Article body

Depuis la révolution américaine et la guerre d’Indépendance de 1775-1783 émancipant les États-Unis du joug de la Grande-Bretagne, le modèle américain avec ses idéaux libéraux servent d’inspiration ailleurs dans le monde, autant sur le continent asiatique qu’européen[1]. La vision de l’implication des États-Unis à l’étranger est décrite comme étant l’internationalisme libéral. Cela prend racine dans des valeurs de liberté, de démocratie et de paix. Les présidents américains, de George Washington au contemporain Barack Obama, se targuent tous de converger vers ce but. Cependant, l’une des figures les plus marquantes à cet effet est sans contredit Woodrow Wilson. Wilson est un personnage emblématique pour les idées qu’il véhicule et qui transcendent son époque. Certains diront même, à l’instar d’Erez Manela[2], qu’il est un homme en avance sur son temps et qu’il dérange par ses idées radicales. Président démocrate briguant deux mandats de 1913 à 1921, il sort les États-Unis de la neutralité lors de la Première Guerre mondiale afin de rejoindre les membres de la Triple-Entente à titre d’associé contre la Triple-Alliance. Il est aussi connu pour avoir proposé un nouveau modèle de relations internationales basé sur 14 points[3], mais auquel les États-Unis n’ont pas adhéré dans le cadre de la création de la Société des Nations entre 1919 et 1921.

Quiconque s’intéresse à la présidence de Wilson et à l’évolution de l’internationalisme wilsonien se doit de consulter le collectif A Companion to Woodrow Wilson réalisé en 2013 sous la direction de Ross A. Kennedy[4]. Ce dernier réunit plusieurs chercheurs désireux de tracer un portrait du personnage et de ses réalisations universitaires et politiques. Couvrant un très vaste spectre, il est probablement l’un des meilleurs indicateurs de l’état actuel des connaissances sur le professeur-président. Cet ouvrage s’inscrit dans le courant amorcé au tournant des années 1960 voulant que la communauté scientifique produise des interprétations différentes des sources Papers of Woodrow Wilson que celles offertes par Arthur S. Link[5] et des auteurs de sa génération tels que Richard Hofstadter[6] et John Morton Blum[7], pour ne nommer qu’eux. Sans vouloir dénigrer la rigueur de leurs travaux ou insinuer qu’ils ne font pas preuve d’esprit critique, ces derniers ont tendance à brosser un portrait très élogieux du 28e président américain. Parmi les excellents chapitres du collectif dirigé par Kennedy, retenons surtout celui de William R. Keylor à propos du « Wilson’s Project for a New World Order of Permanent Peace and Security[8] ». Keylor offre un panorama des auteurs incontournables qui ont écrit au cours des neuf dernières décennies sur Wilson et son projet de paix et de sécurité. Il remonte aussi loin qu’aux auteurs comme John Maynard Keynes[9] et Henry Cabot Lodge[10] qui ont vivement critiqué Woodrow Wilson alors qu’il siégeait encore à la Maison-Blanche, sans oublier Walter Lippmann[11], Hans J. Morgenthau[12], George Kennan[13], Arno J. Meyer[14] et bien d’autres[15].

Le passage de Woodrow Wilson à la présidence des États-Unis et son rôle dans l’élaboration du projet de la Société des Nations a tellement marqué la postérité qu’encore aujourd’hui, lorsqu’il est question de « l’internationalisme libéral américain », on parle de « l’internationalisme wilsonien ». Depuis quelques années, ce dernier est réapparu en force dans le discours en matière de politique étrangère américaine et de la place que les États-Unis doivent occuper dans le monde. Les historiens et les politologues s’interrogent sur ce qu’il reste de son héritage – quel est-il d’ailleurs – et cherchent à savoir si les présidents américains de l’ère actuelle peuvent continuer de se prétendre des « fils » de Wilson[16]. Dans ce contexte, nous proposons ici de recenser des études traitant de l’internationalisme libéral américain tel qu’il est perçu à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle dans le but de voir s’il est adéquat d’y associer Wilson.

D’une part, il est nécessaire de revenir sur les multiples interprétations qui ont été faites à propos du personnage de Woodrow Wilson ainsi que sur ses idées qui ont marqué la postérité. Le concept au coeur des débats est celui de « wilsonisme » et il convient de le démystifier afin de saisir toute la nature de la controverse. D’autre part, il s’agit de voir quels sont les aspects qui ont particulièrement retenu l’attention des chercheurs au sujet de l’internationalisme libéral américain. Aussi, est-il question de cibler la pertinence des idées wilsoniennes au tournant du XXIe siècle et d’identifier les défis auxquels se bute l’internationalisme libéral américain à l’ère de la mondialisation.

Woodrow Wilson, un personnage à qui on prête de multiples intentions

D’entrée de jeu, il faut souligner qu’il n’existe pas de consensus chez les auteurs quant à la définition du wilsonisme. Effectivement, les interprétations sont presque aussi nombreuses que ceux et celles qui écrivent à son sujet. Si on suit la logique de l’ajout du suffixe « isme » à la fin du terme, il s’agit d’un ensemble de caractéristiques propres à un individu ou à un phénomène créant un type de doctrine en son nom. Pourtant, cela est loin d’être aussi simple. Dans un article intitulé : « What is Wilsonianism ? », David Fromkin tâche de répondre à cette épineuse question[17]. Le noeud de son argumentaire repose sur le fait qu’il faut se méfier de l’appellation wilsonisme, car elle ne véhicule pas nécessairement les idées de Woodrow Wilson[28]. Fromkin soutient qu’en matière de politique intérieure ou extérieure, Wilson n’est pas celui qui a élaboré et proposé les différents projets « révolutionnaires » au cours des deux mandats de son administration. Selon lui, il n’y a pas de mal, car personne ne s’attend ou n’exige que les politiciens soient les auteurs de leurs programmes ou des penseurs originaux, mais il ne faut pas se méprendre et leur attribuer tout le mérite. Il est très explicite dans ses propos : « For the moment, the point is whatever else it may be, wilsonianism is not the name of a program originated by Wilson[29] ». Fromkin soulève le point que si le wilsonisme doit refléter les théories dont le président américain est l’initiateur, on doit plutôt lui attribuer la vision d’une présidence dont le chef exécutif est le seul responsable de la conduite de la politique étrangère et dont le Congrès doit approuver les revendications, de même que celle de la loyauté partisane[20]. Ce n’est certainement pas ce à quoi les gens pensent lorsqu’ils prêchent pour le wilsonisme. Fromkin fait également remarquer que Wilson est le seul président américain dont l’idéologie s’est méritée un « isme ». Ce dernier n’est certainement pas le seul à avoir été un grand visionnaire et il n’y a jamais eu de « Rooseveltisme », de « Trumanisme », etc. Il aurait été possible de concevoir le wilsonisme comme étant le corps des principes gouverneurs de Woodrow Wilson qui excellait particulièrement dans l’art de la rhétorique, tout comme il y a eu le léninisme, le marxisme et le maoïsme. Toutefois, Fromkin est d’avis que Wilson n’est pas un homme qui a agi selon ses principes, mais plutôt qui a justifié ses actions avec des principes : « With Wilson, it was not principle that dictated, it was principle that justified[21] ». Ainsi, selon sa logique, étant donné qu’il n’y a pas de principes directeurs, il n’y a pas de constance, donc il ne peut pas y avoir de doctrine wilsonienne : « So Wilsonianism can be taken to mean a certain way of talking and thinking about international relations in terms of concepts that are inspiring and high-minded but in practical application provide no guidance[22] ».

Alors que David Fromkin démontre que le wilsonisme tel qu’on le connaît aujourd’hui ne mérite pas son appellation et son rayonnement parce que les idées qu’il sous-tend ne proviennent pas toutes du génie de Wilson, même si elles ont été mises de l’avant lors de son passage à la Maison-Blanche, Robert W. Tucker quant à lui tente de nous faire comprendre que le wilsonisme est surutilisé et galvaudé, ce qui sème inéluctablement la confusion et contribue à la perpétuation de fausses croyances à son sujet. Dans un article-clé intitulé : « The Triumph of Wilsonianism ?[23] », il passe en revue ce que certains appellent la doctrine wilsonienne, ceux qui la revendiquent et ses effets sur la politique américaine et internationale. Il met de l’avant des concepts litigieux tels la paix, la guerre, la démocratie, la sécurité, la neutralité, l’isolationnisme, l’internationalisme, le multilatéralisme et la justice. Le point sur lequel Tucker veut surtout insister, c’est que chacun des hommes occupant le Bureau ovale tend à se couvrir du manteau de Wilson sans nécessairement partager une vision similaire, ou pire encore, en étant parfois en total désaccord avec le message que le défunt président voulait transmettre à l’époque :

The mantle of Wilsonianism has been claimed by, or attributed to, those who may share little else in common. Wilsonianism has been identified with a commitment to multilateralism. Wilsonianism has also been identified with a commitment to the expansion of democracy, even such expansion is pursued by aggressively unilateralist means […] Given its broad sweep and its uncanny responsiveness to the diverse hopes and aspirations of a diverse people, Wilson’s vision has not surprisingly been an invitation to many conflicting interpretations and uses. It is today, perhaps more than ever […] If we are all Wilsonians today, it is largely because the several versions of Wilsonianism, ranging as they do across the political spectrum, appear achievable at only modest cost […] Even while it does, the various claims of professed Wilsonians are confusing. If only for this reason, it seems useful to look once again at Wilson’s vision before taking up the triumph of Wilsonianism[24].

Par la même occasion, Tucker tente de répondre aux Wilsoniens incorruptibles qui ont toujours affirmé que la politique de Wilson n’a pas failli, car elle n’a jamais pu s’appliquer[25]. À son avis, ce n’est pas le cas : cette dernière a bel et bien été soumise à quelques tests au fil du temps et les résultats ne se sont pas montrés encourageants. Il renchérit en disant que la raison pour laquelle les gens pensent que le wilsonisme est triomphant au lendemain de la guerre froide, c’est parce que le monde est « safe for democracy » en raison de la chute de l’URSS et du communisme. Si Tucker veut bien concéder que les conditions sont réunies pour la diffusion de la démocratie, il n’en demeure pas moins que selon lui cette situation idyllique n’est qu’éphémère :

The triumph has proven to be very brief. Within only a period of months, most of the initial promise of the Clinton administration has been withdrawn. What must impress the observer is not only the rapidity with which it has been withdrawn but the circumstances in which withdrawal has occurred. For those circumstances have been as favorable to the realization of Wilson’s vision as they are ever likely to be[26].

Enfin, l’auteur insiste sur le fait que si en 1993-1994 l’Amérique considère qu’elle vit le triomphe du wilsonisme, il faut à tout le moins avouer que c’est au moyen de procédés non wilsoniens[27].

Impossible donc de s’entendre sur laquelle des idées de Wilson a préséance sur les autres. Thomas J. Knock[28], lui, est persuadé que c’est le maintien de la paix à l’échelle internationale qui prime. Ce dernier consacre une étude à l’analyse de l’internationalisme progressif qu’il considère comme franchement différent de l’internationalisme conservateur. Les progressistes à l’image de Wilson sont ouverts sur le monde et à la négociation (faire des compromis) dans le but d’éviter la guerre. Les conservateurs à l’image de Henry Cabot Lodge sont plus réfractaires aux changements. Pour eux, il n’est pas question d’une paix sans vainqueur. Voilà qui est embêtant :

It is important to emphasize that, whereas they were absolutely vital, Wilson did not regard collective security and arbitration as adequate by themselves to prevent future wars. Self-determination, reduction of armaments, and free trade were equally important to the community of nations to come. Moreover, he and the progressive internationalists sought to mediate an end to the war and believed a fair peace settlement to be one based on a stand-off in Europe. In contrast, most conservative internationalists made no bones about their wish to see the Allies win a clearcut victory […] The ultimate objective of Wilson and the progressive internationalists war a lasting peace that would accommodate change and advance democratic institutions and social and economic justice ; and a just peace was dependent on the synchronous proliferation of political democracy and social and economic justice around the world[29].

Wilson ne comprend pas pourquoi son projet ne s’est pas concrétisé avant qu’il tire sa révérence. Knock nous explique que le président ne se rendait pas compte qu’il y avait des transgressions mutuelles entre la branche exécutive et la branche législative. Autrement dit, l’échec historique est causé par l’entêtement de Wilson à ne pas consulter le Congrès avant de prendre une décision, ce qui donne l’impression aux membres siégeant au Capitole d’être adossés au pied du mur, mais également par l’entêtement de Lodge et du Parti républicain de vouloir empêcher la renaissance de la « Progressive Democracy[30] ».

Tony Smith, dans son livre America’s Mission : The United States and the Worldwide Struggle for Democracy[31], tente plutôt de faire pencher la balance du côté de la diffusion de la démocratie qui doit se faire dans le but d’assurer la sécurité nationale. En effet, l’auteur analyse les origines et l’évolution de l’énorme effort de promotion de la démocratie selon la définition de la sécurité nationale de Washington[32]. Il se demande d’où vient cette idée maîtresse d’imposer le modèle démocratique au reste du monde. Pour y arriver, il analyse les politiques privilégiées par les Américains pour réformer les pays ciblés par les États-Unis et, plus largement, le système international. Lorsqu’il rédige la première édition de son ouvrage en 1994 – l’édition subséquente paraît en 2012 –, Smith considère que les chercheurs ont jusque-là éludé la promotion de la démocratie en tant que voie pour assurer la sécurité nationale, ce qui est primordial à ses yeux. Il ne s’agit pas uniquement d’imposer le modèle démocratique américain au reste du monde, mais aussi d’assurer sa protection[33]. Smith nous est précieux parce qu’il offre des définitions précises de concepts qui demeurent habituellement flous. Par exemple, ce dernier est convaincu qu’il existe un consensus dans la communauté universitaire quant à la définition de la démocratie. On pourrait la résumer de la façon suivante : la démocratie permet des élections libres, pouvant également être contestées librement, et assure un suffrage universel permettant de contrôler les pouvoirs gouvernementaux :

A democracy is a political system institutionalized under the rule of law, wherein an autonomous civil society, whose individuals join together voluntarily into groups with self-designated purpose, collaborate with each other through the mecanismsof political parties and establish through freely contested elections a system of representative government[34].

Bien sûr, il y a des débats sur le meilleur type d’institutions démocratiques (présidentielles ou parlementaires), mais le problème survient surtout lorsqu’il est question de démocratisation. Cela implique un mélange de facteurs politiques, économiques, sociaux et culturels. Ainsi, Smith croit que la meilleure façon de rendre compte de la réalité à laquelle les Américains sont confrontés est de se tourner vers le terme « libéral » : « Liberalism is the theory and practice of the juridical defense, through the constitutional state, of individual political freedom, of individual liberty. Two things will be immediately noted : a) I have not given prominence to individualism and b) I say constitutional state and not, as is at times suggested, minimal state[35]. »

Compte tenu de ce qui précède, la démocratie et le libéralisme ont des affinités dans le sens où on croit qu’une autorité est légitime lorsqu’elle résulte d’un consentement. L’un des apports les plus considérables du libéralisme est le constitutionnalisme (primauté du droit). La légitimité d’un gouvernement s’avère donc l’indicateur principal d’un régime démocratique. Ce n’est pas parce que les régimes démocratiques outre-mer servent les intérêts américains que c’est nécessairement une politique égoïste. La phrase qui suit résume bien la pensée de Smith quant à la diffusion de la démocratie qui ne doit pas se faire à n’importe quel prix : « Liberal democratic internationalists should understand that democracy cannot be foisted upon a world that is unready for it, just as realist should grasp that the Wilsonian effort to provide stable, modern, democratic government to foreign peoples may well serve American security[36] ».

Un autre des points de l’internationalisme libéral américain ayant fait couler beaucoup d’encre, notamment par les espoirs déçus qu’il a causés aux pays en dehors de l’hémisphère occidental, est celui du droit à l’autodétermination des peuples. Brad Simpson s’attaque à la place que ce dernier occupe dans l’histoire des relations étrangères américaines[37]. De Wilson à Obama, tous les présidents proclament que l’autodétermination est une idée américaine enchâssée dans l’héritage anticolonial et dans les politiques démocratiques des États-Unis[38]. En effet, plusieurs chercheurs abondent en ce sens et considèrent que l’endossement du droit à l’autodétermination des peuples est la pierre angulaire des relations étrangères américaines après 1945 et que c’est le fondement du nouvel ordre international d’après-guerre[39]. C’est l’opinion défendue par Melvyn Leffler dans A Preponderance of Power : National Security, the Truman Administration, and the Cold War[40], Robert Latham dans The Liberal Moment : Modernity, Security, and the Making of Postwar International Order[41] ainsi que George C. Herring dans From Colony to Superpower : U.S. Foreign Relations Since 1776[42], pour ne nommer qu’eux. Sans vouloir négliger l’importance du principe de l’autodétermination dans la formulation et la conduite de la politique étrangère américaine, certains vont préférer insister sur des épisodes spécifiques de manifestation d’autodétermination plutôt que d’analyser le phénomène sur la longue durée. C’est le cas, par exemple, d’Erez Manela avec The Wilsonian Moment : Self-Determination and the International Origins of Anticolonial Nationalism[43] ainsi que de Sarah Ellen Graham avec « American Propaganda, the Anglo-American Alliance, and the « Delicate Question » of Indian Self-Determination[44] ». Quoi qu’il en soit, Simpson aborde la dimension économique qui est souvent négligée au profit de la dimension politique. Pourtant, les autorités américaines voient ce fameux droit comme posant de sérieux risques dans les échanges et les investissements étrangers et cela constitue une menace directe à l’ordre libéral. Explicitement, l’auteur souhaite démontrer dans son article que le principe du droit à l’autodétermination des peuples occupe une place ambiguë et contestée dans l’histoire américaine, et ce, autant sur la scène domestique qu’internationale. Alors que les États-Unis tentent de contenir les revendications des peuples à l’intérieur de leurs frontières respectives, ils se montrent eux-mêmes incapables de satisfaire les revendications que leur font les minorités tels les Premières Nations, les Afro-Américains et les Latino-Américains[45]. Depuis l’ère wilsonienne jusqu’à nos jours, les Américains se sont rendu compte que l’autodétermination est à la fois une source de promesses et de périls : ils l’ont autant embrassée que craint. S’il faut retenir un élément de ce texte, c’est qu’au cours des 70 dernières années, le pays de l’Oncle Sam n’a pas été confronté qu’à des « moments » d’autodétermination, mais également à des « mouvements » d’une rare complexité.

On voit par ce qui précède que le choix des mots est d’une importance capitale. Chacun des auteurs cherche dans le discours de Wilson le moindre indice permettant de confirmer ou d’infirmer leur théorie. Le cas de l’autodétermination se prête bien à l’étude lexicale. Trygve Throntveit et John Milton Cooper Jr. font partie des historiens qui s’intéressent particulièrement à la précision des mots utilisés par Wilson. D’une part, Throntveit[46] soutient que le principe de « self-determination » n’a jamais été un principe d’application universelle pour Wilson. Au contraire, ce serait celui de « self-government » qui serait la clé de voûte de sa vision internationaliste[47]. Il y a un monde de différence entre les deux. Selon lui, Wilson voyait les systèmes de gouvernement comme étant un produit de l’histoire répondant à des besoins et à des objectifs spécifiques. Les gouvernements démocratiques et représentatifs seraient nés par nécessité afin de combler des lacunes en matière de gouvernance, a priori les régimes autoritaires ou monarchiques ne sont pas en mesure d’assurer la paix[48]. Le but de l’article de Throntveit n’est pas de nier le fait que Wilson ait utilisé à un moment ou l’autre l’expression « self-determination » lorsqu’il parlait de rétablir la paix, ni de dire qu’il n’a jamais parlé d’aspirations nationales au cours de sa carrière, mais de démontrer que « self-determination » représente beaucoup plus qu’une délimitation des frontières selon la nationalité, la langue ou autre[49]. Il s’agit d’être en mesure de se doter des moyens de se gouverner, donc des termes tels « self-government », « autonomous development » et « common counsel » sont plus appropriés pour refléter la profondeur et la portée de sa pensée. Dans les circonstances, Throntveit apparente les 14 points de Wilson à une fable :

What was squandered at Paris was not the opportunity to realize political independence for every community groaning under the weight of a foreign yoke. Rather it was the opportunity to establish an international community that saw such burdens as shared ; helped replace the yoke with the mantle of self-government for all citizens, under any state, whatever its origins ; and thus obviated the desire for the type of ethnic policy that has so often been consumed by its own particularism in the twentieth century. The tragedy of Wilson’s lone-wolf act is that nations and would-be nations around the world adopted the role as well, while self-styled leaders of various ideological packs have too often hunted themselves[50].

Dans le même ordre d’idées, alors que Throntveit nous invite à repenser la signification de « self-determination » en dépassant le strict cadre territorial, Cooper, d’autre part, fait remarquer l’absence de l’expression « self-determination » dans le discours prononcé par Wilson devant le Congrès américain le jour où il présente ses 14 points[51]. Dans ce cas, le Congressional Record, journal officiel du Congrès américain, s’est avéré une source des plus utiles afin de retrouver les paroles maintes fois déformées du président. Cinq ans plus tard, dans le cadre des célébrations du 150e anniversaire de naissance de Woodrow Wilson, Cooper édite un ouvrage collectif qui se taille rapidement une place enviable au sein des ouvrages universitaires. Depuis, il s’agit d’un incontournable quand vient le temps de traiter de l’internationalisme wilsonien. Dans le chapitre « Making a Case for Wilson »[52], Cooper en profite une fois de plus pour insister sur le fait que Wilson est un homme très articulé qui pèse le poids de ses mots et que rien n’est laissé au hasard dans ses discours. Selon lui, il ne dirait jamais quelque chose qu’il ne pense pas ou qui serait laissé à interprétation. À titre d’exemple, il s’arrête à la question controversée de la diffusion de la démocratie à travers le monde en décortiquant la phrase suivante : « The world must be safe for democracy[53] » :

This man was the most punctilious styliste ver to sit in the White House, and he would never have used the passive voice unless he meant to. That passive voice contains a world of difference from notions of actively imposing democracy on other peoples, especially by force. He had already tried a bit of that in Mexico and had gotten burned. Here he meant that democracy must be defended where it existed, and if America could aid others in advancing democracy, so much the better[54].

Cet intérêt porté à la précision de la langue, Cooper l’attribue à son expérience professionnelle peu commune pour un président des États-Unis. Avant de devenir gouverneur du New Jersey en 1910 puis président en 1913, Wilson a exercé une brillante carrière de professeur au Bryn Mawr College et aux universités de Wesleyan et Princeton (dont il a également été le président). Wilson provient du « pire » milieu pour oeuvrer en politique : le domaine universitaire. La tour d’ivoire des universitaires n’apporte pas autant de prestige qu’une carrière politique ou militaire. À ce jour, aucun autre président n’a fait un aussi grand saut de la vie privée à la Maison-Blanche. Wilson reste le seul détenteur d’un doctorat et le seul professeur à devenir président. Cela dit, Cooper persiste à croire qu’il n’était pas n’importe quel académicien, il était politologue et fort probablement l’un des meilleurs que les États-Unis aient connu[55]. Les questions qui le passionnaient et sur lesquelles il s’est toujours penché étaient : « How can power really work ? » et « How can power be made to work more efficiently and more accountably in a representative system ?[56] ». Enfin, Wilson adoptait une approche politique éducative qui n’avait jamais été empruntée par ses prédécesseurs et qui ne le sera pas non plus avec ses successeurs. Il croit en l’éducation du public et par le public. Bien que Wilson a apporté beaucoup d’éloquence et de profondeur de pensée à la présidence américaine, « he was not a president for all seasons[57] ». S’il n’avait pas été poussé à la politique par les mouvements progressifs, un homme avec son bagage n’aurait jamais connu cet honneur.

En 2010, John A. Thompson propose un article intitulé : « Wilsonianism : The Dynamics of a Conflicted Concept[58] ». Thompson, au lieu de se camper dans la traditionnelle définition du wilsonisme, examine les origines et l’évolution du wilsonisme en ce qui a trait au développement de la politique étrangère américaine. Il propose une analyse axée sur la longue durée permettant de mettre en lumière la persistance du wilsonisme et son caractère polyvalent reflétant « the most basic and enduring pressures that have shaped American policy over the last century[59] ». L’étude de Thompson est particulièrement éclairante en ce qui a trait à l’internationalisme, car elle démontre que le wilsonisme se manifeste à différents moments selon les impératifs du temps. Le principe d’autodétermination prend donc tout son sens lors de la phase de décolonisation des pays du tiers-monde dans les années 1950 et 1960, la sécurité collective lors du déclenchement de la guerre froide au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et la diffusion de la démocratie lors de la chute de l’URSS et du communisme en 1989-1991. Il est d’avis que les chercheurs doivent moins attribuer la persistance des attitudes et des visions de Wilson à des personnes et plus au contexte dans lequel les discours se sont insérés. Thompson se range derrière Fromkin et Tucker en affirmant que ceux qui croient que le wilsonisme est un ensemble d’objectifs et de principes cohérents se leurrent.

L’internationalisme wilsonien sans Wilson : la pertinence de ses idées au XXIe siècle et l’avenir de l’internationalisme libéral américain

Au tournant des années 2000, alors que George W. Bush siège à la présidence des États-Unis, le wilsonisme est toujours vivant dans le discours sur la politique étrangère américaine. Plus que jamais, le débat se ravive entre historiens et politologues afin de déterminer si Bush fils est un héritier ou non de Wilson et si son intervention en Iraq s’inscrit en continuité ou en rupture avec le mythique internationalisme wilsonien. Il est pertinent ici de relever les paroles de Frank Ninkovich quant au consensus qui règne au sein des chercheurs à propos des vagues que connaît le wilsonisme au cours du XXe siècle et au début du XXIe siècle :

Scholars and commentators differ on points of emphasis, but the general narrative appears to go to something like this. After having failed in its first incarnation, Wilsonianism was given a second chance in World War II, only to be frustrated by the emergence of the Cold War and forty-five years of deadlock in the United Nations. With the collapse of the Soviet Union, Wilsonianism 3.0 emerge in the 1990s […] Then following an initial rejection of core Wilsonian ideas by the administration of George W. Bush, Wilsonianism 3.5 was rolled out in the aftermath of September 11, 2001, terrorists attacks and the invasion of Iraq when commentators in the press and in academia began to emphasize the Wilsonian inspiration behind neoconservative U.S. foreign policy[60].

Là où le bât blesse, c’est lorsqu’il est question des diverses interprétations du wilsonisme. Pourtant, Justin Vaïsse[61] nous rappelle que le wilsonisme n’est qu’une des figures possibles de l’internationalisme. Et nous avons trop souvent tendance à l’oublier. Dans son article, il s’affaire à présenter ces autres figures de l’internationalisme qui se sont substituées au wilsonisme durant la période d’après-guerre froide. Il propose ainsi trois axes permettant de répartir les courants de pensée américains en matière d’intérêt national et de politique étrangère. Le premier axe est celui reliant l’isolationnisme à l’internationalisme, le deuxième est celui reliant la croisade démocratique au réalisme et le dernier est celui reliant l’unilatéralisme au multilatéralisme. L’important, c’est d’être en mesure de fixer des positions sur des problèmes aussi différents que le droit, la sécurité ou le commerce[62]. Il s’agit de voir à quel courant se rattachent les politiciens. À la lumière de son étude, Vaïsse conclut que les États-Unis ont le plus souvent pratiqué un internationalisme pragmatique en engageant souvent des actions unilatérales, peu soucieux du droit et des instances multilatérales. Cela se manifeste autant dans le domaine de la sécurité (défense) que des affaires financières. Vaïsse n’y va pas de main morte en affirmant que le wilsonisme est « le rendez-vous manqué de l’après-guerre froide[63] » et que les États-Unis doivent se définir en d’autres termes.

Robert L. Paarlberg[64], dans une étude sur le leadership américain à l’étranger, soulève un point particulièrement intéressant en ce qui concerne le processus de prise de décision par les hommes d’État siégeant à la Maison-Blanche et au Congrès. Paarlberg soutient que les grandes décisions internationalistes du président doivent être accompagnées d’un lobbying intense et de longue haleine au Capitole. Comme le titre de son ouvrage l’indique clairement, le leadership à l’étranger commence à la maison. L’auteur donne l’exemple de l’élargissement de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) qui s’avère une grande décision internationaliste réussie, car elle correspond à une option souhaitable diplomatiquement et vigoureusement soutenue par des intérêts particuliers. À l’inverse, le travail de ralliement du Congrès sera plus difficile pour toute initiative venant de l’étranger. C’est le syndrome du NIH – not invented here.

Adoptant une vision très humanitaire, l’historienne Elizabeth Borgwardt voit la Charte de l’Atlantique comme étant un jalon du nouvel ordre international libéral sous la gouverne des Américains. Dans son ouvrage A New Deal for the World. America’s vision for Human Rights[65], cette dernière met l’accent sur la transition du gouvernement fédéral américain vers ce qui est appelé aujourd’hui le « modern humain rights regime[66] ». Borgwardt cherche à découvrir le point de départ de cette plus grande ouverture sur le monde, phénomène qu’elle appelle « nouvelle réceptivité ». Toujours selon l’auteure, « l’intellectual breakthrough[67] » remonterait à la signature de la Charte de l’Atlantique par le président américain Franklin Delano Roosevelt et le premier ministre britannique Winston Churchill dans le cadre de la Conférence de l’Atlantique se tenant en août 1941. Les deux hommes auraient décidé de mettre de l’avant les contrastes moraux entre les valeurs anglo-américaines et les valeurs des ennemis fascistes et communistes. Elle considère cet évènement comme étant crucial dans la transformation de l’identité de la nation américaine, marquant ainsi le passage d’une puissance régionale à une puissance internationale. Elle tend à attribuer la nouvelle réceptivité des Américains et Américaines par rapport à des organisations telles l’Organisation internationale des Nations Unies (ONU) et l’OTAN à l’expérience récente de la Seconde Guerre mondiale : « The crushing impact of the war has reconfigured two of the most enduring constructions of the Enlightenment, the individual and the nation-state. Not only were traditional boundaries blurred, but new international entities would mean more players and a different playing field, as well as new rules and goals[68]. »

Qu’elle fasse l’unanimité ou non, cette analyse de Borgwardt sur les motifs ayant conduit les États-Unis à se lier à des institutions multilatérales susceptibles de limiter considérablement leur liberté d’action – qu’ils gardent jalousement depuis l’acquisition de leur indépendance à la fin du XVIIIe siècle – est un exemple de sujet renouvelé dans le champ des relations internationales.

Au cours des deux derniers siècles, les États démocratiques occidentaux se sont efforcés de construire un ordre international libéral articulé autour de relations ouvertes et de règles entre les nations. Ce projet s’est confronté à d’autres réalités tels les impérialismes, les révolutions, les deux guerres mondiales, les croissances et les dépressions économiques, la décolonisation et la construction des États-nations, de même que la mondialisation. Durant la deuxième moitié du XXe siècle, les États-Unis ont entrepris le plus ambitieux projet de construction de l’ordre libéral que le monde avait connu jusqu’à cette date. Il en a résulté un modèle bien particulier, un ordre libéral hégémonique sous la gouverne américaine. La plupart des chercheurs dans le domaine des relations internationales avouent que le wilsonisme a eu une influence considérable, pour le meilleur ou pour le pire, sur la formulation et la conduite de la politique étrangère américaine. Alors que des puissances comme la Chine émergent et que l’autorité des États-Unis est de plus en plus contestée outre-mer, il convient de se questionner sur l’avenir de l’internationalisme libéral américain et la pertinence d’utiliser les idées de Wilson au XXIe siècle.

En 2001, Robert S. McNamara, ancien secrétaire à la défense sous John F. Kennedy et Lyndon B. Johnson, ainsi que James G. Blight, spécialiste en matière de défense et de sécurité dans les relations internationales, signent un ouvrage singulier à propos du « fantôme » de Wilson[69]. Le duo propose une étude comparative faisant le parallèle entre l’époque de Wilson et la nôtre, le tout servant à tirer des leçons du passé et à éviter que les conflits du siècle dernier ne se reproduisent. Selon eux, il serait possible de réussir là où Wilson a échoué. Les auteurs ciblent les principaux échecs du président, ou du moins ce qui leur semble être des échecs, et qui sont applicables et pertinents au XXIe siècle. Tout d’abord, ils insistent sur la première responsabilité qui est de renverser les menaces alarmantes et dangereuses du XXIe siècle, c’est-à-dire les guerres brutales, les meurtres de masse – de type génocide – et les catastrophes nucléaires. Selon eux, il est indéniable que les États-Unis peuvent être des leaders, cela dit, ils ne doivent pas appliquer leur puissance politique, économique ou militaire unilatéralement[70]. Puis, les auteurs ciblent le principal défi qui est d’intégrer la Russie et la Chine à part entière dans les relations diplomatiques. Selon eux, si les États-Unis et le Japon, ainsi que la France et l’Allemagne ont réussi à se réconcilier après avoir été ennemis pendant des années, le même principe peut s’appliquer avec les puissances russe et chinoise. Ils insistent sur deux impératifs : l’empathie et l’anticipation. L’empathie dans le sens de respecter les autres et les engagements à leur endroit et l’anticipation dans le sens d’anticiper les conflits involontaires, ne pas se mettre d’oeillères. Il faut éviter les sentiments de trahison. La Russie s’est sentie trahie avec l’expansion de l’OTAN et la Chine s’est sentie trahie avec la reconnaissance du statut indépendant de Taïwan. McNamara et Blight sont d’avis que l’approche des États-Unis envers la Russie et la Chine est dangereuse :

The danger lies in the combustible combinaison of two simultaneous perceptions in Moscow and Beijing. The first is that USA will betray its international commitments when it feels so moved. The second is the deep feeling of inferiority felt in Moscow and Beijins with regard to USA power – both the hard power of USA military superiority at all levels, and the soft power of the USA economic juggernaut and of USA cultural influence around the world. Russia and China have thus become angered at the USA and at the same time fearful of USA capabilities[71].

Les auteurs laissent entendre qu’il est possible d’apporter de tels changements, mais la question qui se pose est de savoir si les États-Unis vont le vouloir, s’ils vont faire des efforts, mais surtout s’ils vont le faire à temps. Déjà au début du siècle on craint qu’il soit trop tard. Les auteurs s’aventurent même jusqu’à proposer un programme prudent pour mener à bien un monde libre d’armes nucléaires. Les statistiques en matière d’armement nucléaire sont assez alarmantes. Ensemble, les États-Unis et la Russie possèdent près de 95 % des armes nucléaires de la planète[72]. Ce qui est le plus inquiétant, ce sont les infrastructures russes qui tombent en désuétude sans que les autorités aient les ressources, humaines ou techniques, de les entretenir. Le monde risque un accident nucléaire par négligence. En somme, l’ouvrage de Blight et McNamara nous aide à comprendre les catastrophes pour ce qu’elles sont réellement : essentiellement un manque d’imagination, l’échec de n’avoir pu considérer sérieusement la possibilité que de nouvelles menaces puissent être différentes des expériences passées et qu’elles puissent nécessiter des solutions plus radicales. Selon les auteurs, la guerre froide n’est pas encore terminée et elle le sera uniquement le jour de la dissuasion nucléaire[73].

Toujours dans l’optique de déterminer l’avenir de l’internationalisme wilsonien, nous nous référons à Frank Ninkovich qui signe un chapitre intitulé : « Wilsonianism After Cold War : Words, Words, Mere Words[74] ». Ce dernier est d’avis que l’idéologie wilsonienne est morte. Il est d’ailleurs assez catégorique à ce sujet : « Taken together, these approaches converge on the conclusion that while Woodrow Wilson the man remains a great historical figure whose achievement are well worth commemoration, Wilsonianism the ideology deserves a decent burial[75] ». Il s’appuie sur trois éléments précis pour étayer son propos. Tout d’abord, en comparant le monde de 1918-1919 à aujourd’hui, il constate que les différences structurelles sont trop importantes pour appliquer les politiques wilsoniennes. Puis, en regardant les quinze années qui suivent la fin de la guerre froide, il remarque que les idées wilsoniennes n’ont pas été préconisées ni suivies durant cette période alors que le climat était des plus propices à leur application. Enfin, il soutient que le wilsonisme en tant qu’idéologie a fait l’objet d’un processus de dégradation assez commun aux carrières historiques des idéologies, c’est-à-dire qu’après une période de relative prospérité, elles s’éteignent. Ninkovich tente de faire comprendre à ceux qui veulent appliquer le néowilsonisme que bien que les maux infligés à la société internationale soient sensiblement les mêmes que ceux que Wilson tentait d’enrayer à l’époque, il est inutile d’essayer d’appliquer les solutions d’antan. Selon lui, il est évident que les problèmes qui ont donné lieu au wilsonisme ont disparu : le danger que les grandes puissances entrent en guerre et que l’on doive utiliser des mécanismes de défense collective ne risque pas d’arriver à l’époque contemporaine. En d’autres termes, Ninkovich veut démontrer qu’on ne reconnaît plus le monde wilsonien et qu’une comparaison constante entre hier et aujourd’hui est devenue obsolète. De plus, les thèmes les plus étroitement associés au wilsonisme dans « l’imaginaire populaire » ont peu ou pas de pertinence dans la diplomatie de Wilson.

Tout comme Fromkin, Ninkovich se demande si les politiques contemporaines qui mettent l’accent sur lesdits thèmes peuvent être vendues à juste titre sous l’appellation wilsonienne. Il répond par la négative. En ce sens, l’auteur renchérit en disant qu’attribuer le qualificatif de « wilsonien » à une politique sans considérer le programme ambitieux de sécurité collective – il fait ici référence aux auteurs qui soutiennent que la promotion de la démocratie ou le droit à l’autodétermination sont les concepts centraux de la politique wilsonienne – c’est comme parler d’Einstein sans la relativité ou de John Coltrane sans saxophone : « When set against today’s views on the problems and prospects of international organization, it is not like comparing apples and oranges – it is more like apples and orangutans[76] ». Il est possible de concéder que Wilson avait une approche progressiste par rapport à la politique étrangère américaine, mais il était sui generis, c’est-à-dire propre en son genre. Wilson a vécu à une époque particulière, un « one-time-only-phenomenon[77] », le produit d’un moment historique révolu. Comme s’il avait besoin d’ajouter de la crédibilité à sa thèse, Ninkovich n’est pas sans rappeler qu’Arthur Link partageait son avis à savoir que le wilsonisme n’est pas une idéologie et que Wilson lui-même ne se serait pas vu comme l’instigateur d’un mouvement à son effigie. D’ailleurs, selon Link, Wilson n’avait rien d’un cold warrior : « If one adopts the quick-and-dirty definition of ideology as a secular religion, Wilsonianism today is to ideology what religion is to contemporary Europe : hollowed out and empty meaning[78] ». Tout compte fait, il resterait peu de l’héritage de Wilson et ce qu’il en reste n’est pas représentatif de sa pensée.

Lloyd E. Ambrosius[79] se montre plus optimiste que son collègue Ninkovich. Ambrosius souligne que même si Wilson n’a pas réussi à créer un nouvel ordre mondial basé sur ses idéaux de paix, de démocratie et de libre marché, sa triade wilsonienne a conquis le monde à l’arrivée du XXIe siècle[80]. Il y a des gens qui continuent à croire en la « wilsonian way of peacemaking[81] ». Cela rejoint d’ailleurs l’opinion de Michael Mandelbaum et ce n’est pas sans rappeler le livre que celui-ci a publié quelques années plus tôt[82]. En contrepartie, Francis Fukuyama[83] fait remarquer l’immense disparité entre les idées de Wilson et les résultats obtenus au fil du temps. Le modèle d’unilatéralisme que tente d’imposer George W. Bush au Moyen-Orient est un exemple flagrant. Fukuyama s’affaire donc à présenter d’autres options pour arriver aux mêmes résultats qu’aurait souhaités Wilson sans toutefois utiliser les mêmes moyens que lui, puisqu’a priori ils ne semblent pas fructueux. À la place de reprendre ses idées et ses valeurs qui ont mené à des fausses attentes, Fukamaya propose le concept oxymore de « realistic Wilsonism ». Les auteurs sont nombreux à se prononcer sur ce précepte contradictoire, tel Ambrosius dont on peut voir la réplique officielle dans Diplomatic History[84].

Pour terminer, G. John Ikenberry, l’un des auteurs les plus brillants et prolifiques de sa génération, s’interroge sur la construction et l’évolution de l’ordre international libéral. Lui qui travaille souvent en collaboration avec Anne-Marie Slaughter[85], car ils partagent des idées similaires, fait cavalier seul en 2011 en signant Liberal Leviathan : The Origins, Crisis, and Transformation of the American World Order[86]. Ikenberry s’interroge sur le caractère changeant de la politique internationale libérale. Il cherche précisément à savoir à quel point le leadership américain a été secoué au cours des dernières années. Est-ce qu’il a seulement été dérangé par la politique de Bush ? Est-ce que l’organisation hégémonique américaine a été remise en question ? Est-ce que les racines sont tellement profondes que le consensus entre les grandes puissances est menacé ? Ikenberry soutient la thèse que la crise qui assaille l’ordre mondial libéral dirigé par les États-Unis est une crise d’autorité et que le moyen le plus efficace de résoudre ce problème est de réorganiser l’ordre international et non de le renverser. Selon lui, tout cela est attribuable à la politique étrangère américaine controversée des dernières années (lire ici années Bush fils) et de la crise économique et financière (des subprimes) et non en raison des principes fondamentaux. C’est une véritable crise de gouvernance[87]. Une lutte politique s’est installée quant à la répartition des droits et des rôles. L’aspect hégémonique subit une forte pression. L’élément déclencheur qui a littéralement soulevé l’ire de la « communauté internationale » est la tendance unilatéraliste de l’administration Bush lors de l’invasion de l’Iraq. Ikenberry propose des pistes de solutions quant à la façon dont les États-Unis devraient poursuivre la construction de l’ordre international pour les années à venir, s’ils veulent rester sur l’échiquier. Ils devraient donc diriger à travers des règles et envisager de renégocier l’hégémonie avec d’autres États. Cela n’est pas sans rappeler les recommandations de McNamara et de Blight. Les États-Unis gagneraient également à mélanger le libéralisme au réalisme. Il parle d’une combinaison entre l’esprit libéral de l’ONU et l’esprit réaliste de l’OTAN[88]. Ikenberry donne l’exemple du duo formé par le président Harry S. Truman et son secrétaire d’État Dean Acheson pour illustrer cette vision dualiste idéale. Ikenberry se démarque des autres en disant que le pouvoir et les règles ne sont pas ennemis, au contraire, ils sont tous deux compatibles et nécessaires pour assurer un ordre international libéral :

The point is made over and over again across the historical eras : power is most durable and legitimate when exercised in a system of rules. Rules are most durable and legitimate when they emerge through a consensual process of rule making and are backed up by the right configuration of power. The USA has been one of the most successful order-building states in world history because it has combined the exercice of its power with the championing of rule-based order. The challenge for the USA in the coming decades is to hold on to this logic of order building even as the deeper foundations of liberal international order shift[89].

G. John Ikenberry est loin d’être le seul à penser que l’ordre international est en crise. Avec l’émergence de nouveaux centres de pouvoirs viennent de nouveaux principes d’ordre international et de nouveaux principes organisationnels. Steven Weber et Bruce W. Jentleson[90] sans être déclinistes exposent que la paix, la démocratie, le capitalisme, l’hégémonie, la culture occidentale, bref les idées qui ont façonné la politique mondiale au XXe siècle en s’appuyant sur le modèle américain, ont perdu une très bonne partie de leur force. Il faut s’attendre à ce que la Chine utilise son pouvoir de plus en plus grandissant pour pousser la politique internationale dans une politique non libérale.

* * *

Encore en 2018, l’avenir de l’internationalisme libéral américain est un sujet brûlant d’actualité. Nous avons vu précédemment que les auteurs ont commencé à s’y intéresser dès la fin de la Première Guerre mondiale, puis il y a eu une recrudescence à la fin de la Seconde Guerre mondiale, à la fin de la guerre froide et au lendemain des attentats terroristes du 11 septembre 2001. Les sources utilisées par les chercheurs ne diffèrent pas réellement avec le temps, même si la déclassification massive des archives permet d’avoir accès à des nouveaux documents. Cela reste principalement des mémoires de présidents, de sénateurs ou de représentants, ainsi que les documents officiels du Congressional Record ou du Department of State. En ce qui a trait à l’internationalisme wilsonien, les Papers of Woodrow Wilson dépouillés par Arthur S. Link ont été une mine d’or presque intarissable pour ceux qui ont bien voulu l’exploiter.

Depuis le début des années 1990, période à laquelle nous nous intéressons, la question qui se lit sur toutes les lèvres concerne l’héritage de Wilson en matière de politique étrangère américaine ainsi que la façon dont il a modulé le nouvel ordre international. Des auteurs comme David Fromkin et Robert W. Tucker nous mettent en garde contre l’appellation « wilsonisme » qui porte à confusion par son caractère trop flexible qui lui fait perdre son essence et par les idées qu’on lui rattache, qui ne sont pas nécessairement du cru de Wilson.

Ensuite, le sujet auquel s’arrêtent le plus les auteurs est celui de la pièce maîtresse de la politique de Wilson. Thomas J. Knock mise sur le maintien de la paix, Anne-Marie Slaughter sur le multilatéralisme, Tony Smith sur la promotion de la démocratie et Brad Simpson sur le droit à l’autodétermination. Toutes ces interprétations ne diffèrent parfois que par des subtilités dans le discours et c’est ce que tentent de démontrer Trygve Throntveit et John Milton Cooper Jr. Wilson était un homme articulé et éduqué ; ce qu’il a dit ou ce qu’il n’a pas dit il y a près d’un siècle continu de hanter les Américains.

Bien que le wilsonisme occupe une place prépondérance dans le discours sur l’internationalisme libéral américain et qu’il retient principalement l’attention des chercheurs par son caractère presque mythique, ce n’est pas la seule figure. Justin Vaïsse insiste fortement là-dessus. Après avoir clamé haut et fort que l’internationalisme wilsonien était le rendez-vous manqué des États-Unis, il invite la communauté scientifique à développer d’autres modèles d’analyse. Robert L. Paarlberg s’intéresse au leadership américain cantonné dans les initiatives nationales démontrant que le Congrès est réfractaire à appuyer des politiques ne bénéficiant pas d’un fort lobby interne. Elizabeth Borgwardt sort des sentiers battus en traitant des relations internationales en termes davantage humanitaires que politiques, militaires ou économiques.

Finalement, pour ce qui est des perspectives d’avenir de l’internationalisme libéral américain, les travaux recensés nous laissent une opinion partagée. Robert McNamara et James G. Blight parlent du fantôme de Wilson qui continue de nous hanter et dont nous devons nous départir pour avancer. Il est essentiel selon eux de réussir là où le président a échoué. Frank Ninkovich, lui, est catégorique : il n’y a pas que Wilson qui est mort, ses idées aussi. Lloyd Ambrosius, Michael Mandelbaum et Francis Fukuyama sont toutefois plus optimistes. Il est vrai que le wilsonisme n’a pas eu les effets escomptés, mais il laisse des idées qui pourraient être exploitées différemment.

G. John Ikenberry, dans ses écrits de la dernière décennie, nous incite à réorganiser l’ordre international qui est victime d’une crise d’autorité et de gouvernance. George W. Bush ne doit pas récolter tout le blâme. L’émergence de la Chine, comme l’expliquent Bruce W. Jentleson et Steven Weber, est aussi une menace sérieuse à l’hégémonie américaine. Trop confiants, les Américains croyaient qu’il n’y avait plus de danger qui les guettait une fois la chute de l’URSS et du communisme passée. Et ils se retrouvent traqués par le monstre qu’ils ont eux-mêmes créé : « Men always commit the error of not knowing where to limit their hopes, and by trusting to these rather than to a just measure of their resources, they are generally ruined[91] ».