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Des fléchissements parfois substantiels du recrutement en histoire ont été constatés dans diverses universités québécoises au cours des dernières années pour les études de 1er cycle. Témoins inquiets de l’amincissement de leurs cohortes estudiantines, enseignants et responsables de directions de programmes ne disposent toutefois pas d’une vue d’ensemble, à l’échelle du territoire québécois, qui permettrait de mieux saisir l’envergure du problème et de soutenir la réflexion sur ses causes comme sur les actions correctives à entreprendre. C’est cette vue d’ensemble qui est proposée ici.

La baisse du nombre de nouveaux étudiants est-elle générale, ou confinée dans certains programmes qu’il serait grand temps de réformer pour les rendre plus attractifs ? S’agit-il d’une tendance lourde s’exprimant en décennies et relevant, par exemple, de grandes mouvances démographiques, ou plutôt d’un récent accident de parcours associé à une conjoncture désavantageuse que l’on présume passagère ? Quels profils étudiants sont les plus, ou les moins, susceptibles de mener à des études en histoire ? Répondre à ces questions nécessite de mesurer l’évolution du recrutement en histoire dans les universités québécoises et de caractériser ceux et celles qui font le choix de cette discipline, le tout en préalable aux recherches d’explications et de solutions. Telle est notre intention avec la présente étude, que nous proposons en guise de fondement empirique pour stimuler une discussion et une réflexion sur l’avenir des études de 1er cycle en histoire dans les universités québécoises.

Les données analysées proviennent de deux sources. Celles portant sur trois décennies ont été obtenues du ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MEES) du Québec, plus précisément du système de gestion des données sur l’effectif universitaire (GDEU)[1]. Celles débutant en 2007, couvrant donc la dernière décennie, sont issues de bases de données consultables en ligne auprès du Bureau de coopération interuniversitaire (BCI)[2]. Doté des autorisations requises, l’usager peut construire ses propres tableaux en croisant les variables à l’aide d’un protocole de traitement analytique en ligne (OLAP)[3]. Dans l’un et l’autre cas, les données sont regroupées suivant un classement des disciplines et des programmes établi par le ministère et légèrement modifié par le BCI.

Parmi les types d’informations disponibles – demandes d’admission, offres d’admission notamment –, nous avons choisi de travailler essentiellement avec les nouvelles inscriptions annuelles[4], sans doute l’indicateur le plus précis pour quantifier l’évolution de l’intérêt pour une discipline : elles sont en prise directe sur le recrutement, année après année, session après session. Par ailleurs, il sera tenu compte des baccalauréats uniquement dans la présente analyse, incluant les baccalauréats avec majeure en histoire.

Point de vue sur l’ensemble des disciplines

Avant d’aborder le cas de l’histoire, situons-la dans le contexte plus large des études universitaires. Toutes disciplines confondues, le nombre de nouvelles inscriptions dans les baccalauréats des universités québécoises est à la hausse au cours de la dernière décennie. De 52 895 inscrits en 2007-2008 selon le BCI, il passe ainsi progressivement à 60 694 en 2018-2019, ce qui représente une augmentation de près de 7 500, soit d’environ 15 %. Cela peut étonner considérant la diminution de la proportion de jeunes dans la population québécoise, et donc du nombre de personnes en âge d’entrer à l’université. Certes, une hausse du nombre d’étudiants étrangers inscrits directement dans les programmes a contribué à cette augmentation, mais pour un pourcentage de 18 % seulement. Le principal facteur à l’oeuvre ici paraît plutôt être celui d’une hausse de la proportion de la population poursuivant des études aux cycles universitaires. En effet, d’après une étude de l’Institut de la statistique du Québec fondée sur une enquête de Statistique Canada, la proportion de la population âgée de 25 à 64 ans détenant un baccalauréat ou un diplôme de plus haut degré a progressé de 12 % à 25,9 % de 1990 à 2012[5]. La population du Québec est de plus en plus scolarisée et diplômée jusqu’à l’université.

Il ne suffit donc pas d’invoquer un vaste effet démographique de vieillissement de la population pour expliquer un recul du recrutement dans une discipline comme l’histoire. Celle-ci a peu ou pas bénéficié des facteurs de croissance qui se sont manifestés dans d’autres disciplines. Il en va ainsi du renforcement du recrutement à l’étranger : le nombre d’étudiants de citoyenneté étrangère inscrits en histoire demeure très bas et relativement stable de 2007 à aujourd’hui. Il faut toutefois considérer que les données utilisées ici ne tiennent pas compte des étudiants venus d’ailleurs et qui, sans être inscrits aux programmes d’histoire, y suivent des cours dont ils gonflent l’assistance. Pour les programmes en difficulté, c’est là un précieux apport.

Les gains et pertes par grandes catégories disciplinaires

L’histoire appartient-elle à une catégorie de disciplines globalement affectée par les difficultés de recrutement, comme c’est le cas aux États-Unis pour les sciences humaines[6] ? Ce n’est pas ce qui ressort à l’examen de l’évolution du recrutement par grandes catégories et par disciplines, à partir des données du BCI depuis 2013-2014[7].

Figure 1

Tendances du recrutement par catégories de disciplines depuis 2013-2014

Tendances du recrutement par catégories de disciplines depuis 2013-2014

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Certaines catégories disciplinaires paraissent exercer une attraction accrue durant les six dernières années : les sciences appliquées, les sciences de l’administration et de la santé (voir Figure 1). Elles ont en commun d’offrir des applications et des retombées bien concrètes, faciles à cibler et auxquelles des titres d’emplois précis peuvent être aisément accolés, ce qui est peu le cas de l’histoire. Seule l’éducation évolue nettement à la baisse, avec le résultat qu’aujourd’hui, une pénurie d’éducateurs se fait sentir[8].

Figure 2

Tendances du recrutement en sciences humaines depuis 2013-2014

Tendances du recrutement en sciences humaines depuis 2013-2014

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Le regroupement des sciences humaines, s’il connaît une faible croissance de nouvelles inscriptions annuelles, est hétéroclite (voir Figure 2). Il inclut ainsi la psychologie, qui bénéficie d’une forte poussée, et qu’il suffit d’éliminer de la catégorie des sciences humaines pour que celle-ci se retrouve légèrement en repli. Il n’en reste pas moins que l’idée largement répandue selon laquelle les sciences humaines de façon générale sont en recul n’est pas corroborée par les données de nouvelles inscriptions. Ce n’est du moins pas le cas de disciplines proches de l’histoire telles que la sociologie, la science politique ou la géographie, toutes à la hausse. La situation québécoise se distingue donc de ce qui a été observé aux États-Unis où à peu près tout ce qui relève des sciences humaines, des arts et des lettres, décline depuis 2012[9]. Ceci dit, un autre champ disciplinaire proche, communication et journalisme, a subi des pertes majeures tout en continuant de recruter en assez grands nombres.

Des années difficiles pour l’histoire

De toutes les disciplines des sciences humaines, c’est l’histoire qui, en nombre, subit les pertes les plus marquées depuis 2013. Toutefois, qu’en est-il sur une plus longue durée ? Suivant les données du ministère portant sur trente ans (voir Figure 3), une vague montante a balayé la fin des années 1980 jusqu’à un sommet en 1992-1993, les trois années records se situant de 1992-1993 à 1994-1995, ce qu’il est tentant de lier à la fièvre nationaliste des années préréférendaires. Les années qui suivent le deuxième référendum sur la souveraineté du Québec en 1995 voient la vague refluer jusqu’à l’an 2000, lorsque le nombre de nouvelles inscriptions se stabilise pour plusieurs années, avant de repartir à la hausse vers 2008 avec un pic en 2010-2011, ce qui coïncide cette fois avec les quelques années postérieures au quadricentenaire de Québec, dont la célébration a attiré l’attention sur l’histoire.

Figure 3

Recrutement en histoire depuis 1988

Recrutement en histoire depuis 1988

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C’est ensuite que la chute d’inscriptions survient, une chute qui inquiète aujourd’hui en menant aux plus faibles recrutements depuis 30 ans, et qui a été signalée également aux États-Unis en ce qui a trait au nombre de diplômes accordés[10]. En pourcentages, avec 2017-2018 comme année balise, le recrutement est deux fois moins important qu’à l’année record 1992-1993, 33 % moins qu’au moment du pic de 2010-2011, ou encore 24 % plus faible qu’à l’an 2000, lorsque les inscriptions atteignent un plancher pour plusieurs années, à savoir presque un sur quatre nouveaux inscrits en moins. Autre façon d’estimer la baisse d’intérêt : la proportion d’étudiants qui optent pour l’histoire sur l’ensemble des nouvelles inscriptions passe de 15,3 à 8,9 sur mille entre 2008-2009 et 2018-2019. De toute évidence, dans une perspective provinciale et non pas uniquement locale, c’est à juste titre que l’affaissement récent du recrutement alarme par sa rapidité et son ampleur.

Figure 4

Écarts de recrutement sur dix ans, par université

Écarts de recrutement sur dix ans, par université

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Presque toutes les universités sont affectées à divers degrés et selon différents rythmes. La Figure 4 donne, par université, l’écart de recrutement entre les moyennes des années 2007-2008/2008-2009 et 2017-2018/ 2018-2019, donc pour une période de dix ans[11]. En nombres, l’Université Laval, l’Université du Québec à Montréal, l’Université de Montréal et l’Université Concordia sont les plus grandes perdantes. Mais en proportion, le tableau se présente un peu différemment. Dans plusieurs universités, comme l’Université du Québec à Chicoutimi, l’Université Bishop’s, l’Université du Québec à Trois-Rivières, l’Université du Québec à Rimouski et l’Université Laval, des baisses de 40 % et plus en une dizaine d’années sont observées, créant des contextes souvent défavorables au remplacement des professeurs quittant leurs fonctions[12]. Quelques universités suivent des chemins moins ardus. Ainsi, avant 2018-2019, l’Université de Sherbrooke conservait son recrutement à des niveaux comparables. Une chute abrupte a alors suscité des craintes, mais les inscriptions de l’automne 2019 ont retrouvé les taux antérieurs. Bien que cela reste encore à montrer, on peut penser que ce retour à la normale n’est pas indifférent à la mise en oeuvre récente d’une passerelle DEC-BAC avec le programme Histoire et civilisation du Cégep de Sherbrooke, une formule unique à ce jour dans le domaine de la formation supérieure en histoire au Québec.

Absente de ce graphique, l’Université McGill évolue sans baisse qui soit à la fois marquée et durable. Il est vrai que son recrutement, plus tourné vers l’international, n’obéit pas aux mêmes mouvements que les autres universités québécoises. Mais à cette dernière exception près, le fléchissement d’intérêt pour les études en histoire affecte toutes les universités.

Profils des nouveaux inscrits

S’il est donc presque généralisé dans le réseau universitaire, l’affaiblissement du pouvoir attractif de l’histoire affecte peut-être certains profils d’étudiants plus que d’autres. C’est à la recherche de traits qui seraient liés à la décrue du recrutement que seront examinés tour à tour le sexe des nouveaux inscrits, leurs origines géographiques et leur cheminement au cégep.

En matière de sexes d’abord, l’intérêt pour l’histoire s’avère plus robuste chez les hommes que chez les femmes (voir Figure 3), un phénomène qui n’a rien de spécifique au Québec, puisqu’également constaté aux États-Unis[13]. En moyenne, sur trente ans, et encore en 2018-2019, les nouveaux inscrits sont à 61 % des hommes. Quant à la baisse de recrutement récente, elle se manifeste chez les hommes et les femmes à peu près dans de semblables proportions. La question se pose tout de même : pourquoi l’histoire attire-t-elle moins les femmes que les hommes[14] ? Dans quelle mesure l’intégration de cours en histoire des femmes et des genres, de même que l’embauche de spécialistes dans ces domaines, ont-ils contribué au recrutement d’étudiantes ? Comment rehausser leur intérêt pour l’histoire ?

L’origine géographique des étudiants peut être évaluée à partir des cégeps où ils ont effectué leurs études antérieures. De l’écart entre les moyennes respectives de 2007-2008/2008-2009 et 2017-2018/2018-2019, il ressort que la baisse de recrutement se fait sentir dans toutes les régions, à l’exception du Centre-du-Québec. Le mouvement paraît donc généralisé sur le territoire, bien qu’inégalement réparti. Montréal et la Capitale-Nationale subissent, en nombres, les reculs les plus substantiels. En proportion toutefois, les régions suivantes sont les plus durement touchées avec des baisses de 40 % et plus : par ordre décroissant, on notera le Saguenay–Lac-Saint-Jean, Laval, l’Estrie, le Bas-Saint-Laurent, la Mauricie, la Chaudière-Appalaches et l’Abitibi-Témiscamingue. L’est de la province, et donc le bassin naturel de l’Université Laval avec le Bas-Saint-Laurent, le Saguenay–Lac-Saint-Jean et la Chaudière-Appalaches, affiche conséquemment des pertes majeures (voir à ce sujet le texte de Karine Hébert dans le présent dossier). Dans les universités des régions périphériques aux cohortes déjà modestes, le déclin s’avère particulièrement pénible, notamment en restreignant le renouvellement d’un corps professoral lui-même déjà peu fourni.

Le parcours au cégep des étudiants qui choisissent l’histoire peut se lire à travers le domaine d’études choisi, la cote R et le degré de réussite des cours. Durant la dernière décennie, les deux tiers (67 %) des nouveaux inscrits issus des cégeps y étudiaient dans des programmes de sciences humaines, ce qui laisse tout de même un tiers d’étudiants ayant bifurqué vers celles-ci au moment d’entrer à l’université. Là-dessus, 7 % ont acquis une formation technique plutôt que pré-universitaire, 12 % proviennent des arts ou des lettres, 11 % de formations classées « multiples » et 3 % des sciences. Pour certains, tout de même assez nombreux, c’est en fin d’études collégiales seulement que l’intérêt pour l’histoire se révèle, ou du moins se traduit dans les choix de programmes. Aucune transformation significative à cet égard n’a toutefois été constatée qui puisse être associée à un appauvrissement récent de l’intérêt pour l’histoire.

Un tel appauvrissement est par contre perceptible à l’examen de l’évolution des cotes de rendement au collégial (cotes R) obtenues par les étudiants. La moyenne des cotes R des nouveaux inscrits en histoire s’avère faible (voir Figure 3) tout au long de la dernière décennie[15]. Aux sessions d’automne, elle est grosso modo inférieure d’un peu plus de deux points à celle de l’ensemble des disciplines universitaires. L’écart existe dans toutes les universités, même si certaines comme l’Université de Montréal, l’Université du Québec à Montréal et l’Université Laval affichent des moyennes un peu plus élevées[16]. Il s’observe également chez les femmes comme chez les hommes, bien qu’il soit plus large chez les hommes. Outre l’indication d’une capacité d’attraction déjà chancelante il y a dix ans, ce qu’il importe ici de souligner est que les moyennes en histoire se sont abaissées depuis, ce qui constitue sans doute un autre indice de la perte d’intérêt pour des études en histoire. Par ailleurs, les cotes R des nouveaux inscrits aux sessions d’hiver sont nettement plus basses qu’aux sessions d’automne, ce qui importe dans la mesure où environ une inscription nouvelle sur quatre survient à l’hiver plutôt qu’à l’automne. Sensible dans les autres disciplines, ce phénomène s’explique vraisemblablement en partie par l’arrivée d’étudiants qui ont dû reprendre certains cours pour achever leur parcours d’études collégiales, ou qui ont délibérément allongé leur cheminement. Ce dernier point est corroboré par l’examen du nombre d’échecs dans des cours au collège. En moyenne, sur une dizaine d’années, 38 % des nouveaux inscrits à l’automne n’y ont eu aucun échec, un pourcentage qui passe à 28 % à l’hiver. Que ce soit à l’automne ou à l’hiver, une minorité seulement des nouveaux inscrits ont cheminé sans aucun accroc lors de leurs études collégiales. Bref, le niveau de performance scolaire au cégep des nouveaux inscrits en histoire est inférieur à ce que l’on observe pour l’ensemble des disciplines, et si l’on rencontre en histoire des étudiants qui ont excellé dans leurs études antérieures, bon nombre y évoluaient sous les cotes de rendement moyennes.

Enfin, il est à noter que le décrochage du recrutement se manifeste principalement dans les baccalauréats, seuls programmes retenus pour analyse dans cet article. En effet, aux cycles supérieurs[17], s’il y a bien un recul, il s’avère nettement moins accentué. Quant aux certificats en histoire, malgré de fortes variations annuelles, ils se portent aussi bien aujourd’hui qu’il y a dix ans.

* * *

Quelques constats majeurs se dégagent à l’examen de l’évolution des nouvelles inscriptions aux baccalauréats en histoire. À l’échelle de l’ensemble des disciplines, celles promettant sur le marché du travail des suites concrètes, immédiates et faciles à identifier sont manifestement les plus recherchées. L’histoire, dont les retombées en matière d’éventuels emplois nécessitent d’être expliquées, ne correspond pas à ce profil gagnant. Elle est, en nombre d’étudiants, la discipline de la catégorie des sciences humaines connaissant le repli le plus accentué, et ce depuis un pic de recrutement en 2011. La baisse est presque généralisée, que ce soit du point de vue des universités touchées ou en termes de provenances régionales des étudiants. Pour ce qui est des profils étudiants, l’histoire attire plus d’hommes que de femmes et les nouveaux inscrits provenant des cégeps y ont obtenu des résultats scolaires en moyenne moins élevés que pour l’ensemble des disciplines universitaires.

Le tableau, on en conviendra, s’avère plutôt sombre. Le recul du recrutement, avéré et préoccupant, demeure difficile à expliquer. Certains aux États-Unis perçoivent la crise financière de 2008 comme un élément déclencheur de ce recul[18]. Du moins pour le Québec, cela paraît peu convaincant, puisque le système bancaire canadien a bien résisté à cette crise, de sorte que les étudiants québécois n’ont pas été aussi touchés que leurs collègues américains. Si certaines variations observées sont assimilables à des événements ou conjonctures comme la période préréférendaire, et encore s’agit-il là d’hypothèses fragiles, des causes plus profondes sont peut-être à rechercher, des causes qui ne soient pas simplement ponctuelles, liées à des moments particuliers .