, l’organisation pouvait se montrer impitoyable à leur égard, ce dont témoigne Morand. En retard pour la réunion dominicale de sa cellule, celui-ci se fait sermonner : « Camarade Robert, pourquoi es-tu en retard ? Ça fait quinze minutes qu’on t’attend. Nous trouvons que tu fais preuve de libéralisme ces temps-ci » (p. 69). Le zèle du Parti pouvait même aller jusqu’à orienter les relations amoureuses des camarades : « Il était en effet plutôt mal vu de fréquenter une personne qui n’adhérait pas au moins minimalement aux valeurs communistes et on réprouvait complètement le fait de s’amouracher d’une révisionniste ou, pire encore, d’une contre-révolutionnaire » (p. 115). La rivalité entre les groupes m-l est illustrée à quelques occasions, notamment lors d’un « débat » avec un militant d’EN LUTTE ! et lorsque l’auteur se fait mandater d’expulser des propagandistes de l’Union bolchévique aux abords d’une activité publique de la Ligue.
L’un des aspects particulièrement intéressants du livre de Morand réside dans le témoignage de son implantation dans une importante usine d’explosifs de la région de Valleyfield. Réussissant à se faire embaucher, comme une dizaine de ses camarades, en taisant ses convictions politiques, Morand raconte les luttes menées pour radicaliser le syndicat et mettre de l’avant des revendications concernant les enjeux de santé et de sécurité au travail. Si la stratégie de l’« implantation » – ou « établissement » – de militantes en usine a été substantiellement étudiée en France (voir notamment les travaux de Marnix Dressen[1]), le phénomène est beaucoup moins documenté au Québec. Or, aux dires de Morand, « à un certain moment, notre mouvement contrôlait, dans les faits, plusieurs des grands syndicats ouvriers de la région, grâce à un habile travail d’infiltration et à un engagement sans borne dans les luttes syndicales et populaires » (p. 22). Finalement congédié en lien avec son militantisme et ne trouvant auprès de ses camarades la solidarité qui eut été nécessaire dans ce genre de situation, l’auteur quitte le Parti. Celui-ci se dissout peu de temps après.
Non exempt de nostalgie, le témoignage de Morand n’en fait pas moins remarquer le sectarisme – frisant parfois le ridicule – et le caractère proprement insoutenable de certaines positions défendues par le PCO. Le récit laisse tout de même entrevoir que les m-l n’étaient pas les flyés parfois décrits par certaines. L’enthousiasme de militer en faveur d’une cause aussi englobante finira par s’estomper. La conjoncture internationale du début des années 1980, conjuguée à l’épuisement résultant d’un engagement aussi intense, sonneront la fin des « années rouges » au Québec. Somme toute, L’époque était rouge permet de mieux comprendre l’activité politique des communistes des années 1970 et contribue à combler le vide créé par le silence des anciens camarades.
Appendices
Note
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[1]
Marnix Dressen, De l’amphi à l’établi. Les étudiants maoïstes à l’usine (1967-1989), Paris, Belin, 2000, 430 p.