Dossier : Monuments et mémoireIdées

Un monument est une injonction : la guerre civile (1861-1865) et ses mémoires conflictuelles[Record]

  • Marise Bachand

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  • Marise Bachand
    Université du Québec à Trois-Rivières

En avril 2017, le maire démocrate de La Nouvelle-Orléans, Mitch Landrieu, passait de la parole aux actes en dépouillant les parcs de sa ville de quatre monuments confédérés : l’obélisque à la bataille de la Place de la liberté et les statues de Jefferson Davis, Robert E. Lee et Pierre Gustave Toutant de Beauregard. Les monuments furent déboulonnés en pleine nuit, par des équipes protégées par les forces policières. Ce n’était pas des gestes spontanés, faits dans l’urgence, mais l’aboutissement d’un processus de consultation citoyenne et de contestation devant les tribunaux ayant duré plusieurs années. Ce processus, accéléré dans la foulée du massacre de paroissiens noirs dans une église de Charleston en juin 2015, avait engagé une réflexion nationale sur l’omniprésence des symboles de haine raciale dans le Sud. Le drapeau confédéré qui flottait devant l’Assemblée législative de la Caroline du Sud depuis 1961 avait ainsi été relégué au musée par la gouverneure de l’État. C’était avant que Donald Trump n’entre à la Maison-Blanche, avant qu’une militante antiracisme ne meure à Charlottesville. C’était aussi avant que l’American Historical Association n’affirme dans un communiqué que l’on pouvait enlever les monuments érigés en l’honneur d’hommes qui avaient cherché à briser la nation au nom de l’esclavage sans craindre pour les monuments dédiés à d’autres grands hommes imparfaits (entendre esclavagistes) qui avaient construit et protégé la nation. Dans le discours prononcé après l’enlèvement du dernier monument à la mi-mai, le maire Landrieu affirmait : « La Confédération était du mauvais côté de l’histoire et de l’humanité. Elle cherchait à déchirer notre nation et à soumettre nos compatriotes à l’esclavage. C’est l’histoire que nous ne devons jamais oublier et celle que nous ne devons jamais mettre à nouveau sur un piédestal pour être vénérée ». Déplorant l’absence de monuments rappelant la traite des esclaves, les lynchages ou la ségrégation dans le paysage mémoriel de sa ville, le maire Landrieu insistait : « Nous n’avons pas effacé l’histoire » mais « rectifié la mauvaise image que ces monuments représentent et façonné un meilleur futur, plus complet ». S’appuyant sur les « faits historiques », le maire Landrieu soulignait que les statues déboulonnées n’avaient pas été érigées pour honorer des hommes – des individus que l’on pourrait éventuellement réhabiliter – mais faisaient partie d’un mouvement large, le culte de la Cause perdue, qui cherchait à réécrire l’histoire, à cacher la vérité. Presque toutes les communautés du Sud, de la plus grande ville au plus petit village où l’on retrouve l’un ou l’autre de ces monuments confédérés, auraient ainsi participé à une grande entreprise de falsification de l’histoire. Or, un monument, c’est un objet de mémoire. Et la mémoire, ce n’est pas l’histoire (même si elles sont imbriquées l’une dans l’autre). La mémoire est affective, elle ne s’accommode que des détails qui la confortent, alors que l’histoire est une quête exhaustive de vérité. Chaque récit mémoriel repose sur la suppression d’autres récits mémoriels. La souffrance des uns est substituée à la souffrance des autres, l’héroïsme des uns à l’héroïsme des autres, le courage des uns au courage des autres. Un monument devient ainsi une injonction : vous devez vous souvenir de ceci. Chaque monument reflète une volonté d’imposer une mémoire contestée ou contestable. La bataille mémorielle en cours aux États-Unis témoigne d’une transformation de la mémoire de la guerre civile. On assiste à la substitution des mémoires racialement ségréguées de la guerre par une mémoire intégrée qui replace l’esclavage, l’oppression des Noirs et le mouvement abolitionniste au coeur de la guerre civile. Cette guerre, il faut le rappeler, n’a pas été menée pour abolir l’esclavage. …

Appendices