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Au Québec, les décennies 1970 et 1980 constituent une période particulièrement effervescente dans le domaine des politiques publiques à caractère social puisque, indépendamment de leurs positions sur l’échiquier politique, les gouvernements qui se succèdent multiplient les actions visant à moderniser l’État québécois. Ainsi, Yves Vaillancourt, chercheur au Laboratoire de recherche sur les pratiques et les politiques sociales (LAREPPS), estime que le premier mandat du gouvernement péquiste dirigé par René Lévesque (1976-1980) constitue une « dernière vague de politiques sociales social-démocrates » associées au providentialisme des « Trente Glorieuses »[2]. Les politiques sociales concernant les personnes dites « handicapées » se retrouvent parmi les nombreuses mesures développées pour répondre à des besoins auparavant peu visibles ou à des enjeux absents de la scène publique[3].

Ce processus de rafraîchissement de politiques sociales existantes ou de mise en place de nouvelles s’accompagne d’un autre phénomène décrit par le sociologue Christian Jetté, soit le développement de ce qu’il nomme les « groupes populaires de services sociaux »[4]. S’enracinant dans l’animation sociale, elle-même issue d’une conjugaison de la tradition d’entraide catholique et des méthodes du travail social professionnel, ces groupes s’inscrivent dans l’émergence des nouveaux mouvements sociaux. Ils peuvent être divisés grossièrement en deux catégories (non exclusives) : ceux offrant des services à leurs membres et ceux qui s’investissent « dans la défense de droits et la transformation des structures institutionnelles étatiques » et revendiquent davantage de services de l’État « dans le sens d’un renforcement du providentialisme »[5]. Selon Jetté, c’est à cette mouvance qu’appartiennent les premiers organismes de promotion des droits des personnes handicapées qui apparaissent au milieu des années 1970[6].

C’est au développement de ce mouvement associatif que nous nous intéressons ici[7]. L’analyse de ce phénomène pourrait évidemment être effectuée sous plusieurs angles, notamment sous celui de l’influence exercée par les organismes composés de personnes handicapées sur l’élaboration des politiques publiques, sujet largement abordé dans le cadre des disability studies aux États-Unis et en Angleterre. En effet, pour la majorité des auteurs de ce courant – qui se construit essentiellement à partir d’un activisme très présent dans ces deux pays dans les années 1960 et 1970 –, la reconnaissance sociale et l’acquisition de droits par les personnes handicapées sont vues comme étant fortement tributaires de l’influence exercée par leurs groupes de pression auprès des décideurs politiques. Selon eux, même si les organisations qu’elles forment adoptent, selon la période ou le pays, des stratégies différentes – activisme protestataire, actions juridiques, advocacy, promotion de la « vie autonome », etc. –, c’est essentiellement grâce à ces actions revendicatrices que la place des personnes handicapées s’est notablement améliorée dans les sociétés modernes, dont le Canada, durant la seconde moitié du XXe siècle[8].

Si ce constat nous semble aussi valable pour le Québec, nous avons choisi de nous concentrer sur un aspect précis qui nous paraît spécifique à l’évolution du mouvement associatif québécois et qui a été peu étudié à ce jour, soit la synergie singulière entre des organismes émergents et des décideurs politiques animés d’une apparente volonté de partenariat, et ce durant le processus d’élaboration de politiques publiques concernant les personnes handicapées entre 1975 et 1985. Présenté plus largement, nous souhaitons mieux comprendre comment, dans une conjoncture particulière, l’État et un mouvement social de promotion des droits d’un groupe de citoyens interagissent de manière à permettre la construction identitaire de ce mouvement simultanément à l’élaboration politico-administrative d’une réponse aux demandes exprimées par celui-ci.

Les limites de l’historiographie québécoise

La réflexion que nous proposons nous paraît d’autant plus pertinente qu’il existe peu d’études historiennes portant sur la formation, l’évolution et les actions du mouvement associatif des personnes handicapées au Québec, voire au Canada. Dans un article publié en 2012, Geoffrey Reaume, de l’Université York à Toronto, constate qu’il s’agit d’un champ d’études assez récent au niveau canadien[9], un constat corroboré par Dominique Marshal dans un article publié en 2013 dans le Bulletin de la Société historique du Canada, l’auteure constatant toutefois un certain progrès ces dernières années[10]. Pour le Québec, ce qui retient notre attention est la quasi-inexistence d’une historiographie portant précisément sur les personnes handicapées. Certes, il existe un texte d’André Lachance portant sur « les infirmes aux 17e et 18e siècles[11] », de même que des ouvrages retraçant l’histoire d’institutions donnant des services à certaines catégories de personnes handicapées[12], mais rien qui constitue une vision d’ensemble pour le Québec contemporain.

En fait, nous avons identifié seulement deux références historiographiques abordant directement l’évolution du mouvement associatif québécois des personnes handicapées : un article de l’historienne Lucia Ferretti[13], et la thèse du sociologue Normand Boucher[14]. Dans le cas de Ferretti, l’analyse traite spécifiquement du lobby des parents d’enfants ayant une déficience intellectuelle, entre 1958-1985. Boucher, quant à lui, ratisse plus large en s’intéressant à la façon dont « [l]e domaine du handicap s’inscrit parfaitement à l’intérieur de [la] stratégie de développement social et économique » de la société québécoise après 1960[15]. Dans son analyse, il constate l’émergence, durant les années 1970, des groupes de représentation des intérêts des personnes handicapées, associations qui ont « la particularité d’être contrôlées et dirigées par les personnes handicapées elles-mêmes et non plus exclusivement par un groupe de bénévoles parlant en leur nom », et qui deviennent de nouveaux acteurs politiques[16].

Nous partageons cette constatation de Boucher et nous voulons mettre en lumière certains aspects du processus par lequel ce mouvement associatif émerge et se construit. Pour ce faire, nous avons mis à contribution des sources issues du milieu gouvernemental et paragouvernemental ainsi que du milieu associatif des personnes handicapées, complétées par du matériel puisé dans trois journaux quotidiens[17]. Il s’agit de matériel peu exploité de façon systématique, notamment le contenu du Journal des débats de l’Assemblée nationale du Québec (JdD-AN) et de la Commission des affaires sociales (JdD-CAS), les mémoires déposés lors des travaux parlementaires, les comptes rendus des conférences socio-économiques tenues sur le thème de l’intégration des personnes handicapées, ainsi que les publications des organismes de promotion[18].

Le projet de Loi sur la protection des personnes handicapées

Le projet de loi no 55, Loi sur la protection des personnes handicapées, déposé à l’Assemblée nationale en juin 1976 par le gouvernement du Parti libéral du Québec (PLQ) dirigé par Robert Bourassa, constitue la première véritable tentative pour formaliser les droits des personnes handicapées au Québec. Il est difficile de connaître la motivation de cette initiative portée par Claude Forget, ministre des Affaires sociales, puisqu’il n’en dit rien, ni lors du dépôt du projet de loi, ni à l’ouverture de la Commission permanente des affaires sociales (CAS) chargée d’en examiner le contenu. Il est toutefois possible de supposer que l’adoption par l’ONU, en décembre 1975, de la Déclaration des droits des personnes handicapées ne soit pas étrangère à cette volonté de légiférer sur ce sujet.

Quoi qu’il en soit, trois éléments majeurs du projet de loi doivent être soulignés pour bien saisir les réactions des organismes de personnes handicapées. Tout d’abord, il établit pour une première fois au Québec une définition formelle de « personne handicapée », soit : « toute personne dont la capacité physique ou mentale est affectée, de façon permanente, d’insuffisance ou de diminution et toute personne souffrant d’épilepsie[19] ». En second lieu, il spécifie que ces personnes bénéficient d’un certain nombre de droits et qu’« [i]l y a discrimination lorsqu’une […] distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit ». Troisièmement, il prévoit la création d’un « Office des personnes handicapées du Québec » (OPHQ), organisme qui constitue le pivot sur lequel s’articule l’ensemble du projet de loi puisqu’il permet d’en actualiser les autres dispositions.

La réaction des personnes handicapées au projet de loi n’est pas immédiate. En fait, seul un organisme, le Comité de liaison des handicapés physiques du Québec (CLHPQ), réagit publiquement en septembre 1976 et ce, uniquement après le début des audiences de la CAS. Dans un article du journal La Presse faisant suite à une conférence de presse, le CLHPQ rejette le projet de loi et, surtout, la création de l’OPHQ. Le titre de l’article, qui reprend les propos de son porte-parole, est évocateur : « Une loi-piège, qui ignore les problèmes quotidiens ». Le CLHPQ ne réclame « rien de moins qu’un statut d’égalité », et déplore fortement qu’« un projet de loi de l’importance de celui-ci ait pu être élaboré sans aucune forme de consultation des personnes directement concernées, à savoir les personnes handicapées elles-mêmes[20] ». Quoiqu’isolée, cette prise de position est importante en raison de la nature même du CLHPQ.

En effet, hormis cet organisme, les associations de personnes handicapées alors actives agissent surtout localement, principalement dans les domaines des projets d’alternative résidentielle à l’institutionnalisation, des loisirs et des sports adaptés. Selon Boucher, le CLHPQ est alors le seul à véritablement regrouper des organismes locaux avec pour objectif clair de promouvoir les droits des personnes handicapées. Fondé en 1973 à Montréal dans le but de traiter du problème du logement, le Comité étend ensuite son action à l’ensemble du territoire québécois et à toute la problématique de l’intégration. Tout en offrant du soutien aux associations locales, il vise « à promouvoir les intérêts des personnes handicapées physiquement et à assurer une liaison dynamique entre les divers groupes dans le développement de solutions et d’actions d’ensemble pour répondre efficacement à leurs besoins et à leurs aspirations[21] ». Le CLHPQ regroupe plus de cent vingt-cinq associations de personnes handicapées et développe une philosophie participative qui se reflète dans ses actions.

Pour en revenir au projet de loi no 55, douze mémoires ont été discutés lors des séances de la CAS[22] ; de ce nombre, trois ont été produits par des organismes représentant les personnes handicapées, soit l’Association de paralysie cérébrale du Québec inc. (APCQI), l’Institut national canadien pour les aveugles (INCA) et l’Association du Québec pour les déficients mentaux (AQDM), un « organisme provincial à but non lucratif qui regroupe vingt-six (26) associations locales de parents, de bénévoles et de professionnels intéressés au bien-être des citoyens mentalement déficients[23] ». Ces associations ont présenté leurs mémoires et échangé avec les membres de la commission, notamment avec le ministre Forget et les porte-parole unioniste et péquiste de l’opposition, le 5 octobre 1976. De façon globale, elles accueillent le projet de loi avec beaucoup de réserves : rejet unanime de la notion de « protection », remise en question de la nécessité et du rôle de l’OPHQ, accent mis sur la modification de moyens existants au lieu de créer une loi d’exception – par exemple, la récente Charte québécoise des droits et libertés de la personne pour enchâsser le principe de la non-discrimination –, volonté d’une plus grande implication des personnes handicapées. Lors des audiences, les échanges entre le ministre Forget et les représentants de l’AQDM sont d’ailleurs assez tendus, le ministre réagissant au rejet du projet par cette association à qui il reproche d’adopter des positions contradictoires et, surtout, d’être trop centrée sur les ressources et sur les structures requises pour rendre des services. Il en résulte une discussion durant laquelle chacune des parties semble aborder le sujet sur la base de prémisses différentes, par exemple la notion de protection pour le ministre opposée à celle d’affirmation des droits pour l’AQDM et les autres associations[24]. Les interventions des autres membres de la Commission ne semblent pas permettre l’émergence de réponses satisfaisantes.

Le déclenchement d’élections générales à l’automne 1976 met abruptement fin à l’étude du projet de loi. La défaite du PLQ fait en sorte que le projet de loi n’est pas rappelé sous sa forme initiale lors de la reprise des travaux de l’Assemblée nationale. Il est donc impossible de savoir jusqu’à quel point il aurait été ajusté pour répondre aux demandes des associations. Toutefois, une chose est certaine : même si peu d’organismes représentant les personnes handicapées ont participé au débat parlementaire, le dépôt de ce projet de loi constitue un événement charnière, et ce pour deux raisons : premièrement, il introduit une définition de la notion de personne handicapée[25] qui dépasse les catégories alors existantes – accidentés du travail, mutilés de guerre, infirmes, etc. –, conférant ainsi une « personnalité politique » à une catégorie sociale jusqu’alors indistincte ; de plus, cette définition amalgame des groupes qui n’ont pas véritablement de points communs a priori : les personnes ayant une déficience physique, celles ayant une déficience intellectuelle, les sourds, les aveugles, les épileptiques[26]. Deuxièmement, son contenu suscite l’émergence d’un mouvement revendicateur chez les personnes handicapées, toutes catégories confondues. Ainsi, il est légitime de considérer, à l’instar de Normand Boucher[27], que le projet de loi du gouvernement libéral est bien un événement crucial donnant le coup d’envoi à la mobilisation d’un milieu associatif jusqu’alors morcelé. Ce sont ainsi des groupes de mieux en mieux organisés et engagés politiquement qui se lancent, dans les mois suivants, dans les débats autour d’un nouveau projet de loi, proposé cette fois par le gouvernement péquiste nouvellement élu.

D’une Proposition de politique à l’égard des personnes handicapées à la Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées

Loin de le ralentir, la formation, en novembre 1976, d’un gouvernement majoritaire par le Parti québécois (PQ) accélère un processus de transformation sociale que décrit ainsi Yves Vaillancourt : « [a]vec le recul, il ressort clairement que le gouvernement Lévesque du premier mandat a été très proactif pour faire des ajouts importants à la construction d’un système québécois de politiques sociales providentialistes » ; il ajoute que parmi les initiatives prises dans le domaine des politiques sociales figure « la Loi sur les droits des personnes handicapées [sic], en 1978, qui a entraîné la création de l’Office des personnes handicapées du Québec, en 1979[28] ».

Si un petit nombre d’organismes de personnes handicapées ont réagi, et ce plutôt tardivement, au projet de loi précédent, ce n’est pas le cas cette fois. En effet, dès le 7 juin 1977 paraît un article faisant état de la position négative du CLHPQ et de l’AQDM, alors que le projet de loi no 9 portant sur la Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées vient d’être déposé à l’Assemblée nationale le 3 juin[29]. Il faut toutefois prendre en compte que si la réaction est si rapide, c’est que les organismes ont eu le temps de se mobiliser sur le sujet, le ministre Denis Lazure, titulaire du ministère des Affaires sociales, ayant publié dès avril 1977 un Livre blanc Proposition de politique à l’égard des personnes handicapées. Ce document aborde un éventail de sujets relatifs à la vie personnelle et sociale des personnes handicapées québécoises dans la perspective de mettre en place une « politique globale d’intervention à l’égard de cette population[30] ». Il apparaît clairement que le ministre choisit de mettre en jeu dans une unique démarche les intentions gouvernementales ainsi que les dispositions législatives qu’il entend déployer pour les mettre en oeuvre, ce qui a l’avantage de favoriser un débat de fond auquel sont conviés tous les acteurs.

Cette volonté affirmée du ministre Lazure de consulter l’ensemble des acteurs sociaux est sans ambiguïté. Dès le dépôt du livre blanc à l’Assemblée nationale, il annonce un processus qu’il prévoit réaliser à court terme : « Nous espérons recevoir les réactions des groupements intéressés. Nous aurons l’occasion, au cours de l’été, d’envoyer un groupe de travail qui rencontrera, un peu partout au Québec, des groupements de personnes handicapées[31] ». Outre l’intention de consulter les principaux intéressés – ce qui est en soi une réponse aux critiques formulées par les organismes envers la démarche du gouvernement précédent lors du dépôt du projet de loi no 55 –, cette consultation estivale a deux conséquences majeures : elle permet aux organismes du milieu associatif de se préparer et d’interagir avec des représentants du ministère durant la période de rédaction des mémoires en vue de la commission parlementaire prévue à l’automne ; en corollaire, elle informe le ministre sur les réactions de ces organismes avant de les rencontrer dans un cadre formel.

Bien qu’aucun document public n’ait été produit à la suite à cette tournée de consultation, l’utilisation des résultats de ces échanges constitue une autre particularité du processus de traitement de ce projet de loi puisqu’avant même l’ouverture des travaux de la CAS convoquée en octobre 1977 pour entendre les avis sur celui-ci, le ministre Lazure déclare au journal Le Devoir avoir l’intention d’y apporter plusieurs amendements[32]. À première vue, cette annonce du ministre ne désamorce pas la pression mise par les organismes du milieu associatif puisque le 10 novembre 1977 – la CAS a été reportée en novembre –, un article du journal Le Devoir annonce que « [l]e Front commun pour les droits des personnes handicapées qui regroupe une vingtaine d’associations est bien résolu à tout mettre en oeuvre pour convaincre le gouvernement de retirer son projet de loi […] »[33]. En fait, comme cela est précisé par la journaliste, cette prise de position, « la plus dure et la plus ferme depuis le dépôt simultané du livre blanc et de projet de loi sur les handicapés », est étayée dans un document rédigé par le Front commun. Il s’agit du Manifeste du Front commun, publié en novembre 1977 en page éditoriale du journal de la Corporation des handicapés du Québec, Feux verts[34]. Se présentant lui-même comme ad hoc, ce « Front commun sur le projet de loi no 9 » constitue de toute évidence une manifestation de la volonté de réaction coordonnée des organismes de personnes handicapées par rapport au projet de loi. Dans les circonstances, il est vraisemblable que cette intervention publique survenant avant la commission parlementaire fasse partie d’une stratégie à double volet combinant des pressions externes indirectes et la participation à un processus décisionnel formel pour pousser le ministre à réaliser des changements dans son projet[35] ; et ce n’est probablement pas un hasard si le Manifeste débute par un extrait du Livre blanc, en reprend les arguments et, malgré une réaction négative à plusieurs composantes du projet de loi et la demande de son retrait, formule des pistes pour « assurer véritablement et concrètement l’exercice des droits des personnes handicapées au Québec[36] ».

Effectivement, dès l’ouverture de la commission parlementaire, le ministre adopte une position cohérente avec les annonces antérieures et présente plusieurs changements qu’il envisage d’intégrer à la suite des avis recueillis durant la tournée estivale ainsi qu’à la lecture de la soixantaine de mémoires reçus[37]. Sur l’ensemble de ces mémoires, trente-deux ont fait l’objet de débat lors des audiences de la Commission, dont neuf déposés par un organisme représentant les personnes handicapées et ayant un rayonnement provincial[38]. Les principaux enjeux soulevés par ceux-ci sont similaires à ceux évoqués au regard du projet de loi no 55 : réserves importantes manifestées envers la mise en place de l’OPHQ – qui occupe, à l’instar du projet précédent, une place importante dans le projet de loi –, attentes d’une plus grande reconnaissance du rôle des organismes de promotion[39], utilisation de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne afin de garantir la protection des droits des personnes handicapées et combattre la discrimination à leur égard, mesures incitatives plutôt que coercitives pour favoriser l’emploi des personnes handicapées et, finalement, élaboration d’une politique globale de réadaptation.

La lecture du verbatim des audiences de la CAS permet cependant de constater que les annonces d’amendements faites d’entrée de jeu par le ministre Lazure semblent avoir influencé positivement les échanges entre celui-ci et les représentants du milieu associatif. Par exemple, pour l’APCQI : « [l]es remarques que le ministre a apportées […] nous enlèvent un peu la parole de la bouche parce que, la plupart de ces modifications, vous les retrouverez dans notre mémoire[40] ». Le ministre convient aussi de la pertinence de restreindre le mandat de l’OPHQ, et envisage « la possibilité d’assurer au niveau du conseil d’administration [de cet organisme] une plus grande représentation des personnes handicapées ou de leurs représentants[41] ». La litigieuse question des droits est abordée, le ministre admettant que la proposition initiale pouvait prêter à interrogation au regard de l’application de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne et se déclarant favorable à l’inclusion des chapitres du projet de loi sur les droits des personnes handicapées dans les lois existantes. Le ministre répond aussi à la demande du CLHPQ et du Front commun en octroyant des mandats bien précis à l’OPHQ : « [l]es premiers mandats de l’office devront être la préparation d’un inventaire, avec les groupements et les personnes concernés, des besoins des personnes handicapées et des ressources existantes ou devant être créées en vue de l’élaboration et de la mise en place d’une politique globale de la réadaptation[42] ».

En résumé, lors des audiences à la CAS, tous les organismes du milieu associatif des personnes handicapées réitèrent leurs principales préoccupations tout en reconnaissant l’ouverture du gouvernement et en semblant faire confiance au ministre pour une nouvelle mouture du projet de loi qui satisfasse leurs attentes. Ainsi, peu de temps après la fin de la commission parlementaire, un article du journal de l’APCQI paraît sous le titre : « Une commission parlementaire positive[43] ». Quelques mois plus tard, c’est au tour du CLHPQ de réagir publiquement en constatant qu’une suite favorable a été donnée à certaines de leurs recommandations majeures. Certes, le CLHPQ et l’AQDM ont toujours des réserves, mais le ton s’est adouci et il n’est plus question de réclamer le retrait du projet de loi[44]. La réaction à l’adoption finale du projet de loi à l’unanimité lors de la séance de l’Assemblée nationale du 22 juin 1978[45] est aussi globalement positive. Ainsi, l’APCQI estime que « [l]’année 1978 a vu […] des étapes significatives dans l’intégration des personnes handicapées à la société » et que si elle ne règle pas tous les problèmes, « [l]’adoption de la loi 9 et la création de l’Office des personnes handicapées amènera sans doute des progrès importants en particulier au niveau des mentalités et de 1a coordination entre les divers intervenants[46] ».

Pour sa part, le CLHPQ estime « qu’avec cette Loi, nous avons à notre disposition un outil de travail valable et très efficace dans la mesure où il sera utilisé dans un esprit de coopération entre tous les intervenants[47] ». Mais si les résultats sont satisfaisants pour le milieu associatif, c’est aussi, soutient le CLHPQ, parce que les associations représentant les personnes handicapées se sont regroupées, notamment à l’initiative du Comité lui-même. Dans l’éditorial de l’édition du 1er trimestre de 1979 du journal Le Lien, l’organisme trace un bilan des actions des trois dernières années et constate que les « efforts [de concertation et de regroupement] commencent à porter fruit et que s’instaure de plus en plus dans les régions cette coopération » et que « [t]out ce qui manque […], c’est une structure provinciale qui actualiserait ce réseau de coopération et lui donnerait plus d’efficacité[48] ». Pour le CLHPQ, les actions entourant les projets de loi no 55 et no 9 ont été l’occasion pour le mouvement associatif des personnes handicapées de faire l’expérience de la concertation, ce qui lui a permis d’interagir efficacement avec les autorités gouvernementales et d’influencer les décisions.

De fait, durant les quelques mois écoulés depuis les audiences de la CAS sur le projet de loi no 55, la situation du mouvement associatif des personnes handicapées a significativement évolué. Ainsi, bien que temporaire, la formation du Front commun met en évidence une volonté chez les organismes de promotion d’adopter des positions et des moyens d’action unifiés. Certes, cela ne signifie pas un point de vue unique et de multiples divergences subsistent, mais il est désormais possible de parler d’un mouvement associatif développant une stratégie concertée face aux propositions gouvernementales.

Du côté gouvernemental, l’attitude du ministre Lazure tranche avec celle de son prédécesseur libéral. Ainsi, sans se formaliser du ton belliqueux employé par le Front commun, il engage un dialogue et pose des actions qui prennent en compte les demandes du milieu associatif. Et surtout, il adopte une attitude qui légitime les organismes de personnes handicapées en les positionnant clairement comme des interlocuteurs qu’il faut consulter, écouter, et auxquels il est judicieux de faire une place dans l’élaboration et la mise en oeuvre des politiques sociales les concernant. Les prochaines étapes vont d’ailleurs corroborer cette approche de collaboration, et cette reconnaissance du mouvement associatif par les acteurs gouvernementaux en favorisera la consolidation.

Vers une politique d’ensemble : la Conférence socio-économique sur l’intégration de la personne handicapée de décembre 1981

La nouvelle loi ne constitue, ni pour le gouvernement ni pour le milieu associatif, une étape finale. Accueilli comme une victoire par les associations de personnes handicapées, le mandat octroyé à l’OPHQ d’élaborer, de concert avec les acteurs concernés, une politique globale a plutôt mis en branle un vaste et imposant chantier qui a mobilisé ce nouvel organisme et l’ensemble du milieu associatif pendant plusieurs années.

Les travaux d’élaboration de cette politique s’amorcent véritablement à partir de 1980 sous l’égide de l’OPHQ, après l’adoption d’une résolution en ce sens par le Conseil des ministres. Mais si l’OHPQ s’attribue le rôle de « chef d’orchestre » – qui lui est en fait octroyé par la loi –, la suite des actions est résolument ancrée dans une approche de concertation, comme l’indique cet extrait d’un document publié en 1981 sous le titre Vers une politique d’ensemble : « [l]’O.P.H.Q. […] propose à toutes les personnes handicapées, regroupées ou non, ainsi qu’à tous les intervenants dans le domaine, de vivre une aventure de concertation qui s’échelonnera sur une période de deux ans[49] ». Cette « aventure » est déclinée en quatre « mouvements » : « l’inventaire des ressources et des besoins du milieu, le sommet provincial sur les personnes handicapées, l’élaboration de la politique d’ensemble de prévention et d’intégration globale et enfin, le projet collectif qui découlera de la politique d’ensemble, avec les actions concrètes dans tous les milieux[50] ».

Ainsi, l’élaboration d’un état de situation réalisé par des « groupes d’étude aux niveaux provincial, régional et sous-régional, afin de faire le tours [sic] des besoins des personnes handicapées dans chaque milieu, et de comparer ces besoins avec les ressources et les services offerts aux personnes handicapées[51] », vise en premier lieu à mettre en scène l’événement déterminant que constitue la Conférence socio-économique sur l’intégration de la personne handicapée prévue pour décembre 1981[52].

Pour l’OPHQ et pour l’ensemble du milieu associatif, cet événement est déterminant. Selon le rapport produit pour faire suite aux trois jours de rencontre, plus de 230 personnes y représentaient trente-cinq groupes de promotion des droits et des services aux personnes handicapées, le milieu des affaires, le monde syndical, les réseaux des affaires sociales et de l’éducation, la coopération, les gouvernements municipaux et régionaux et le gouvernement du Québec – douze ministres étaient présents[53].

Certes, la tenue d’une telle rencontre au sommet avec les différents acteurs sociaux n’est pas une première au Québec. Depuis 1977, le gouvernement péquiste a multiplié les sommets sur des sujets à caractère économique : le textile, le vêtement et la bonneterie, l’agroalimentaire, les pêches, etc. En tout, dix-huit conférences ont été tenues avant celle de décembre 1981. Toutefois, comme l’écrit dans L’Étape, le journal de l’APCQI, le coordonnateur de la conférence, P. P. Sénéchal, « la formule à laquelle on s’était habitué, c’était des conférences sur des secteurs économiques prioritaires pour le développement du Québec ou des secteurs économiques en difficulté[54] ». Par son caractère plus « social », le thème de l’intégration des personnes handicapées a pu créer une certaine surprise. Quoi qu’il en soit, personne ne sous-estime l’importance de l’événement, et certainement pas le milieu associatif. Dans une note introductive à un numéro spécial sur ce thème, la rédaction de L’Étape insiste sur le fait que « la conférence socio-économique est l’une des manifestations importantes et même probablement la plus importante dans le domaine de l’intégration des personnes handicapées[55] ». Et à ce rendez-vous crucial, les organismes de promotion ne comptent pas se rendre les mains vides ou divisés. Comme le mentionne Murielle Lebret dans le documentaire La grande sortie[56], ils prennent la décision de tenir un « pré-sommet », sous forme d’un colloque qui a lieu sous l’égide de l’APCQI les 20, 21 et 22 mars 1981 et qui rassemble plus de 450 personnes handicapées ou travaillant dans le milieu des personnes handicapées, venant de toutes les régions du Québec. Aux termes de ces délibérations, les organismes ont identifié une série de revendications touchant les secteurs les plus importants des droits des personnes handicapées. Plus encore, « [i]l en ressort […] une prise de conscience plus grande d’autonomie et de prise en charge du milieu par le milieu lui-même, c’est-à-dire par les organismes de défense des droits des personnes handicapées pour l’amélioration de la qualité de vie de leurs membres[57]. »

Cette concertation se traduit concrètement puisqu’au moment de la Conférence elle-même, vingt-deux organismes de promotion et de services se présentent avec un cahier distinct de propositions totalisant plus de 400 pages et couvrant les grands thèmes de discussion : l’intégration scolaire, l’intégration sociale, l’intégration à la vie économique, et finalement l’adaptation, la réadaptation et les autres éléments préalables à l’intégration[58]. Aux attentes formulées par le ministre Lazure lors d’une entrevue donnée au journal L’Étape à l’effet « que la présence constante des groupes de personnes handicapées à ce sommet va être la garantie qu’on n’oubliera aucun des aspects qu’il reste à corriger dans la vie quotidienne des personnes handicapées[59] », les organismes ont répondu par une préparation minutieuse qui s’est traduite, notamment, par des positions communes et des interventions concertées lors des échanges avec les décideurs. Dans son discours de clôture de la Conférence, le ministre ne peut que reconnaître que « si ce sommet a été un succès, c’est d’abord et avant tout à cause de la préparation, et en grande partie alimentée par les organismes de promotion[60] ».

Les organismes de promotion manifestent aussi leur satisfaction lors de la clôture de l’événement. Comme l’indique Claire Bigelow, leur porte-parole, ils sortent « de [leur] démarche de préparation et de vécu de ce sommet très enrichis ». Qui plus est, ils ont « appris à travailler ensemble, comme organismes provinciaux de promotion, et [ont] l’intention de continuer[61] ». Ce dernier constat est prometteur car, loin d’être un aboutissement, le sommet débouche sur une série d’engagements de la part de chacun des acteurs, de même qu’il sert de point d’ancrage pour la poursuite des travaux d’élaboration de la politique d’ensemble.

L’adoption de la politique d’ensemble À part… égale et la Conférence pour l’intégration sociale des personnes handicapées : À part égale ! de février 1985

L’élaboration de l’énoncé de politique À part… égale est sans contredit un processus qui s’actualise en plusieurs étapes. Malheureusement, outre le matériel produit avant et pendant la Conférence socio-économique de 1981, il n’existe pas d’information officielle pour en suivre le déroulement de manière détaillée.

De façon générale, le contenu de la politique a vraisemblablement été rédigé par des membres de l’équipe professionnelle de l’OPHQ, principalement à partir des travaux préparatoires et des échanges ayant eu lieu lors de la Conférence socio-économique. Les résultats de cette rédaction ont ensuite été discutés par des comités de travail composés des différents acteurs, dont évidemment le milieu associatif. Comme aucun compte rendu de ces comités ne semble disponible, non plus que d’éventuelles versions intermédiaires de la politique, seul le document final nous renseigne sur l’aboutissement des réflexions.

La politique d’ensemble À part… égale est un document plutôt imposant. Elle compte plus de 450 pages et aborde un éventail de sujets, de l’historique des mesures, politiques sociales et lois concernant les personnes handicapées, jusqu’aux manifestations du handicap dans les différentes sphères de la vie personnelle et sociale, sans oublier l’identification d’un modèle conceptuel du handicap – le « processus de production du handicap[62] ». De plus, le document se veut d’abord et avant tout un moyen d’« [a]ssurer dans les faits, des politiques nationales jusqu’au quotidien de chacun et chacune, les conditions véritables de l’exercice des droits de la personne pour les personnes handicapées, sans discrimination ni privilège[63] ». Cette volonté affirmée de servir de levier à l’intégration des personnes handicapées à la société québécoise se traduit par l’identification d’objectifs concrets, voire d’engagements, ce qui donne à l’ensemble la forme d’un vaste plan d’action interpellant les acteurs sociaux de tous les secteurs.

Bien qu’il soit impossible de mesurer la contribution distinctive des organismes du milieu associatif des personnes handicapées au texte final, une chose est certaine : ceux-ci ont accueilli la politique avec satisfaction. La valeur d’une telle politique est toutefois jugée tributaire d’un engagement formel de tous les intervenants à en appliquer les recommandations. Cela est cohérent avec l’esprit même du document, qui se termine par une réaffirmation en ce sens du rôle de l’OPHQ, lequel « consiste principalement à répandre cette façon de voir chez tous ces décideurs et à apporter son soutien et sa vigilance à la réalisation des objectifs dans une perspective d’ensemble[64] ».

Cette orientation, partagée par l’OPHQ et le milieu associatif, de miser sur la coopération afin de réaliser ce « défi pour tous » que constitue l’intégration sociale des personnes handicapées, prend rapidement une forme concrète. En effet, en février 1985, soit moins de cinq ans après celui de 1981, se tient un deuxième sommet des décideurs : la Conférence pour l’intégration sociale des personnes handicapées : À part égale !

À bien des égards, cette conférence présente des similitudes avec celle de 1981. Cette fois, il est souhaité que les échanges débouchent véritablement sur des plans d’action et des projets concrets d’application d’À part… égale, dans la perspective de ce que Thérèse Lavoie-Roux, titulaire du ministre de la Santé et des Services sociaux dans le gouvernement du PLQ récemment élu, qualifie de « projet de société[65] ». Ainsi, durant les trois jours qu’ont duré les délibérations, les 150 personnes déléguées comme porte-parole des 73 organismes ou regroupements d’organismes présents ont été appelées à discuter de 316 recommandations réparties sous 18 thèmes, le tout afin de donner corps au contenu de la politique d’ensemble.

Comme cela était le cas en 1981, les participants à la Conférence de 1985 viennent de tous les secteurs de la société québécoise : milieu des affaires, de la coopération, associations professionnelles et syndicales, réseaux des affaires sociales et de l’éducation, gouvernements régionaux et municipaux, gouvernement du Québec, organismes de services et, bien entendu, organismes de promotion et de défense des droits des personnes handicapées. D’ailleurs, le document Situations : Conférence pour l’intégration sociale des personnes handicapées : À part égale !, une synthèse réalisée par l’OPHQ quelques mois après l’événement, fait une large place à la contribution des organismes du milieu associatif, notamment en décrivant le processus de préparation de ceux-ci pour la Conférence – ce qu’il ne fait pas avec un tel niveau de détail pour les autres groupes[66]. Cette insistance est expliquée : « Principaux “demandeurs” auprès des ministères, organismes publics et privés, ils [les organismes de promotion] s’affirmaient aussi comme des acteurs essentiels dans toute mise en oeuvre d’une politique visant l’intégration sociale des personnes handicapées au Québec[67] ». Cette place de premier plan donnée aux représentants du milieu associatif des personnes handicapées ne se retrouve pas que dans les écrits postérieurs à la Conférence puisque lors de l’événement, l’intervention d’ouverture leur est réservée.

Par ailleurs, l’utilisation de la notion de « représentation » dans le discours des délégués du milieu associatif lors de la Conférence ne constitue pas une simple figure de style. Le processus de préparation des organismes a reposé sur une très vaste consultation à laquelle tous les organismes de personnes handicapées, régionaux comme locaux, ont pu participer. Sous la coordination conjointe de la Table de concertation des organismes de promotion provinciaux – instance ad hoc ayant vu le jour au lendemain de la Conférence socio-économique de 1981 dans le but de « favoriser la concertation des organismes de défense des droits et de promotion des intérêts des personnes handicapées, ayant un champ d’action provincial, sur des questions d’ordre provincial concernant les personnes handicapées[68] » – et d’un comité de représentants des regroupements régionaux d’organismes de base, la démarche s’est actualisée dans une stratégie de consultation qui a permis de réunir l’ensemble de l’opinion du milieu associatif. Sur la base de l’information recueillie, des rencontres de concertation et de mise en commun – six jours en tout – ont été tenues en décembre 1984 et janvier 1985, permettant ensuite aux porte-parole et à des conseillers désignés pour les accompagner de se préparer pour la rencontre officielle en février-mars[69].

Comme ces quelques éléments permettent d’en juger, les organismes du milieu associatif des personnes handicapées se présentent à la Conférence après une opération de concertation de grande envergure, ce qui leur permet de s’exprimer d’une seule voix sur chacun des thèmes abordés :

Trente-neuf organismes provinciaux de promotion et dix-huit regroupements régionaux d’organismes de base se sont impliqués dans cette démarche ; cinq associations régionales de loisirs des régions où n’existait pas de regroupement ont aussi participé. Lors de la CONFÉRENCE, trente-huit de ces organismes étaient présents ; leurs représentants ou représentantes, ou leurs conseillers ou conseillères techniques agissaient cependant toujours au nom de l’ensemble des organismes de promotion[70].

C’est l’atteinte d’un tel niveau de cohésion, indépendamment des différences existant au sein du milieu associatif, qui fait dire à Daniel Laroche, représentant de l’APCQI, que la participation des organismes de promotion des personnes handicapées à la Conférence constitue un véritable « apprentissage de la solidarité », et ce peu importe les résultats tangibles de l’ensemble de la démarche gouvernementale[71].

Conséquence de cette nouvelle solidarité : le 30 novembre 1985 a lieu, à Montréal, l’assemblée générale de fondation de la Confédération des organismes provinciaux de personnes handicapées du Québec (COPHAN). Lors de cette rencontre, les associations membres de la Table de concertation des organismes provinciaux de promotion se prononcent pour transformer cette structure temporaire en un organisme confédératif dûment incorporé[72].

Rôle de l’OPHQ et consolidation du mouvement associatif des personnes handicapées

Malgré les nombreuses critiques formulées par les organismes de personnes handicapées à l’égard de la Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées ou de la politique d’ensemble À part… égale, malgré aussi le scepticisme souvent manifesté quant aux résultats concrets des travaux réalisés lors des conférences socio-économiques de 1981 et 1985, une chose semble évidente : le mouvement associatif des personnes handicapées sort transformé des événements entourant l’élaboration d’À part… égale.

En effet, entre 1975 et 1985, les organismes de promotion des droits des personnes handicapées se sont multipliés et si le projet de loi no 55 a été le déclencheur d’une prise de conscience et d’une nécessité de regroupement, le processus d’élaboration de la loi, de la politique d’ensemble et les deux conférences qui l’accompagnent permettent au mouvement associatif de se structurer et de se consolider. De plus, l’examen de ces événements met nettement en lumière que les organismes ont occupé une place significative au sein de la démarche, bien que celle-ci ait été initiée par le gouvernement. S’il est difficile de déterminer le degré exact d’influence des positions associatives, il est indéniable que celles-ci ont contribué à façonner les résultats finaux.

Mais comment expliquer cette présence appréciable du mouvement des personnes handicapées dans les événements survenus entre 1980 et 1985 ? Certes, les organismes de promotion accroissent leur base, les personnes handicapées « sortent » davantage de l’ombre et se regroupent dans des associations locales, régionales et nationales de plus en plus coordonnées. Mais est-ce suffisant pour expliquer l’espace qu’ils occupent dans les débats collectifs, d’autant plus que cet espace semble leur être offert par les instances gouvernementales sans qu’ils doivent « forcer la porte » ?

Pour répondre, du moins partiellement, à ces interrogations, il est intéressant d’examiner l’approche du gouvernement péquiste durant cette période. Ainsi, nous avons constaté précédemment l’attitude proactive du ministre Lazure envers le milieu associatif. Beaucoup plus ouvert au dialogue que son prédécesseur, le ministre s’est lui-même porté au-devant des organismes et après avoir recueilli leur avis, il a ajusté son projet de loi avant même le début de la commission parlementaire. Finalement, la loi adoptée a répondu à plusieurs des demandes majeures du milieu associatif.

Cette apparente volonté de coopération ne s’est toutefois pas limitée à l’attitude d’un ministre ou à un projet de loi. L’examen du rôle joué par l’OPHQ dans les années suivant sa mise en place aide à mieux comprendre l’évolution du mouvement associatif pendant ces années. Bien qu’ayant manifesté de fortes réserves à son égard, les organismes de promotion n’ont jamais refusé de collaborer avec l’OPHQ. Plus encore, ils ont obtenu davantage de sièges à son conseil d’administration – 8 sièges sur les 11 membres ayant un droit de vote[73]. Par ailleurs, certaines personnes influentes dans le milieu de personnes handicapées ont été recrutées à titre de professionnels au sein de l’équipe initiale de l’OPHQ, ou ont été associées à des travaux à titre de collaborateurs externes. Ainsi, cet organisme, dont l’un des mandats officiels est la promotion des intérêts des personnes handicapées[74], a constitué un lieu d’influence incontournable, s’exerçant notamment dans ses prises de position, mais aussi dans la réalisation de démarches comme celle de l’élaboration de la politique d’ensemble ou l’organisation de la Conférence de 1985.

La participation de personnes représentant le milieu associatif au sein des instances de l’OPHQ n’est pas la seule modalité ayant un impact sur les organismes de promotion et sur leur présence dans la sphère publique. Une autre fonction de l’OPHQ joue un rôle déterminant : sa capacité à subventionner les organismes communautaires[75]. En effet, il a la responsabilité de soutenir financièrement les organismes qui ont « un objectif global de prise en charge de la personne handicapée par elle-même », l’une des activités admissibles étant « le regroupement de personnes handicapées, de parents de personnes handicapées, ou d’organismes de personnes handicapées[76] ». Les récipiendaires peuvent être des associations de niveau provincial, régional ou local. Ainsi, en 1980-1981, l’OPHQ a subventionné 109 organismes, pour un total de 957 624 $ ; en 1981-1982, le nombre d’organismes est passé à 252, et la somme attribuée à 1 107 000 $[77].

Ce soutien financier est important, d’autant plus qu’il est en grande partie octroyé aux organismes provinciaux, soit ceux qui jouent un rôle majeur dans la concertation au cours du processus d’élaboration d’À part… égale[78]. De plus, pour répondre à une demande des organismes de promotion, l’OPHQ a consacré un montant d’argent supplémentaire, de l’ordre de 90 000 $, spécifiquement pour faciliter la concertation préalable et la participation des organismes de promotion à la conférence de 1985[79].

Lieu d’influence, source de financement permettant, notamment, l’embauche de personnel dans les associations, l’OPHQ occupe aussi une place stratégique puisqu’il est investi par le gouvernement d’un rôle et de moyens visant à favoriser l’intégration des personnes handicapées à la société québécoise. Mais l’existence et les actions de cet organisme parapublic n’expliquent pas tout puisqu’il est lui-même l’expression d’une façon de concevoir les relations gouvernementales avec le milieu communautaire. Autrement dit, l’OPHQ tel que conçu et mis en place par le gouvernement péquiste au cours de ses deux premiers mandats (1976-1981, 1981-1985) n’est pas celui qui était annoncé par le gouvernement précédent dans le projet de loi no 55, et semble traduire une vision singulière des relations entre les acteurs sociaux.

Le mouvement associatif des personnes handicapées et le « partenariat social »

En 1981, Léon Dion, professeur en Sciences politiques à l’Université de Laval, s’interrogeait sur la nature et les impacts des sommets socio- économiques qui pourraient traduire, selon lui, « un nouveau mode d’interaction de l’État et de la société civile[80] ». Il s’agirait là d’une formule privilégiée par le PQ parce qu’elle est cohérente non seulement avec ses intérêts immédiats en tant que gouvernement, mais aussi avec sa vision sociale-démocrate et nationaliste qui le « conduit à se faire une conception “unanimiste” de la société selon laquelle il ne saurait exister entre les diverses catégories sociales d’oppositions si profondes qu’elles ne puissent finalement être surmontées par le même attachement de tous à l’endroit de la nation[81] ».

Sans affirmer comme le fait Dion que la volonté de concertation avec le milieu communautaire constitue un modus operandi propre au gouvernement du PQ durant cette période – affirmation qu’il serait par ailleurs intéressant d’approfondir en examinant l’élaboration d’autres politiques publiques sous ce gouvernement –, nous croyons que la consultation auprès des organismes du milieu, les deux conférences socio-économiques, de même que l’implication de représentants des personnes handicapées dans les instances décisionnelles de l’OPHQ, pourraient s’inscrire dans une stratégie que Ghislaine Raymond définie par le vocable de « partenariat social[82] ». Bien que l’auteure traite des relations entre le gouvernement et les syndicats lors du sommet socio-économique de 1996, nous pensons que l’utilisation de ce concept, qui « relègue à l’arrière-plan, au profit de la concertation, la construction d’un rapport de force et la lutte[83] », permettrait de mieux comprendre les rapports entre les autorités politiques et le mouvement associatif, surtout durant le processus d’élaboration de la politique À part… égale.

En tout état de cause, d’un point de vue conjoncturel, l’ouverture du gouvernement à la collaboration, de même que les moyens qu’il met à la disposition des organismes de promotion au travers l’OPHQ, constituent une occasion pour les organismes représentant les personnes handicapées de s’organiser et de devenir des interlocuteurs de plus en plus significatifs ; il s’agit pour ce milieu émergent d’un contexte avantageux puisqu’à la différence d’autres acteurs sociaux, les syndicats par exemple, il n’existe pas a priori un mouvement structuré ayant une tradition de revendication au regard des intérêts des personnes handicapées au Québec.

Cette apparente conjugaison d’intérêts ne doit cependant pas faire illusion. D’une part, il faut certainement aussi considérer les actions gouvernementales sous l’angle d’une volonté d’institutionnalisation des groupes de pression et des avantages que retirent les autorités politiques de l’encadrement de la prise de parole citoyenne. D’autre part, il ne faut surtout pas oublier que la concertation n’est pas le seul moyen d’action déployé par les organismes de promotion durant cette période. Ainsi, au début des années 1980, des manifestations ainsi que des occupations de bureaux gouvernementaux ont lieu, avec l’objectif d’obtenir davantage de services, notamment dans le domaine de l’aide à domicile[84]. Par ailleurs, s’il semble justifié d’affirmer que le mouvement associatif se construit dans une interaction avec le gouvernement et au travers l’élaboration des politiques sociales, il ne faut pas faire preuve de réductionnisme et croire que c’est le seul facteur explicatif de ce phénomène. D’autres éléments entrent certainement en ligne de compte, par exemple les progrès dans la nature et la disponibilité des services spécialisés de réadaptation durant les décennies 1970 et 1980 ; ces transformations dans les services favorisent non seulement l’amélioration des capacités physiques des personnes handicapées qui les reçoivent, mais constituent aussi une source de développement personnel et social qui les incite à revendiquer des droits et à réclamer une place active dans la société québécoise[85].

L’amélioration graduelle de l’accessibilité aux lieux publics, la mise en place de services de transport adapté, les progrès technologiques au regard des moyens de communication alternatifs, sont d’autres facteurs qui facilitent une participation sociale de plus en plus grande de la part des personnes handicapées et, par effet d’entraînement, les incitent à s’investir dans les groupes de pression visant à augmenter leur intégration sociale. Bref, comme le dit Antimo L. Farro « la genèse des initiatives collectives a de multiples origines[86] », et le mouvement associatif des personnes handicapées ne fait pas exception à la règle.