Dossier : Le projet du bilinguisme canadien : histoire, utopie et réalisationArticles

Une utopie à combattre : le bilinguisme chez Donald Creighton et Michel Brunet[Record]

  • Serge Miville

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  • Serge Miville
    Chaire de recherche en histoire de l’Ontario français, Université Laurentienne

Si le bilinguisme fait présentement partie de l’ADN du pays, son ascension à titre de valeur canadienne ne s’est pas faite sans heurts. Matthew Hayday nous montre dans So they Want us to Learn French qu’un contingent plus ou moins organisé d’individus au Canada anglais s’est mobilisé contre cette politique linguistique. L’augmentation de la présence de la langue française semblait inacceptable pour ces groupes qui cherchaient à préserver la prédominance de l’anglais dans l’espace public. Le cantonnement du français à l’intérieur des frontières québécoises était suffisant, soutenaient-ils. Bien qu’ils aient été les premiers à profiter de cette politique qui a été taillée pour eux, il ne faut pas croire que les Canadiens français ont été unanimes dans leur appui au bilinguisme. Au contraire, certains, comme l’historien Michel Brunet, s’y sont vigoureusement opposés. Alors que d’autres individus, comme Jock V. Andrew, auteur de Bilingual Today, French Tomorrow, voient dans le bilinguisme canadien un grand complot canadien-français mené par Pierre Elliott Trudeau pour subjuguer le Canada, l’historien Brunet estime que le contraire est vrai. Le bilinguisme canadien, et son corollaire l’unité nationale, croit-il, cherche tout simplement à intégrer la nation canadienne-française dans un pays anglophone qui n’est pas le sien. L’historien Donald Creighton figure parmi les plus ardents opposants du bilinguisme à l’échelle nationale. Selon lui, l’obsession canadienne avec la langue durant les années 1960 et 1970 viendrait à affaiblir le pays et le mènerait vers une intégration économique et politique aux États-Unis. Dans les deux cas, ces historiens ont pris la parole dans l’espace public pour dénoncer le bilinguisme. Cet article propose une étude comparative entre deux historiens qui se sont opposés au bilinguisme canadien durant la période de l’après-guerre. Creighton, un Torontois né en 1902 qui intègre le département d’histoire de l’Université de Toronto sans jamais obtenir de doctorat, devient néanmoins l’une des figures marquantes du courant tory de l’histoire canadienne en raison de ses nombreuses études sur la bourgeoisie bas-canadienne et de son opus magnum en deux tomes sur John A. Macdonald. Nationaliste canadien-anglais soucieux de préserver l’aspect britannique de la nation canadienne, il a décidé tardivement dans sa carrière d’investir l’espace public afin de défendre ce qu’il considère être le destin national de son pays contre l’assaut des « libéraux »et contre son intégration dans le système économique continental. De son côté, Brunet, né en 1917 d’une famille bourgeoise de Montréal et ayant complété des études doctorales à l’Université Clark au Massachusetts afin d’occuper un poste de professeur d’histoire à l’Université de Montréal qui lui avait été promis, est un (néo) nationaliste de la première heure. Il s’est souvent livré au jeu du débat public par l’entremise des médias pour condamner les politiques fédérales qu’il estime être orientées contre les intérêts des Québécois. Unis dans leur condamnation du bilinguisme canadien, le croisement entre ces deux intellectuels permet de nous éclairer sur l’éventail des critiques qui sont formulées chez certains nationalistes canadiens-français et canadiens-anglais devant ce vaste projet de refondation identitaire opéré par le Parti libéral du Canada depuis le mitan des années 1960. Partant de deux nationalismes distincts, l’avenir de leurs nations respectives devient un enjeu qui les pousse à agir dans l’espace public et à mobiliser leurs connaissances historiques, longuement cultivées dans les archives et bonifiées par leur érudition, dans l’arène politique. Pour chacun, l’évolution « normale » de leur société est menacée par le projet de refondation. Beaucoup a été écrit au sujet de Michel Brunet au cours des dernières décennies. Jean Lamarre demeure la référence au sujet de Michel Brunet et de ses collègues de l’École historique de Montréal. Il offre à ses lecteurs …

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